ÉDITORIAL Surdiagnostic et surtraitement : on ne nous a pas appris quand et où arrêter... éditorial Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Iona Heath 1 Ancienne présidente du Royal College of General Practitionners (Royaume-Uni) Mots clés : facteurs de risque ; médecine préventive [Preventive Medicine; Risk Factors] DOI : 10.1684/med.2014.1164 Des solutions techniques aux problèmes existentiels ? Chercher des solutions techniques aux problèmes posés par la détresse, la souffrance, la finitude de la vie et l’inévitabilité du vieillissement, du deuil et de la mort est un projet sociétal qui dépasse largement les disciplines médicales. La prescription d’antidépresseurs a ainsi doublé durant la dernière décennie, notamment dans les pays les plus riches. Nous avons essayé de traiter toutes sortes de détresses et de malheurs, cependant bien compréhensibles, par une solution biotechnique aux inconvénients significatifs. Nous étions sans aucun doute motivés par de bonnes intentions, pleins de bonne volonté pour aider les gens. On nous a enseigné que nous pouvions y arriver en faisant des choses : en réussissant des opérations, en appliquant des traitements, en prescrivant... On nous a appris à faire, à intervenir, à être actifs. Nous nous sommes très rarement demandé si ce que nous faisions avait des inconvénients. La philosophe britannique Mary Midgley écrivait à ce sujet : « Ce nouveau pouvoir exerce sur nous une fascination qui donne lieu aujourd’hui à cette évolution effrénée de la technologie, en partie utile, en partie inutile, et à la dangereuse ampleur qu’atteint le gaspillage des ressources. S’il nous est difficile de stopper l’incessante montée des besoins croissants, c’est que notre époque se préoccupe vivement de l’amélioration constante des moyens plutôt que de réfléchir aux fins, ce qui nous épargnerait bien des soucis » [1]. 1. Cet éditorial est la suite de l’intervention de Iona Heath lors du 3e colloque de Bobigny, les 25 et 26 avril derniers (la 1re partie a fait l’objet de l’éditorial publié dans le précédent numéro). Traduction-adaptation, intertitres, J.-P. Vallée, rédacteur en chef de Médecine. 436 MÉDECINE décembre 2014 Nous sommes parvenus à une époque d’action irréfléchie : il faut continuer à faire, ne pas s’arrêter pour penser, il n’y a pas le temps ! Et il n’y a pas le temps parce que nous sommes trop occupés à faire. Préoccupés des moyens, nous oublions les fins : soulager la douleur, soigner les malades et les mourants, guérir la maladie, accroître la longévité, assurer une bonne santé à une population performante, vendre des produits pharmaceutiques. Il me semble que nous n’avons jamais suffisamment compris les contradictions et conflits entre ces différentes fins, les deux ou trois premières concernant les individus malades – les quatrième et cinquième s’intéressant aux populations. Si nous donnons la priorité à une longévité accrue, nous pouvons simplement ajouter à la somme des souffrances humaines, etc., etc. Quelle est la hiérarchie de ces fins ? Qui en décide ? La philosophe hollandaise Annemarie Mol, à propos de la difficulté de soigner la maladie et la souffrance, familière à tout médecin, écrivait [2] : « Vous faites ce que vous pouvez, vous essayez et essayez encore. Vous êtes le docteur, mais vous n’avez pas le contrôle. Et finalement, le résultat n’est pas glorieux : dans une vie avec un diabète, l’histoire ne finit jamais par “ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps”. Elle se termine avec la mort. » Toutes les histoires humaines et toutes les vies humaines finissent avec la mort – même si nous préférerions le contraire – et la possibilité de mort, bien que non reconnue, est présente dans presque chaque soin. L’historien médical de Harvard Charles Rosenberg posait cette importante et cruciale question [3] : « Comment faire face à la mort, qui n’est pas précisément une maladie, lorsque les impératifs d’ingéniosité technologique et les revendications activistes font pratiquement écho aux attentes de la société envers la médecine ? » Le grand projet – erroné – des 50 dernières années a été de rechercher des solutions techniques aux problèmes existentiels. Nous avons oublié de réfléchir aux limites de la vie en détournant notre attention sur les moyens techniques, les interventions biomédicales visant à prolonger la vie, sans que cela soit utile : les questions existentielles persistent malgré l’apparente augmentation de puissance de nos moyens. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. La clé d'une « bonne mort » Voici ce que dit cette pierre tombale de 1788 : « J’ai supporté longtemps ce mal insupportable/ Les médecins n’y pouvaient rien/Jusqu’à ce que Dieu permette que la mort me saisisse et me soulage de ma douleur. » Ne l’oublions jamais : la mort restreint nos joies mais aussi nos misères... Le bioéthicien Daniel Callahan rappelait que « 1 % de patients consomment quelque 21 % des dépenses de santé et meurent habituellement de défaillance progressive de multiples organes, ce qui illustre le problème du progrès médical. Il y a 50 ans, ils mouraient plus tôt et, dans la plupart des cas, avec moins de souffrances. Nous avons échangé des vies plus courtes et des morts plus rapides pour le contraire exact, des vies plus longues et des morts plus lentes » [4]. Je me demande toujours si cet échange est une bonne chose... Le critique littéraire Christopher Ricks définit Samuel Becket comme « le grand écrivain d’une époque qui a créé de nouvelles possibilités et impossibilités même au chapitre de la mort. Une époque qui a prolongé la durée de vie, jusqu’à ce qu’elle tienne plus du cauchemar que de la bénédiction » et aussi « ce n’est pas le savoir qui nous fait défaut, mais le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences » [5]. En 2012, Bill Keller décrivait dans un article du New York Times la mort de son beau-père dans un hôpital de l’est de l’Angleterre [6]. En voici un extrait : « L’opération n’a pas réussi, dit le docteur. Nous ne pouvons rien faire de plus. Je vais donc mourir ? demanda le patient. Le docteur hésita, puis dit oui. Tu vas mourir, papa, dit sa fille. Bon, conclut le patient, plus de folies alors ? De l’autre côté, tu pourras en faire des tas, promit sa fille – ma femme. Le patient acquiesça en riant. Il mourut 6 jours plus tard, quelques mois avant son 80e anniversaire. Durant les 6 jours où il vécut encore, il est passé plusieurs fois de l’état d’inconscience à celui d’éveil, au rythme des injections de morphine. Ni les tubes, ni le va-et-vient du personnel médical ne l’ont gêné pendant qu’il se replongeait dans ses souvenirs, faisait amende honorable, échangeait avec sa famille des blagues et des témoignages d’affection. Il a reçu les sacrements catholiques et réussi à avaler l’hostie consacrée qui fut probablement son dernier repas. Puis il sombra dans le coma. Il mourut doucement, aimé et le sachant, dans la dignité et la sérénité. J’ai combattu la mort depuis si longtemps, dit-il à ma femme peu avant son décès, que c’est un grand soulagement de renoncer. Nous voudrions tous mourir aussi bien. » La clé d’une bonne mort est dans ces échanges : « Rien de plus n’aurait pu être fait. Ainsi, je vais mourir, demanda le patient. Le docteur hésita. Oui, dit-il. » Le docteur a hésité mais a eu le courage d’expliciter ce qu’il savait et d’être honnête avec son patient. C’est préférable parce qu’il y a toujours quelque chose que nous puissions faire, ne serait-ce que de s’asseoir un moment et de tenir la main. Mais ne sous-estimons jamais le courage qu’il faut pour lancer ainsi ce « nous ne pouvons rien faire de plus ». Ce qu’écrivait le poète Czeslaw Milosz : « Savoir et se taire/Voilà qui mène à l’oubli/Ce qui est dit gagne en force/Ce qui est tu est voué au néant » [7]. Si nous, les docteurs, savons et ne disons pas, la réalité et l’imminence de la mort tend vers la non-existence, et les patients et leurs proches ne peuvent s’y préparer. Comme le disait l’écrivain et chirurgien Atul Gawande : « Comment tenir compte des idées et préoccupations de la mort lorsqu’il est presque impossible de déterminer qui est mourant, d’un point de vue médical ? » [8], et le médecin et bioéthicien américain Leon Kass : « Comment réconcilier ces deux philosophies de la vie : le point de vue de la médecine de préserver la vie même au détriment de MÉDECINE décembre 2014 437 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. sa qualité, et celui d’une existence ordinaire, à la fois fragile et source d’épanouissement ? Voilà sans doute le dilemme éthique le plus profond et le plus subtil que nous ayons à résoudre » [9]. La médecine n’a pas appris quand et où s’arrêter comme si nous avions complètement occulté que la mort n’est pas nécessairement un échec médical et dans quelle mesure la prise en charge des mourants est l’une de nos tâches fondamentales. tout prix. Ne pas étirer indûment le fil de la vie. Faire le choix le plus noble. Ainsi pensait Aristote. » [10]. Ceci s’applique à la fois aux patients et à leurs médecins : chacun semble vouloir demander plus que les faits ne peuvent donner. « Devons-nous toujours intervenir, même au prix de souffrances ? Insister jusqu’à l’épuisement ? Peut-être » [10]. Il me semble que tout notre espoir repose dans ce « peut-être »... Injustice et cupidité Sur-diagnostic et sur-traitement ont au moins 4 implications sérieuses Le Global Health Expenditure Atlas 2012 de l’OMS souligne que les pays de l’OCDE consomment plus de 80 % des ressources de santé mondiales mais subissent moins de 10 % des incapacités mondiales ajustées à l’âge. Cela devrait être intenable en termes à la fois de justice globale et de capacité financière mondiale. Le problème est que ces pays sont leaders et que le reste du monde tend à les suivre, ou est poussé à le faire. C’est une histoire de cupidité insoutenable, la cupidité de ceux qui vivent dans des pays riches pour une longévité toujours plus grande, cupidité qui conduit et soutient les impératifs commerciaux et les industries de technologie médicale. Le revers de la médaille est la peur, peur que nous ou quelqu’un que nous aimons soit privé d’un traitement efficace pour des questions de coûts ou d’accès aux soins. Mais ni la peur ni la cupidité ne peuvent réellement nous aider. Les seules solutions à ces paris profondément existentiels qui ont assailli l’humanité depuis la nuit des temps sont fondées sur le courage et l’endurance, et l’acceptation des limites de la vie. L’écrivain américain Saul Bellow, toujours très conscient des profonds défis existentiels de l’humanité, a écrit dans Mr Sammler’Planet : « Quand je vois la créature humaine réclamer davantage lorsque la somme des connaissances humaines n’offre pas d’autre réponse [...], le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il est parfois plus sage et honorable de renoncer que de s’accrocher à La première est l’extension des effets adverses à ceux qui se trouvent étiquetés comme étant à risque ou ayant une maladie définie entièrement par des normes ou autres investigations aberrantes et les craintes inutiles que cela engendre ; la deuxième implique la relation directe entre sur- et sous-traitement, puisque à chaque fois que le diagnostic concerne davantage de patients, énergies et ressources sont inévitablement redirigées au détriment de ceux qui sont les plus sévèrement affectés ; la troisième concerne le risque de mettre en danger les systèmes de soins basés sur la solidarité sociale du fait de l’escalade des coûts induits ; la quatrième est le fait que l’activité biotechnique marginalise et occulte les causes socio-économiques d’un mauvais état de santé. Aussi, laissez-moi conclure avec le sociologue Zygmunt Bauman : « Être responsable ne se borne pas à suivre les règles. Pour être responsables, nous devons souvent faire fi des règles ou agir d’une façon qui leur est contraire. Seul ce genre de responsabilité peut construire un citoyen sur qui pourra s’appuyer une communauté humaine suffisamment inventive et généreuse pour relever les défis d’aujourd’hui » [11]. À chaque fois que je vois combien les guidelines actuels nous poussent au sur-diagnostic et au surtraitement, je pense à cette réflexion. Liens d’intérêts : aucun. Références : 1. Midgley M. Science and Poetry. London : Routledge Classics; 2001. 2. Mol A. Ce que soigner veut dire. Repenser le libre choix du patient (trad française). Paris: Presse des mines; 2009. 3. Rosenberg CE. The Tyranny of Diagnosis: Specific Entities and Individual Experience. The Milbank Quaterly. 2002;80(2):237-60. 4. Callahan D. The Difficult Child of Medical Progress. Bioethics Forum 2012. Sur http://childpsychaitry.thehastingscenter.org/Bioethicsforum/Post.aspx?id=5860&blogid=140 5. Ricks C. Beckett’s Dying words. Oxford: Clarendon Lectures; 1990. 6. Keller B. How to die. New York Times. October 8, 2012:A23. 7. Milosz C. Reading the Japanese Poet Issa (1762-1826). In New and collected Poems 1931-2001. London: Penguin Classics; 2005. 8. Gawande A. Letting Go. New Yorker, 27 July 2010. 9. Kass LR. Cancer and Mortality. In: Dresser R (Éd.) Malignant. Oxford: University Press; 2012. 10. Bellow S. La planète de M. Sammler (Trad. Française). Paris: Galimard; 1970. 11. Bauman Z. Alone Again : Ethics after Certainty. 1994. http://www.demos.co.uk/files/aloneagain.pdf 438 MÉDECINE décembre 2014