Sciences Sociales et Santé, Vol. 31, n° 4, décembre 2013 Avoir raison de la souillure : l’observance de l’hygiène des mains en milieu hospitalier Mélinée Schindler* Résumé. Le risque infectieux observé en milieu hospitalier prend la forme d’un paradoxe : en effaçant les frontières entre soignants et patients, entre normal et pathologique, les infections nosocomiales menacent ceux-là mêmes qui sont censés les prévenir, à la fois dans leur intégrité physique et dans leur identité professionnelle. Aux Hôpitaux universitaires de Genève, 38 professionnels de la santé témoignent de leurs résistances à observer le strict protocole de l’hygiène des mains lorsqu’il interfère avec le contact patient. La double contrainte qui met les soignants en demeure d’assurer à la fois un contact aseptique et une bonne relation au malade déplace le problème de l’observance vers un espace plus social que médical, plus rituel que technique. doi: 10.1684/sss.2013.0401 Mots-clés : infections nosocomiales, hygiène des mains, contact aseptique, résistance. * Mélinée Schindler, sociologue, Université de Genève, boulevard du Pont-d’Arve 27, 1205 Genève, Suisse ; [email protected] 6 MÉLINÉE SCHINDLER Les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), sous l’impulsion du professeur Didier Pittet, ont promu dans les années 1990 l’usage généralisé d’une solution hydro-alcoolique pour la désinfection des mains. À l’instar de la solution de chlorure de chaux introduite dans un hôpital viennois, 150 ans auparavant, par I. Semmelweis qui a fait chuter spectaculairement la mortalité due aux fièvres puerpérales, la solution genevoise a entraîné sur le site une réduction de moitié des infections nosocomiales. Si le danger infectieux demeure, le contexte a changé. L’environnement miasmatique du XIXe siècle a fait place à un « nouvel » ennemi, les bactéries, du moins celles qui ont développé une multirésistance due essentiellement au mésusage des antibiotiques et aux excès antibactériens (Levy, 1999 ; Pittet et Boyce, 2001). Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les infections nosocomiales représentent l’un des problèmes majeurs de santé publique que connaissent les sociétés à l’heure de la globalisation. Les chiffres sont connus : 5 à 10 % des malades hospitalisés sont atteints par ces infections dans les pays développés, jusqu’à 25 % dans les pays en développement, soit au total 1,4 million de personnes chaque jour dans les hôpitaux à travers le monde (Spiroux et Rambaud, 2008 ; WHO, 2008). L’incidence de ce phénomène iatrogénique entraîne une morbidité et des surcoûts hospitaliers considérables. Confronté à la nécessité de favoriser l’augmentation du taux d’observance de l’hygiène des mains, le service Prévention et contrôle de l’infection (SPCI) des HUG a souhaité une contribution de la sociologie à ses recherches. L’hypothèse de départ était que l’observance ne dépendait pas que de la seule compréhension de la pathogénie infectieuse à la base des protocoles d’hygiène, mais plus largement de facteurs anthropologiques et sociologiques. Serait-il possible d’évaluer les perceptions que le personnel soignant associe aux notions telles que le risque, le danger, la propreté, la souillure, de manière à obtenir une explication rationnelle de la variation des comportements en matière d’hygiène manuelle ? Dûment mandatée, nous avons mené une enquête auprès de 38 soignants en 8 séances d’entretiens de groupe. Ces échanges ont confirmé de manière assez uniforme les constats dominants chez les spécialistes en prévention des infections : la protection de soi l’emporte sur la protection de l’autre, les infirmières sont plus « observantes » que les médecins, la pratique répétée du geste aseptique n’est pas toujours facile (Lankford et al., 2003 ; Pittet et al., 1999). Mais, au-delà de ces constats sans surprise, nous avons découvert au fil de l’étude un certain nombre de résistances qui s’organisent autour de deux axes. Le premier concerne ce que les professionnels appellent le « contact patient », et que nous nous proposons de nommer ici « contact aseptique ». Le soignant est mis en demeure de AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 7 conjoindre un geste social et un geste médical. A-t-on bien mesuré l’écart, parfois insurmontable, qu’il y a entre une main tendue et sa préalable désinfection en 30 secondes par une gestuelle réglée ? Le deuxième axe, comme une voix en sourdine qui se fait entendre dans les données orphelines de notre enquête, c’est la critique de l’hégémonie antibactérienne qui règne à l’hôpital. Le risque nosocomial, au sens premier de ce qui peut s’attraper comme maladie (nosos) dans le moment même où l’on soigne (komein), a un effet de déstabilisation des positions identitaires au sein de l’institution hospitalière. Les soignants craignent qu’une surveillance accrue de l’observance de leur hygiène manuelle, en ne reconnaissant pas le rôle que jouent les savoirs profanes qui sous-tendent leurs gestes, laisse planer un doute sur leurs compétences spécifiques en pratique des soins. Mais, surtout, ils ont conscience d’un risque de rupture dans la confiance que les malades mettent en eux. Pris entre deux feux, ils composent une manière de faire plurielle qui répond, au cas par cas, à l’injonction préventive et à l’injonction relationnelle. La prévention des infections nosocomiales aux Hôpitaux universitaires de Genève L’institution au sein de laquelle nous avons mené notre enquête constitue le plus important lieu de soins en territoire helvétique. Selon les données de 2008, les HUG emploient plus de 8 000 personnes, comptabilisent plus de 700 000 journées d’hospitalisation et plus de 2 000 lits pour un taux d’occupation de 95 %. Pour cette même année 2008, les HUG recensent 900 cas de staphylocoques dorés résistant à la méticilline (MRSA), 250 cas d’entérobactéries productrices de l’enzyme Blactamase à spectre élargi (ESBL), 90 cas de diarrhées associées au Clostridium difficile et 100 cas d’infections primaires sur cathéter. Outre les incidences des virus (grippe, varicelle, hépatites), on rencontre également des cas d’infections à streptocoques, pseudomonas et acinobacters (1). Le service avec lequel nous avons collaboré se nomme « Service prévention et contrôle de l’infection ». Il a été créé en 1992 par le professeur Didier Pittet, principal référent de l’OMS en matière de contrôle de (1) Ces données épidémiologiques nous ont été communiquées par le Dr Hugo Sax. Pour une comparaison avec les Centres hospitaliers français, voir les chiffres selon Ellenberg (2005). 8 MÉLINÉE SCHINDLER l’infection et de l’hygiène des mains. Le SPCI est composé de 14 infirmiers et 12 médecins spécialisés, auxquels sont associés 12 collaborateurs (épidémiologistes, microbiologistes, ingénieurs biomédicaux et laborantins). Depuis plusieurs années, le SPCI participe activement à la World Alliance for Patient Safety, un projet de l’OMS, en élaborant une expertise Geneva Model sur la prévention de la transmission des bactéries multirésistantes. Il s’agit in fine de construire un modèle capable d’être adapté à d’autres institutions afin de diminuer la transmission des infections à l’hôpital. En 2000, le professeur Pittet et son équipe publient dans The Lancet les résultats d’une première expérience d’une amélioration durable de l’hygiène des mains. Une campagne multimodale de promotion, comprenant notamment l’usage approprié d’une solution hydro-alcoolique, fait passer l’observance de 48 % en 1994 à 66 % en 1997, et coïncide avec une réduction de moitié des infections nosocomiales et de la transmission des staphylocoques dorés résistant à la méticilline (Pittet et al., 2000). À la suite de cette amélioration significative, le SPCI poursuit la stratégie multimodale de surveillance et de promotion de l’hygiène des mains (avec observation standardisée) qui se base sur les principes suivants : utilisation d’un produit hydro-alcoolique selon les cinq indications pour l’hygiène des mains (2), enseignement de ces indications à l’ensemble du personnel soignant, surveillance de l’observance et retour d’expérience, ainsi que promotion de la culture de sécurité au plan institutionnel. Cependant, malgré les efforts accomplis, les taux d’observance de l’hygiène des mains par secteur et par profession n’augmentent pas suffisamment depuis dix ans. En conséquence, le SPCI initie une nouvelle étude promotionnelle afin d’atteindre un niveau d’excellence en hygiène des mains (augmentation attendue de 20 % sur la base d’un taux actuel de 60 %). C’est alors qu’émerge l’idée d’associer la sociologie à cette recherche afin de mieux identifier les facteurs favorisant ou limitant l’hygiène des mains au cours des soins. À l’orée de l’enquête, nous connaissions les deux caractéristiques du comportement hygiénique les mieux décrites dans la littérature spécialisée (Amiel, 2005 ; Carricaburu, 2009 ; Lankford et al., 2003 ; Pittet et al., 1999). L’observance de l’hygiène des mains varie en fonction du groupe professionnel d’appartenance : elle est moins bonne chez les médecins que (2) Ces indications se rapportent aux cinq moments où il est recommandé de pratiquer l’hygiène des mains : avant un contact patient, avant un geste aseptique, après une exposition à des liquides biologiques, après le contact patient, après être sorti de la zone patient (Sax et al., 2007). AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 9 chez les infirmières. Et cette même observance varie d’un moment à l’autre des soins ou de la consultation médicale : les soignants se désinfectent les mains sensiblement plus après avoir été en contact avec un malade (70 %) qu’avant d’entrer en contact avec lui (40 %). Cette dernière caractéristique retient une grande partie de l’attention du SPCI : malgré les nouvelles procédures d’hygiène apprises et éprouvées, rien n’explique clairement pourquoi l’observance est moins bonne avant qu’après le contact patient. C’est à ce point d’interrogation que se situe notre regard sociologique, qui va s’intéresser aux représentations que se font les soignants des catégories du sale et du propre telles qu’elles sont vécues dans le quotidien hospitalier. Anthropologie de la souillure La sociologie peut-elle prétendre résoudre l’énigme qui surprend les experts de l’hygiène ? Toutes les armes du cognitivo-comportementalisme, des théories du choix rationnel, de la déviance positive, du comportement planifié, semblent avoir été mobilisées par la communauté des chercheurs pour cerner le problème de l’observance de l’hygiène des mains en situation hospitalière. Pour preuve, les 1 168 références bibliographiques des dernières « Recommandations de l’OMS pour l’hygiène des mains au cours des soins » (WHO, 2009). Si l’on veut observer, comme le souhaite le SPCI, comment les perceptions du sale et du propre, de l’impur et du pur, structurent la pensée et influencent les pratiques des soignants, une voie moins fréquentée s’offre au sociologue, celle de l’anthropologie de la souillure. Dans son grand livre intitulé Purity and danger, l’anthropologue britannique M. Douglas (2005) récuse d’emblée l’interprétation univoque des rituels religieux comme comportements dus à la terreur sacrée et à la déraison. Elle part de trois axiomes. Premièrement, en suivant la piste de nos propres comportements hygiéniques, nous arriverons mieux à comprendre comment les rites de pureté et d’impureté, qu’ils soient archaïques ou modernes, ont pour fonction de rétablir un certain ordre, de donner une certaine unité à notre expérience. Même après la révolution pasteurienne et avec notre connaissance de l’existence des organismes pathogènes, il reste que la saleté, « c’est quelque chose qui n’est pas à sa place » (Douglas, 2005 : 54-55), et là où il y a saleté, il y a système symbolique. Deuxièmement, les notions du sale et du propre ne prennent sens que dans le rapport que des individus entretiennent à leur culture. La souillure ne saurait être un phénomène isolé. Troisièmement, selon chaque société, 10 MÉLINÉE SCHINDLER « toutes les marges sont dangereuses » (id. : 137). Les orifices du corps et les sécrétions qui en sortent, crachat, sang, lait, urine, excréments, larmes, sueur, symbolisent « le danger qui menace les frontières de la communauté » (ibid. : 138). Mais Douglas nous apprend à voir que la saleté, de menace de désordre, peut devenir créatrice d’ordre et de vie. « Le paradoxe ultime de la quête de la pureté est que c’est une tentative pour contraindre l’expérience à entrer dans les catégories logiques de la noncontradiction » (ibid. : 174). Cette expérience que s’attache à décrire l’anthropologue, nous allons la retrouver dans les études ethnographiques les plus récentes consacrées à l’hôpital. Que ce soit A. Vega, lorsqu’elle est témoin de l’existence d’anciennes conceptions humorales dites « irrationnelles » chez les infirmières (Vega, 2004), ou que ce soit M.-C. Pouchelle, lorsqu’elle construit une analogie entre les règles d’asepsie et les « règles d’évitement et d’exclusion qui organisent la vie des sociétés traditionnelles où domine la dichotomie du pur et de l’impur » (Pouchelle, 2007 : 83), chacune à sa manière se réfère aux premiers travaux de Douglas. Vega est une familière de « l’univers impitoyable des seringues et des serpillères » (Vega, 2004 : 11). Sa longue immersion dans les « coulisses » d’un service de neurologie d’un grand hôpital parisien, la conduite d’une centaine d’entretiens semi-dirigés avec des infirmières de tous statuts et de tous milieux professionnels, en font une observatrice aiguë de la « relation paradoxale » que les soignants entretiennent avec les patients (id. : 21). Elle repère « la coexistence de représentations biomédicales et profanes de la maladie chez les infirmières » (ibid. : 23). Elle met en évidence « des représentations du corps qui rappellent d’anciennes conceptions de la saleté, antérieures aux découvertes de la bactériologie, suivant l’idée selon laquelle tout ce qui sort du corps n’est plus à sa place, devenant source d’impureté, voire de danger » (ibid. : 158). Ce sont des infirmières hygiénistes qui lui font part de leur agacement à voir leurs collègues infirmières se livrer à certains gestes « irrationnels » (usage permanent des gants pour les toilettes, mais absence de gants lors des soins au contact de liquides contaminés, etc.) (3). Ce qui permet à Vega de réaffirmer le constat bien connu en hygiène hospitalière, que notre enquête ne contredira pas : « (...) le port de gants et l’utilisation de toutes les autres (3) À l'occasion d'une étude menée dans un centre de lutte contre le cancer, A. Vega, avec F. Soum-Poulayet, revient sur ce déplacement de « la dichotomie discours profane/discours savant (...) En effet, les soignants sont eux aussi porteurs de croyances répandues dans la société : ils partagent avec les soignés des héritages culturels communs (...) » (Vega et Soum-Poulayet, 2010 : 232). AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 11 protections destinées initialement à préserver le malade, protègent avant tout les soignantes du patient qui porte en quelque sorte sa propre contamination, alors que les infirmières ne se considèrent pas en général potentiellement contaminantes » (ibid. : 159). Partant de l’impasse sanitaire dans laquelle semble avoir mené la résistance acquise des micro-organismes aux antibiotiques, Pouchelle voit dans les nouvelles formes d’infections nosocomiales un « retour imprévu du refoulé » suscitant « aujourd’hui un profond malaise dans les établissements de santé » (Pouchelle, 2008 : 22). « Le cauchemar infectieux » à l’heure des excès de l’antibiothérapie ferait donc retour dans ses aspects prépasteuriens de « pourriture d’hôpital » et autres miasmes, et serait à interpréter dans le cadre plus général de la crise hospitalière comme une occasion de « faire grandement progresser la profession tout entière » (id. : 113). Avec des chirurgiens qui rencontrent chez leurs pairs des résistances aux mesures préventives, par exemple le lavage des mains, l’ethnologue s’interroge sur « les aspects subjectifs des comportements » (ibid. : 108) qui échappent à la rationalité scientifique. C’est bien là toute la question : simultanément à une science prophylactique parfaitement réglée subsistent des résistances à l’observance protocolaire de l’hygiène des mains. Notre enquête centrée sur l’appréhension subjective du couple perceptif souillure/pureté fera apparaître d’autres logiques à l’œuvre dans la pratique des soignants. Méthodologie L’enquête sociologique que nous avons effectuée de novembre 2009 à juin 2010 s’est déroulée en collaboration avec le SPCI et le département de Sociologie de l’Université de Genève. Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un projet interdisciplinaire (4). Il comprend un volet quantitatif sur l’évaluation des nouvelles techniques de promotion de l’hygiène des mains comme moyens de prévenir les infections et un volet qualitatif dont la mission est d’identifier quels sont les facteurs qui favorisent ou qui empêchent (4) Les chefs de projet sont D. Pittet, professeur et médecin chef du SPCI, H. Sax, médecin adjoint et coordinateur principal du groupe de travail, M. Bourrier, professeur de sociologie à l’Université de Genève et référente de la partie sociologique. Nous les remercions pour l'attention experte qu’ils ont portée à notre étude. Notre gratitude va également à S. Touvenau et aux 38 hospitaliers qui ont bien voulu participer à notre enquête. 12 MÉLINÉE SCHINDLER la bonne observance de l’hygiène des mains chez les soignants. Ce projet a été validé par le Comité d’éthique des Hôpitaux et financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FN 3200B0-122324). L’alliance de la sociologie et de la recherche en prévention des infections n’est pas surprenante si l’on sait que la méthode qualitative a déjà été utilisée aux États-Unis depuis plusieurs années (Forman et al., 2008 ; Krein et al., 2006). Nous avons choisi cette procédure (Krueger et Casey, 2000 ; Lee, 2010) afin de proposer un nouveau regard sur les problématiques de l’hygiène et de la prévention. Dans le souci de répondre à la demande qui nous avait été formulée au préalable par le SPCI, nous avons rapidement opté pour la méthode de l’entretien de groupe ou focus group selon la terminologie anglaise, méthode déjà en vigueur depuis les années 1990 en santé publique et en sociologie de la médecine (Byers et Wilcox, 1991 ; Morgan, 1996). Le recrutement direct de volontaires au sein de l’institution et l’organisation de focus groups nous ont permis de toucher un plus grand nombre de soignants, au plus proche de leur contexte de travail. En regard des contraintes temporelles qu’auraient inférées des entretiens individuels, la technique d’entretien de groupe centré sur quelques questions incitatives à la libre discussion nous a paru la plus adéquate. Une seconde raison peut justifier ce choix. Rappelons que le SPCI a pour mission d’observer les gestes de l’hygiène des mains et qu’il possède une technique de randomisation de ce type d’observation. Dans ce cadre, il nous aurait été difficile de pratiquer des observations approfondies à cause du risque d’amalgame que les soignants auraient pu faire à notre endroit. Notre présence auprès des soignants ne devait en aucun cas être confondue avec l’autorité de surveillance que représente un responsable de l’hygiène. Avec l’infirmière spécialiste clinique du SPCI, nous avons d’abord parcouru l’ensemble des secteurs des HUG pour nous familiariser avec cet univers. Nous avons ensuite rejoint les spécialistes de la prévention afin de construire une grille d’entretien à partir de contrastes perceptifs simples (pur/impur, propre/sale, observance/non-observance) tels que nous les supposions à l’œuvre dans la pratique quotidienne des soignants. De janvier à mars 2010, nous avons organisé 8 focus groups auxquels ont participé 38 volontaires âgés de 20 à 65 ans : 15 aides-soignantes, 12 infirmières et 1 infirmier, 4 sages-femmes, 4 médecins dont une femme et 2 chirurgiens dont une femme. Les sessions se sont déroulées aux HUG pendant les heures de travail des soignants. Sur les 8 séances, l’une a pris une tournure inédite, un seul chirurgien se trouvant confronté à deux médiatrices, à défaut des autres médecins qui avaient oublié le rendez-vous. Un autre groupe n’était composé que d’aides-soignantes tandis qu’un troisième laissait dialoguer infirmières et sages-femmes. Pour le AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 13 reste des séances, chaque groupe comprenait des infirmières, des aidessoignantes et des médecins. C’est assez dire que nous n’avons pas opté pour l’échantillonnage traditionnel qui répartit les enquêtés par catégorie et secteur professionnel, souhaitant plutôt voir se produire une dynamique de parole représentative de l’hétérogénéité institutionnelle (5). Nous avons filmé les séances qui commençaient par une simulation (mise en scène d’une difficulté au niveau de l’hygiène des mains en situation d’interruption des soins). À la suite de ce jeu de rôles, nous avons abordé différentes thématiques telles que les images et perceptions du sale et du propre, les facteurs déterminant l’observance de l’hygiène et de l’hygiène des mains, le rôle des soignants et des patients dans la prévention et la réception des directives émises par le SPCI. Nous avons retranscrit l’intégralité des propos échangés pendant chaque rencontre d’environ une heure. À l’aide du logiciel de traitement de données NVivo8, nous avons réalisé un codage de l’ensemble des données et une analyse thématique de contenu. Celle-ci nous a amenée à repérer les récurrences, les divergences, les liens entre les thématiques, et à détecter les « données orphelines » de l’enquête. Entre professionnalisme et ritualisation Les citations extraites de nos entretiens dessinent un tableau apparemment uniforme, comme si le sens pratique des soignants ne faisait qu’un avec les représentations les plus banales de la propreté et de la saleté, et comme si les gestes symboliques précédaient les gestes techniques ou s’y substituaient parfois. « Les sécrétions corporelles, les odeurs, certains espaces comme les services ou les toilettes, certains objets tels que les rideaux, les ciseaux, les stéthoscopes, le désordre, les germes, les microbes, les vêtements, les cheveux, les taches » sont le plus fréquemment associés à la saleté par les soignants. Au contraire, « être propre sur soi, sentir bon, le côté propre des espaces, le rangement, l’organisation, les choses sans microbes, l’eau » sont perçus comme étant de l’ordre de la propreté. La frontière entre les différentes catégories est poreuse ; un élément qui figure dans l’une des listes peut très bien passer dans l’autre selon la personne interrogée, le moment et la situation. Mais un invariant demeure, ainsi formulé (5) Ce dispositif d'enquête quelque peu hybride a eu, contre toute attente, un effet de libération de la parole. Nous avons tenté de formaliser cette dynamique dans notre mémoire de master (Schindler, 2011). 14 MÉLINÉE SCHINDLER par une infirmière : « Ce qui est sale, c’est ce qui choque. En fait, c’est ce qui choque à la vue, à l’odeur. Tu vois plus ce qui est sale que ce qui est propre finalement ». Ce niveau de contraste perceptif simple qui organise l’expérience du propre et du sale peut potentiellement influencer l’action, quels que soient par ailleurs les connaissances et le savoir-faire techniques des soignants. Souvent, l’invisibilité des micro-organismes vient compliquer le tableau des perceptions. Selon une aide-soignante, « les liquides biologiques, on les voit, on peut cerner le problème. Bien que l’on ne voie pas ce qu’il y a dedans au niveau bactéries, c’est visible. La poignée de la porte, à part s’il y a des traces de doigts ou je ne sais quoi, elle a l’air propre mais on sait qu’il y a des choses dessus. » Le patient peut être considéré comme sale au même titre que les éléments de son environnement. « L’hygiène des patients, c’est ce qui me dérange le plus, les gens qui ne se lavent pas, qui ont leur table de nuit absolument... C’est ni fait ni à faire, c’est du propre, c’est du sale, tout est mélangé. » On reconnaît dans ce témoignage elliptique d’une infirmière la piste suivie par Douglas dans De la souillure : « Telle que nous la connaissons, la saleté est essentiellement désordre (...) La saleté est une offense contre l’ordre. En l’éliminant, nous n’accomplissons pas un geste négatif ; au contraire, nous nous efforçons, positivement, d’organiser notre milieu » (Douglas, 2005 : 24). Confrontés à la mauvaise hygiène corporelle d’un patient, les soignants ne se gênent pas de lui rappeler qu’il doit prendre sa douche ou changer de vêtement. Ce patient qui est sale, ou du moins qui a l’air sale sur lui et dans son environnement, se trouverait, si l’on poursuit la lecture de Douglas, dans une position d’exclusion. Comme la saleté qu’il porte, il n’est pas à sa place (6) et représente symboliquement une menace pour les autres et pour la structure institutionnelle, menace de contagion et risque de chaos. Les soignants, bien que formés à l’hygiène hospitalière, ne réagissent pas toujours de manière rationnelle — du moins à première vue. Ainsi, dans certaines situations, ce qui est propre, c’est-à-dire aseptisé, paraît sale à leurs yeux. C’est le cas de la tache de sang subsistant sur un drap de lit après lavage ou encore de la chambre mal rangée bien que décontaminée. Une infirmière nous décrit une scène qui a valeur de paradigme : « Avant d’attaquer la tournée, on passe tous au lavage des mains. C’est un automatisme, c’est un rituel. » Du point de vue strictement hygiénique, ce rituel préalable pratiqué en équipe ne sert à rien. Il n’y a pas (6) « Quand nous aurons détaché la pathogénie et l’hygiène de nos idées sur la saleté, il ne nous restera de celle-ci que notre vieille définition : c’est quelque chose qui n’est pas à sa place » (Douglas, 2005 : 55). AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 15 meilleur exemple de ce que les anthropologues appellent « l’efficacité symbolique » du rite (Keck, 2006 : 5). Les soignants attendent du lavage des mains non pas tant qu’il élimine mieux les germes que ne le ferait le geste individuel de désinfection lors d’un soin, mais qu’il réaffirme l’expérience collective d’une séparation entre les sphères contagieuses et non contagieuses. Dans un passage central de La Souillure, Douglas prend l’exemple de notre crainte des micro-organismes pathogènes que nous évitons par des rites hygiéniques sans que notre comportement « se fonde sur des connaissances scientifiques » (Douglas, 2005 : 87). Bien sûr, dans le contexte hospitalier qui est le nôtre, il ne saurait être question d’ignorer les fondements de l’infectiologie et de l’épidémiologie. Cependant, comment donner place aux microbes, ces acteurs invisibles de la contagion ? La preuve de leur existence par les seuls moyens techniques du laboratoire qui nous les montrent en les nommant, leur donne un statut très singulier dans la situation de soins. Il y a un décalage régulièrement évoqué par les soignants entre le perceptible concret (taches, liquides, corps souillés) et l’imperceptible abstrait (germes), et ce décalage entraîne une formidable extension du domaine de la lutte. Mieux vaut dès lors tendre à un taux maximal d’observance de l’hygiène. Mais ici encore, rien n’est simple. Une infirmière critique l’hégémonie antibactérienne qui règne à l’hôpital : « Tout est aseptisé ». Une aide-soignante considère que, parmi les germes, « il y en a des nuisibles mais il y en a aussi de bons dans le corps, donc voilà, tu ne peux pas tout détruire comme cela ». Ces deux données orphelines de notre enquête recoupent les mises en garde de certains microbiologistes qui prônent un emploi plus rationnel des bactéricides et des antibiotiques « afin de limiter au maximum l’émergence et la dispersion des formes résistantes de bactéries infectieuses » (Levy, 1999 : 14). S. Levy constate globalement l’agrandissement du pool de gènes de résistance à partir d’une loi simple : « (...) plus un agent destructeur est utilisé, plus il est susceptible de sélectionner un mutant rare qui va lui résister » (id. : 173). Mais le professeur Pittet, dans la perspective de la pratique hospitalière, pense que « S. Levy a ici manqué un point clef : la transmission des gènes de résistance d’un être à un autre qui génère le réservoir de la résistance est capital. L’hygiène des mains à bon escient stoppe (ou diminue) la transmission, donc la taille du réservoir, donc l’ampleur épidémiologique de la résistance » (communication personnelle à l’auteur). 16 MÉLINÉE SCHINDLER La difficile application des règles Les soignants ont une attitude nuancée quant à la surveillance de l’hygiène des mains. On sait qu’il existe un décalage profond entre les recommandations émises par les instances de contrôle des infections et la pratique quotidienne des soignants (Amiel, 2005 ; Pittet et al., 1999 ; Whitby et al., 2006). D’un côté, les hospitaliers de Genève apprécient l’encadrement du SPCI au niveau des procédures qu’il faut appliquer en chaque situation spécifique et des conseils prodigués. D’un autre côté, ils pensent qu’il y a un effort à faire en ce qui concerne l’organisation du travail. Ils expriment une frustration lorsqu’ils estiment que les moyens financiers ne sont pas alloués au bon endroit et que le manque de personnel se fait de plus en plus flagrant. Il nous faut veiller à ne pas céder à une conception trop étroite de l’infection nosocomiale comme maladie honteuse de l’hôpital. En privilégiant la dimension symbolique figée dans les représentations que se font les soignants des catégories de la souillure, nous avons omis de considérer le système hospitalier tel qu’il peut être abordé dynamiquement par l’analyse organisationnelle. L’étude récente des organisations dites « à haut risque » (étude à laquelle l’hôpital ne pourra éviter de se soumettre, volens nolens) conduit M. Bourrier à constater que les interrelations accrues entre « régulés » et « régulateurs » « sont rarement “traitées” du point de vue de la construction sociale de la sécurité » (Bourrier, 2007 : 163). L’administration hospitalière genevoise ainsi que le SPCI ont-ils pris toute la mesure de ce déplacement de la problématique de l’erreur humaine ? Les soignants ne devraient plus être identifiés uniquement comme maillons faibles du système, mais comme maillons forts lorsqu’ils rattrapent les erreurs qu’ils produisent. Dans la stricte perspective organisationnelle où il n’est plus question d’incriminer l’erreur humaine individuelle mais d’analyser la défaillance structurelle du système, les soignants n’auraient plus à craindre la surveillance d’un Big Brother générateur de blâme. Si « les règles semblent difficilement applicables », selon l’expression d’une infirmière, cela tient également aux effets délétères du produit hydro-alcoolique, à la répétition fréquente des gestes, à la difficulté de l’exercice protocolaire, aux moments inopportuns qui viennent interrompre un soin. « On se donne bonne conscience, mais on ne le fait pas toujours correctement », nous avoue une aide-soignante. Les 30 secondes de AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 17 désinfection (7) sont parfois réduites au profit d’une nouvelle action ou du maintien du rythme de travail. La question du temps disponible est évoquée de manière insistante dans les entretiens. En définitive, ce n’est pas tant l’incertitude propre à leur activité qui pose problème à nos soignants, que la maîtrise globale de la situation. Le risque est présent de toutes parts, lors de l’oubli d’une indication, lorsqu’un enchaînement de soins est interrompu, lors d’une lacune dans les connaissances au niveau de l’hygiène, lors d’un contact avec un environnement contaminé. Néanmoins, l’observance de l’hygiène des mains est extrêmement rigoureuse lorsqu’elle fait l’objet d’une priorité de la part du soignant. C’est le cas pour les personnes immuno-supprimées, cancéreuses ou gravement malades. La banalité du geste se mue en priorité absolue lorsqu’il y va de la vie du patient. Quand les soignants sont confrontés aux experts de la prévention et du contrôle des infections, l’expérience de la non-conformité à l’idéal d’une pratique optimale de l’observance révèle l’un des aspects du malaise institutionnel. C’est comme si les hospitaliers, alors qu’ils possèdent la formation théorique adéquate et la pratique quotidienne de l’hygiène, se trouvaient relégués au niveau des profanes, dépossédés de leur expertise et de leur savoir-faire. Leur stratégie est pragmatique : entre le professionnalisme et le relationnel, ils veulent pouvoir accomplir les soins en étant reconnus dans leurs compétences spécifiques. Qu’advient-il si l’on remet en question l’image qu’ils se font de la qualité de leur travail et de leur propreté ? Cette problématique touche à la sphère de l’intimité et de l’identité. Si les soignants sont parfois soupçonnés de ne pas satisfaire aux règles d’observance et qu’ils se regardent sous cet angle, il est possible qu’ils perdent une partie de leur assurance et de leur savoir-faire technique. Le déplacement des causes humaines et matérielles Un soignant ne se reconnaît pas facilement en tant qu’agent de transmission des infections. Il a tendance à déplacer le problème de sa potentielle contagiosité en dehors de sa sphère, en direction d’un « autre » qui, dans son discours, peut être aussi bien matériel (l’environnement) qu’hu(7) Temps nécessaire pour un déroulement exhaustif de cette gestuelle : se frotter les paumes et l’arrière des mains, puis passer ses doigts dans le creux des doigts de l’autre main et inversement ; frotter le bout de ses doigts dans la paume de sa main, puis frotter le pouce séparément. Un infirmier des HUG se livre à une belle démonstration dans le documentaire d'ARTE, La revanche des microbes (Bressiant, 2008). 18 MÉLINÉE SCHINDLER main (les collègues et les patients). De toute manière, « il n’y a rien de plus sale qu’un hôpital ». Cette affirmation d’une infirmière rassemble en une formule choc les multiples traits critiques et ironiques qui émaillent nos entretiens au sujet du mythe fortement écorné de l’hôpital comme temple de l’asepsie. Mais les vecteurs de la maladie restent a priori les patients. « Ils se contaminent entre eux », dit un médecin. De la part des soignants, ce n’est pas une accusation arbitraire, car ils considèrent que le patient dispose de moyens pour se protéger, par exemple avoir une bonne hygiène, respecter l’isolement en évitant les contacts avec d’autres patients. Il a été informé, il a reçu des indications en ce sens. « Je pense qu’il doit y avoir une contamination de patient à patient, même si on leur explique », précise une aide-soignante. Le patient n’a peut-être pas toujours la force ou la capacité de comprendre et d’appliquer ce qui lui est demandé, mais les soignants se montrent de plus en plus exigeants quant à son implication dans les questions d’hygiène. Une infirmière a bien compris le double rôle pathologique qu’endosse un malade en suspicion nosocomiale : « Il vient pour se faire soigner et en plus, il risque une infection ». Au moment où, de simple malade il se transforme en vecteur potentiel de contamination, cette affection seconde menace l’intégrité physique du soignant qui se met en régime d’« auto-protection » (Carricaburu et al., 2008). Par ce mécanisme, le soignant tend à échapper à la stigmatisation comme porteur de germes et surtout à la perspective de devenir lui-même malade et, dans le pire des cas, d’en mourir. Victime à son tour d’une infection, le soignant, comme tout malade, se trouverait dans la nécessité d’expliquer son mal, de lui « trouver un sens, de l’insérer dans une chaîne de causes et d’effets » (Augé et Herzlich, 2009 : 96). Il pourrait revenir à une conception profane de la maladie en oubliant le savoir biomédical qui « sépare clairement la maladie du malheur », et interpréter sa situation selon le schème propre aux sociétés traditionnelles en donnant à la causalité un « caractère exogène » (id. : 96-97). Au-delà de la situation de risque qu’assument individuellement les soignants, c’est l’équipe hospitalière comme collectivité qui se trouve menacée par ce mal exogène, imaginé extérieur à elle-même (l’infectieux, c’est l’autre). Dans le cadre d’une étude plus étendue de la gestion des risques épidémiologiques, C. Burton-Jeangros caractérise ainsi cette externalisation du danger : « La possibilité d’associer le danger, la maladie à une catégorie particulière d’individus (...) permet de définir des boucs émissaires. Les travaux relatifs aux modèles étiologiques profanes suggèrent aussi un tel mécanisme de sélection victimaire lorsqu’ils soulignent que le mal et le malheur sont le plus souvent expliqués de manière externe » (Burton-Jeangros, 2007 : 192). Si l’on conçoit le danger de AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 19 contamination comme une violence désagrégative au sens de l’anthropologie religieuse de R. Girard (1972) — ou Douglas (2005) qui sur ce point fait la même analyse —, les comportements des soignants ne se distinguent en rien de ceux régulièrement adoptés par toute société menacée par une épidémie. Il s’agit alors de désigner un bouc émissaire, en l’occurrence le malade infecté-infectant, sur qui l’on rejette l’origine de la violence. Pour autant que l’on puisse transposer le modèle de la crise sacrificielle à la crise due à l’incidence désastreuse des infections nosocomiales, le risque de contagion entraînerait, selon Girard, une « perte de la différence entre violence impure et violence purificatrice » (Girard, 1972 : 76). On voit que l’observance de l’hygiène des mains, dans cette perspective, va bien au-delà de la seule application médicale d’un protocole technique. Le geste de désinfection se rapproche d’un véritable rituel cathartique destiné à séparer les soignants de la source de l’impureté et à les immuniser contre ses effets délétères. Ce que Carricaburu, Lhuilier et Merle avaient très bien saisi dans leur enquête de 2008 : « Ici, les représentations de la dangerosité potentielle de certains patients peuvent aussi servir d’impératifs défensifs aux professionnels dans la mesure où leur identité professionnelle est menacée par l’altération des limites qui les différencient des soignés » (Carricaburu et al., 2008 : 60). Le paradoxe du contact aseptique Vega, dans son ouvrage sur l’ambiguïté du quotidien infirmier, s’attache à cerner certains aspects de la déshumanisation qui s’est emparée des institutions de soins. Elle conclut : « L’hôpital est une arrière-cour qui dévoile l’envers du décor de nos vies. Il est le lieu de toutes nos contradictions et de toutes nos irrationalités » (Vega, 2004 : 199). Le risque nosocomial représente la pointe extrême des contradictions caractéristiques de la iatrogénie hospitalière qui embarrasse la médecine et met les soignants au pied du mur. Dans les mœurs de notre civilisation occidentale, une rencontre s’inaugure habituellement par le geste de donner la main, geste qui initie la relation humaine. Ce premier contact par le toucher, nous n’avons pas ici à le décrire plus en détail. Rappelons simplement le consensus qui lui accorde une importance majeure dans la reconnaissance d’autrui. Pourquoi en irait-il autrement dans le périmètre de l’hôpital ? Pourtant, la situation singulière des soins présente une condition supplémentaire d’exécution qui la met en porte-à-faux avec les « bonnes mœurs » : le toucher doit s’offrir aseptisé, le geste spontané de la main doit par conséquent 20 MÉLINÉE SCHINDLER être interrompu, décalé, négocié au profit du geste technique de désinfection. Un médecin formule cela dans un raccourci saisissant : « Le geste de serrer la main est perçu plutôt comme un geste social, pas comme un geste médical. » Il ajoute aussitôt : « Lorsque le patient tend la main, le médecin ne peut pas lui dire : attendez, je sors la bouteille ! » Une infirmière souligne à son tour la dimension comique de la scène (on n’est pas loin de Molière) : « On peut se conditionner et avoir les bons réflexes, mais tout d’un coup il y a des émotions ou une rencontre inattendue. On serre la main d’un patient alors qu’on ne s’est pas désinfecté. Il y a quelque chose de spontané dans le fait de se dire bonjour. Quand je remonte le couloir, je ne peux pas dire aux gens qui viennent à ma rencontre : “attendez, prenez votre ticket, chacun son tour !” » Une autre infirmière enfonce le clou : « On en est tout le temps à se frotter les mains. C’est une gestuelle qui devient un peu machinale. Il y a une fois quelqu’un qui m’a dit : “vous avez peur que je vous contamine ?” Pour le patient, ça devient un peu choquant de voir tout le temps ce même geste, nous désinfecter les mains avant de le toucher. » Une gynécologue avoue avoir loupé le geste : « Normalement, quand j’ouvre le rideau, je vais chercher la petite bouteille sur la table de nuit à côté du lit du box et je me désinfecte les mains avant de donner la main à la patiente. D’ailleurs, je trouve que c’est un peu bizarre (nous soulignons) : j’arrive, je me présente, entre-temps je me désinfecte et je ne lui donne pas la main parce que je parle d’autre chose et que je commence immédiatement l’examen gynécologique. Ce geste de donner la main est important pour établir une relation avec la patiente, mais je l’ai loupé. » Tout à l’heure, nous avions interrompu la conclusion de Vega. Il est temps de la reprendre. L’hôpital « n’est pas un lieu de vie, alors que l’on y passe les moments les plus essentiels de l’existence (naissance, maladie, accidents, mort) » (Vega, 2004 : 199). C’est justement à l’occasion d’une naissance qu’une autre gynécologue se présente ainsi : « Il faut s’équiper avec une sur-blouse, des lunettes, un masque, des gants, voire un chapeau. Cela me gêne, on croirait que la patiente est une pestiférée. Je me donne l’impression d’être un cosmonaute (8) et je n’ai plus de contact. Voilà, il n’y a plus ce côté humain. » Quant à la mort, lorsqu’il s’agit cette fois de dire au revoir, une infirmière saisit avec ses mots nus la tragédie de cette impossible coïncidence entre le geste technique et le geste (8) Comment ne pas associer à cette scène la célèbre gravure de P. Fürst qui a représenté en 1656 les attributs du médecin de peste : tunique recouvrant tout le corps, gants et chapeau de cuir, bésicles de protection portées sur un masque en forme de bec recourbé contenant diverses substances antimiasmatiques ? AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 21 humain : « Les gants, ce n’est pas toujours évident. Un patient MRSA (9) qui me dit au revoir, je ne vais pas toujours mettre mon gant pour lui serrer la main. Pourtant, c’est ce qu’il faudrait faire et en même temps je sais que je ne le reverrai pas, il a une maladie grave et je vais lui dire au revoir avec mon gant. » G. Vigarello a parfaitement décrit l’incidence du tournant pasteurien sur les pratiques de l’hygiène à la fin du XIXe siècle, alors que les microbes sont en passe d’être identifiés et quantifiés. « La perception elle-même ne permet plus de déceler le “sale”. Les repères se dissolvent et les exigences s’accroissent... Dans la terminologie elle-même, le lavage glisse à l’asepsie... la propreté change de définition. Le microbe en est la référence négative et l’asepsie la référence idéalisée » (Vigarello, 1987 : 218223). On est ainsi passé de la main, objet privilégié de surveillance dans les traités de politesse, à la main comme souci des traités d’hygiène. En terrain hospitalier, la main est l’otage d’une double contrainte, à la fois instrument de courtoisie dans la spontanéité de la rencontre et vecteur contaminant sous contrôle technique. On connaît par les recherches de l’École de Palo Alto l’effet de paralysie que produit une telle injonction paradoxale (10). La main que je vous tends spontanément, il me faut d’abord l’aseptiser. Autrement dit, la confiance que je vous offre, je vous la retire par mon geste ostensible de prévention. « C’est un peu bizarre » remarquait prudemment notre gynécologue... L’enquête menée en 2008 par une sociologue, une psychologue et un médecin de santé publique auprès de 117 soignants les avait conduits au même constat : « ... le respect des protocoles d’hygiène est souvent présenté comme synonyme d’asepsie relationnelle : le port des gants, masques et sur-blouses constituant autant d’écrans dans la relation et de sources potentielles d’anxiété pour le malade » (Carricaburu et al., 2008 : 64). Mais peut-on en conclure simplement que les pratiques d’hygiène se présentent comme une « construction de compromis entre des exigences contradictoires » (id. : 1) ? (9) Patient atteint d’une infection due au staphylocoque doré résistant à la méticilline, SARM en domaine francophone, MRSA pour les anglophones (meticilline resistant Staphilococcus aureus). (10) Voir les développements de certains chercheurs de Palo Alto sur les paradoxes du type « Soyez spontané ! » (Watzlawick et al., 1981, chap. 6). 22 MÉLINÉE SCHINDLER L’effacement des frontières Il est indéniable que l’usage de la solution hydro-alcoolique lors des soins s’est révélée efficace, l’expérience des Genevois l’a démontré, et son application maintenant généralisée confirme sa pertinence. Une réduction significative des infections nosocomiales a été ainsi obtenue mais, depuis ce premier succès, les taux d’observance de l’hygiène des mains par le personnel n’augmentent pas suffisamment. Que se passe-til ? L’anthropologie hospitalière de Pouchelle et Vega nous a mise sur la piste d’une « irrationalité » supposée à l’œuvre à certains moments des soins lorsque les soignants sont quotidiennement confrontés à la personne et au corps d’un patient. Mais nous savons grâce à Douglas que l’irrationalité a des raisons que la raison ne connaît pas. À travers les témoignages des hospitaliers, nous avons pu répertorier plusieurs formes de résistance à la stricte observance du geste aseptique. La première tient au contraste perceptif du sale et du propre qui entraîne parfois une ritualisation du lavage et de la désinfection des mains. La deuxième forme, c’est une résistance issue de l’expérience quotidienne d’une discordance entre le protocole et la possibilité pragmatique de son application. En troisième lieu, la résistance prend la forme d’un déplacement du problème contagieux vers un autre que soi, humain ou matériel. Quatrièmement, la résistance provient de la situation paradoxale qui somme le soignant de répondre à deux contraintes simultanées : serrer la main du patient et se désinfecter. Cela suffit-il pour comprendre les difficultés de l’observance en hygiène des mains ? Une dernière scène s’ouvre lorsque nous entendons certains témoins, plus rares, évoquer leur rôle en tant qu’agents de transmission de germes pathogènes ou même en tant que porteurs sains. Si, comme le dit une infirmière, « on est des véhicules », c’est la frontière entre le normal et le pathologique qui est remise en cause. Un soignant « souillé » répondrait ainsi à la fameuse définition de la saleté par Douglas : il n’est pas à sa place. L’asymétrie entre les rôles d’un soignant sain et d’un patient malade s’effondre, ce qui entraîne du coup un vacillement des positions de pouvoir. Nous savons déjà que la surveillance exercée sur les soignants par le SPCI fait peser un soupçon sur leurs compétences — du moins le ressentent-ils ainsi. La perspective d’être en plus des agents potentiels de contamination les font basculer maintenant dans la catégorie du pathologique, sinon même du moralement condamnable. Non seulement ils peuvent « mal faire », mais ils peuvent aussi « faire le mal ». Quel retentissement cette déstabilisation identitaire des soignants aura-t-elle sur la confiance que leur accordent les patients ? AVOIR RAISON DE LA SOUILLURE 23 Au cours de son analyse du pouvoir médical, le philosophe P. Sloterdijk donne un tour singulier à cette fameuse relation de confiance. Dans sa lutte pour la vie, « (...) le malade a besoin d’un allié dont la conspiration inconditionnelle avec la vie lui inspire confiance. Ainsi, le malade projette les forces d’auto-guérison de son corps sur le médecin qui sait mieux les remonter et les fortifier qu’il ne saurait le faire à lui seul dans son affaiblissement et son angoisse » (Sloterdijk, 2000 : 338). Quel que soit le mystère qui reste attaché à la part suggestive du processus d’auto-guérison, il est risqué d’en interrompre le mécanisme en accordant une priorité absolue au seul geste d’hygiène. C’est la dernière forme de résistance que nous pouvons lire ici, même si elle n’est pas explicitée en tant que telle. Les soignants connaissent bien le rôle que joue la confiance dans la relation thérapeutique, cette confiance que M. Balint, faute de pouvoir la décrire en termes psychologiques, a dénommée « compagnie d’investissement mutuel » (Balint, 1988 : 265). Dans le cadre général de l’hôpital, lieu où les comportements sont fortement codifiés, l’introduction d’un artefact supplémentaire consistant à interrompre la relation pour raison d’hygiène menace un dernier espace de jeu humain et les ressources curatives qui y sont liées. Conclusion Depuis ses débuts au XIXe siècle, l’approche de l’hygiène hospitalière s’est inversée. Alors que Semmelweis, le père de la désinfection des mains, fut banni par ses confrères et mourut misérablement, la communauté scientifique, aujourd’hui, sous la contrainte de l’extension de la menace infectieuse nosocomiale, multiplie les recommandations à l’adresse du personnel hospitalier. Les soignants sont mis en demeure d’observance. Les experts hygiénistes traduisent le terme anglais « compliance » par « observance ». En privilégiant le sens plus souple de conformité ou même d’adhésion, ont-ils voulu effacer le sens ancien de ce terme qui renvoie à la stricte observation des règles en milieu monastique ? L’alternative est la suivante. Soit il s’agit d’adhérer à des normes, édictées par les disciplines scientifiques de microbiologie et de pharmacologie, qui définissent les principes de la lutte rationnelle contre les infections. Les soignants s’y conforment, tout en manifestant un certain nombre de résistances (tout aussi rationnelles) qui tiennent aux contraintes pragmatiques du métier et de l’organisation de l’institution hospitalière (applicabilité du geste, manque de temps et de personnel, etc.). Soit leur expérience leur 24 MÉLINÉE SCHINDLER enseigne que les soins prodigués aux malades ne relèvent pas exactement de la même responsabilité, et c’est alors qu’ils se font les révélateurs de l’ambiguïté que contient le mot « observance ». Observer, c’est se conformer à la règle, mais c’est aussi, selon l’étymologie latine (observare), être attentif à ce qui se passe alentour, sauvegarder, enfin sauver. En condensant cette ressource linguistique, on peut dire : qui prête attention garde, et qui garde sauve. D’exécuteurs passifs d’un protocole hygiénique scientifiquement fondé, les soignants se muent en gardiens d’une relation à la base même du processus de guérison. Toutes leurs critiques du contact aseptique tournent autour de cela. Derrière le geste convivial de dire bonjour avec la main se cache l’intuition qu’il ne faut à aucun prix risquer de perturber une chance thérapeutique au moment du premier contact avec le patient. La solution (au double sens d’une résolution hygiénique du contact réglée par l’usage adéquat d’une substance hydro-alcoolique) est donc le problème des soignants. Les recommandations que le SPCI des HUG leur prodigue prennent une tournure contradictoire. Aucun doute à ce sujet : face à l’extension mondiale du risque infectieux nosocomial et de la multirésistance des bactéries aux agents antimicrobiens, il faut respecter au plus juste le geste formel de désinfection des mains. Mais, simultanément, il faut se garder d’un nouvel artefact qui viendrait déranger la bonne relation aux patients. En voulant réduire drastiquement les infections nosocomiales, ne risque-t-on pas de retomber dans le mythe de la quête de la pureté et de favoriser paradoxalement leur progression ? Les manières de faire des soignants, pas toujours bons « observants », montrent que, pour l’instant, il ne semble pas y avoir de compromis sûr entre la nécessité de la stricte prévention infectieuse et l’accompagnement plus humain des patients. Le paradoxe du contact aseptique demeure, laissant les soignants aux prises avec un tour plutôt inattendu de l’art de la bonne distance. L’hôpital, de par sa fonction première, démultiplie en un seul lieu les mains qui touchent. Lorsque l’infection s’immisce dans le toucher, elle affecte la relation de soins et perturbe la pratique longuement éprouvée de la bonne distance. La main qui soigne redécouvre aujourd’hui sa face cachée, pour ne pas dire honteuse, de main potentiellement contaminante. Comment agir alors que le « primum non nocere » vacille ? La maladie nosocomiale, nouvelle messagère de la mort, aura peut-être cette vertu de redonner vie à l’acte de soigner transformé, sous contrainte, en art de la bonne... proximité ! 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The dual constraint that requires of care-givers to maintain an aseptic contact with patients as well as a good relationship with them shifts the problem of observance to an area that is more social than medical and more ritual than technical. RESUMEN Vencer a la impureza : la observancia de la higiene de las manos en el sector hospitalario El riesgo de infección observado en el sector hospitalario se convierte en una paradoja : al borrar las fronteras entre los auxiliares de clínica y los pacientes, entre lo normal y lo patológico, las infecciones nosocomiales amenazan a las mismas personas que deberían prevenirlas, tanto en su integridad física como en su identidad profesional. En los Hospitales Universitarios de Ginebra, 38 profesionales de la salud atestan de la dificultad de respetar el estricto protocolo de la higiene de manos cuando se interfiere con el paciente. La doble cohibición a la que se enfrentan los auxiliares de clínica, que deben por un lado asegurar el contacto aséptico y por otro lado mantener una buena relación con el paciente, desplaza el problema de la observancia hacia una zona fuera de las normas, volviéndolo más social que medical, más ritual que técnico.