La relation de soin face à la vulnérabilité et ses conséquences

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Tribune de réflexion éthique
Hématologie 2012 ; 18 (1) : 76-9
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La relation de soin face à la
vulnérabilité et ses conséquences
Chantal Bauchetet
Cadre de santé
Comité d’éthique de la SFH
<[email protected]>
La communication en situation de soin est sujette à de multiples interprétations.
Cela est déjà si complexe dans un dialogue de la vie courante que l’on imagine
sans peine ce que cela peut donner dans un entretien d’ordre médical.
La vulnérabilité est quant à elle indissociable de la condition humaine, où elle
s’exprime de manière multiforme. Est-elle définissable au-delà des dictionnaires ?
Existe-t-il un curseur qui délimiterait un niveau au-delà duquel la vulnérabilité mériterait d’être objet de toutes les attentions ?
À chacun ses représentations, selon ses critères propres. Trouver le point d’ancrage
permettant au patient d’exprimer sa propre vulnérabilité suppose que la « permission » lui en soit accordée. Les entretiens en situation de soin utilisent rarement cette
approche : soit le soignant ne souhaite pas être intrusif, soit il n’a aucune idée de
ce qui fragilise le patient et n’éprouve pas le besoin de savoir ce qui, peut-être,
remettrait en question le processus envisagé, soit il est lui-même vulnérable et son
écoute ne lui permet pas d’être ouvert à autrui.
Un patient qui vient de vivre un événement douloureux dans sa vie professionnelle
ou privée est un être vulnérable. Les problèmes relationnels humains, le fait de
ne pas se sentir aimé, la frustration, la perte d’estime de soi ou l’appartenance
à un groupe de personnes discriminées sont parmi les nombreuses circonstances
porteuses de blessures, qu’une annonce de maladie va renforcer. Or, le patient
ne livre pas spontanément ces zones d’ombre – dont il n’a d’ailleurs pas toujours
conscience, car obligé de « faire avec »
Il est souvent possible d’intervenir de manière pragmatique dans les situations
caractéristiques de la vulnérabilité (précarité, grand âge) ; mais la vulnérabilité estelle toujours aussi évidente à repérer ? Quid des vulnérabilités plus souterraines ?
L’annonce de la maladie grave met au jour une fragilité liée à la vie elle-même,
à la découverte de sa finitude possible ; elle exacerbe des sentiments parfois très
enfouis, faisant craindre au patient de perdre son autonomie et son autodétermination.
La déstabilisation que cela produit est elle-même une vulnérabilité, qu’il va découvrir sans forcément parvenir à la gérer et qui sera encore aggravée par les
annonces successives. La communication peut s’avérer alors extrêmement floue
et les messages bien aléatoires.
Paul Ricœur dit : « Ce qui caractérise la communication c’est d’être unilatérale. »
L’information risque de passer à côté de l’essentiel, voire être contre-productive si
elle s’inscrit dans un cadre systématique ne prenant pas en compte la singularité
d’échange entre deux personnes particulières (« Parce que c’était lui, parce que
c’était moi », pour paraphraser Montaigne).
Tirés à part :
C. Bauchetet
Hématologie, vol. 18, n o 1, janvier-février 2012
Pour citer cet article : Bauchetet C. La relation de soin face à la vulnérabilité et ses conséquences. Hématologie 2012 ; 18 (1) : 76-9
doi:10.1684/hma.2012.0664
doi:10.1684/hma.2012.0664
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Aborder la personne soignée dans sa complexité
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Comment savoir ce que le patient a en tête au moment
de l’annonce ? Sa représentation sera bien évidemment en
résonance avec son histoire de vie, ses craintes et espoirs
personnels, et non liée uniquement à la maladie.
Si les soignants, de leur côté, avec leur propre système de
valeurs, attendent uniquement que les réponses soient liées
aux questions posées sans aller plus loin dans l’histoire du
patient, il y a dissymétrie et les informations que le patient
souhaiterait donner sur ses préoccupations majeures ne sont
pas entendues, car non exprimées dans ce moment-là.
La tendance de l’époque est au « tout communication »,
mais qui sait réellement communiquer en dehors des schémas théoriques bien appris de questions-réponses ? Quelles
sont les attentes réciproques ? Assurément elles divergent et
se situent sans doute dans des interstices qui ne s’énoncent
pas, l’incertitude de perception est grande.
Quand, dans une consultation d’annonce un patient
demande : « Il me reste combien de temps ? », que demandet-il ? Combien de temps pour quoi ? Pour vivre ? Pour mourir ?
Pour être encore ce qu’il est depuis toujours ? Pour retrouver
une vie normale ? La palette est infinie et les « dialogues
de sourds », voire la fuite ou le mensonge, ne sont pas
loin. Comment répondre à cette question perturbante, sinon
impossible, face à un patient sidéré et donc déjà en situation
de compréhension bouleversée ? Le risque d’augmenter son
désarroi est fort et peut créer un immense malentendu.
Même si le patient comprend parfaitement la gravité de ce
qui lui arrive, peut-être n’est-ce pas pour lui le plus grave, et
qui à ses yeux serait plutôt, par exemple, la crainte, réelle
ou fantasmée, que le conjoint ne supporte pas la maladie et
s’éloigne, ou que les enfants de la famille soient livrés à la
garde de l’autre parent, violent ou absent, ou encore tous les
soucis financiers qui vont découler de la maladie. Difficile
d’avouer cela au médecin, c’est pourtant la préoccupation
majeure de la personne, celle qui amoindrit sa capacité à
intégrer les informations et limite sa projection vers l’avenir.
De fait, il est impossible d’appréhender les histoires de vie
intimes d’un patient : il lui appartient de choisir de les partager ou non. Des mécanismes de défense se mettent en place
chez l’informateur autant que chez le récepteur, brouillant
encore les messages : (« Celui qui n’a pas envie de dire à
celui qui n’a pas envie d’entendre. » N. Alby)
Par ailleurs, utiliser des vocables censés être rassurants
– « petit » examen, « petite » chimiothérapie – sont-ils propices à la confiance ? Cela ne crée-t-il pas au contraire un
sentiment d’infantilisation, de dépendance, bien plus inquiétant qu’une information rationnelle mettant à contribution
l’intelligence du patient, et sa compréhension ?
La communication vraie suppose une disponibilité d’écoute,
et l’engagement humain qu’elle suppose est difficile à mettre
en œuvre en ces temps de pénurie de professionnels. Le
soignant reste souvent sur son intention première : faire passer son information dans un temps qui est le sien, souvent
Hématologie, vol. 18, n o 1, janvier-février 2012
rapide et centré sur ce qu’il juge essentiel. Mais quel est
celui du patient dans cette temporalité, qui pour lui est bien
différente ?
On voit bien la complexité de ce lien éphémère et improbable
entre deux mondes appelés à se côtoyer, mais sans jamais
s’interpénétrer ni se connaître complètement.
La recherche d’une relation symétrique primordiale dans ces
moments si particuliers s’inscrit alors dans une alchimie subtile entre écoute et désir de relations réciproques, ouvrant à
chacun la capacité de comprendre et de décoder les enjeux
derrière les mots de l’autre.
Reconnaissance de la fragilité des
proches face aux bouleversements
liés à la maladie
Avec les progrès des sciences et de la médecine, les pathologies hématologiques deviennent chroniques ou de longue
durée, et bouleversent l’équilibre de vie des patients et leurs
proches. Longtemps, ces proches ont été tenus à distance ;
mais avec les dernières lois relatives aux droits du patient,
ils sont plus largement intégrés dans le processus de soin,
sans pour autant que leurs fragilités propres soient prises en
compte. Or, paradoxalement les contraintes hospitalières et
la diminution des temps d’hospitalisation font de plus en plus
de ces proches des « acteurs-partenaires » de la maladie
et de ses traitements sur des temps longs, les obligeant à
prendre des responsabilités pour lesquelles ils ne sont pas
préparés.
Dans la relation soigné-soignant, l’attention se porte prioritairement sur la souffrance des patients, mais qu’en est-il de
celle des proches ? N’est-elle pas sous-estimée, voire ignorée ? Et d’ailleurs, qu’en connaissent les soignants ? Quelle
communication peut-on alors mettre en place avec eux ?
La famille fonctionne en microcosme, basé sur un système de
loyauté : de façon quasi systématique le proche « s’oublie »,
jugeant que la personne qui souffre est celle qui est malade,
et qu’il faut protéger (parfois même jusqu’à la surprotection).
C’est, de fait, une assistance à double sens, le patient protégeant ses proches, qui le protègent à leur tour en exprimant
rarement ce qui leur pose à eux-mêmes des problèmes.
Les soignants deviennent alors dépositaires privilégiés de
confidences que les patients et les proches ne s’autorisent pas
à se dire, ce qui créée des dysfonctionnements communicationnels aussi bien dans l’équipe que dans la famille. Que de
fois n’a-t-on pas entendu « Ne le dites pas à mon conjoint,
je ne veux pas l’inquiéter » ? Les modèles de communication
intrafamiliale sont bien difficiles à mettre en évidence, et le
sens donné à la maladie peut se heurter à celui des soignants
dont les valeurs sont multiples.
On peut définir quatre grands groupes de proches : les
parents, les enfants, la fratrie, les conjoints qui tous voient,
pour un temps, leurs rôles et places bouleversés.
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Cette notion de « proches » peut être étendue aux amis, qui
ne sont pas reconnus comme tels « officiellement », même
s’ils jouent un rôle primordial dans la vie du patient. Il est
vrai, comme on a coutume de le dire, que si l’on ne choisit
pas sa famille, en revanche on choisit toujours ses amis, et
cela les rend infiniment précieux dans les périodes difficiles.
Mais l’institution est souvent sourde à ces considérations et
se retranche trop souvent derrière le proche « officiel », celui
qui figure à la rubrique « personne à prévenir ».
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La notion de « proche » est d’ailleurs à considérer en double
sens tant l’humain, celui qui est malade et celui qui ne l’est
pas, est toujours le proche de l’autre.
Concernant les parents malades, cette situation entraîne
inévitablement des glissements de fonctions intrafamiliales :
la maladie de telle jeune maman oblige, de fait, son conjoint
à prendre de nouvelles attributions, pour lesquelles il peut
se sentir démuni s’il ne les pratique pas habituellement. Les
enfants risquent alors de doublement souffrir, de la maladie
de leur mère mais aussi de l’embarras de leur père et de
son changement de statut auquel ils ne sont pas habitués.
L’effet peut en être bénéfique, par la « redécouverte » de son
parent, mais il peut aussi être négatif, si ses compétences ne
sont pas au rendez-vous ou mal comprises, ou encore générer
de l’inquiétude quand cette substitution prend toute la place
dans la relation. Ce nouveau rôle bouleverse le schéma familial mais aussi social, puisque les nouvelles attributions du
conjoint viennent s’ajouter à celles, préexistantes, et parfois
exclusives, dévolues au travail.
À l’inverse, si le père est malade et ne peut plus travailler,
les enfants perdent leurs repères, surtout si la mère est dans
l’obligation d’assurer seule le bien-être familial, y compris
l’apport financier. Dans tous les cas les bases de fonctionnement de la famille se compliquent considérablement, et
l’épuisement physique et psychique du proche-aidant survient d’autant plus qu’il ne souhaite pas « se plaindre ».
Enfermé dans la relation au malade il n’envisage pas volontiers de demander de l’aide pour lui-même et s’isole. Mais
ces exemples ne sont pas généralisables, et le propos n’est
pas de stigmatiser tel ou tel modèle familial.
Le conjoint, qu’il soit homme ou femme, se trouve en première ligne pour affronter les dysfonctionnements induits par
la maladie. Celle-ci peut entraîner des réactions diverses, rapprocher et souder le couple, ou au contraire l’éloigner et le
faire éclater. Les relations de couple sont indiscernables pour
les soignants, c’est une histoire d’intimité qui n’appartient
qu’aux personnes concernées. Ceci est particulièrement vrai
pour les « vieux » couples dont le conjoint lui-même âgé et/ou
en mauvaise santé se retrouve dans l’incapacité de s’occuper
de la personne malade.
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On peut aussi citer l’exemple d’enfants adultes devenant, par
la force des choses, les parents de leurs propres parents si
leur état de santé le nécessite. Que de perturbations dans la
cellule familiale !
Quant aux parents d’enfants malades, quel que soit leur âge,
mais bien plus encore s’il s’agit d’enfants ou d’adolescents,
la confrontation à la possible perte de cet enfant est légitimement vécue comme insupportable et contre nature, le
sentiment d’injustice, parfois de culpabilité, prend toute la
place dans la relation, la rendant difficilement exprimable.
Si certains parviennent à transcender leur souffrance en
l’exprimant (écriture, film, spiritualité, engagement associatif), nombre de ces parents risquent un deuil pathologique
s’ils ne trouvent pas de soutien dans l’équipe ou l’entourage.
Par ailleurs la fratrie est peu prise en compte, ce sont souvent
de jeunes enfants « interdits de séjour » dans le système hospitalier, que l’on éloigne de la maladie au risque de les laisser
fantasmer le pire, alors même que leurs parents portent toute
leur attention sur l’enfant malade et qu’ils se sentent délaissés.
Un travail familial avec un psychologue peut permettre alors
l’expression et la compréhension des angoisses de chacun,
et, là aussi, les mentalités changent doucement.
Comment aider le non-malade si l’on part du postulat qu’un
proche-aidant est lui aussi un humain en besoin ? La prise
en compte de leur souffrance est un énorme chantier de
recherche, dès lors que les soignants y sont sensibilisés.
Comment faire alliance avec ces proches ? Nos organisations de soin prévoient peu, voire pas, cette prise en compte
qui se révèle pourtant essentielle à la bonne harmonie familiale et à une continuité des soins effective, puisqu’elle repose
sur l’investissement de cette famille lors du retour au domicile.
Parmi toutes ces difficultés, il ne faut pas occulter la notion
de précarité sociale, que l’on voit de plus en plus dans
ces périodes de crise économique. Comment pourrait-il y
avoir une quiétude familiale si des embarras financiers, voire
des situations de surendettement ou de chômage prolongé,
induisent déjà un retrait de la vie sociale aggravé parfois de
troubles anxieux ou dépressifs allant jusqu’aux addictions ? Il
faut également parler des dépenses supplémentaires induites
par la maladie et qui ne sont pas prises en compte (frais de
garde des enfants ou d’aide aux personnes malades, trajets non remboursés, temps d’accompagnement non pris en
compte. . .), La sérénité souhaitable devient alors bien incertaine.
En outre, la loi préconise une personne de confiance : ce
sera celle qui relaiera le choix décisionnel en lieu et place
du patient s’il est hors d’état de l’exprimer lui-même ; c’est
une prérogative essentielle pour le confort moral du patient,
surtout si c’est elle qui détient ses directives anticipées.
On voit bien l’importance de prendre en considération toutes
ces personnes, « proches » à des degrés divers, sur lesquels il
revient aux soignants, non de prioriser, mais au contraire de
s’enquérir auprès du patient, pour qu’il ne se sente ni morcelé
ni amputé des personnes importantes pour lui. Son sentiment
de sécurité et la confiance qu’il place dans les soignants sont
à ce prix ; mais sommes-nous prêts à bousculer les habitudes
institutionnelles basées sur le respect du secret professionnel,
Hématologie, vol. 18, n o 1, janvier-février 2012
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difficile à transgresser, et à prendre toute la mesure des questions nouvelles induites par les modifications sociétales liées
à la famille élargie ? Encore faut-il que le patient nous dévoile
lui-même qui, dans son entourage, est réellement important
pour lui.
La place de la réflexion éthique et des soins de support prend
toute son importance, dans ces conditions, pour repérer les
situations problématiques pour les bénéficiaires, et tenter d’y
trouver des solutions. D’où l’importance d’élaborer avec le
patient et ses proches un projet de vie, et de mener son suivi
sur la durée nécessaire. Cette alliance est subordonnée à
une cohérence de l’équipe agissant en confiance avec les
personnes soignées.
Le manque de moyens institutionnels est actuellement un frein
à une totale prise en charge de l’entourage. . . Mais quel
entourage ? Et d’ailleurs, est-ce souhaitable ? N’y aurait-il
pas intrusion ? Est-ce son désir, du reste, dans ce moment
qui sera peut-être une dernière occasion de manifester son
attachement indéfectible à son proche malade.
C’est là que les professionnels, dans un souci majeur de
prêter attention non seulement au patient mais aussi aux personnes qui l’entourent, doivent faire preuve d’une écoute
attentive et sans jugement à ce qu’il n’est jamais facile
d’avouer de ses difficultés ou de ses failles pour mieux étudier
ensemble les possibilités d’y apporter des réponses. C’est
tout l’enjeu de la relation de soin. 79
Hématologie, vol. 18, n o 1, janvier-février 2012
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