Scientifiques, communautés et essais cliniques. Un quiproquo

Sciences Sociales et Santé, Vol. 32, n° 2, juin 2014
Scientifiques, communautés
et essais cliniques.
Un quiproquo premier et persistant
Commentaire
Philippe Msellati*
Les recherches au sein de populations sont toujours délicates à
conduire et nécessitent des précautions bien différentes des recherches en
biologie moléculaire ou en virologie. Depuis les années 1960 et la mise
«sous observation» à visée démographique ou de recherche clinique
— de populations entières comme au Sénégal (Ouvrier, 2014), des débats
parcourent, depuis une vingtaine d’années, le milieu scientifique et les
communautés concernées.
Une fois évacués la question et le vrai problème des recherches
«safari» (1), un essai clinique (ou une recherche opérationnelle) devant
doi: 10.1684/sss.2014.0202
* Philippe Mselatti, médecin épidémiologiste, UMI 233, IRD/UCAD/UM1/UY1, BP
1857 Yaoundé, Cameroun ; UMI 233, IRD, 911 avenue Agropolis, BP 64501, 34394
Montpellier Cedex 5, France ; [email protected].
(1) Sont qualifiées de recherches « safari » des interventions rapides de recueil d’échan-
tillons biologiques pour les analyser ailleurs, loin des populations concernées, dans des
laboratoires souvent situés dans les pays du Nord. Ce type de recherches a probable-
ment beaucoup diminué avec l’émergence des bonnes pratiques cliniques biologiques
ainsi que des chartes de « bonne conduite » des institutions de recherche.
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être mené en population implique un contact approfondi et répété avec
cette population.
Comme dans d’autres domaines, l’épidémie de VIH et le regard porté
par les malades et leurs associations sur les pratiques de recherche ont
conduit progressivement l’ensemble du milieu scientifique, dans le
domaine de la santé, à s’interroger sur ses pratiques, y compris par le biais
de chercheurs indépendants, distincts de l’équipe qui conduit l’essai cli-
nique lui-même, comme dans l’article de D. Pourette et V. Raharimanga.
Comme le montre très bien cette étude anthropologique, nous som-
mes dans un quiproquo qui est à la fois premier, à la base même des
échanges entre communautés et scientifiques, et persistant puisqu’il
résiste aux explications données ou aux exposés parfois multiples faits en
direction de la population. L’étude est envisagée à partir de deux points
de vue très différents, pas toujours irréconciliables mais demandant un
travail prolongé pour réduire le quiproquo et trouver un terrain d’entente
pour les deux parties.
Il y a donc un malentendu entre les chercheurs et les communautés.
Les chercheurs souhaitent répondre à des questions qu’ils se posent et
dont ils ne connaissent pas la réponse. La communauté ne comprend pas
toujours que la « science» n’ait pas les réponses, toutes les réponses.
Face à des institutions prestigieuses, respectées, insérées dans le tissu
sanitaire parfois comme des îlots de compétence, elle ne comprend pas
que ces institutions ne soient pas en permanence dans le caritatif, «l’hu-
manitaire» ou, comme il est indiqué dans l’article, qu’elles n’œuvrent pas
pour le «bien de la population».
Je prendrai un exemple de «malentendu» auquel mon équipe a pu
être confronté. Dans les essais cliniques menés par l’Agence française de
recherche sur le sida et les hépatites (ANRS), l’agence souscrit une assu-
rance pour les risques survenus en rapport avec l’essai (médicaments tes-
tés, procédures utilisées, etc.). Cette assurance est indiquée sur la notice
d’information remise au patient, comme l’exigent les bonnes pratiques
cliniques et les comités d’éthique. Pour les patients, cette assurance est
parfois considérée comme une assurance-vie et il a fallu expliquer aux
familles qu’il ne s’agissait pas de cela.
Le consentement éclairé est toujours une vraie question et un des
nœuds du problème. Dans un monde idéal, la communauté et les person-
nes qui la composent comprennent tout ce qui leur est dit, posent toutes
les questions qu’ils souhaitent, en comprennent les réponses et participent
à la recherche pour faire progresser la connaissance. Et c’est bien cela
qui est attendu, au moins officiellement, par les chercheurs. La réalité est
évidemment tout autre mais personne n’est vraiment autorisé à le dire et
à le prendre en compte. Les informations données peuvent être mal pré-
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sentées, ou de façon compliquée, en «gros français » comme le dit très
bien une expression d’Afrique de l’Ouest.
Ces informations peuvent aussi, dans un souci de bien faire, être tel-
lement nombreuses que la personne qui les reçoit en est submergée. Dans
des travaux réalisés en milieu urbain autour d’un essai clinique, les fem-
mes interrogées expliquaient à l’anthropologue: «Je ne sais plus si on
me l’a dit, j’ai oublié parce qu’on m’a dit beaucoup de choses » (Coulibaly
Traoré et al., 2003 : 346).
À l’inverse, elles peuvent être simplifiées dans un travail d’explica-
tion de la notice d’information, soit dans une autre langue que celle de sa
rédaction, soit pour que les personnes approchées, d’un faible niveau sco-
laire, puissent comprendre de quoi il s’agit. Elles peuvent également être
simplifiées parce que les enquêteurs/recruteurs sont enthousiastes quant
au projet et à l’intervention proposés («c’est pour leur bien» en quelque
sorte), ou simplement parce qu’ils veulent recruter vite.
Par ailleurs, le consentement peut être donné pour de toutes autres
raisons que celles supposées par les responsables de l’étude: la gratuité
des soins, la compensation offerte, un éventuel prestige social à être
recruté dans une étude, etc.
Comme le soulignent les auteurs de cet article, l’offre de soins par
les institutions de recherche est gratuite et représente une forme de com-
pensation dans un système de santé défaillant. Mais elle a également un
autre objectif, pas toujours explicite mais réel. L’offre de soins est, d’une
part, une compensation pour le temps passé par la population dans
l’étude clinique et, d’autre part, dans de nombreux cas, une façon élé-
gante de garder le contact avec la population étudiée. Comme nous le
savons tous, même si parfois nous l’oublions, dans un système de santé
sans aucune protection sociale et où les personnes sont confrontées à un
dénuement presque total, l’offre de soins est un argument extrêmement
fort et aide à balayer toutes les réticences que l’on peut avoir à participer
à un essai clinique.
Contrairement à ce qui est indiqué dans l’article, il n’est pas certain
du tout que les familles ne s’investissent pas prioritairement dans la santé.
C’est même le secteur, avec l’éducation, une immense majorité des
familles, qu’elles soient, sont prêtes à s’investir ; mais il faut avoir
quelque chose, un minimum, pour cela. Aussi, si une institution fait miroi-
ter, même dans un futur incertain, un accès à des soins gratuits, la com-
munauté ne peut y être que sensible. D’ le ressentiment des
communautés non choisies. Si je me réfère à mon expérience, il est arrivé
que des mères d’enfants malades se plaignent de ne pas avoir été choisies
pour participer à une recherche clinique, à l’inverse d’une autre famille
désignée comme «privilégiée ».
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Par ailleurs, le choix d’un bras d’essai où il n’y a pas d’intervention
ou un bras placebo, par exemple, est très difficile à appréhender par les
patients ou les personnes en quête de soins. Même dans les pays du Nord,
il a été montré que des parents d’enfants gravement malades reçus aux
urgences d’un grand hôpital ne retiennent pas vraiment l’idée que leur
enfant a pu être inclus dans un essai ou un groupe qui pourrait recevoir
une moins bonne intervention que l’autre (Snowdon et al., 1997).
encore, le service de pédiatrie, l’institution, ne peut offrir que le meilleur
à mon enfant, et le consentement est donné avec une certaine dose de déni.
La non-pérennisation ou la difficulté à fournir le service offert après
l’essai, comme ici concernant la lotion, est un problème récurrent de la
recherche, apparenté à un problème de rythme des uns et des autres.
encore, il s’agit d’un malentendu. Une fois la recherche achevée, les bud-
gets sont, par définition, terminés puisqu’ils avaient été mobilisés pour la
mener. Souvent, l’équipe de recherche se mobilise autour d’un autre pro-
jet. De son côté, puisque l’intervention a été efficace et appréciée, la
population s’attend à ce qu’elle soit mise en œuvre et estime, avec raison,
qu’elle doit en profiter de façon prioritaire puisqu’elle était impliquée
dans l’étude.
Ce sont ces genres de négociations qui sont réalisés, par exemple,
autour d’essais médicamenteux de molécules auxquelles n’auront pas
accès les participants à la recherche. Dans le domaine du VIH, de telles
négociations sont exigées par les promoteurs des essais pour être certains
que les États s’approprieront les résultats et poursuivront la dispensation
des médicaments. Mais, dans le domaine des maladies négligées et loin de
l’agenda international, c’est beaucoup plus difficile à mettre en place…
L’anecdote des chaussures relève, à mes yeux, plutôt d’un autre
registre, du registre de la «fausse bonne idée», alors qu’offrir une paire
de chaussures pouvait paraître une bonne idée en tant qu’objet durable et
protecteur. Et pourtant! En dehors des problèmes logistiques évoqués,
porter des chaussures quand on n’y est pas habitué peut rapidement
entraîner une souffrance réelle.
La compensation à la participation à un essai clinique, hors accès
aux soins, doit toujours faire l’objet d’une réflexion extrêmement appro-
fondie. Soit elle est peu élevée et essentiellement liée au remboursement
des frais de transport, soit elle est trop importante et menace d’exposer le
participant à des risques de stigmatisation. Il est remarquable que l’ac-
quisition de chaussures par la participation au bras correspondant de
l’essai ait pu engendrer une vraie gêne et de vraies tensions au sein de la
communauté rurale infiniment pauvre mais dont tous les habitants sont
dans la même pauvreté. Un bien durable, non partageable, tel que des
chaussures met ainsi à mal un équilibre délicat. Dans une société extrê-
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mement pauvre mais égalitaire, comme la décrivent D. Pourette et
V.Raharimanga, tout signe distinctif, tout signe «extérieur de richesse»
entre égaux est facteur d’exclusion. Une indemnité trop élevée peut aussi
poser problème puisqu’elle peut être une vraie incitation à entrer dans
l’étude.
Au total, ce travail intéressant éclaire bien sur la position complexe
des acteurs dans le cas d’un essai clinique en communauté. Tous, cher-
cheurs, représentants de la communauté et participants, sont probable-
ment de bonne foi, mais les différentes parties sont confrontées à des
demandes auxquelles elles ne peuvent répondre qu’imparfaitement. Tout
le travail, toute la discussion à conduire est de réduire au maximum ces
imperfections et de tenter d’avancer ensemble.
Liens d'intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rap-
port avec cet article.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Coulibaly Traoré D., Msellati P., Vidal L., Welffens Ekra C., Dabis F., 2003,
Essai clinique Ditrame (ANRS 049) visant à réduire la transmission mère-
enfant du VIH à Abidjan. Compréhension des principes par les participantes,
La Presse Médicale, 32, 343-350.
Ouvrier M.A., 2014, Faire de la recherche médicale en Afrique. Ethnographie
d’un village laboratoire sénégalais, Paris, Khartala, Collection Médecines du
Monde.
Snowdon C., Garcia J., Elbourne D., 1997, Making sense of randomization;
responses of parents of critically ill babies to random allocation of treatment
in a clinical trial, Social Science and Medicine, 45, 1337-55.
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