En réalité, la salle d’attente d’un médecin du vingt-et-
unième siècle ressemble à celle du médecin de mille neuf
cent. Il y a toujours des personnes qui ont des maladies
passagères qu’il faut gérer au mieux. D’autres qui
commencent des pathologies potentiellement graves
qu’il vaudrait mieux déceler à temps.
L’adjectif « grave » mérite d’ailleurs quelques précisions :
un cancer, c’est possiblement grave. Mais, par exemple,
certaines peurs d’avoir une maladie de cœur, ou certaines
douleurs au long cours, ou certaines addictions à toutes
sortes de toxiques courants, cela peut être grave aussi, en
ce sens que cela peut parfaitement gâcher la vie, celle du
patient comme celle du médecin.
D’autres patients, nombreux, nous apportent des symp-
tômes difficiles à interpréter, variables dans le temps,
souvent tenaces. Les médecins peuvent avoir tendance à
conclure que ces personnes « n’ont rien », ou plus
exactement rien « d’intéressant ». C’est précisément
cette référence floue aux nosologies connues qui fait
que ces patients sont particulièrement dignes d’intérêt
[2]. Ils posent, à eux seuls, de nombreuses questions :
–pourquoi certains donnent-ils l’impression qu’ils ne
peuvent même pas envisager une seconde de se passer de
leurs symptômes ?
–pourquoi peut-on être amenés à supposer que des
personnes, qui n’arrivent pas à dire leur mal avec des mots
se trouvent comme « obligées » de parler avec des
symptômes de leur corps ? Et ce, sans qu’elles le sachent,
ni, le plus souvent, ne l’admettent ?
–pourquoi a-t-on tendance à se sentir en échec devant
ces patients ?
–pourquoi certains malades, parmi ceux que nous
baptisons « fonctionnels », « psychosomatiques », etc.
se sentent-ils « rejetés » vers des spécialistes, vers des
psys, vers des médecines parallèles ?
–pourquoi les Facultés de Médecine ont-elles tendance à
marginaliser ces questions, pourtant essentielles ?
Parle-t-on la même langue ?
La Faculté de Médecine nous a appris que l’interrogatoire
du patient est très important. C’est d’ailleurs vrai. Mais
deux éléments ont été peu ou pas abordés :
–d’une part, les patients utilisent les mots de tous les
jours, et nous essayons de les traduire, dans un jargon de
plus en plus moléculaire. Ce langage technique médical
va d’ailleurs devenir de plus en plus physico-chimique, au
fur et à mesure que nous comprenons mieux les processus
biologiques, pathogènes en particulier ;
–d’autre part, une question courte et précise du médecin
amenant une réponse courte et précise du patient
demeure un événement positif mais qui ne résume pas
l’entretien malade-médecin. Souvent, en réponse ou non
à des questions du médecin, certains patients partent
dans des discours éventuellement interminables, à
première vue d’un intérêt limité. Nous n’avons pas
vraiment appris à prendre en compte ces discours, ni
même à les écouter. Or ils ont, évidemment, une ou des
fonctions. Ne serait-ce, par exemple, que pour occuper
l’espace en évitant d’aborder les questions difficiles.
Le prétexte du temps limité dont nous disposons nous
permet de nous auto-absoudre, alors que laisser parler un
patient peut avoir une fonction diagnostique, voire
thérapeutique [3].
Le langage sert donc à se faire comprendre, dans
l’exercice médical comme ailleurs. Le patient adapte
son langage à son médecin, du moins à l’idée qu’il se fait
des capacités de son médecin à entendre. En général,
le médecin est considéré plutôt comme un homme de
science, et il va donc falloir s’adresser à lui dans un
langage estimé scientifique : par exemple, douleur,
cholestérol, tension, poids, fatigue, sommeil, etc. Ces
notions semblent familières aussi bien au médecin qu’au
patient. Elles font appel à des connaissances, nécessaire-
ment mises à jour pendant toute la vie professionnelle.
Il peut arriver que ce langage « technique » soit suffisant,
du moins dans un certain nombre de cas.
Par contre, il est souvent possible de percevoir, derrière ce
langage d’allure technique, un deuxième langage,
comme s’il s’agissait d’un deuxième canal de communi-
cation. Ce deuxième canal laisse passer, plutôt sous forme
d’allusions, des doutes, des peurs, des ébauches de
questions sexuelles, des angoisses de mort. Deux attitudes
médicales théoriques sont possibles dans cette situation :
soit ne pas vouloir entendre ces plaintes plus ou moins
cachées, soit les détecter et vouloir à tout prix qu’elles ne
restent pas cachées. Aucune de ces deux attitudes n’est en
général pertinente, et ce n’est que dans une relation
thérapeutique, souvent au long cours, que les choses
pourront, éventuellement, se clarifier. Rien ne peut se
faire si le médecin, soit n’entend pas, soit entend trop
bien et veut aborder, « de force », le domaine psycho-
affectif plus ou moins en arrière-plan.
Certains patients, évoqués plus haut, donnent donc
l’impression qu’ils ont perdu, ou n’ont jamais eu, la
capacité à s’exprimer avec le langage habituel des mots.
Ils semblent être condamnés à parler avec des malaises,
des maladies, qui peuvent même être inquiétantes, et ce,
quelquefois pendant une vie entière. Cette situation,
fréquente, est à l’origine de beaucoup de difficultés.
Le langage étant fait pour communiquer et se compren-
dre, le risque est grand d’arriver à une incompréhension
mutuelle :
–le médecin soupçonne l’existence de problèmes cachés,
« dissimulés », ce qui l’amènerait presque à en vouloir à
son patient ;
–le malade ne comprend pas l’attitude du médecin qui
ne paraît pas toujours le prendre au sérieux.
Les conséquences de ces difficultés à se comprendre sont
faciles à constater : examens répétés, pour une réassu-
rance aléatoire, bilans spécialisés dans le même but,
ruptures éventuelles qui laissent malade et médecin
malheureux, insatisfaits l’un et l’autre [4].
Deux portes ?
Au cours de certaines consultations, il semble donc bien y
avoir deux canaux de communication simultanés entre
patient et médecin, deux portes différentes entre le
patient et nous : une porte A et une porte B.
MÉDECINE Juin 2016 245
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