ÉDITORIAL Les deux portes L’ Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Jean-Loup Rouy Ancien maître de conference libre de m edecine g en erale, UFR de Bobigny 559 rue Pipe Souris, 77350 Le Mee-surSeine [email protected] exercice de la médecine n’a pas souvent été un long fleuve tranquille. Il ne l’est toujours pas. Par exemple, pour ne pas être débordées par le coût des soins, les collectivités nationales interviennent massivement dans le dialogue entre médecin et patient : c’est sans doute une nécessité. C’est aussi une difficulté supplémentaire pour un exercice serein de la médecine. Le fameux colloque singulier se dilue, perturbé par d’innombrables intervenants, modifié par des règlements administratifs et financiers envahissants, même s’ils sont nécessaires. Pourtant, les progrès des dernières décennies ont apporté de nouveaux moyens diagnostiques et thérapeutiques. Les médecins se sentent techniquement mieux armés en ce début de siècle que leurs collègues du début du siècle dernier. DOI: 10.1684/med.2016.75 Si les possibilités techniques ont augmenté, tout n’est pas encore clair pour autant : il est toujours aussi difficile de comprendre, au cas par cas, ce qui se passe exactement entre quelqu’un qui soigne et quelqu’un qui est soigné [1]. Il y a bien quelques points de repères, quelques constantes, quelques comportements répétitifs. Mais ce qui se passe entre le Docteur A. et Monsieur X. n’a aucune chance d’être exactement superposable à ce qui se passe entre le Docteur B. et Madame Y. Aucune chance, même si Monsieur X. et Madame Y. ont, d’après la classification des maladies, la même « maladie ». Même si le Docteur A. est sorti de la même Faculté que le Docteur B. Tout le monde sait cela, mais la médecine, et en particulier la médecine générale, demeure un exercice au cas par cas. La diversité et le poids des personnalités des patients et des médecins font qu’il n’y aura jamais deux consultations exactement semblables. Les « Conduites à tenir devant telle maladie » remplissent les bibliothèques alors que les « Conduites à tenir devant tel malade » ont peu de chances de voir le jour. . . Des patients « intéressants » ? Devant la prolifération des exercices spécialisés, la médecine générale est un modèle qui aurait pu disparaître, alors qu’il est, d’après les enquêtes d’opinion, plutôt considéré comme incontournable par les patients. Dans les rangs des médecins eux-mêmes, l’idée demeure forte que les généralistes sont sans doute utiles, mais qu’ils voient peu de « vrais » malades, c’est-àdire de malades qui soient intéressants. ÉDECINE 244 MÉDECINE Juin 2016 Tout dépend de la définition du malade « intéressant » : s’il s’agit uniquement de patients à la période dite « d’état » de maladies bien répertoriées, ou de formes cliniques rarissimes de ces mêmes maladies, il y a bien des malades dits « intéressants » dans les salles d’attente des généralistes, mais pas toujours en majorité. Mais s’il nous vient à l’idée que sont également intéressantes, voire passionnantes, toutes ces personnes qui digèrent mal, qui ne dorment pas, qui ont des douleurs peu systématisables, qui sont fatiguées avant d’aller travailler, qui ont des tableaux de pathologies difficiles à comprendre, etc.. . ., alors les salles d’attente se trouvent pleines de patients intéressants, voire captivants. Sans compter que certains symptômes d’allure banale peuvent précéder, parfois pendant longtemps, l’apparition de pathologies sévères, ce qui impose une attention soutenue. En réalité, la salle d’attente d’un médecin du vingt-etunième siècle ressemble à celle du médecin de mille neuf cent. Il y a toujours des personnes qui ont des maladies passagères qu’il faut gérer au mieux. D’autres qui commencent des pathologies potentiellement graves qu’il vaudrait mieux déceler à temps. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. L’adjectif « grave » mérite d’ailleurs quelques précisions : un cancer, c’est possiblement grave. Mais, par exemple, certaines peurs d’avoir une maladie de cœur, ou certaines douleurs au long cours, ou certaines addictions à toutes sortes de toxiques courants, cela peut être grave aussi, en ce sens que cela peut parfaitement gâcher la vie, celle du patient comme celle du médecin. D’autres patients, nombreux, nous apportent des symptômes difficiles à interpréter, variables dans le temps, souvent tenaces. Les médecins peuvent avoir tendance à conclure que ces personnes « n’ont rien », ou plus exactement rien « d’intéressant ». C’est précisément cette référence floue aux nosologies connues qui fait que ces patients sont particulièrement dignes d’intérêt [2]. Ils posent, à eux seuls, de nombreuses questions : – pourquoi certains donnent-ils l’impression qu’ils ne peuvent même pas envisager une seconde de se passer de leurs symptômes ? – pourquoi peut-on être amenés à supposer que des personnes, qui n’arrivent pas à dire leur mal avec des mots se trouvent comme « obligées » de parler avec des symptômes de leur corps ? Et ce, sans qu’elles le sachent, ni, le plus souvent, ne l’admettent ? – pourquoi a-t-on tendance à se sentir en échec devant ces patients ? – pourquoi certains malades, parmi ceux que nous baptisons « fonctionnels », « psychosomatiques », etc. se sentent-ils « rejetés » vers des spécialistes, vers des psys, vers des médecines parallèles ? – pourquoi les Facultés de Médecine ont-elles tendance à marginaliser ces questions, pourtant essentielles ? Parle-t-on la même langue ? La Faculté de Médecine nous a appris que l’interrogatoire du patient est très important. C’est d’ailleurs vrai. Mais deux éléments ont été peu ou pas abordés : – d’une part, les patients utilisent les mots de tous les jours, et nous essayons de les traduire, dans un jargon de plus en plus moléculaire. Ce langage technique médical va d’ailleurs devenir de plus en plus physico-chimique, au fur et à mesure que nous comprenons mieux les processus biologiques, pathogènes en particulier ; – d’autre part, une question courte et précise du médecin amenant une réponse courte et précise du patient demeure un événement positif mais qui ne résume pas l’entretien malade-médecin. Souvent, en réponse ou non à des questions du médecin, certains patients partent dans des discours éventuellement interminables, à première vue d’un intérêt limité. Nous n’avons pas vraiment appris à prendre en compte ces discours, ni même à les écouter. Or ils ont, évidemment, une ou des fonctions. Ne serait-ce, par exemple, que pour occuper l’espace en évitant d’aborder les questions difficiles. Le prétexte du temps limité dont nous disposons nous permet de nous auto-absoudre, alors que laisser parler un patient peut avoir une fonction diagnostique, voire thérapeutique [3]. Le langage sert donc à se faire comprendre, dans l’exercice médical comme ailleurs. Le patient adapte son langage à son médecin, du moins à l’idée qu’il se fait des capacités de son médecin à entendre. En général, le médecin est considéré plutôt comme un homme de science, et il va donc falloir s’adresser à lui dans un langage estimé scientifique : par exemple, douleur, cholestérol, tension, poids, fatigue, sommeil, etc. Ces notions semblent familières aussi bien au médecin qu’au patient. Elles font appel à des connaissances, nécessairement mises à jour pendant toute la vie professionnelle. Il peut arriver que ce langage « technique » soit suffisant, du moins dans un certain nombre de cas. Par contre, il est souvent possible de percevoir, derrière ce langage d’allure technique, un deuxième langage, comme s’il s’agissait d’un deuxième canal de communication. Ce deuxième canal laisse passer, plutôt sous forme d’allusions, des doutes, des peurs, des ébauches de questions sexuelles, des angoisses de mort. Deux attitudes médicales théoriques sont possibles dans cette situation : soit ne pas vouloir entendre ces plaintes plus ou moins cachées, soit les détecter et vouloir à tout prix qu’elles ne restent pas cachées. Aucune de ces deux attitudes n’est en général pertinente, et ce n’est que dans une relation thérapeutique, souvent au long cours, que les choses pourront, éventuellement, se clarifier. Rien ne peut se faire si le médecin, soit n’entend pas, soit entend trop bien et veut aborder, « de force », le domaine psychoaffectif plus ou moins en arrière-plan. Certains patients, évoqués plus haut, donnent donc l’impression qu’ils ont perdu, ou n’ont jamais eu, la capacité à s’exprimer avec le langage habituel des mots. Ils semblent être condamnés à parler avec des malaises, des maladies, qui peuvent même être inquiétantes, et ce, quelquefois pendant une vie entière. Cette situation, fréquente, est à l’origine de beaucoup de difficultés. Le langage étant fait pour communiquer et se comprendre, le risque est grand d’arriver à une incompréhension mutuelle : – le médecin soupçonne l’existence de problèmes cachés, « dissimulés », ce qui l’amènerait presque à en vouloir à son patient ; – le malade ne comprend pas l’attitude du médecin qui ne paraît pas toujours le prendre au sérieux. Les conséquences de ces difficultés à se comprendre sont faciles à constater : examens répétés, pour une réassurance aléatoire, bilans spécialisés dans le même but, ruptures éventuelles qui laissent malade et médecin malheureux, insatisfaits l’un et l’autre [4]. Deux portes ? Au cours de certaines consultations, il semble donc bien y avoir deux canaux de communication simultanés entre patient et médecin, deux portes différentes entre le patient et nous : une porte A et une porte B. MÉDECINE Juin 2016 245 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. – Par la porte A, qui est plutôt bien ouverte en général, patient et médecin communiquent avec les mots des Facultés de Médecine : douleur, digestion, éruption, cholestérol, tension artérielle, etc. Depuis quelque temps, le vocabulaire des patients s’est enrichi avec Google et Wikipedia, sans que ce soit toujours bénéfique. Pour que la communication par cette porte soit efficace, il faut se mettre d’accord sur la signification technique de chaque mot, ce qui n’est pas toujours évident, le « foie » du patient n’étant pas forcément celui du médecin. Il est également nécessaire que le médecin soit aussi à jour que possible au niveau de ses connaissances. Mais, d’une façon générale, quitte à se faire aider par des examens biologiques, radios et autres collègues spécialistes, les choses, même complexes, se passent plutôt bien par cette porte A. – C’est par la porte B que les choses sont plus difficiles. D’abord, elle n’est pas toujours franchement ouverte, et ce n’est pas étonnant. En effet, par cette porte-ci, le patient se plaint, ou voudrait donc plus ou moins se plaindre, de peurs, désirs, mort, sexualité. Au lieu de présenter des éléments biologiques mesurables, il aimerait, plus ou moins confusément, amener le médecin sur un terrain difficile, une difficulté venant du fait que le médecin peut se sentir personnellement concerné par ces problèmes, non seulement en tant que médecin mais aussi en tant qu’homme. De plus, ces sujets sont, à juste titre, considérés comme difficiles et donc périlleux. Il est bien tentant de se déclarer incompétent dans ces domaines. Et les choses sont en fait encore bien plus RÉFÉRENCES 1. Balint M. Le médecin son malade et la maladie. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1966. 2. Bury J. Comment passer du « vous n’avez rien. . . qui m’intéresse » à « ce qui m’intéresse, c’est que vous n’avez rien ». Psychologie médicale 1977 ; 9 : 2353-8. 246 MÉDECINE Juin 2016 complexes : tout se passe comme si cette fameuse porte B avait deux clefs, une détenue par le patient, l’autre par le médecin. Parfois, le patient voudrait ouvrir la porte avec sa clef, mais la clef du médecin la maintient fermée. Parfois, percevant une demande dans ce domaine, le médecin ouvre avec sa clef, espérant des confidences, mais c’est le patient qui garde son côté fermé. Rien ne bougera, sauf si chacun ouvre en même temps avec sa clef. . . Pourquoi ne pas imaginer, au risque de caricaturer, que si les demandes pressantes du patient se heurtent à une porte B fermée, ses demandes par la porte A vont aller en s’accentuant ? Autrement dit, que notre patient ne va pas aller mieux, voire qu’il va aller plus mal si on l’a mal entendu ? Il y a là un sujet de recherche permanente et inaboutie. L’objectif final est de faire qu’il n’y ait qu’une seule porte. Les progrès dans ce domaine sont loin d’être certains tant la communauté médicale est persuadée que les gênes et les molécules vont finir par tout expliquer. Ce qui pourrait enfin permettre de fermer définitivement cette malheureuse porte B. Ouverte ou fermée, la complexité de la nature humaine étant ce qu’elle est, il y a peu de chances de se débarrasser de cette porte B tout de suite. Essayer d’en tenir compte serait peut-être plus réaliste. Mais, c’est vrai, ce n’est pas facile. ~Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article. 3. Balint E, Norell JS, Barisse R. Six minutes par patient : interactions en consultations de médecine générale. Paris : Payot, 1976. 4. Rouy JL, Pouchain D. Relation médecin-malade et médecine générale. Encycl Med Chir AKOS Encyclopédie Pratique de Médecine 2003 ; 1-0025.