Cours Pratiques d’analyse critique Année 2011-2012 PROGRAMME – L’EXIGENCE CRITIQUE Professeur invité : Jean-Michel Muglioni. 1ère séance Pour comprendre la nature de l’exigence critique, nous partirons d’un exemple socratique, le Discours de Charleville, prononcé en 1930 par Georges Canguilhem. Nous en verrons les résonances cyniques et platoniciennes. Nous lirons donc le dialogue de Socrate avec Anytos dans le Ménon de Platon et une page du Traité de Pédagogie d’Emmanuel Kant : chaque fois il s’agit de comprendre que la famille et la société sont un obstacle majeur à l’exigence critique. Pourquoi Georges Canguilhem considère-t-il les mathématiques comme une école irremplaçable pour la pensée – la pensée critique ! – et en même temps s’oppose déjà, comme il le fera toute sa vie, à toute forme de réductionnisme ? Nous conclurons si nous en avons le temps par la définition stoïcienne de la liberté – liberté d’esprit d’abord – qu’on trouve dans les Entretiens d’Épictète. 2ème séance La seconde séance sera consacrée à l’examen de paradoxes platoniciens célèbres, mais trop souvent compris comme des dogmes alors qu’ils sont d’abord l’expression d’une critique radicale de la société grecque et par là de tout ce qui dans toute société s’oppose à la liberté de la pensée. Nous ne reprendrons pas ces pages d’un point de vue historique mais pour y apprendre à juger : critiquer, en grec, veut dire juger. Que signifie, dans la République platonicienne, la disparition de la famille pour la classe dirigeante (ceci dit en termes impropres) et qu’est-ce donc que cet étrange « communisme aristocratique » nous apprend sur la famille et sa force de conservatisme social ? Ces pages de Platon posent aussi le problème de la contingence de la naissance, et cela, en un sens, à la manière des cyniques, problème que retrouvent nos « comités d’éthique » : il conviendra donc de manier l’anachronisme avec précaution, à des fins précisément « critiques » (et non pas pour consacrer un platonisme qui au demeurant n’est pas dans Platon). Nous verrons qu’une analyse philosophique bien comprise n’apporte pas des solutions miraculeuses mais permet de faire la critique des catégories sociales et politiques qui nous paraissent aller de soi. Et pour poursuivre cet exemple, nous nous demanderons aussi quel sens il faut accorder au statut des femmes dans La république (la différence des sexes n’implique pas selon Platon une différence dans les fonctions sociales et politiques, contrairement à ce qui se passait en Grèce) et dans les Lois : pourquoi le législateur de cet ouvrage veut-il que les femmes sortent de la maison où en effet la société grecque les enferme ? C’était pour les contemporains de Platon et c’est encore pour certains de nos contemporains le comble de l’immoralité. L’analyse alors distinguera moralité et mœurs, distinction aisée en général et toujours difficile dès qu’on envisage un cas particulier. Cours Pratiques d’analyse critique Année 2011-2012 3ème séance Nous lirons Montaigne et ses réflexions sur la conquête de l’Amérique (l’essai Des coches), et sur les « cannibales ». Pourquoi la conclusion de son essai sur les cannibales se termine-t-elle par une remarque en apparence superficielle : « Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ? ils ne portent point de haut de chausses. » Nous poserons donc la question du relativisme culturel : la prise de conscience de la relativité de nos mœurs et de nos modes de vie ou de pensée signifie-t-elle qu’en la matière tout est relatif ? La rigueur avec laquelle Montaigne juge les crimes des conquérants de l’Amérique et l’injustice qui règne en France exclut tout relativisme – et suppose qu’il ait comme il dit lui-même mis le jugement sur son trône. 4ème séance Une séance sera consacrée à une réflexion sur le rapport du particulier et de l’universel à partir d’une réflexion sur la diversité des langues : l’universel n’a de réalité que dans ses figures particulières. Le français ou l’allemand sont des langues particulières où se dit l’universel. Si au contraire une langue unique rassemblant en apparence l’humanité s’imposait, nous serions prisonniers d’un particularisme planétaire qui serait le contraire de l’universel. Cette expression nécessairement particulière de l’universel est manifeste dans les beaux arts. Il est possible à partir de là de distinguer radicalement l’exigence cosmopolitique des anciens ou de la philosophie des Lumières, de ce qu’on appelle aujourd’hui la « mondialisation ». Et si nous avons assez avancé, nous pourrons comprendre en quoi Hegel est le penseur de la synthèse du particulier et de l’universel – c’est-à-dire en quoi l’universel bien compris n’écrase pas le particulier. Séances suivantes J’envisage une réflexion sur ce que le droit français appelle depuis 1789 « l’intime conviction ». Qu’il soit fait aux jurés d’Assises un devoir de juger en fonction de leur intime conviction, c’est-à-dire en leur âme et conscience, ce n’est nullement faire appel à l’opinion personnelle même formée au cours d’un débat. Comment comprendre que conviction et critique soient ainsi inséparables ? L’exigence critique n’est pas l’absence de conviction mais repose sur la conviction que l’homme à le devoir de juger et qu’il est capable de ne pas rester enfermé dans ses préjugés. Deux leçons pourraient être consacrées à l’examen de la thèse kantienne selon laquelle la philosophie en tant qu’elle est critique limite et même supprime le savoir : formulation paradoxale et à première vue scandaleuse. Pourquoi faut-il « supprimer » le savoir pour sauver la liberté ? L’accent sera mis sur l’impossibilité pour la science moderne de connaître la liberté et la nécessité d’une philosophie pratique distincte des sciences positives. Qu’en résulte-t-il concernant notre jugement moral ? Relève-t-il d’une compétence ? Nous pourrons conclure le semestre en revenant à Socrate qui est l’exemple du non-spécialiste se mêlant de tout et d’abord de ce qui en un sens ne le regarde pas.