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Sociétal
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3etrimestre
2002
Al’époque le thatchérien
on Brittan était commissaire
à la concurrence, à Bruxelles, son
agressivité avait pu faire penser que
les services publics constituaient
sormais un « abus automatique »,
placé hors la loi dans l’Union euro-
enne. Après une phase de conflits
aigus, opposant la conception fran-
çaise des services publics au mou-
vement de dérégulation imposé par
le Marché unique européen, des
compromis ont tout de même
commencé de se dessiner.
Initiée par des arts jurispruden-
tiels au but de la cennie 90
(arrêt Corbeau dans le secteur
postal, arrêt Almelo dans la distri-
bution d’électricité), confirmée par
la communication interprétative de
la Commission de septembre 1996,
une certaine reconnaissance du
service public comme garant de la
cohésion économique et sociale
a été « constitutionnalisée » par
l’adoption de l’article 7D du Traité
d’Amsterdam, transcrit comme
article 16 du Traide l’Union euro-
enne, puis par l’article 36 de la
Charte des Droits fondamentaux
adoptée au Conseil européen de
Nice de cembre 2000. Parallèle-
ment, les références au « service
public », au « service d’intérêt
économique général » (notions
inscrites dans les articles du Trai
de Rome) et au « service universel »
(notion issue de la jurisprudence)
se multipliaient dans les directives
communautaires et autres textes
de droit dérivé.
Depuis juillet 2001, à l’initiative de
la France, une directive-cadre sur
les services publics est en prépa-
ration. Ce texte de droit positif
devrait engendrer dans l’avenir une
construction juridique abondante,
analogue, par son ampleur, à celle
que produisit le mouvement de
régulation engagé à partir de
1986. On peut même penser
Services publics :
la France à l’épreuve
CHRISTIAN STOFFAËS*
R E P È R E S E T T E N D A N C E S
Le « service universel » à l’européenne est-il un
service public au rabais ? La France pourra-t-
elle maintenir sa conception très spécifique du
service public, fortement ancrée dans l’histoire,
le droit et les mentalités ? La querelle dure
depuis le début des années 90, lorsque la
Commission de Bruxelles imposa l’ouverture du
marché des communications. Bien que les
positions se rapprochent, notre pays risque de
se retrouver isolé s’il veut faire admettre à ses
partenaires que le service public est avant tout
une affaire d’Etat.
ENJEUX EUROPÉENS
* Président d’Initiative pour les services d’utilité publique en Europe.
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R E P È R E S E T T E N D A N C E S
qu’il bouchera sur de nouvelles
constructions institutionnelles à
caractère déral, notamment des
instances de régulation communau-
taires sectorielles.
Comment en est-on arrivé là ? Dé-
finis par des lois et règlements na-
tionaux, soumis à des obligations
spécifiques, néficiant de droits ex-
clusifs et souvent de statuts de mo-
nopoles – toutes choses contraires
aux règles du libre-échange et de la
concurrence –, les services publics
industriels et commerciaux français
sont, de par leur finition même, en
contradiction avec ce qui est le
ur de la construction commu-
nautaire, à savoir le marché euro-
en intégré. D’le conflit entre la
France et la Commission, qui a cul-
miavec l’ouverture à la concur-
rence des télécommunications, et
maintenant de l’électricité et du gaz.
Cependant, les positions se sont
beaucoup rapprochées. D’une part,
les services publics industriels et
commerciaux français se sont ou-
verts à la concurrence, dans le cadre
de la transposition des directives
communautaires. Ouverture
conduite à des rythmes et jusqu’à
des degrés divers : si les télécom-
munications et le transport aérien
sont sormais très concurrentiels,
le transport ferroviaire appartient
encore entièrement à la sphère des
services publics, malgré les direc-
tives de 2001 qui imposent d’ouvrir
le fret à la concurrence ; la poste,
l’électricité, le gaz occupent des po-
sitions intermédiaires.
De son côté, l’Union européenne a
commencé à prendre en compte la
notion de services publics indus-
triels et commerciaux, après l’avoir
longtemps tenue à l’écart au nom de
la construction du Marcunique
européen engagée dans le cadre de
l’Acte unique de 1985. Les services
publics ont été d’abord cantonnés à
la subsidiarité nationale, position
d’exception ils étaient condam-
s à être progressivement grigno-
s par le libre-échange et la concur-
rence. Puis, peu à peu, l’Union
européenne a commencé à les
considérer comme des compo-
santes intégrantes de l’Europe,
voire comme des objectifs de la
construction communautaire.
LA CONCEPTION
FRANÇAISE
Parmi les questions majeures
que pose la convergence qui
commence de se dessiner figure
la cohérence entre la puissante
construction française de la notion
de « service public » et l’approche
communautaire du « service uni-
versel ». Tous les pays ont « des »
services publics : seule la France a
« le » service public. Derrière cette
confrontation, il y a, bien sûr, le
choc de deux philosophies du droit :
d’un côté, l’Etat souverain, le droit
romain, le droit public, le droit social
issu de siècles d’histoire ; de l’autre,
la common law anglo-saxonne, le
droit sans l’Etat, le droit jurispru-
dentiel qui caractérise « l’esprit des
lois » communautaires.
Le « service public à la française »
est un concept polysémique, recou-
vrant plusieurs notions. Lorsqu’un
mot est intraduisible dans une
langue étrangère, ou difficilement
explicable à l’extérieur, il invite à
s’interroger sur ce que nous appe-
lons « exception nationale ». Car la
construction française du service
public industriel et commercial n’est
pas simple à justifier, notamment
parce qu’elle est issue d’une triple
origine :
le droit public et son application
par le Conseil d’Etat, qui a élaboré
le corpus juridique du service
public autour des principes de
continui, d’égalité de traitement,
de mutabilité ;
les préoccupations sociales : la
fourniture de services de base et
l’accès équitable de tous les citoyens
au service public, qui constituent
des éléments décisifs de la réduction
des inégalités ; et les statuts sociaux
particuliers des personnels, organi-
s autour de syndicats structurés,
qui se situent à l’avant-garde des
conquêtes sociales en matière de
garantie de l’emploi, de retraites, de
munérations, d’activités sociales ;
les grands projets d’équipement
national en infrastructures et les
projets technologiques d’inpen-
dance stratégique, autour des
ministères techniques (Industrie,
Equipement, Transports, PTT) et
des grands corps d’ingénieurs.
Ces trois éléments ont convergé,
avant mais surtout au lendemain
de la guerre, pour engendrer le
modèle des grands établissements
publics nationaux : nationalisation
de la SNCF (1937), d’Air France,
d’EDF-GDF (1946).
Le service public est un service
dont la collectivi considère, à
une époque donnée et en fonction
du contexte des technologies exis-
tantes et des aspirations sociales,
qu’aucun citoyen ne saurait en être
tenu à l’écart. Ce concept contient
la « desserte universelle » et l’« obli-
gation de fourniture », ainsi que,
dans une certaine mesure, l’« équité
tarifaire ». Ainsi avait-on décidé,
dans le cadre du plan Freycinet, vers
1880, que toute sous-préfecture
de France devait disposer d’une sta-
tion de chemin de fer ; dans les an-
es 30, l’impératif de l’électrifica-
tion des campagnes avait débouc
sur la péréquation du kilowatt-
heure et la nationalisation de l’élec-
tricité. Aujourd’hui, « Internet pour
tous » et le souci de réduire la
« fracture digitale» relèvent de la
me approche.
LE « SERVICE UNIVERSEL »
À L’EUROPÉENNE
Face au bloc français du service
public, comment est apparue
et s’est veloppée dans le droit
communautaire la notion de service
universel ? Celui-ci correspond au
service de base offert à tous, dans
l’ensemble de la Communauté, à
ENJEUX EUROPÉENS
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SERVICES PUBLICS : LA FRANCE À L’ÉPREUVE
des conditions tarifaires abordables
et un niveau de qualité standard.
Ainsi est-il défini dans le Livre vert
sur le développement du marché
unique des services postaux. La
notion de service universel est
d’origine américaine (universal
service). Elle fut utilisée par
l’entreprise exploitante du sys-
tème Bell, AT&T, pour justifier son
monopole, à l’initiative de son pré-
sident Théodore Vail, avant d’être
consacrée dans le « Communication
Act » de 1934, une des lois ma-
jeures du New Deal. La Commis-
sion européenne s’est inspirée de
ce concept et l’applique aujourd’hui
aux secteurs des télécommunica-
tions et de la poste. Pour la four-
niture d’énergie ou de transport, la
satisfaction des besoins d’intérêt
général est garantie par des obli-
gations de service public mises à la
charge des opérateurs.
En Europe, le concept de service
universel s’est dévelopà travers
une rie d’étapes que l’on peut
brièvementsumer :
30 juin 1987 : la notion apparaît dans
le Livre Vert de la Commission en
matière de télécommunications.
La défense du service public « à la française » contre
les empiètements européens est un thème régu-
lièrement exploité lors des campagnes électorales. A
entendre les responsables politiques, à droite comme
à gauche, le « service universel » ne serait qu’un service
public au rabais. La simplification est abusive, mais il
est vrai que la multiplication des notions touchant au
service public permet d’entretenir la confusion.
• Services d’intérêt général. Cette notion, utilisée
dans les textes européens, correspond à deux catégories
de services. D’une part, les services régaliens assurant
la cohésion politique et sociale (armée, police, justice
et d’une certaine façon enseignement). D’autre part,
les services marchands : énergie, transports, communi-
cations…
Services d’intérêt économique général. Ce
terme figure une fois dans le traité de Rome (article 90,
devenu 86). Il correspond exactement à la notion
de « services d’intérêt général » mais sans les services
régaliens. A la demande de la France, le traité d’Am-
sterdam a ajouté aux objectifs du traité de Rome un
objectif de « cohésion économique et sociale », visant
notamment « à réduire l’écart entre les niveaux de
développement des diverses régions ».
Services publics (missions de service public).
La notion est française. Elle a été théorisée au début
du siècle par des théoriciens du droit, qui, comme
Léon Duguit, assimilaient pratiquement le service
public à l’administration et à la souveraineté. L’émi-
nente juriste Marie-Anne Frison-Roche (Paris-Dauphine,
Directrice de l’Institut de droit économique, social et
fiscal) estime pourtant que c’est le Conseil d’Etat qui a
imposé une conception unilatérale du service public,
dans laquelle l’usager doit se contenter de prendre ce
que l’Etat lui donne (fourniture, égalité de traitement,
continuité, transparence et caractère raisonnable des
tarifs…) tout en acceptant ce qu’il impose, souvent plus
soucieux d’égalité, de sécurité ou d’aménagement
du territoire que des besoins quotidiens du consom-
mateur. La cohésion sociale et territoriale est, par
exemple, encore fortement rappelée dans la loi de
1995 sur l’aménagement du territoire…
S’il « n’existe pas de service public par nature »
(Laubadère), c’est l’intérêt néral qui définit le
mieux maintenant le caractère de service public. Mais
cette notion n’apparaît qu’une fois dans le Traité de
Rome (article 77, devenu 73) au chapitre « transports ».
Il y a sans doute là une lacune à combler.
• Service universel. En 1877, aux Etats-Unis, apparaît
avec l’arrêt Munn la notion de « public utilities ». On
la retrouve en Grande-Bretagne. Elle fait nettement
référence à l’intérêt public, au bien commun et au
besoin d’un contrôle public. Cette conception prag-
matique inspire la notion de « service universel », qu’on
retrouve dans les textes européens et qui est différente
de la notion de service public ou même de service
d’intérêt économique général : selon la définition de la
Commission, il s’agit d’un service de base offert à tout
le monde, sur l’ensemble du territoire, à des conditions
tarifaires abordables et à un niveau de qualité standard.
Le service universel est donc loin de sacrifier l’usager
aux règles du marché. Pour la Commission, les prix de
certains services ne peuvent pas toujours s’établir
selon des mécanismes de marché, et doivent faire
l’objet d’une intervention de la puissance publique ou
d’un régulateur.
On le voit, si le service universel à l’européenne prend
bien en compte les besoins des usagers-consommateurs
(continuité, égalité d’accès, niveau des prix et de la
qualité…), la notion de service public à la française
concerne davantage le citoyen « global ».
Alain Vernholes
Des notions proches, mais distinctes
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R E P È R E S E T T E N D A N C E S
Elle sera reprise dans les directives
sur la libéralisation des télécommu-
nications (28 juin 1990), puis sur
la léphonie vocale (13 décembre
1995, modifiée par la directive du
26vrier 1998).
1992 : la notion devient autonome,
à la suite de la cision d’ouvrir
totalement le secteur des télécom-
munications à la concurrence. Dès
lors que le monopole était dissocié
du service universel, il fallait ter-
miner comment ce service pourrait
être fourni dans un régime concur-
rentiel. La résolution du Conseil des
ministres européens des Télécom-
munications du 7 décembre 1993,
relative au développement d’un
service universel dans un environ-
nement concurrentiel, précise qu’un
service universel « est un service
minimum bien défini et d’une quali
donnée, proposé à tous les utilisa-
teurs à un prix abordable ».
10 cembre 1993 : le Livre Blanc
sur la croissance, la compétitivité
et l’emploi, présen par la Com-
mission au Conseil européen de
Bruxelles, précise que « l’existence
d’un service universel, assurant l’ac-
cès de services de base à l’ensemble
des usagers et clients à un niveau de
prix et de quali jugés raisonnables,
est susceptible de figurer clairement
dans la mission d’un service public ».
7 février 1994 : deux résolutions
concernant les télécommunications
et les services postaux, et une dé-
claration du Conseil, reconnaissent
la nécesside développer dans ces
deux secteurs un service universel,
obéissant à des obligations de ser-
vice public, garanties indépendam-
ment de la localisation ographique.
11 septembre 1996 : la communi-
cation de la Commission sur les
« services d’intérêt général en
Europe » tente d’unifier les termi-
nologies communautaires. Le service
universel est « un concept évolutif
qui définit un ensemble d’exigences
d’intérêt général auxquelles de-
vraient se soumettre, dans toute la
Communauté, les activités des
lécommunications ou de la poste,
par exemple. Les obligations qui en
coulent visent à assurer partout
laccès de tous à certaines presta-
tions essentielles, de qualité et à
un prix abordable ».
L’important, on le voit, est que le
service universel n’est plus conçu
comme une notion minimaliste, mais
flexible et évolutive, compte tenu
des technologies et des
besoins des usagers.
Cette approche dyna-
miqueet plus ambitieuse
est aussi celle adoptée
par la nouvelle gislation
américaine du « Tele-
communications Act » du
8 février 1996.
Enfin, la Commission
admet une approche différenciée
selon les secteurs et, au nom du
principe de subsidiarité, s’en remet
à la compétence des Etats membres
pour finir des missions d’intérêt
néral allant au-de des obligations
de service universel. A travers la
notion de service universel, il s’agit
seulement de distinguer les presta-
tions dont la charge (fourniture et
financement) peut faire l’objet de
compensations entre opérateurs.
Rien n’empêche donc les Etats
nationaux de définir plus largement
le service public des télécommuni-
cations.
CONSTRUIRE UN
NOUVEAU MODÈLE
Les notions de service universel
et de service public ne peuvent
donc se superposer. La notion
française de service public renvoie à
un champ plus vaste que celui du
service universel. Si la notion de
service universel est un moyen de
protection de l’intérêt général, elle
n’en demeure pas moins un produit
de l’économie de marché (voir l’en-
cadré), tandis que le service public
reste indiscutablement lié à la tra-
dition étatique française et renvoie
à la primaude l’Etat.
Dans les textes communautaires,
les deux notions peuvent se re-
présenter comme deux cercles
concentriques. Le service universel
est un noyau intangible de presta-
tions, garantes de la cohésion de
la collectivité. Les services d’intérêt
économique néral constituent un
cercle plus étendu, dont les formes
d’organisation et de tarification
peuvent êtregociées dans des
proportions plus larges que le ser-
vice universel ; celui-ci,
en effet, doit toujours
être fourni à un tarif
raisonnable, ce qui
restreint le choix des
méthodes permettant
de leguler.
De la réforme des PTT
à celle d’Air France, et
à l’ouverture du capital
d’EDF-GDF, l’Europe aura à nouveau
joun puissant rôle de modernisa-
tion de notre modèle économique
et social. Une époque s’achève, la
dialectique planification-liralisation
est dépassée.
Il faut reconstruire une perspective
nouvelle pour le XXIesiècle, celle
d’un nouvel exemple français. Au
cœur de ce message est la mo-
dernisation de l’Etat. La France qui,
historiquement, a inventé l’Etat-
nation et a porté la conception de
l’Etat et l’organisation de l’adminis-
tration à un deg d’achèvement
inégadans le monde, se trouve en
première ligne pour apporter une
ponse à cette interrogation. Dans
ce domaine, les services publics, à
la frontière de l’Etat et du marché,
de l’administration et de l’entreprise,
sont un laboratoire privilégié.l
ENJEUX EUROPÉENS
Dans la
modernisation
de l’Etat,
les services publics
sont un laboratoire
privilégié.
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