Logos ou le mouvement de la pensée
D’après La mesure de l’humain selon Platon*
Traduire le terme Logos par "langage" est réducteur puisque cela laisse entendre qu’il s’agit
simplement d’un code que l’homme utiliserait pour se faire comprendre, pour transmettre
une information sur le monde environnant : par l’acte même de la parole (et, pour Platon, du
mouvement du dialogue par le jeu des questions et réponses), il y a la possibilité de
comprendre et de voir quelque chose qui sans la parole nous serait caché. Nous avons
besoin de parler pour découvrir ce que nous voulons dire. Le logos humain est un mode
d’être qui interroge et révèle le monde.
[…] Nos phrases ne sont pas un ensemble de signes qui provoquent des réactions
immédiates (sans y penser), mais elles accompagnent nos états d’âme au sens le plus large.
Vivre quelque chose, c’est aussitôt dire cette chose, la nommer, la décrire, essayer de la
saisir et de la faire saisir aux personnes dont nous voulons l’avis. Le langage dans sa
signification la plus large d’ "activité rationnelle" et de "parole" est l’un des thèmes les plus
importants des dialogues de Platon.
Toute question philosophique se double de son rapport à la parole : Comment peut-on parler
de telle ou telle question ? Comment l’activité de parole et de raison de l’homme se
constitue-t-elle pour comprendre telle ou telle pratique humaine ?
« Tu sais ce qu’est le langage : il n’y a rien que toujours il ne signifie, ne tourne, ne retourne ;
et il est double, vrai tout comme faux. » (408c) la fonction première et fondamentale de la
parole pour Platon : faire voir.
[…] Notre pensée se constitue en visualisant, grâce au langage, l’intelligibilité du monde.
Nous voyons mieux ce que nous voulons dire en l’expliquant à quelqu’un : la parole est ainsi
le lieu où nous pouvons voir des significations.
Le langage n’est donc pas un miroir fidèle du monde, mais un miroir qu’il faut interroger pour
voir si ce qu’il représente est exact. La philosophie ne commence donc pas par l’évidence et
par ce qui va de soi, mais par la difficulté et par la remise en question des évidences les plus
quotidiennes. Pour cela, le philosophe doit être prêt à s’étonner et à s’émerveiller.
Platon ne présente donc pas sa pensée de façon dogmatique, mais cherche à montrer le
mouvement même de sa pensée telle qu’elle se constitue.
De fait, même solitaire, nous ne découvrons ce que nous voulons dire sur tel ou tel problème
qu’en nous posant à nous-mêmes des questions. Le Théétète affirme ainsi : « Cette image,
que je me fais de l’âme en train de penser, n’est rien d’autre que celle d’un entretien, dans
lequel elle se pose à elle-même des questions et se fait à elle-même des réponses, soit
qu’elle affirme, ou qu’au contraire elle nie […]. Par suite, juger, j’appelle cela "parler",
l’opinion, le jugement, je l’appelle une "énonciation de paroles", qui à la vérité ne s’adresse
pas à autrui, qui ne se fait pas non plus au moyen de la voix, mais silencieusement et en se
parlant à soi-même. » (189e-190a)
La pensée est donc un dialogue intérieur que l’âme se tient à elle-même. Les dialogues
écrits par Platon correspondent exactement à sa conception de ce qu’est la pensée. Et
puisque nous-mêmes aujourd’hui nous devons penser en les lisant, et non pas seulement
apprendre un contenu comme on le ferait en cherchant des connaissances précises (des
"informations" ) sur une période précise dans un livre d’histoire, il nous faut questionner les
textes de Platon que nous lisons.
*La mesure de l’humain selon Platon, Jérôme Laurent, Ed. Vrin, Paris 2002