Le grand projet – erroné – des 50 dernières an-
nées a été de rechercher des solutions techni-
ques aux problèmes existentiels. Nous avons ou-
blié de réfléchir aux limites de la vie en détournant
notre attention sur les moyens techniques, les
interventions biomédicales visant à prolonger la
vie, sans que cela soit utile : les questions exis-
tentielles persistent malgré l’apparente augmen-
tation de puissance de nos moyens.
La clé d'une «bonne mort »
Voici ce que dit cette pierre tombale de 1788 :
« J’ai supporté longtemps ce mal insupportable/
Les médecins n’y pouvaient rien/Jusqu’à ce que
Dieu permette que la mort me saisisse et me sou-
lage de ma douleur. » Ne l’oublions jamais : la
mort restreint nos joies mais aussi nos misères...
Le bioéthicien Daniel Callahan rappelait que
« 1 % de patients consomment quelque 21 %
des dépenses de santé et meurent habituelle-
ment de défaillance progressive de multiples or-
ganes, ce qui illustre le problème du progrès mé-
dical. Il y a 50 ans, ils mouraient plus tôt et, dans
la plupart des cas, avec moins de souffrances.
Nous avons échangé des vies plus courtes et des
morts plus rapides pour le contraire exact, des
vies plus longues et des morts plus lentes » [4].
Je me demande toujours si cet échange est une
bonne chose... Le critique littéraire Christopher
Ricks définit Samuel Becket comme « le grand
écrivain d’une époque qui a créé de nouvelles
possibilités et impossibilités même au chapitre
de la mort. Une époque qui a prolongé la durée
de vie, jusqu’à ce qu’elle tienne plus du cauche-
mar que de la bénédiction » et aussi « ce n’est
pas le savoir qui nous fait défaut, mais le courage
de comprendre ce que nous savons et d’en tirer
les conséquences » [5].
En 2012, Bill Keller décrivait dans un article du
New York Times la mort de son beau-père dans
un hôpital de l’est de l’Angleterre [6]. En voici un
extrait : « L’opération n’a pas réussi, dit le doc-
teur. Nous ne pouvons rien faire de plus. Je vais
donc mourir ? demanda le patient. Le docteur hé-
sita, puis dit oui. Tu vas mourir, papa, dit sa fille.
Bon, conclut le patient, plus de folies alors ? De
l’autre côté, tu pourras en faire des tas, promit
sa fille –ma femme. Le patient acquiesça en riant.
Il mourut 6 jours plus tard, quelques mois avant
son 80eanniversaire. Durant les 6 jours où il vécut
encore, il est passé plusieurs fois de l’état d’in-
conscience à celui d’éveil, au rythme des injec-
tions de morphine. Ni les tubes, ni le va-et-vient
du personnel médical ne l’ont gêné pendant qu’il
se replongeait dans ses souvenirs, faisait
amende honorable, échangeait avec sa famille
des blagues et des témoignages d’affection. Il a
reçu les sacrements catholiques et réussi à ava-
ler l’hostie consacrée qui fut probablement son
dernier repas. Puis il sombra dans le coma. Il
mourut doucement, aimé et le sachant, dans la
dignité et la sérénité. J’ai combattu la mort de-
puis si longtemps, dit-il à ma femme peu avant
son décès, que c’est un grand soulagement de
renoncer. Nous voudrions tous mourir aussi
bien. »
La clé d’une bonne mort est dans ces échanges :
« Rien de plus n’aurait pu être fait. Ainsi, je vais
mourir, demanda le patient. Le docteur hésita.
Oui, dit-il. » Le docteur a hésité mais a eu le cou-
rage d’expliciter ce qu’il savait et d’être honnête
avec son patient. C’est préférable parce qu’il y a
toujours quelque chose que nous puissions faire,
ne serait-ce que de s’asseoir un moment et de
tenir la main. Mais ne sous-estimons jamais le
courage qu’il faut pour lancer ainsi ce « nous ne
pouvons rien faire de plus ».
Ce qu’écrivait le poète Czeslaw Milosz : « Savoir
et se taire/Voilà qui mène à l’oubli/Ce qui est dit
gagne en force/Ce qui est tu est voué au néant »
[7]. Si nous, les docteurs, savons et ne disons
pas, la réalité et l’imminence de la mort tend vers
la non-existence, et les patients et leurs proches
ne peuvent s’y préparer. Comme le disait l’écri-
vain et chirurgien Atul Gawande : « Comment te-
nir compte des idées et préoccupations de la
mort lorsqu’il est presque impossible de détermi-
ner qui est mourant, d’un point de vue médi-
cal ? » [8], et le médecin et bioéthicien américain
Leon Kass : « Comment réconcilier ces deux phi-
losophies de la vie : le point de vue de la méde-
cine de préserver la vie même au détriment de
437décembre 2014MÉDECINE
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