REPÈRES ET TENDANCES ENJEUX EUROPÉENS Services publics : la France à l’épreuve CHRISTIAN STOFFAËS* L Le « service universel » à l’européenne est-il un service public au rabais ? La France pourra-telle maintenir sa conception très spécifique du service public, fortement ancrée dans l’histoire, le droit et les mentalités ? La querelle dure depuis le début des années 90, lorsque la Commission de Bruxelles imposa l’ouverture du marché des télécommunications. Bien que les positions se rapprochent, notre pays risque de se retrouver isolé s’il veut faire admettre à ses partenaires que le service public est avant tout une affaire d’Etat. A l’époque où le thatchérien Léon Brittan était commissaire à la concurrence, à Bruxelles, son agressivité avait pu faire penser que les services publics constituaient désormais un « abus automatique », placé hors la loi dans l’Union européenne.Après une phase de conflits aigus, opposant la conception française des services publics au mou- vement de dérégulation imposé par le Marché unique européen, des compromis ont tout de même commencé de se dessiner. Initiée par des arrêts jurisprudentiels au début de la décennie 90 (arrêt Corbeau dans le secteur postal, arrêt Almelo dans la distribution d’électricité), confirmée par * Président d’Initiative pour les services d’utilité publique en Europe. la communication interprétative de la Commission de septembre 1996, une certaine reconnaissance du service public comme garant de la cohésion économique et sociale a été « constitutionnalisée » par l’adoption de l’article 7D du Traité d’Amsterdam, transcrit comme article 16 du Traité de l’Union européenne, puis par l’article 36 de la Charte des Droits fondamentaux adoptée au Conseil européen de Nice de décembre 2000. Parallèlement, les références au « service public », au « service d’intérêt économique général » (notions inscrites dans les articles du Traité de Rome) et au « service universel » (notion issue de la jurisprudence) se multipliaient dans les directives communautaires et autres textes de droit dérivé. Depuis juillet 2001, à l’initiative de la France, une directive-cadre sur les services publics est en préparation. Ce texte de droit positif devrait engendrer dans l’avenir une construction juridique abondante, analogue, par son ampleur, à celle que produisit le mouvement de dérégulation engagé à partir de 1986. On peut même penser Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 19 REPÈRES ET TENDANCES qu’il débouchera sur de nouvelles constructions institutionnelles à caractère fédéral, notamment des instances de régulation communautaires sectorielles. Comment en est-on arrivé là ? Définis par des lois et règlements nationaux, soumis à des obligations spécifiques, bénéficiant de droits exclusifs et souvent de statuts de monopoles – toutes choses contraires aux règles du libre-échange et de la concurrence –, les services publics industriels et commerciaux français sont, de par leur définition même, en contradiction avec ce qui est le cœur de la construction communautaire, à savoir le marché européen intégré. D’où le conflit entre la France et la Commission, qui a culminé avec l’ouverture à la concurrence des télécommunications, et maintenant de l’électricité et du gaz. Cependant, les positions se sont beaucoup rapprochées. D’une part, les services publics industriels et commerciaux français se sont ouverts à la concurrence, dans le cadre de la transposition des directives communautaires. Ouver ture conduite à des rythmes et jusqu’à des degrés divers : si les télécommunications et le transport aérien sont désormais très concurrentiels, le transport ferroviaire appartient encore entièrement à la sphère des services publics, malgré les directives de 2001 qui imposent d’ouvrir le fret à la concurrence ; la poste, l’électricité, le gaz occupent des positions intermédiaires. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 20 De son côté, l’Union européenne a commencé à prendre en compte la notion de services publics industriels et commerciaux, après l’avoir longtemps tenue à l’écart au nom de la construction du Marché unique européen engagée dans le cadre de l’Acte unique de 1985. Les services publics ont été d’abord cantonnés à la subsidiarité nationale, position d’exception où ils étaient condamnés à être progressivement grignotés par le libre-échange et la concur- rence. Puis, peu à peu, l’Union européenne a commencé à les considérer comme des composantes intégrantes de l’Europe, voire comme des objectifs de la construction communautaire. LA CONCEPTION FRANÇAISE P armi les questions majeures que pose la convergence qui commence de se dessiner figure la cohérence entre la puissante construction française de la notion de « service public » et l’approche communautaire du « service universel ». Tous les pays ont « des » services publics : seule la France a « le » service public. Derrière cette confrontation, il y a, bien sûr, le choc de deux philosophies du droit : d’un côté, l’Etat souverain, le droit romain, le droit public, le droit social issu de siècles d’histoire ; de l’autre, la common law anglo-saxonne, le droit sans l’Etat, le droit jurisprudentiel qui caractérise « l’esprit des lois » communautaires. Le « service public à la française » est un concept polysémique, recouvrant plusieurs notions. Lorsqu’un mot est intraduisible dans une langue étrangère, ou difficilement explicable à l’extérieur, il invite à s’interroger sur ce que nous appelons « exception nationale ». Car la construction française du service public industriel et commercial n’est pas simple à justifier, notamment parce qu’elle est issue d’une triple origine : – le droit public et son application par le Conseil d’Etat, qui a élaboré le corpus juridique du service public autour des principes de continuité, d’égalité de traitement, de mutabilité ; – les préoccupations sociales : la fourniture de services de base et l’accès équitable de tous les citoyens au service public, qui constituent des éléments décisifs de la réduction des inégalités ; et les statuts sociaux ENJEUX EUROPÉENS particuliers des personnels, organisés autour de syndicats structurés, qui se situent à l’avant-garde des conquêtes sociales en matière de garantie de l’emploi, de retraites, de rémunérations, d’activités sociales ; – les grands projets d’équipement national en infrastructures et les projets technologiques d’indépendance stratégique, autour des ministères techniques (Industrie, Equipement, Transports, PTT) et des grands corps d’ingénieurs. Ces trois éléments ont convergé, avant mais surtout au lendemain de la guerre, pour engendrer le modèle des grands établissements publics nationaux : nationalisation de la SNCF (1937), d’Air France, d’EDF-GDF (1946). Le service public est un service dont la collectivité considère, à une époque donnée et en fonction du contexte des technologies existantes et des aspirations sociales, qu’aucun citoyen ne saurait en être tenu à l’écart. Ce concept contient la « desserte universelle » et l’« obligation de fourniture », ainsi que, dans une certaine mesure, l’« équité tarifaire ». Ainsi avait-on décidé, dans le cadre du plan Freycinet, vers 1880, que toute sous-préfecture de France devait disposer d’une station de chemin de fer ; dans les années 30, l’impératif de l’électrification des campagnes avait débouché sur la péréquation du kilowattheure et la nationalisation de l’électricité. Aujourd’hui, « Internet pour tous » et le souci de réduire la « fracture digitale» relèvent de la même approche. LE « SERVICE UNIVERSEL » À L’EUROPÉENNE F ace au bloc français du service public, comment est apparue et s’est développée dans le droit communautaire la notion de service universel ? Celui-ci correspond au service de base offert à tous, dans l’ensemble de la Communauté, à SERVICES PUBLICS : LA FRANCE À L’ÉPREUVE des conditions tarifaires abordables et un niveau de qualité standard. Ainsi est-il défini dans le Livre vert sur le développement du marché unique des services postaux. La notion de service universel est d’origine américaine (universal service). Elle fut utilisée par l’entreprise exploitante du système Bell, AT&T, pour justifier son monopole, à l’initiative de son pré- sident Théodore Vail, avant d’être consacrée dans le « Communication Act » de 1934, une des lois majeures du New Deal. La Commission européenne s’est inspirée de ce concept et l’applique aujourd’hui aux secteurs des télécommunications et de la poste. Pour la fourniture d’énergie ou de transport, la satisfaction des besoins d’intérêt général est garantie par des obli- gations de service public mises à la charge des opérateurs. En Europe, le concept de service universel s’est développé à travers une série d’étapes que l’on peut brièvement résumer : 30 juin 1987 : la notion apparaît dans le Livre Vert de la Commission en matière de télécommunications. Des notions proches, mais distinctes L a défense du service public « à la française » contre les empiètements européens est un thème régulièrement exploité lors des campagnes électorales. A entendre les responsables politiques, à droite comme à gauche, le « service universel » ne serait qu’un service public au rabais. La simplification est abusive, mais il est vrai que la multiplication des notions touchant au service public permet d’entretenir la confusion. • Services d’intérêt général. Cette notion, utilisée dans les textes européens, correspond à deux catégories de services. D’une part, les services régaliens assurant la cohésion politique et sociale (armée, police, justice et d’une certaine façon enseignement). D’autre part, les services marchands : énergie, transports, communications… • Services d’intérêt économique général. Ce terme figure une fois dans le traité de Rome (article 90, devenu 86). Il correspond exactement à la notion de « services d’intérêt général » mais sans les services régaliens. A la demande de la France, le traité d’Amsterdam a ajouté aux objectifs du traité de Rome un objectif de « cohésion économique et sociale », visant notamment « à réduire l’écart entre les niveaux de développement des diverses régions ». • Services publics (missions de service public). La notion est française. Elle a été théorisée au début du siècle par des théoriciens du droit, qui, comme Léon Duguit, assimilaient pratiquement le service public à l’administration et à la souveraineté. L’éminente juriste Marie-Anne Frison-Roche (Paris-Dauphine, Directrice de l’Institut de droit économique, social et fiscal) estime pourtant que c’est le Conseil d’Etat qui a imposé une conception unilatérale du service public, dans laquelle l’usager doit se contenter de prendre ce que l’Etat lui donne (fourniture, égalité de traitement, continuité, transparence et caractère raisonnable des tarifs…) tout en acceptant ce qu’il impose, souvent plus soucieux d’égalité, de sécurité ou d’aménagement du territoire que des besoins quotidiens du consommateur. La cohésion sociale et territoriale est, par exemple, encore fortement rappelée dans la loi de 1995 sur l’aménagement du territoire… S’il « n’existe pas de service public par nature » (Laubadère), c’est l’intérêt général qui définit le mieux maintenant le caractère de service public. Mais cette notion n’apparaît qu’une fois dans le Traité de Rome (article 77, devenu 73) au chapitre « transports ». Il y a sans doute là une lacune à combler. • Service universel. En 1877, aux Etats-Unis, apparaît avec l’arrêt Munn la notion de « public utilities ». On la retrouve en Grande-Bretagne. Elle fait nettement référence à l’intérêt public, au bien commun et au besoin d’un contrôle public. Cette conception pragmatique inspire la notion de « service universel », qu’on retrouve dans les textes européens et qui est différente de la notion de service public ou même de service d’intérêt économique général : selon la définition de la Commission, il s’agit d’un service de base offert à tout le monde, sur l’ensemble du territoire, à des conditions tarifaires abordables et à un niveau de qualité standard. Le service universel est donc loin de sacrifier l’usager aux règles du marché. Pour la Commission, les prix de certains services ne peuvent pas toujours s’établir selon des mécanismes de marché, et doivent faire l’objet d’une intervention de la puissance publique ou d’un régulateur. On le voit, si le service universel à l’européenne prend bien en compte les besoins des usagers-consommateurs (continuité, égalité d’accès, niveau des prix et de la qualité…), la notion de service public à la française concerne davantage le citoyen « global ». Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 Alain Vernholes 21 REPÈRES ET TENDANCES Elle sera reprise dans les directives sur la libéralisation des télécommunications (28 juin 1990), puis sur la téléphonie vocale (13 décembre 1995, modifiée par la directive du 26 février 1998). 1992 : la notion devient autonome, à la suite de la décision d’ouvrir totalement le secteur des télécommunications à la concurrence. Dès lors que le monopole était dissocié du service universel, il fallait déterminer comment ce service pourrait être fourni dans un régime concurrentiel. La résolution du Conseil des ministres européens des Télécommunications du 7 décembre 1993, relative au développement d’un service universel dans un environnement concurrentiel, précise qu’un service universel « est un service minimum bien défini et d’une qualité donnée, proposé à tous les utilisateurs à un prix abordable ». 10 décembre 1993 : le Livre Blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi, présenté par la Commission au Conseil européen de Bruxelles, précise que « l’existence d’un service universel, assurant l’accès de services de base à l’ensemble des usagers et clients à un niveau de prix et de qualité jugés raisonnables, est susceptible de figurer clairement dans la mission d’un service public ». 7 février 1994 : deux résolutions concernant les télécommunications et les services postaux, et une déclaration du Conseil, reconnaissent la nécessité de développer dans ces deux secteurs un service universel, obéissant à des obligations de service public, garanties indépendamment de la localisation géographique. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 22 11 septembre 1996 : la communication de la Commission sur les « services d’intérêt général en Europe » tente d’unifier les terminologies communautaires. Le service universel est « un concept évolutif qui définit un ensemble d’exigences d’intérêt général auxquelles devraient se soumettre, dans toute la ENJEUX EUROPÉENS Dans les textes communautaires, les deux notions peuvent se représenter comme deux cercles concentriques. Le service universel est un noyau intangible de prestations, garantes de la cohésion de la collectivité. Les services d’intérêt économique général constituent un cercle plus étendu, dont les formes L’important, on le voit, est que le d’organisation et de tarification service universel n’est plus conçu peuvent être négociées dans des comme une notion minimaliste, mais proportions plus larges que le serflexible et évolutive, compte tenu vice universel ; celui-ci, des technologies et des en effet, doit toujours besoins des usagers. être fourni à un tarif Cette approche dyna- Dans la raisonnable, ce qui mique et plus ambitieuse modernisation restreint le choix des est aussi celle adoptée méthodes permettant par la nouvelle législation de l’Etat, de le réguler. américaine du « Tele- les services publics communications Act » du sont un laboratoire De la réforme des PTT 8 février 1996. privilégié. à celle d’Air France, et à l’ouverture du capital Enfin, la Commission d’EDF-GDF, l’Europe aura à nouveau admet une approche différenciée joué un puissant rôle de modernisaselon les secteurs et, au nom du tion de notre modèle économique principe de subsidiarité, s’en remet et social. Une époque s’achève, la à la compétence des Etats membres dialectique planification-libéralisation pour définir des missions d’intérêt est dépassée. général allant au-delà des obligations de service universel. A travers la Il faut reconstruire une perspective notion de service universel, il s’agit nouvelle pour le XXIe siècle, celle seulement de distinguer les prestad’un nouvel exemple français. Au tions dont la charge (fourniture et cœur de ce message est la mofinancement) peut faire l’objet de dernisation de l’Etat. La France qui, compensations entre opérateurs. historiquement, a inventé l’EtatRien n’empêche donc les Etats nation et a porté la conception de nationaux de définir plus largement l’Etat et l’organisation de l’adminisle service public des télécommunitration à un degré d’achèvement cations. inégalé dans le monde, se trouve en première ligne pour apporter une CONSTRUIRE UN réponse à cette interrogation. Dans NOUVEAU MODÈLE ce domaine, les services publics, à es notions de service universel la frontière de l’Etat et du marché, et de service public ne peuvent de l’administration et de l’entreprise, donc se superposer. La notion sont un laboratoire privilégié.l française de service public renvoie à un champ plus vaste que celui du service universel. Si la notion de service universel est un moyen de protection de l’intérêt général, elle n’en demeure pas moins un produit de l’économie de marché (voir l’encadré), tandis que le service public reste indiscutablement lié à la tradition étatique française et renvoie à la primauté de l’Etat. Communauté, les activités des télécommunications ou de la poste, par exemple. Les obligations qui en découlent visent à assurer partout l’accès de tous à certaines prestations essentielles, de qualité et à un prix abordable ». L