ÉDITORIAL Patrice Queneau Membre de l’Académie nationale de médecine Président d’honneur de l’APNET Avis de tempête sur la formation clinique ! éditorial « Trop de docteurs, peu de médecins » Dictionnaire de proverbes et dictons, Les usuels du Robert, 1989, p. 71 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. À propos, la clinique, ça sert encore à quelque chose ? Et ça peut s’enseigner dans l’hôpital-entreprise, dominé par la « pensée économique » ? Autre question... impertinente : où s’élaborent les programmes de la formation médicale des candidats à la présidence de la République ? Dans la prophétique galaxie des think tanks ? Seul COMPTE ce qui se VOIT et se COMPTE, avec RETOUR IMMÉDIAT sur investissement ! DOI : 10.1684/med.2015.1204 La formation clinique n’intéresse plus personne. Et surtout pas les « grands décideurs » armés de leurs longues vues à court terme ! On parle des mésusages de la médecine, de la gabegie des examens complémentaires demandés à tort et à travers, des traitements inutiles et inutilement dangereux... Mais qui se soucie de valoriser la formation des futurs médecins au contact des malades ? La pédagogie ? Du temps perdu pour la sacro-sainte rentabilité immédiate des CHU ? Mon Maître Édouard Lejeune était un exemple dans l’art de soigner : il enseignait la « clinique » comme repère essentiel d’une médecine de qualité, « science ET art » de guérir, de soulager et d’accompagner chaque malade ! Quel art lorsqu’il lui demandait de lui désigner avec un seul doigt là où il avait le plus mal... et soudain le diagnostic s’imposait ou, à défaut, se précisait ! La confiance ne se décrète pas Attentif à respecter le fil rouge du symptôme, Édouard Lejeune possédait cet art subtil de 100 MÉDECINE mars 2015 conquérir la confiance et la confidence des malades en leur consacrant le temps d’une écoute du moindre détail. Fidèlement, il effectuait la visite des malades chaque jour, y compris le samedi, jusqu’à 15 ou 16 heures, entouré de toute son « équipe » d’assistants, d’internes, d’externes et aussi de ses fidèles infirmières. Personne ne regardait sa montre... ou presque ! C’était cela son sacerdoce, pratiqué avec exigence et... humilité, cette vertu cardinale qui conduit à remettre en cause tout diagnostic incertain. Inlassable chercheur du meilleur traitement personnalisé, il enseignait la bonne indication, la bonne posologie, avec ce souci de la mesure qu’il formulait par cette image : « Entre trop et trop peu, il n’y a souvent que l’espace d’un fil. » Belle leçon de thérapeutique... Belle leçon de vie ! Dans le délicat registre de l’apprentissage de la décision thérapeutique, il confiait avec sa modestie naturelle : « mais je n’ai fait que transmettre ce que l’on m’a appris... ». Il écoutait avec une patiente attention la lecture de leurs observations de malades rédigées par les étudiants (les « externes » d’alors, nommés sur... concours !), convaincu que l’apprentissage des fondamentaux était là, plutôt que dans des diplômes de « qualitologie » (pardon pour elle) ! Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Il excellait dans l’apprentissage des pièges des symptômes « banals » : formes insidieuses, atypiques d’embolie pulmonaire, d’infarctus du myocarde, d’endocardite infectieuse... comme celle décelée devant la « petite douleur de l’épaule gauche » du journaliste Jean-Marc Sylvestre, qui avait failli lui-même en mourir [Ramsay, 2003]. Former à l’art du diagnostic, c’est d’abord former à E-XA-MI-NER les malades, à commencer par le TOU-CHER, avec tact et pudeur. Toucher le corps ! Quelle aventure riche en révélations : points douloureux, contractures, tuméfactions, mais aussi cette aventure émotionnelle dans la mémoire viscérale d’un corps meurtri... Percevoir que j’ai mal signifie souvent aussi je suis mal, je me sens mal, handicapé, je ne suis plus comme AVANT ! Comme ces lombalgiques qui en ont plein le dos. Que de pièges diagnostiques déjoués grâce à un examen clinique rigoureux que ne remplaceront jamais l’imagerie et la biologie demandées à l’aveugle ! Art d’écouter, de voir, de percevoir, art du toucher, art de ressentir l’intime, le subjectif, la détresse à peine dite, la médecine n’est-elle pas religion de la sensibilité ? C’est le grand art du médecin de mettre en jeu la panoplie de ses sens au service de sa science, de son expérience et de son bon sens. C’est cela qu’il faut savoir communiquer à l’étudiant, à l’interne, grâce à la formation clinique. Sensibiliser à l’art de la mise en confiance du malade, grâce à l’écoute, l’expérience et... la passion des malades, ça vaut de l’or ! L'apprentissage du TEMPS À CONSACRER AU MALADE D’abord, établir la communication avec le malade. Pas toujours facile ! Laisser le malade se confier... Sait-on que, si le médecin laisse parler ses patients jusqu’à ce qu’ils demandent eux-mêmes au médecin de reprendre la parole (Qu’est-ce que vous en pensez, docteur ?), leur temps moyen de parole s’avère étonnamment court : une minute et trente-deux secondes en moyenne ! C’est ce que révèle une étude réalisée au Centre de consultations du Département de médecine interne de l’Université de Bâle : avec des patients dont l’histoire médicale était complexe, 4 patients sur 5 terminaient leurs explications en moins de deux minutes [1]. Que d’informations perdues en n’accordant pas au patient ces bienheureuses secondes lui permettant d’exprimer librement sa plainte, avec ses mots à lui, sa mimique, son attitude. « Écoutez votre malade, il vous donne le diagnostic », confiait William Osler (1849-1919), le « père » de l’endocardite infectieuse ! Le malade n’est pas un numéro ! [2]. Personne ne doute de la révolution scientifique et technologique médicale, à condition que ces progrès soient utilisés à bon escient. Tout protocole de traitement doit être personnalisé. C’est le message des concepteurs canadiens de cette médecine « fondée sur les preuves », qui la définit comme « l’utilisation consciencieuse et judicieuse des meilleures données actuelles de la recherche clinique dans la prise en charge personnalisée de chaque patient » [3]. Il n'y pas de maladies : il n'y a que des malades ! La médecine n’est pas une science dure, théorique, obéissant à la rigueur glacée de l’anonymat. C’est une science humaine, avec son cortège d’incertitudes, sur les risques et le suivi personnalisé des traitements. Évidemment, le sur-mesure est plus exigeant que le prêt-à-porter, infiniment plus rentable pour les lobbies et vendeurs de kits ou de boîtes de pilules ! La médecine clinique n’impose pas le scanner et l’IRM pour tous. Elle requiert d’écouter et d’examiner attentivement les malades, avec le TEMPS nécessaire, AVANT de prescrire les examens complémentaires. L’exemple de l’urgence : former à diagnostiquer l’aggravation d’un malade ! La famille de cet insuffisant respiratoire appelle au secours : « Docteur, regardez, il a le souffle court, ses lèvres sont bleues » « Mon père se meurt, qu’attendez-vous ? » « Oui, oui, mais on attend les résultats de la prise de sang », rétorque le jeune interne. Heureusement, il appelle aussitôt le senior, qui transfère d’urgence le malade en réanimation. Facile, le diagnostic de gravité ? Bien sûr ! Surtout quand on est un donneur de leçons arrivé après la bataille : « y avait qu’à... » ! Former à la bonne décision thérapeutique et à son suivi La formation hospitalière (en CHU mais aussi à l’hôpital non universitaire) reste incontournable par l’immense variété des situations cliniques MÉDECINE mars 2015 101 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. offertes. Et le stage chez le praticien ne peut être bénéfique que chez un étudiant déjà rompu aux automatismes cliniques. Il ne faut pas que, sous prétexte de manque de temps, les universitaires se déchargent de cette formation sur les médecins généralistes, dont le rôle est lui aussi majeur dans toute la légitimité de son champ de compétence. Seul l’exemple des seniors peut former l’étudiant à comprendre que tout « projet thérapeutique », pesé avec un soin infini, doit acquérir un sens pour le malade et recevoir de sa part cet « accord librement consenti » [4], condition d’un co-pilotage actif et éclairé médecin-malade, avec toute l’importance du suivi. Cette éducation thérapeutique est un préalable essentiel pour responsabiliser le malade. En même temps qu’une conduite humaniste, c’est un gage d’efficacité, d’observance du traitement et de prévention d’accidents évitables. Des examens exigeants de... COMPÉTENCE et la délivrance d'un PERMIS de PRESCRIRE PERSONNALISÉ ! Cet apprentissage intime de la clinique doit se réaliser au contact étroit et quotidien du malade pendant tout le cursus des études, au bénéfice d’un compagnonnage ardent seniors-juniors. Car le « pilotage » du malade s’apprend en situation de responsabilité encadrée progressive. Si on veut améliorer la compétence des médecins, il faut que les facultés de médecine placent délibérément l’enseignement de la pharmaco-thérapeutique au cœur des 2e et 3e cycles des études de médecine. L’acquisition d’une réelle compétence thérapeutique est à ce prix. Et cette formation pratique au savoir-faire et au savoir-être doit être ÉVALUÉE par des examens exigeants de COMPÉTENCE en 2e et 3e cycles et par la délivrance finale de ce PERMIS de PRESCRIRE PERSONNALISÉ que nous appelons de nos vœux depuis des lustres [5] ! séquestre à l’excès le temps médical et pédagogique au détriment des malades et des étudiants. Haro sur cette réunionite chronique avec son cortège d’annulations, souvent tardives, des programmes opératoires, des visites et des consultations de malades ! Et cette séquestration coûte cher, paradoxalement ! Chronophage, la formation clinique par les séniors doit être revalorisée dans les CHU, dans les critères d’évaluation des procédures d’accréditation des hôpitaux comme dans celles des nominations des enseignants, qu’ils soient hospitalo-universitaires (on ne peut se contenter de les juger sur la seule recherche : publish or perish !) ou enseignants de médecine générale. Tous doivent avoir, chevillée au corps, la passion d’enseigner. Toute minute consacrée aux internes est-elle perdue pour la RENTABILITÉ IMMÉDIATE des CHU ? La formation reste-t-elle l’une des grandes priorités de CHU obsédés par leur chiffre d’affaires en un temps où seul compte ce qui se voit et se compte et où la T2A 1 règne en maîtresse des lieux ? Pas surprenant qu’à ce jeu triomphent les actes techniques, plus faciles à quantifier et à valoriser pour le payeur que la qualité pédagogique ! Qui s’intéresse « en haut lieu » à la formation au contact du malade, au moment où la « politique », trop esclave du court terme, exige des résultats chiffrés immédiatement lisibles ? Sensibilisation progressive et patiente, la pédagogie est aux antipodes de la politique-spectacle et du retour sur investissement à court terme ! Pas de chance ! Et pourtant, c’est aussi la non-qualité qui coûte cher ! Or, ceux qui crient au scandale d’une erreur d’un interne, qui est en cours d’autonomisation, sont souvent ceux qui méconnaissent l’importance de l’apprentissage au contact du malade de la démarche clinique et thérapeutique. Évaluer aussi... la motivation et la capacité des enseignants à enseigner la clinique ! Depuis quelques décennies déjà, force est de constater qu’à l’hôpital, le temps administratif 102 MÉDECINE mars 2015 1. T2A : instauration d’un nouveau mode de financement des hôpitaux dit « à l’activité ». Relire à ce sujet l’éditorial de A. Grimaldi en 2008 (disponible gratuitement sur www.revue-medecine.com [6]). Appel solennel : revaloriser la formation clinique : urgence ! Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Il ne faudra pas regretter plus tard, trop tard, que cette formation ait été dévaluée. Est-elle chronophage ? Sans aucun doute. Irremplaçable ? Tout autant. La formation clinique d’aujourd’hui est le gage de la qualité de la médecine de demain [7, 8]. Il y a urgence à revaloriser la qualité et le temps de cette formation, non par de vaines incantations, mais par des actes tels que sa prise en compte dans les évaluations des CHU et lors des concours conduisant aux nominations des médecins hospitalo-universitaires. Nommer des enseignants pour qu’ils enseignent ! Monsieur de La Palisse aurait-il dit autrement ? Les encouragements doivent venir d’en haut : directement des ministres de la Santé et... de l’Enseignement Supérieur ! Alors, oui, la formation clinique cessera d’être ce qu’elle est trop souvent devenue : la 5e roue du carrosse des CHU ! Il faut du TEMPS pour arroser les fleurs tardives de la formation médicale Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article. Références : 1. Langewitz W, Denz M, Keller A, Kiss A, Rüttimann S, Wössmer B. Spontaneous talking time at start of consultation in outpatient clinic: cohort study. BMJ. 2002;325:682-683. 2. Queneau P, Mascret D. Le malade n’est pas un numéro ! Sauver la médecine. Paris; Odile Jacob: 2004. 3. Evidence-Based Medicine Working Group. A New Approach to Teaching the Practice of Medicine, based on the User’s Guides to Evidence-based Medicine. JAMA. 1992;268:2420-5. 4. Queneau P, Ostermann G. Soulager la douleur. Paris; Odile Jacob: 1998. 5. Queneau P. Réforme LMD : délivrer un « permis de prescrire », « permis de guérir » et non... « permis de tuer »... Médecine. 2009;4:148-150. 6. Grimaldi A. L’arnaque de la T2A. Médecine. 2008;3:388-91. 7. Ambroise-Thomas P, Loisance D. Recommandations de l’académie nationale de médecine pour la formation clinique initiale des étudiants en médecine. Bull Natl Acad Med. 2005;189 – séance du 04/10/2005 8. Chabot JM. Un peu de pédagogie. Rev Prat. 2009;59:1423-4. MÉDECINE mars 2015 103