* Raymond Massé, anthropologue, Université Laval, Ville de Québec, QC, Canada
G1K 7P4 ; e-mail : [email protected]
Sciences Sociales et Santé, Vol. 25, n° 1, mars 2007
Les sciences sociales
au défi de la santé publique
Raymond Massé*
Résumé. La santé publique, responsable de la mise sur pied des pro-
grammes de prévention de la maladie et de promotion de la santé, fut sys-
tématiquement analysée par les sciences sociales au cours des vingt-cinq
dernières années en tant qu’entreprise normative dédiée à l’acculturation
des masses aux valeurs promues par l’idéologie « sanitariste ». Ce texte
propose d’élargir le programme de recherche en sciences sociales de la
santé publique pour intégrer des questions qui postulent certaines contri-
butions positives de la santé publique. Neuf exemples sont invoqués
allant de la promotion de valeurs fondamentales dans des sociétés à la
recherche de repères, à l’affranchissement face au destin sanitaire ou à la
promotion d’une nouvelle responsabilité individuelle engagée.
Mots-clés : éthique, santé publique, éducation à la santé, normativité,
responsabilité, consultation publique.
La santé publique s’est imposée dans la modernité comme institution
mandatée par l’État pour créer, gérer et évaluer les programmes de pré-
vention, de protection et de promotion de la santé. En tant qu’institution
de gestion des rapports des citoyens aux risques pour la santé, elle fut fré-
doi: 10.1684/sss.2007.0101
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quemment considérée au cours des trente dernières années comme une
entreprise normative qui prend le relais de la loi et de la religion pour défi-
nir les nouveaux lieux du bien et du mal. Certains y ont vu une forme
d’eugénisme discret piloté par une biocratie (Lecorps et Paturet, 1999).
Les institutions mandatées sont alors apparues comme les nouveaux lieux
d’expression du pouvoir, comme le lieu d’asservissement des masses ou
comme outils de gestion des comportements jugés irresponsables (Lupton,
1994 ; Petersen et Lupton, 1996). Dans la mouvance du poststructuralisme
foucaldien, a donc émergé un fort courant d’analyse critique des systèmes
de santé publique, critiques centrées sur les notions de pouvoir, de pro-
cessus d’exclusion, de normalisation, de standardisation et de contrôle des
corps (Dozon et Fassin, 2001).
Sans réduire la santé publique à cette seule dimension d’entreprise
hégémonique de contrôle des corps, j’ai, moi-même (Massé, 1999),
abordé la santé publique comme une entreprise d’acculturation des mas-
ses aux valeurs promues par la médecine préventive et fondée sur la cons-
truction épidémiologique d’un blâme moral, voire comme une entreprise
de moralisation des comportements reliés à la santé. Les professionnels
qui y œuvrent ont alors pu être vus, métaphoriquement, comme des mis-
sionnaires prosélytes mandatés pour la promotion du salut sanitaire. Cette
perspective critique vient évidemment colorer profondément la réflexion
portant sur les enjeux éthiques soulevés par la médecine sociale et pré-
ventive (Guttman, 2000). J’ai, de même, suggéré qu’une telle entreprise
normative de moralisation des habitudes de vie pouvait engendrer des
enjeux éthiques importants en termes, par exemple, de stigmatisation et de
discrimination des populations ciblées, en termes d’injustices envers des
groupes vulnérables qui auront à porter une partie importante du fardeau
des interventions, de paternalisme fort qui empiète sur les libertés indivi-
duelles, ou encore en termes de manipulation de l’information relative aux
comportements et aux habitudes de vie à risque (Massé et Saint-Arnaud,
2003).
Toutefois, sans nier les contributions de telles critiques à l’émer-
gence d’une pensée réflexive au sein des institutions de santé publique,
force est de constater que cette réflexivité est partiellement asymétrique.
Peu de réflexions ont porté sur les retombées positives de la prévention et
de la promotion de la santé au-delà de leur simple impact sur la qualité de
la santé physique et mentale des populations ciblées. Or, la sociologie et
l’anthropologie de la santé, fortes de leurs contributions critiques anté-
rieures, sont désormais prêtes pour un élargissement de leur programme
de recherche et pour l’étude de questions et d’objets qui ont peu retenu
l’attention. Le présent texte se veut donc une invitation à l’élargissement
du canevas de base du programme de recherche en sciences sociales de la
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santé publique. Pour ce faire, je me ferai l’avocat du diable en soulignant
la pertinence d’analyser, à titre d’exemples, les potentielles contributions
positives, au plan éthique, mais aussi aux plans sociologique et politique,
de cette entreprise normative (1). Au-delà d’une lecture de la santé
publique comme entreprise d’asservissement des masses à l’agenda ges-
tionnaire des États modernes, le rapport concret à ces nouvelles normati-
vités ne constituerait-il pas un nouveau lieu de réappropriation de la
liberté et de la responsabilité citoyenne dans les sociétés postmodernes,
voire un nouveau lieu d’affranchissement de l’individu face aux détermi-
nismes sociaux, religieux ou physique qui ont traditionnellement modelé
son rapport à la santé ? Ne peut-on y voir un nouveau lieu d’offres de
valeurs fondamentales dans des sociétés à la recherche de repères ou une
réponse à un besoin ressenti par des populations postmodernes pour des
valeurs partagées ?
Ces nouveaux questionnements ne doivent pas faire oublier l’exis-
tence de certains dérapages dans les pratiques de santé publique. Il est évi-
dent que :
- la santé publique doit être analysée comme outil de promotion de
la valeur santé et le lieu d’un discours visant à justifier l’accroissement et
le développement du « marché des soins et services de prévention et de
promotion de la santé » ;
- elle renforce le pouvoir biomédical à travers le créneau de la pré-
vention;
- les interventions préventives entraînent des empiètements sur l’au-
tonomie des personnes, sur leur libre-arbitre ou sur leur vie privée ;
- la prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion
des déficits budgétaires générés par les soins curatifs.
Nous pouvons, en revanche, déplorer la polarisation qui s’installe
dans les débats éthiques entre, d’un côté, les professionnels de la promo-
tion de la santé qui n’ont de préoccupation que pour une evidence-based
preventive medicine et qui invoquent l’objectivité des données épidémio-
logiques et des devis d’évaluation des programmes pour nier les enjeux
(1) L’objectif ici n’est pas de défendre le bilan épidémiologique des politiques de pro-
tection et de promotion de la santé ni de juger de l’évolution des indicateurs de mor-
bidité et d’espérance de vie en bonne santé au cours du dernier siècle. Je me
concentrerai sur les retombées « positives » que la santé publique génère aux plans
social et éthique, et cela à travers ses programmes de promotion de saines habitudes
de vie, de modification des « comportements à risque », de gestion de l’exposition aux
agents et facteurs pathogènes par le biais des réglementations, de l’éducation à la santé
et autres formes de « contrôle des corps ».
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éthiques de leurs interventions et, de l’autre, un discours déconstructiviste
en sciences sociales qui fait de la santé publique un régime de pouvoir
voué à la régulation et à la surveillance des citoyens ou encore un pouvoir
occulte qui soumet les individus postmodernes à une tyrannie du devoir-
être et du devoir-faire.
Au-delà de cette polarisation manichéenne, n’est-il pas possible d’a-
border l’éthique de la santé publique sans tomber dans les visions conve-
nues et les présupposés interprétatifs concernant autant les méfaits des
normativités que les bienfaits de l’interventionnisme ? D’évidence, les
enjeux soulevés par la santé publique sont plus complexes car multidi-
mensionnels. Une lecture éclairante de ces enjeux doit aussi s’intéresser à
certaines retombées sociales, politiques et éthiques positives générées par
cette entreprise normative. Nous en proposerons quelques-unes à l’atten-
tion des chercheurs à titre de balise définissant ce qui pourrait s’inscrire
au cœur d’un nouveau programme élargi de recherche en sciences socia-
les face à la santé publique.
Questions de recherche liées aux retombées positives
de la santé publique
À titre illustratif, voici neuf de ces potentielles contributions quali-
fiées, au bénéfice d’une saine polémique, de « positives » et qui mérite-
raient d’être étudiées plus à fond. Nous les formulons ici sous forme de
questions de recherche qui pourront, dans un premier temps, stimuler le
travail des anthropologues, sociologues et politologues puis, dans un
second temps, qui pourraient alimenter en données empiriques, en
concepts et en théories, la réflexion des spécialistes de l’éthique. Une
attention particulière sera accordée au dernier point traitant des articula-
tions entre valeurs et normes en santé publique.
1. Premièrement, en tant que définisseur de comportements à risque
à proscrire et de saines habitudes de vie à prescrire, la santé publique n’of-
fre-t-elle pas de nouvelles avenues d’intégration et de participation sociale
dans des sociétés postmodernes critiquées pour le désengagement social
de leurs populations ? N’est-il pas possible d’y voir un nouveau lieu d’an-
crage des individus dans le social, par le biais du respect de normes, de
l’intériorisation des règles de conduite préventive ou par la promotion
d’une solidarité citoyenne face aux réglementations ? Bien sûr, toute
imposition forcée de telles normes est discutable, que cette imposition soit
faite par la coercition et les sanctions ou, de façon plus subtile, par une
éducation à la santé militante dédiée à l’intériorisation des édictions par
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des citoyens surexposés aux messages préventifs. La « culpabilisation de
la victime » qui en découle correspond, pour Petersen et Lupton (1996),
aux nouvelles stratégies de contrôle social. On chercherait à transformer
la conscience des individus de telle façon qu’ils aient un meilleur contrôle
sur eux-mêmes, qu’ils cultivent une éthique du self-care, et qu’ils sachent
canaliser leurs énergies vers un activisme narcissique dédié à une sorte de
« ego building » résultant dans la construction d’un « soi civilisé »
(Lupton et Chapman, 1995). Une telle entreprise de construction d’un
«soi entrepreneur » (Perterson et Lupton, 1996) fut largement critiquée
au cours des deux dernières décennies. Toutefois, l’acceptation par une
large partie des citoyens des messages les invitant à se soumettre aux nor-
mes et aux réglementations en prévention offre possiblement un nouveau
champ d’intégration sociale, un lieu d’adaptation aux normes collectives,
voire un outil de participation citoyenne adaptée aux nouvelles formes de
responsabilités individualisées dans les sociétés postmodernes. En quête
de contrôle sur un devenir qui lui échappe de plus en plus, le citoyen post-
moderne n’opérerait-il pas, possiblement, un repli sur le contrôle de ce qui
est encore à sa portée, soit ses propres comportements à risque pour la
santé. Bref, ne peut-on voir dans cette nouvelle offre de normes, un nou-
veau type de « ciment social » et le lieu d’une liberté engagée envers la
collectivité à titre de contribution à l’équilibre social et à la santé de la col-
lectivité d’appartenance ? Edmund Pelligrino (1984) considère, dans cette
perspective, que l’enjeu en prévention n’est plus la défense des libertés
d’un individu face à des plans de soins personnalisés, mais la promotion
de la « coopération volontaire » face aux interventions standardisées
imposées à tous (par exemple, traitement de l’eau potable, port obligatoire
de la ceinture de sécurité, dépistage génétique obligatoire de certaines
maladies en postnatal). Or, quels sont la place et le rôle d’une telle coopé-
ration volontaire dans la construction du tissu sociétal des sociétés moder-
nes ? Quelles en sont les limites en regard du respect de la liberté de
chacun ?
Soulignons ici que l’une des formes les plus manifestes de partici-
pation sociale dans le champ de la prévention est le développement des
multiples associations et groupes communautaires qui offrent des services
préventifs (information, soutien, entraide) aux populations vulnérables
(par exemple, associations de défense des droits des séropositifs, des per-
sonnes âgées, des personnes souffrant de désordres mentaux, citoyens
exposés aux environnements pollués). Dans plusieurs pays, la santé
publique encourage fortement, par le biais de politiques subventionnaires,
de tels regroupements et collabore directement avec ces mouvements
associatifs dont elle se fait des alliés. Ne contribue-t-elle pas alors direc-
tement au renforcement des liens sociaux, à la promotion d’une solidarité
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