Prévenir le risque cardiovasculaire : le travail

publicité
Sciences Sociales et Santé, Vol. 31, n° 2, juin 2013
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Prévenir le risque cardiovasculaire :
le travail éducatif au cœur du dépistage
Julien Cazal*, Jean-Paul Génolini**
Résumé. Le dépistage des facteurs de risque cardiovasculaire en prévention primaire est singulièrement fondé sur une approche « globale » du
risque, mêlant à la fois aspects cliniques et éducatifs dans la relation thérapeutique. Dans un contexte plus ou moins empreint d’incertitude, nous
montrons, suivant une approche interactionniste, que les points d’appui
de la formation du patient à l’autonomie résident certes dans le travail
d’objectivation et d’individualisation du risque mais aussi, plus largement, dans le travail d’accord autour de l’acceptabilité de ce dernier. En
ce sens, l’éducation du patient s’inscrit dans un jeu d’attentes et d’engagements réciproques entre professionnel et patient visant, in fine, à renforcer la confiance dans la relation de soins.
doi: 10.1684/sss.2013.0201
Mots-clés : risque cardiovasculaire, incertitude, confiance, autonomie,
relation thérapeutique.
�Julien Cazal, sociologue, docteur en STAPS, Laboratoire PRISSMH-SOI, EA-4561,
Université Toulouse 3 Paul-Sabatier, 118, route de Narbonne, 31062 Toulouse Cedex
9, France ; [email protected]
�� Jean-Paul Génolini, psychologue social, maître de conférences, Laboratoire
PRISSMH-SOI, EA-4561, Université Toulouse 3 Paul-Sabatier, 118, route de
Narbonne, 31062 Toulouse Cedex 9, France ; [email protected]
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
6
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
La prévention des maladies cardiovasculaires est devenue, au cours
de la dernière décennie, un enjeu majeur de santé publique. Selon les
recommandations institutionnelles, un traitement précoce des facteurs de
risque (1) permettrait de réduire les maladies cardiovasculaires et la survenue de complications graves à plus ou moins long terme. Certains établissements de santé proposent une prise en charge dite « globale » du
risque à travers des dispositifs de dépistage, de traitement et de suivi, en
conjuguant le travail médical avec une éducation visant la mise en responsabilité et l’autonomie (Sandrin-Berthon, 2000) du patient à l’égard de sa
maladie. La fonction essentielle du dépistage est d’évaluer, de contrôler le
risque, de prescrire des traitements, d’investiguer la maladie par des analyses complémentaires, d’orienter vers d’autres services, ou encore de formuler des recommandations d’hygiène. Mais les dispositifs de dépistage
ne font pas que qualifier un risque cardiovasculaire, ils le construisent afin
d’exhorter les patients à rester attentifs à leur santé.
La hiérarchisation des risques cardiovasculaires est un point de
départ, voire un point d’appui, à l’éducation pour la santé (2) et la mise en
responsabilité du patient. Au cours du dépistage, celui-ci est confronté à
une « culture du risque » (3). Les fonctions diagnostique et prescriptive,
somme toute banales dans une activité médicale, font elles-mêmes l’objet
d’une appropriation par le patient. Celui-ci peut se montrer sceptique face
à des informations qui ne correspondent pas à des symptômes de souffrance ou de limitation. Il peut, à l’inverse, s’inquiéter de son état de santé
qu’il découvre alarmant. L’apprentissage du risque cardiovasculaire est
déterminé par le transfert d’une rationalité de type probabiliste, nourrie à
la fois par l’épidémiologie et par la nécessité (tant pour le patient que le
médecin) d’assumer l’incertitude sur l’évolution de l’état de santé.
(1) Selon les termes utilisés en cardiologie, on peut distinguer les facteurs de risque
dits « majeurs » (diabète, hypertension artérielle, dyslipidémie, tabagisme, âge), des
facteurs de risque dits « prédisposants » (obésité, sédentarité, hérédité).
(2) La conceptualisation du changement de comportement en santé publique repose
principalement sur des modèles individualistes tels que celui des « croyances pour la
santé » ou Health Belief Model (Rosenstock, 1974). Celui-ci postule « qu’un individu
est susceptible de poser des gestes pour prévenir une maladie ou une condition
désagréable s’il possède des connaissances minimales en matière de santé et s’il considère la santé comme une dimension d’importance dans sa vie » (Godin, 1991 : 70).
(3) Reprenant cette notion de Giddens (1994), la culture du risque découlerait du processus d’individualisation des sociétés modernes, où chacun serait en mesure d’évaluer rationnellement les risques qu’il encourt et de mettre en œuvre les conduites
adaptées.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
7
Construction experte et domestication du risque reposent sur une relation
thérapeutique de mise en confiance à l’égard de l’institution médicale. En
effet, la désignation d’un type de risque par le médecin présuppose qu’un
accord se réalise autour de l’incertitude médicale (4), donnant lieu à l’élaboration d’un risque « acceptable » qui, pour Giddens (1994), dépend d’un
« savoir induit » et se situe à la base de la confiance envers les « systèmes
experts » (5).
Notre recherche analyse la façon dont se diffusent les risques et se
tissent les relations de confiance au cours de la consultation médicale dans
un climat d’incertitude sur la santé. À partir des orientations interactionnistes et pragmatiques, elle ouvre l’analyse culturelle des risques en santé,
des approches socio-représentationnelles (Douglas et Calvez, 1990) aux
pratiques et techniques utilisées dans le pronostic du risque cardiovasculaire. Elle complète, en éducation pour la santé, l’analyse de l’autorégulation (Clark et Zimmerman, 1990) par un regard constructiviste sur les
« stratégies participatives ». Plus généralement, elle permet de comprendre, à partir des interactions médecin-patient, les mécanismes incidents de
la formation d’un usager responsable, véritable « auxiliaire » du milieu
médical (Pinell, 1992) : un « homo medicus » (6).
Nous faisons l’hypothèse que le cadre situationnel du dépistage est
une mise en autonomie du patient sous contrôle médical. À la manière des
« dispositifs de confiance » (Karpik, 1996), les consultations permettent
de « nous informer, de garantir la fiabilité des informations et de nous
assurer de la crédibilité des engagements des institutions ou de ceux qui
exercent les pouvoirs, et donc de nous protéger de leurs manipulations,
mensonges et tromperies » (Quéré, 2005 : 208). Le diagnostic sur le risque
cardiovasculaire à la fois produit de l’incertitude et crée les conditions de
la confiance. Cette dernière ne se réduit pas à l’expertise des évaluations
(4) Comme cela a été montré dans le domaine de la cancérologie (Fainzang, 2006).
(5) Par « systèmes experts », l’auteur entend « des domaines techniques ou de savoirfaire professionnel concernant de vastes secteurs de notre environnement matériel et
social », auxquels les non-initiés sont contraints, faute de compétences, d’accorder
leur confiance. Ces systèmes représentent, par exemple, l’ensemble des techniques,
technologies ou encore savoirs médicaux qui sont manipulés par les professionnels
dans l’interaction avec le patient.
(6) Cette notion, proposée par Pinell (1992) dans son étude à propos de la lutte contre
le cancer, est le pendant sanitaire de l’homo economicus. Elle correspond à une figure
idéale du « malade d’aujourd’hui » qui serait « prédisposé à jouer le jeu ». Elle
implique d’envisager les patients comme des acteurs rationnels au sujet de la maladie
et du risque.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
8
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
et à la transparence d’un jugement médical objectif ; elle se gagne dans la
sphère des interactions médecin-patient (7) et dans la possibilité d’exercer
un contrôle sur l’incertitude qui naît du diagnostic.
Dans une première partie, nous analysons les différentes formes
d’incertitude propres à l’exercice de la prévention cardiovasculaire.
L’incertitude s’inscrit dans le niveau d’expertise sur une pathologie, dans
les pratiques cliniques, dans les techniques et les technologies disponibles
et/ou utilisées. Elle est aussi assujettie à un système de valeurs qui en fait
un outil au service de l’influence. La détermination des « facteurs de
risque », le classement en « groupe à risque », les recommandations sur
les « conduites à risque » sont des activités qui permettent de contrôler
l’incertitude en refermant la culture du risque sur le savoir médical. Pardelà l’expertise épidémiologique et clinique, la prévention étend le pouvoir du médecin à un contrôle de la vie. L’incertitude n’est pas
uniquement induite par un bilan de santé, elle se développe aussi dans les
interstices des prescriptions et recommandations, dans un jeu d’attentes
réciproques entre médecin et patient. La seconde partie montre, à partir de
données empiriques, que la frontière entre ce qui peut être mis en risque
et ce qui reste inéluctablement incertain, n’est pas donnée mais construite
(Theys, 1991). Elle s’appuie sur l’observation ethnographique des consultations médicales autour de l’individualisation du risque. Les médecins
abordent rationnellement et méthodiquement un « risque cardiovasculaire
global» (8). Ce faisant, ils cherchent, au cours de ce travail diagnostique,
des prises leur permettant de suggérer des conduites d’autocontrôle. Ils
travaillent donc sur un « ordre négocié » (9) (Strauss, 1992) qui vise
(7) Il s’agit, suivant le principe du « dispositif de promesse » (Karpik, 1996), d’éviter
toute forme d’opportunisme, le médecin pouvant se voir reprocher de n’avoir pas tout
dit au patient, au même titre que le patient pourrait ne pas appliquer des recommandations qui lui ont été faites.
(8) Selon un rapport de l’ANAES, « l’approche recommandée en France (…) pour
évaluer le risque cardiovasculaire global repose sur la sommation des facteurs de
risque, chacun étant considéré comme binaire (présent ou absent) et ayant un poids
identique. Ce risque est estimé faible, modéré ou élevé selon le nombre de facteurs de
risque présents. Les principales recommandations internationales préconisent d’estimer le RCV global. Il n’y a pas, en 2004, de consensus concernant le choix de la
méthode d’estimation de ce risque (sommation des facteurs de risque ou modélisation
statistique) » (ANAES, 2004 : 9).
(9) Pour Strauss, il n’existe pas d’ordre social qui serait unilatéralement imposé. En
particulier dans le domaine médical, l’ordre des interactions résulte la plupart du temps
d’une action concertée entre les individus.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
9
« l’acceptabilité » du risque cardiovasculaire, c’est-à-dire la détermination
d’un risque suffisamment élaborée, facilitant la confiance et le maintien
des engagements réciproques dans la gestion de la maladie. L’équilibre est
délicat et repose à la fois sur la diffusion et l’assimilation de données épidémiologiques, et sur une approche clinique plus singulière des informations médicales personnelles, des symptômes de la maladie, etc. Il est
perceptible dans les divers types de « cadrage » (10) qui animent la relation thérapeutique et « travaillent » à restaurer la confiance entre médecin
et patient.
L’approche interactionniste et pragmatique que nous déployons dans
notre recherche s’appuie, sur le plan méthodologique, sur un corpus d’observations réalisées lors d’une enquête ethnographique au sein d’un service hospitalier de « détection et de prévention de l’athérosclérose » (11).
Référés par leur médecin traitant à la suite d’une consultation, la plupart
des patients sont pris en charge au sein du dispositif sous forme d’hospitalisation de jour ou de « journée de dépistage » (12). Nous avons ainsi
pu suivre plus d’une trentaine de ces journées (environ 180 heures) et
(10) L’interaction médecin–patient peut être analysée comme une succession de
« cadrages de l’individu » (Goffman, 1991) par les soignants. Ces derniers s’ajustent
aux intérêts d’arrière-plan des patients mais participent aussi à leur construction. Nous
en restons pour l’étude au constat d’existence de ces intérêts d’arrière-plan sans en préciser la nature stratégique ou dispositionnelle. Pour Dodier (1993a), la notion de
cadrage de l’individu est liée au régime d’action dans lequel s’engage l’acteur et au
modèle d’expertise auquel le médecin se réfère.
(11) L’athérosclérose se caractérise par une accumulation, sur la paroi des artères, de
lipides ou de graisses (mauvais cholestérol), de produits du sang, etc., pouvant entraîner avec le temps des lésions. C’est le principal responsable, entre autres, de l’infarctus du myocarde.
(12) Le service a été créé en 1994 à l’initiative de quelques cardiologues « sensibles »
à la prévention des maladies cardiovasculaires, et dont l’un d’entre eux est actuellement le chef de service. Au départ centrée sur le diagnostic des troubles cardiométaboliques impliqués dans l’athérosclérose, l’offre a été complétée par la mise en place
d’un programme d’éducation thérapeutique au début des années 2000 au moment,
notamment, où un programme national de réduction des risques cardiovasculaires voit
le jour. On compte aujourd’hui quatre autres services similaires répartis en France au
sein de CHU.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
10
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
presque autant de patients, en prenant part aux consultations et aux examens divers (13).
L’usage des outils diagnostiques, des analyses et des prescriptions calibre une vision à plus ou moins long terme de la maladie et de ce qui est
à faire pour « s’en sortir ». Ils représentent des « appuis conventionnels
de l’action » que Dodier définit comme « un ensemble de ressources permettant d’élaborer une communauté de perspectives, même minimale,
permettant de coordonner des actions » (Dodier, 1993b : 66). Notre attention s’est plus particulièrement portée sur les adaptations particulières des
médecins face aux réactions des patients lors du diagnostic et du pronostic. Ces adaptations sont particulièrement liées à l’usage des outils d’aide
à la décision médicale que constituent, par exemple, les échelles d’évaluation du risque et autres dispositifs de mesure plus ou moins sophistiqués (résultats d’analyses, échographies, etc. ou, plus trivialement, la
balance).
Les différentes formes d’incertitude
liées à l’exercice de la prévention
L’incertitude peut porter sur le savoir médical utilisé dans le travail
préventif, elle peut être également produite dans le jeu des interactions
médecin-patient autour de l’objet et des outils de la prévention, elle peut
être encore déterminée par l’efficacité perçue dans l’adoption d’une
démarche préventive.
(13) Du fait de l’hétérogénéité des causes de la maladie, le patient rencontre successivement près de sept intervenants différents au cours d’une journée-type. De manière
générale, il voit d’abord une infirmière (spécialisée dans le domaine de l’éducation
thérapeutique), un premier médecin chargé de mener une enquête épidémiologique et
de faire une première auscultation. Il rencontre ensuite une diététicienne durant 30 à
45 minutes puis il se rend aux différents examens cliniques où, là encore, il peut rencontrer jusqu’à trois spécialistes en cardiologie. Enfin, la synthèse est réalisée par le
cardiologue référent.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
11
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
L’incertitude liée aux limites propres de la médecine
Fox (1988) définit trois niveaux d’incertitude liée aux limites propres de la médecine : l’incertitude qui résulte d’une maîtrise incomplète
ou imparfaite du savoir disponible, celle qui dépend des limites propres à
la connaissance médicale, enfin celle qui dérive des deux premières. Dans
le cadre de la prévention des maladies cardiovasculaires, le médecin ne
peut prédire avec précision la trajectoire de la maladie (14). Plus de
300 facteurs de risque ont, jusqu’à ce jour, été répertoriés (Ortiz-Moncada
et Alvarez-Dardet, 2001). Peretti-Watel (2004) évoque à ce sujet l’existence d’une véritable « toile des causes », en référence aux difficultés
d’interprétation rencontrées tant par les destinataires de la prévention que
par les professionnels de santé eux-mêmes.
En plus des incertitudes relatives aux connaissances, les pratiques
médicales génèrent d’autres formes d’incertitude. Bourret et Rabeharisoa
(2008), en comparant les pratiques cliniques liées à l’oncogénétique et à
la psychiatrie génétique, montrent que l’incertitude concerne les objets et
les entités sur lesquels portent les pratiques, mais aussi l’efficacité médicale de ces dernières.
L’incertitude liée à l’objet et à l’usage des outils de la prévention
L’évaluation précise du poids de tel ou tel autre facteur sur l’issue de
la maladie est délicate, surtout lorsqu’on aborde leurs interactions et leurs
effets cumulatifs (sédentarité et tabagisme, par exemple). L’incertitude
porte en fait sur un risque de prédisposition et la projection d’un état dont
on suppose l’évolution sur la base d’indices objectivés par des examens.
Comme l’évoquent Bourret et Rabeharisoa, « les pratiques cliniques se
déplacent de pathologies et de patients réels vers des entités complexes
(risques ou possibilité de maladies) chez des personnes dont le statut
pathologique devient équivoque : personne à risque, non-malade pouvant
souffrir dans le futur d’une maladie connue ou malades souffrant dans le
présent d’une pathologie dont la délimitation et les liens éventuels sont
(14) La plupart du temps asymptomatiques, certains facteurs de risque (hypertension
artérielle, hypercholestérolémie, etc.), sont souvent qualifiés par le milieu médical de
« tueur silencieux » ou de « maladie insidieuse », avec lesquels le patient peut même
« vivre normalement » pendant plusieurs années, d’autant plus que les traitements
actuels permettent de contrôler efficacement certains facteurs de risque dits
« majeurs » (diabète, dyslipidémie, hypertension artérielle).
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
12
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
très difficiles à cerner » (Bourret et Rabeharisoa, 2008 : 44). Les frontières entre normal et pathologique se brouillent, d’autant plus qu’elles
subissent les effets de la division du travail. Dans le champ de la prévention cardiovasculaire, la notion même de « facteur de risque » n’est pas
traitée de façon homogène entre les épidémiologistes et les cliniciens.
Pour les premiers, le risque est un prédicteur de la maladie, alors que les
seconds y voient une cause qu’il faut traiter (Levenson et Simon, 2004).
En outre, lors du diagnostic, les médecins font usage d’outils de
mesure, de techniques d’auscultation, de modèles de calcul du risque, etc.
Ils forment les patients à l’évaluation du risque afin de déterminer communément un seuil de vulnérabilité. Les connaissances scientifiques et les
outils de mesure s’imposent dans la séance comme des systèmes experts,
mais aussi comme des techniques de communication. Les médecins sont
confrontés à un double défi : maîtriser les risques sur le plan clinique afin
de réaliser un diagnostic et un pronostic fiables, mais surtout donner une
visibilité (et une intelligibilité) au risque afin de favoriser une prise de
conscience sur le danger de maladie (Sarradon-Eck, 2007). Ils doivent, sur
ces deux niveaux, gérer l’incertitude produite par la manipulation des
outils. D’une part, les outils diagnostiques diffusent des normes qui ne
dépendent pas uniquement des progrès scientifiques. Sarradon-Eck (2007)
montre, par exemple, que les seuils de l’hypertension artérielle ne sont pas
stables et se sont abaissés ces vingt dernières années, en répondant à une
double logique scientifique et de rentabilité médico-économique de l’intervention. Pour Douglas (1986), le risque est inscrit dans un échange
social contrôlé par la morale, il conduit à rendre des comptes au niveau
des communautés et des normes culturelles en vigueur au sein de ces dernières. Le diagnostic conduisant à détecter les problèmes liés aux habitudes de vie est idéologiquement soutenu chez les praticiens par le recours
à la responsabilité individuelle. Les arguments portant sur le « manque de
motivation », « l’inaptitude à s’autonomiser par rapport au traitement »,
etc. conduisent à différencier « ceux avec qui on peut faire » de « ceux
avec qui on ne peut pas faire » (15). La construction des seuils comme le
résultat à la fois de normes scientifiques et politiques conduit les médecins
à gérer, en plus de l’incertitude liée à la connaissance scientifique, celle
relative aux formes de rationalisation profanes de la maladie ou du risque
(Perreti-Watel et Moatti, 2009) afin de préserver la coopération des
patients. D’autre part, afin de prédire l’événement morbide ou la mortalité, ces outils permettent de traduire des faits épidémiologiques en une
(15) Voir l’étude Intermède (Lang et al., 2008) portant sur « l’interaction entre médecins et malades productrice d’inégalités sociales de santé ».
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
13
réalité clinique (Aronowitz, 2011 ; Giroux, 2006 ; Postel-Vinay et Corvol,
2000). Ils construisent une représentation rationnelle du danger plus ou
moins accordée sur l’expérience personnelle du patient. De ce point de
vue, l’utilisation des outils ne sert plus uniquement à apprécier un risque
cardiovasculaire et à en déterminer le niveau ; elle s’étend, comme le suggère Setbon (2000), sur la logique politique de construction des risques
sanitaires, à la prise en compte de l’acceptabilité sociale du patient à courir ces risques, c’est-à-dire à accepter l’incertitude produite par la situation
de dépistage.
L’incertitude liée à l’efficacité de la prévention
Si les professionnels de santé disent contrôler l’incertitude médicale
inhérente au diagnostic et aux prescriptions en s’appuyant notamment sur
les recommandations de bonnes pratiques cliniques, en revanche ils se
montrent en difficulté pour engager des stratégies efficaces favorisant
l’observance. Le témoignage de ce cardiologue illustre bien les doutes
face au devenir des conseils hygiéniques chez des patients qui n’ont pas
idée de leur maladie : « C’est pas difficile, une consultation, une hospitalisation de jour comme ça. Ce qui est difficile c’est : on fait une prescription, le patient il se sent sain, mais la prescription est nécessaire parce
qu’il y a du cholestérol, de la tension, du diabète. Et la face cachée que
nous on ne voit pas, c’est que les gens prennent pas leur traitement (…)
On s’aperçoit à chaque fois qu’en fait, les gens abandonnent ou ils prennent un jour alterné, ou ils prennent un jour sur trois, c’est ça… et ça,
nous, on n’a pas de prise là-dessus ».
Bloy (2008) montre comment les médecins généralistes s’accommodent à l’incertitude dans le rapport au savoir médical plus ou moins articulé aux recommandations et aux preuves. Au niveau de la prévention, les
omnipraticiens envisagent le travail éducatif sur le style de vie du patient
avec une certaine prudence. Leur sentiment d’efficacité varie fortement
d’un domaine à l’autre (16). Lorsqu’il s’agit de donner aux patients des
connaissances et des techniques pour gérer la maladie (hypertension, diabète et asthme), leur compétence perçue est forte. À l’inverse, elle est plus
(16) Voir Aulagnier et al., 2007 ; Baromètre santé médecins/pharmaciens, INPES,
2003. Les descriptions sont assez homogènes entre ces deux enquêtes. Il est toutefois
délicat, dans ces études, de dissocier l’éducation thérapeutique des pathologies chroniques d’une intervention sur les habitudes de vie, puisqu’en première intention les
recommandations portent sur l’alimentation et l’exercice physique.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
14
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
faible sur des interventions circonscrites aux habitudes de vie (alimentation, exercice physique, tabac, alcool). La distinction faite par les auteurs
entre un « domaine à forte composante biomédicale » et un domaine dans
lequel « la dimension psychologique et sociale est perçue comme importante » oppose deux types de rationalité qui recouvrent des tendances
opposées de la relation médecin-patient (Cosnier, 1993). L’une est fondée
sur la domination et l’expertise, l’autre sur la coopération et la coexistence
entre des savoirs hétérogènes. L’incertitude qui pèse sur l’efficacité de la
prévention ne renvoie pas seulement au savoir expert en conseils et
recommandations mais, comme le montre Hammer (2010) à propos des
types de confiance médecin-patient, à la conscience chez le profane que le
médecin a une maîtrise incomplète du savoir disponible. L’incertitude est
ainsi travaillée au niveau des arrangements réciproques sur la détermination du risque cardiovasculaire. Elle est, comme le suggère Quéré (2005),
une modalité pratique de la confiance et de l’organisation des engagements respectifs, et non pas seulement une information probabiliste ou
une croyance limitée à la sphère cognitive.
Travailler sur l’autonomie : individualiser le risque
L’individualisation du risque permet de former au devoir de santé,
par le cadre imposé de la consultation. Mais aussi, elle implique médecin
et patient dans un rapport de collaboration et de confiance réciproque. Les
interactions mobilisent plusieurs types de « cadrages » (Dodier, 1993a).
Le médecin peut faire appel à une construction probabiliste des risques
cardiovasculaires par comparaison du sujet à une population à risque. Il
peut aussi, suivant une approche clinique, se fixer sur une analyse des sensations, des symptômes et de la plainte. Il peut encore établir le partage
des responsabilités, déléguer au patient le soin d’analyser lui-même les
risques et d’en tirer les conséquences
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
15
Le travail de l’autonomie : formater l’homo medicus
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Inscrire le risque dans le corps
• Faire appel aux symptômes
Le diagnostic médical incite le patient, grâce aux outils d’auto-évaluation, à mesurer et à visualiser son propre risque cardiovasculaire (17)
par un code couleur ou une échelle analogique. La démarche consiste à
passer d’une comptabilité des facteurs de risque à une prédiction de
maladie, et conduit le médecin à requalifier le risque dans un tableau
clinique, tout en « déniant l’incertitude confinée dans l’opacité des statistiques » (Sarradon-Eck, 2007 : 156). En effet, comme le montrent les
exemples ci-après, le mode de calcul relativement abstrait du risque
échappe au patient, et la technique de mesure est délaissée au profit des
signes cliniques de la maladie. La recherche de causalité conduit le
médecin à quitter un décompte statistique en faveur d’une attention plus
soutenue à l’histoire personnelle du patient (présence d’antécédents
familiaux et de plaques d’athérome qui objectivent le tableau clinique).
L’incertitude se déplace des probabilités aux résultats d’analyses, jusqu’à
l’expérimentation d’un programme de traitement pour lequel le patient est
sollicité sans vraiment avoir le choix.
Le patient (63 ans, ancien mineur) est venu pour un problème d’élévation chronique des CPK (18) révélée lors d’un bilan neurologique. Le
traitement hypolipémiant pouvant être mis en cause dans cette augmentation a été arrêté suite à la découverte de cette anomalie.
Cardiologue : « (…) Vous avez quel âge ?
Patient : 64.
Cardiologue : pardon ?
Patient : 64.
Cardiologue : On compte avec les points. Un point. Le tabac, deux points
(en insistant sur le chiffre). La tension va bien ?
(17) Certaines modélisations permettent de visualiser la « gravité » de son propre
risque à l’aide de couleurs, par exemple du vert pour un risque faible au rouge foncé
pour un risque très élevé. Le modèle de SCORE, utilisé dans les exemples suivants,
permet d’évaluer la probabilité absolue à dix ans de développer un événement cardiovasculaire fatal. Il inclut la prise en compte dans le calcul des facteurs de risque suivants : le sexe, l'âge, le tabagisme, la pression artérielle systolique et, soit le cholestérol
total, soit le rapport cholestérol/HDL.
(18) La créatine phosphokinase (CPK) est une enzyme essentielle au métabolisme du
muscle. Son dosage sert au diagnostic et au suivi des attaques cardiovasculaires.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
16
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
Patient : Bah la tension oui.
Cardiologue : Pas d’antécédents familiaux ?
Patient : Euh, non, mon père est décédé d’une crise cardiaque…
Cardiologue : À quel âge ?
Patient : 63 ans… mais il était mineur pendant longtemps hein.
Cardiologue : D’accord, au pire on en a deux. Il y en a deux, bon là sans
le traitement, il y a ces petites plaques d’athérome… bon écoutez (il
marque un temps d’hésitation)… je suis pas convaincu de la plainte du
neurologue. Bon… (il marque encore un petit temps d’hésitation), si la
prochaine fois le bilan est le même, c’est que c’est pas le médicament du
cholestérol. On verra à ce moment-là. En tout cas le bilan était là pour ça,
pour essayer de faire le point (…). »
Si le recours à une forme de « singularisation clinique » (Dodier,
1993a ; Sarradon-Eck, 2007) apparaît comme une nécessité chez ce médecin qui réfléchit à voix haute, il peut être aussi lié à l’utilité de ramener le
patient à ses propres symptômes afin de gagner son adhésion. La délibération qui simule l’acceptation du patient est une « scène d’autonomie »
qui impose les contraintes de la décision médicale.
• Pointer les déviances
Lorsque l’outil d’évaluation est stratégiquement utilisé dans une
visée d’« autoformation » du patient il peut, comme dans l’exemple suivant, apparaître inadapté, éloignant le patient de sa maladie. La surexposition du risque apparaît alors comme artificielle. Le diagnostic n’est plus
une compilation de facteurs mais pointe les anomalies comme des « dysfonctionnements » à traiter dans le court terme. Le passage d’une mesure
du risque à la maladie et son traitement, suggère de trouver dans les ressources du patient les points d’appui du traitement. L’extrait montre comment s’effectue la translation des responsabilités. Le médecin quitte
l’approche prédictive au profit d’une analyse clinique, permettant de solliciter le changement de style de vie dans le but de limiter le traitement
médicamenteux.
Extrait d’une consultation entre un patient (52 ans, informaticien) et
une cardiologue. Le patient est ici pour la première fois sur les conseils de
son médecin traitant, suite à une anomalie lipidique révélée par un bilan
sanguin.
Cardiologue : « Bon, votre papa a fait un infarctus à 77 ans, votre maman
a du diabète et de l’hypertension… Bon, vous, votre problème c’est le cholestérol. Deux choses sont à envisager : d’abord le risque cardiovasculaire à 10 ans en fonction des paramètres actuels. Alors voilà, ça, (elle
sort une feuille sur laquelle est dessiné un schéma) c’est une étude de
Framingham, corrigée par SCORE, qui permet d’estimer son risque. Ben
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
17
écoutez je vous invite à le faire vous-même, vous verrez : alors si vous êtes
hypertendu vous marquez un point, si en plus vous avez plus de 50 ans,
vous marquez un autre point (…) Ah la question qui fâche : le LDL est à
1,81 et le HDL à 0,49 (…) Donc voilà, pour vous, le risque à 10 ans est
de 7 %... Ça parle pas beaucoup hein ? Bon par contre on ne sait pas si
pour vous il y a fixation ou non de ce cholestérol. La question est de savoir
si l’on peut agir par des méthodes non médicamenteuses… En gros, on a
besoin de vous quoi… Pour moi, c’est améliorable sur le plan hygiénodiététique, ce qui vous manque c’est un sport d’endurance parce qu’en
plus, au travail, vous ne devez pas trop bouger (…) »
Sans doute la notion de « risque global » n’est pas ici un indicateur
suffisant et reste une opération formelle. Le déplacement sur un cadrage
clinique permet d’envisager d’autres solutions thérapeutiques. Le contrat
qui en appelle à l’implication du patient pour la réussite du programme,
nécessite que le corps ne soit plus pris comme objet de prédiction mais
comme témoin des comportements déviants, c’est-à-dire qui contreviennent à une norme sociale dominante. L’issue de la séquence simule une
participation du patient à la décision médicale, par un appel au sujet autonome et raisonnable, responsable de ses choix.
Convertir le style de vie en remède médical
• Faire de l’hygiène de vie un médicament
La thématique du médicament apparaît comme centrale dans l’interaction au sujet des négociations sur l’hygiène de vie. Le contrat passé
entre le médecin et son patient autour d’une approche médicamenteuse en
complément d’un changement de style de vie, se négocie dans un travail
d’accord sur la définition du risque et de sa gestion. Le médicament objective le rapport à la maladie (malgré l’absence de symptômes) et aux
risques, il renvoie à l’individualisation du traitement (dose, qualité) et à
l’expertise médicale. À l’inverse, les conseils d’hygiène sont symboliquement attachés à la sphère publique (Génolini et Clément, 2010) — « faire
30 minutes d’exercice physique », « manger 5 fruits et légumes », etc. —
et sont l’expression d’une certaine forme de moralisation plus perméable
à la critique (Peretti-Watel et Moatti, 2009). Afin de légitimer les recommandations, le médecin présente l’activité physique, l’hygiène alimentaire
comme des remèdes qui, contrairement aux médicaments, nécessitent et
autorisent un travail de négociation autour de leurs modes d’administration (« posologie », « dose », « fréquence », « qualité », etc.), comme le
montre l’extrait suivant.
Le patient (55 ans, employé) vient consulter dans le cadre du suivi
de son diabète. Venu en compagnie de son épouse, il connaît le médecin
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
18
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
depuis plusieurs années. Après avoir fait le point sur le dossier médical, la
diabétologue décide de se pencher sur le poids du patient.
Diabétologue : « Au niveau du poids, la dernière fois j’ai noté 75 et vous
veniez de prendre un kilo. Est-ce que vous avez l’impression que dans
l’alimentation il y a eu des petits changements ?
Patient : Un peu plus.
Diabétologue : Vous mangez un peu plus…
Patient : Le soir un peu plus. Après j’ai l’activité physique qui a augmenté.
Je me dépense plus physiquement.
Diabétologue : Qu’est-ce que vous faites de différent ?
Patient : Le potager… je me suis mis au potager.
Diabétologue : Ah oui ? Ah ben c’est bien !
Épouse : Et plus il fait de l’exercice, plus il est affamé.
Diabétologue : Oui… même si, euh, c’est une activité physique qui a pas
le caractère d’un sport qui crée un déficit nutritionnel important. C’est
très bien, c’est de l’endurance, mais c’est pas non plus un semi-marathon,
c’est pas trois-quarts d’heure de natation non plus hein. Et quand c’est
que vous allez travailler le potager ?
Patient : Le soir…
Diabétologue : Fin d’après-midi ?
Patient : Oui.
Diabétologue : Par contre comme vous y allez en fin d’après-midi est-ce
que vous prenez une collation, avant ?
Patient : Non.
Diabétologue : Ben ça pourrait être une bonne idée, d’aménager une
petite collation en rentrant du travail avant d’y aller. De façon à mieux
gérer les quantités ensuite au repas du soir. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Patient : Ben je vais essayer…
Diabétologue : Ça pourrait être un yaourt, avec un petit peu de… un
biscuit, mais pas gras, style Lu ou des choses comme ça. »
Le traitement des facteurs de risque est laissé au jugement du patient
et devient le support d’un travail sur soi dans lequel le sujet fait un arbitrage de sa conduite sous le contrôle avisé de l’expert. Ce dernier alimente
progressivement sa prescription en fonction des informations obtenues sur
le style de vie du patient. L’autonomie décisionnelle est bien sous l’appréciation du médecin qui valide pas-à-pas la démarche hygiénique et
instille ses prescriptions.
• Différencier et cumuler l’usage des médicaments et de l’hygiène
Les prescriptions médicamenteuses et non médicamenteuses conduisent à une gestion individuelle et collective de la maladie dans la mesure
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
19
où le traitement est singulier et non transférable, alors que les recommandations sont l’expression d’une norme sociale dont le propre est d’être
partagée et divulguée. Les patients peuvent cloisonner les registres en
considérant que les recommandations d’hygiène n’entrent pas dans le travail de singularisation que les médecins doivent réaliser. Des conflits de
perspectives peuvent émerger sur la concurrence entre les médicaments et
l’adoption d’un style de vie sain, et ce d’autant plus que les recommandations sont dépendantes de la division du travail. Le cumul des sources
d’information provenant d’intervenants différents (infirmière, diététicienne, cardiologues), aux logiques professionnelles distinctes, peut parfois produire des effets de brouillage à propos des solutions thérapeutiques
envisagées. Si les prescriptions sont faites par les seuls médecins, à l’inverse les conseils en hygiène peuvent être déployés par l’ensemble du personnel. Ainsi, la prescription médicamenteuse peut déplacer la causalité
sur des facteurs de risque endogènes et situer le contrôle du danger du côté
de l’expert. À l’inverse, une approche du style de vie situe la causalité
dans les facteurs exogènes, et son contrôle dans une volonté personnelle
de changement. Dans l’exemple suivant, la consultation avec la diététicienne, qui portait essentiellement sur les règles hygiéno-diététiques,
encourageant le patient (40 ans, peintre en bâtiment) à poursuivre son
régime alimentaire, est suivie par celle du cardiologue. Ce dernier cherche
à optimiser le traitement thérapeutique. Deux approches de la maladie
entrent en concurrence : l’une, produite par le médecin suivant une
« logique de cumul », associe les traitements médicamenteux aux conduites d’hygiène afin d’augmenter les chances de guérison. L’autre, produite
par le patient suivant une « logique identitaire » (Fainzang, 2003), revendique un style de vie sain symboliquement associé à une sortie de maladie.
Cardiologue : « (…) Les triglycérides étaient élevés ce matin, 3,43 g…
Patient : Ça c’est sans traitement, c’est juste en changeant mon alimentation et ma façon de faire tous les jours…
Cardiologue : D’accord, alors je suis content que vous nous disiez ça
parce que ça prouve que vous avez bien compris que l’élévation des triglycérides dans le sang est très étroitement dépendante du régime alimentaire…
Patient : Oui ça prouve que je fais bien attention à certaines choses quoi…
Cardiologue : Tout à fait, donc ça c’est très bien. Bon, malgré tout, les
efforts diététiques ne vous permettront jamais d’avoir un taux strictement
normal, or on sait que si on les laisse élevés au long cours, ça peut faire
des dégâts sur les artères, ça peut provoquer un infarctus…
Patient : En faisant du sport non ?
Cardiologue : Non je veux dire si on laisse les triglycérides élevés dans le
sang sans rien faire… donc on va reprendre le traitement.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
20
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
Patient : Donc si j’arrive à faire baisser avec le Lipanthyl et tout ça… vu
que j’étais à 7, vu que j’ai fait des efforts pour descendre à 3 tout ça, estce que ça peut pas continuer à descendre un peu…
Cardiologue : Non c’est ce que je vous expliquais, même si vous faites
encore beaucoup, beaucoup plus d’efforts je pense que vous arriverez à
faire descendre encore, mais pas suffisamment pour qu’il soit strictement
normal (…) »
Alors même que la multiplication des points de vue sur la maladie
représente une plus-value dans l’efficacité du diagnostic et du pronostic
(cette construction interdisciplinaire de la prise en charge est institutionnellement présentée comme une richesse), elle conduit le patient à réinterpréter le diagnostic à la lumière des prescriptions. Le dispositif ne contrôle
pas ou peu l’enchaînement des informations données au patient au fil des
consultations. C’est généralement dans l’étape de synthèse qui clôture la
journée que le médecin redéfinit le cadre des prescriptions et reprend la
main sur les malentendus que le dispositif a pu générer par l’hétérogénéité
des informations. La séance de synthèse travaille sur le partage des
responsabilités. Il s’agit bien alors de mettre le style de vie sous contrôle
médical.
Les points d’appui de la formation à l’autonomie sont, comme nous
l’avons montré, dans la formation du patient au savoir médical. Le guidage opéré par le médecin se particularise selon les phases de diagnostic
et de prescription. Inscrire le risque dans le corps a pour objectif d’attirer
l’attention du patient sur les symptômes et de lui montrer, en pointant ses
conduites déviantes, les facteurs de risque sur lesquels il doit agir. Les
techniques diagnostiques imposent un ordre médical sur des seuils et des
normes à respecter. Même si le patient ne les comprend pas vraiment, ces
informations tracent symboliquement des lignes de partage entre types de
risque et responsabilités du médecin et du patient.
La conversion du style de vie en remède médical agit sur un autre
plan de la formation à l’auto-soin. Elle aborde l’hygiène comme un médicament et règle la cohérence du traitement en couplant le thérapeutique et
le préventif. La prescription de l’hygiène n’est pas réductible à des recommandations, mais se présente comme une formation à la rationalité du raisonnement médical. Le patient apprend, sous le contrôle du médecin, à
réfléchir méthodologiquement à la façon de s’alimenter ou de bouger,
c’est-à-dire suivant les normes édictées par la prévention. L’interaction
qui impose au patient une certaine réflexivité sur son mode de vie lui montre, par l’analyse causale propre à l’interrogatoire, que le style de vie est
aussi d’une certaine manière de la chimie organique qui a un effet dose/
réponse sur la maladie. Par-delà l’homologie biomédicale entre contrôle
de l’hygiène et posologie, le patient apprend à faire prévaloir une
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
21
« logique de cumul » sur la « logique identitaire ». La neutralisation du
rapport au style de vie comme expression de l’image de soi forme le sujet
à un corps objet de soin.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Le travail de l’autonomie : mettre le patient en confiance
Les points d’appui de la formation de l’homo medicus, s’ils s’imposent à travers la structure inégalitaire de la prise en charge fondée sur le
pouvoir de l’expert, sont aussi le support à des interactions coopératives.
Le dispositif, par les divers types de cadrage (« administratif », « clinique », « du sujet autonome ») qu’il applique au patient (Dodier 1993a),
met en discussion le risque et l’incertitude tout en favorisant l’émergence
d’une relation de confiance. Il institutionnalise, d’une certaine manière, un
« dispositif de confiance » autour de deux axes (Karpik, 1996 ; Quéré,
2005) formés par les « dispositifs de jugement » et les « dispositifs de promesse ». Les premiers sont relatifs à l’expertise médicale perçue (notoriété du médecin, statut de l’intervenant, etc.) mais peuvent aussi
s’appuyer sur les réseaux profanes (Freidson, 1970) comme source d’information légitime. Ils peuvent aussi fonctionner sur une confiance
« impersonnelle » aux catégories de classement du risque en « population », « groupe », « niveau », etc. qui d’emblée imposent les mesures
antidotes d’hygiène de vie. Les « dispositifs de promesse » renvoient
quant à eux au principe d’une confiance garantie par l’ordre disciplinaire
de l’éthique professionnelle et la clairvoyance à l’égard des décisions à
prendre pour améliorer la santé. Pour le patient, c’est une conviction dans
l’idée que la médecine agit avant tout pour son bien, alors que, pour le
médecin, la croyance porte sur les responsabilités partagées et sur le fait
que, celles-ci étant clairement posées, le patient ne tire pas profit de la situation en cas d’échec ou de récidive. L’instigation de transactions contractuelles qui permettent de garantir l’écoute mutuelle, assortie des obligations
morales, ouverte à la critique et à la discussion transparente peut être considérée comme une autre forme de « dispositif de confiance » (19).
L’élaboration du diagnostic et du pronostic apparaît comme une activité réflexive dans laquelle le médecin tente d’expliquer, avec beaucoup
de pédagogie, les différentes phases des examens et leur utilité pour une
(19) Les pratiques médicales plus ou moins formelles liées au consentement éclairé
peuvent être assimilées, comme le souligne Ducournau (2010), à des « rituels de
confiance » qui renforcent des valeurs fondamentales dans l’équilibre de la relation telles que l’autodétermination, la bienfaisance ou la confiance.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
22
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
exploration complète des risques. Ce travail sur l’intelligibilité du problème de santé peut générer de l’incertitude et mettre à mal tant le « dispositif de jugement » que le « dispositif de promesse ». Comme le pose
Fainzang (2006) au sujet du cancer, les discours autour du médicament ou
des examens médicaux sont aussi pour le patient des activités de prédiction. Notamment lorsque le médecin hésite ou se rend compte que les termes ou les avis qu’il émet peuvent être anxiogènes ou incompréhensibles.
La transparence affichée se mue alors en opacité et altère la relation de
confiance.
Comment dans l’interaction se construit la confiance ? Comment le
médecin tente-il à la fois de protéger la confiance dans l’expertise du
dispositif, et de clarifier les engagements réciproques en termes de responsabilité ? Dans l’extrait suivant, le médecin crée un doute sur la présence
de plaques d’athérome et, compte tenu de l’activité physique du patient
(70 ans, retraité), exprime la nécessité de faire une coronarographie, pour
finalement revenir sur cet avis en considérant que le patient est suffisamment entraîné. Le raisonnement médical probabiliste qui conduit finalement le cardiologue à remettre en question l’intérêt de l’examen (le patient
fait quotidiennement des efforts d’intensité modérée) butte sur celui du
patient désireux d’éprouver ses propres limites physiologiques et d’apprécier les marges de sécurité relatives à une pratique régulière de la randonnée en moyenne altitude, son activité « favorite ».
Cardiologue : « (…) Bon alors, ischémie minime… alors… alors…
qu’est-ce qu’on fait ? Parce que, je vous explique : quand on fait tous ces
tests là on essaie de savoir indirectement si le patient souffre de quelque
chose, d’une obstruction d’une artère. Alors il y a des endroits c’est simple, ici là (il désigne l’artère carotide avec le doigt), ça se voit très facilement. Pour les coronaires on ne peut pas les trouver… donc c’est
indirect : donc là, la scintigraphie dit : “il y a un petit (en insistant) morceau en aval d’une artère qui, peut-être (insistant une fois de plus sur le
terme), souffre de n’être pas assez irriguée”. Donc c’est pour ça qu’il
fallait discuter avec vous, parce que généralement l’étape suivante c’est
la radio de l’artère. Vous savez la co-ro-na-ro-graphie. Donc il fallait
absolument en discuter avec vous parce que ça dépend un petit peu du
degré d’angoisse, parce que là il y a une hypofixation, minime hein.
Vous, vous faites… hein c’est ça qui est important… 150 watts c’est-àdire un gros effort à l’épreuve d’effort donc ça serait… la coronarographie il faut la faire par rapport à la montagne essentiellement…
Patient : Voilà.
Cardiologue : Pas tellement par rapport à la vie parce que dans la vie
vous allez pas faire, 180 watts au cours d’un col ou je sais pas quoi, mais
pas dans la vie quotidienne.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
23
Patient : Je monte assez haut quand même. Je monte à 175 de pulsations
quand même. Mais je redescends peut-être 30 secondes après, je redescends à 140.
Cardiologue : Vous êtes entraîné ouais. Donc… pfff… donc voilà… (le
cardiologue ne semble pas convaincu de l’utilité de la coronarographie).
L’épouse : Oui faut faire attention quand même…
Cardiologue : Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
Patient : Moi je ne suis pas angoissé. Maintenant comme je vais faire la
Corse là, bon il y a quelques petits cols quand même (…). »
Il s’agit de montrer au patient qu’il est possible techniquement de
contrôler sa maladie, mais dans le même temps de lui laisser une part de
décision face à un niveau d’incertitude relatif à une anxiété personnelle.
Face à des patients qui ont complètement assimilé l’incertitude liée
à leur état de santé, le raisonnement médical consistant à prescrire un examen ou un médicament est une prédiction sur un futur, et définit plus ou
moins les conditions d’un espoir. Du point de vue du patient, il peut y
avoir un certain paradoxe à prétendre que le risque est négligeable alors
même qu’il reste une suspicion sur des signes cliniques de pathologie.
Dans ce travail de régulation autour de la définition d’un risque acceptable, les médecins, comme le note Fainzang (2006), se trouvent dans une
position de « double-blind ». Il leur faut dans l’interaction veiller à ne pas
inquiéter les patients et, par ailleurs, leur laisser une certaine autonomie
dans la gestion de la maladie dans le but de gagner leur adhésion thérapeutique.
Le cardiologue prend la mesure des effets du changement de décision et souscrit finalement à la demande du patient. Mais, loin de le rassurer sur son état de santé, l’acceptation de l’examen radiologique
complémentaire renforce l’incertitude du patient. Cette dernière se
déplace au fil des communications et se nourrit des informations et des
justifications apportées. Elle conduit pas-à-pas le patient à façonner son
propre pronostic qui échappe au contrôle du médecin. Les registres de
communication respectifs du patient et du médecin se trouvent disjoints,
engageant la relation médicale dans un quiproquo. Il s’agit alors de trouver des scénarii de sortie possibles en réponse à l’incertitude produite par
la situation.
Cardiologue : « Bon, écoutez, voilà. Il faut faire cet examen radiologique,
ça vous impose de rentrer la veille au soir ici. Et puis après vous repartez le lendemain si c’est normal. C’est ce qui est le plus probable quand
même.
Patient : Donc vous me conseillez de faire cet examen ?
Cardiologue : Je vous conseille à cause de votre belle activité sportive.
Parce que s’il vous arrive un pépin en Corse, ce ne sera pas forcément
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
24
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
grave hein, ce sera une douleur ou un petit infarctus, des choses comme
ça, mais si on arrive à le prendre en amont, vous aurez rien. C’est-à-dire
qu’on prendra les bons médicaments, ou de bonnes mesures et il n’y aura
pas de problème. Mais vous pourrez continuer pareil hein je veux dire, ça
ne contre-indiquera pas la suite hein ? Quel que soit le résultat. Vous
pourrez continuer la randonnée (…)
Patient : Supposons qu’à cet examen on trouve quelque chose.
Cardiologue : Quelque chose ? On est en amont, donc si on trouve quelque
chose, ça sera traitable par, vous savez ce qu’on appelle les dilatations
des artères, on met un petit ressort dedans pour empêcher que ça s’écrase
l’artère. Et voilà donc au pire ça sera ça. »
L’approche prédictive du risque produit des malentendus. Ces derniers portent sur des représentations différenciées du sens des examens et
des prescriptions médicales. Par exemple, l’inutilité d’un examen est pour
le cardiologue plutôt le signe d’un bon pronostic et donc un élément rassurant sur les capacités favorisant à terme l’autonomie du patient. Pour ce
dernier, à l’inverse, ce peut être une source d’anxiété, celui-ci devant assumer seul l’incertitude d’un pronostic se fiant essentiellement aux probabilités de réussite déterminées par l’expert. Par ailleurs, pour le médecin,
souscrire à la demande du patient peut être une démarche d’écoute de la
plainte réduisant, par l’expertise clinique, l’inquiétude du patient concernant la poursuite de son activité physique. Mais cette approche peut ellemême conduire le patient à adopter un point de vue probabiliste qui crée,
dans sa recherche de prédiction, une incertitude supplémentaire.
Pour le médecin, il est important de favoriser l’engagement du
patient dans un mode de vie actif. Mais dans le même temps, il lui faut clarifier la situation sur le principe du consentement éclairé. Le « dispositif
de confiance » est un guidage qui fait du patient un sujet autonome mais
sous contrôle médical. L’autonomie du patient reste envisageable à partir
d’une reprise en main possible par le médecin des conséquences liées à
l’activité du patient. Le travail sur l’autonomie consiste non seulement à
formaliser dans la consultation un cadrage du sujet autonome, mais aussi
à rendre crédible les engagements dans un étayage réciproque sur les
risques encourus. L’interaction médecin-patient au sujet d’un risque
acceptable n’est donc pas tant dans l’acceptation du risque par le patient,
que dans la mise en œuvre d’un travail de réassurance sur les perspectives
d’intervention ou de repli, le « cas où ! ». C’est par le contrôle du niveau
d’expertise d’une part, et les promesses sur le suivi de la prise en charge,
d’autre part, que se scelle la confiance au dispositif. En ce sens, le travail
éducatif sur l’autonomie reste une relation de coopération visant à colmater les brèches de l’incertitude produite par la situation.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
25
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Conclusion
L’analyse a montré que la formation du patient à l’autonomie se
réalise au cœur même de la prise en charge médicale et par incidence.
L’activité éducative peut être de ce point de vue envisagée comme un
« sens pratique » (20) médical qui conduit les médecins, par-delà la diffusion de connaissances, à adopter des pédagogies leur permettant de transférer chez les patients une posture de responsabilité et un raisonnement
médical. Ils utilisent pour cela le levier des risques et l’incertitude produite par la situation. La mise en autonomie correspond au maintien d’une
vigilance active, entretenue par l’exercice du jugement médical. Les différentes formes de cadrages mobilisées par le médecin permettent d’ajuster un niveau d’incertitude compatible avec la connaissance du problème
de santé, le contrôle des émotions qu’il suscite et le maintien d’une intention d’agir pour sa santé. Par-delà la nécessité de maintenir le contact et le
suivi des patients, il s’agit de contrôler « l’opportunisme » de ces derniers.
C’est-à-dire la possibilité d’être bénéficiaire d’une prise en charge diagnostique sans pour autant s’engager personnellement dans le suivi de sa
maladie. En ce sens le dépistage fonctionne à deux niveaux :
– il fournit les connaissances utiles permettant de réduire l’ignorance du
patient sur son état de santé. Il façonne la confiance dans les données
scientifiques sur la maladie, les objets techniques susceptibles d’en
déterminer les contours, les dénominations médicales qui permettent de
classer les troubles, etc. Pour que ces « dispositifs de jugement »
(Karpik, 1996) acquièrent une certaine forme d’autorité, nous avons
montré, d’une part, que la maladie révélée par des données abstraites
s’inscrivait dans le corps par le recours aux symptômes, et s’objectivait
dans les écarts de conduite en prenant ce dernier à témoin et, d’autre
part, que les conseils en prévention empruntaient, pour acquérir une
légitimité, les voies traditionnelles d’une démarche curative par la prescription et la complémentarité des traitements. La démarche préventive,
pour susciter la confiance, se mue, sur la forme au moins, en démarche
curative ;
– il donne au patient des garanties qui le poussent à s’en remettre à l’institution médicale et l’assurent du suivi et de la continuité des prises en
charge. En contrepartie, il attend de celui-ci une certaine forme de
respect des obligations morales diffusées à travers le diagnostic, les
(20) Pour Bourdieu (1980), le sens pratique serait la faculté d’un individu à orienter
ses conduites, de manière relativement inconsciente et quelle que soit la situation, en
particulier grâce aux dispositions acquises antérieurement.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
26
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
prescriptions et les recommandations. Dans les échanges d’informations, les tentatives de clarification, etc., sont négociées des valeurs sur
fond d’incertitude. L’incertitude à l’égard de la maladie et de son évolution se déplace, pour le patient, sur une incertitude à l’égard de l’institution et de son accompagnement et, pour le médecin, sur une
incertitude dans l’application des consignes médicales. La situation de
dépistage apparaît, dans nos observations, comme une tentative de
contractualisation d’un accord qui vise à neutraliser la méfiance. Peutêtre pouvons-nous voir dans les stratégies « d’appel à la peur » souvent
utilisées pour signifier un risque vital et provoquer une conversion, l’affichage d’une règle qui pose d’emblée le patient face aux obligations
professionnelles des médecins ? Mais d’autres stratégies peuvent être
utilisées. Les observations que nous avons rapportées ici sont plutôt
dans la co-construction des normes autour d’un risque acceptable.
Seules les interactions en face à face permettent de parvenir à un accord
pour lequel médecin et patient testent leur loyauté, définissent leurs
obligations morales et, le cas échéant, confessent mutuellement leurs
difficultés à adopter un style de vie conforme aux normes médicales
hygiéno-diététiques actuelles (Génolini et al., 2011). Le dépistage fonctionne bien comme un « dispositif de promesse » qui rend lisibles les
engagements entre, du côté médical, une prise en charge efficace du
risque assortie d’un contrôle de la trajectoire de maladie et, en contrepartie, du côté des patients, une attention à leur santé et une surveillance
impérative de soi (Lupton, 1995 ; Vigarello, 1993).
Cette double tension qui traverse la relation médecin-patient, entre
son incontournable structure inégalitaire et la nécessité de collaborer,
invite à reconsidérer la nature ou le modèle de la relation thérapeutique
(21) qui tend à dépasser l’opposition classique entre paternalisme et autonomisme (Routelous, 2008), pour privilégier au contraire « une pluralité
de formats participatifs », entre « délégation active », « consentement
éclairé », « décision partagée » ou « concertation », etc. Dans cette configuration thérapeutique/éducative où le « sens pratique » joue à plein, on
peut craindre qu’une sélectivité se développe par le jeu des rapports de
classe au profit des patients culturellement proches de leurs médecins.
Cela d’autant plus que, dans un contexte médico-économique tendu, les
médecins sont plus vigilants face aux conduites opportunes (sans contrepartie d’engagement) et consuméristes des patients. Les ajustements
(21) Cela d’autant plus que, dans le domaine de la prévention, le primat du colloque
singulier entre médecin et patient tend à disparaître — du moins à être nuancé — au
profit d’une approche pluridisciplinaire.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
27
autour de la confiance dans la relation thérapeutique sont à analyser en
fonction de certaines dispositions des patients (Hammer, 2010), mais
aussi de la façon dont les institutions pensent dans le même temps le
risque et les solidarités qui l’accompagnent.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Liens d’intérêts : aucun.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Agence Nationale d’Accréditation et d’Évaluation en Santé (ANAES), 2004,
Méthodes d’évaluation du risque cardiovasculaire global, rapport, Service
Évaluation en Santé Publique.
Aronowitz R.A., 2011, The Framingham Heart Study and the emergence of
the risk factor approach to coronary heart disease, 1947-1970. Revue
d’Histoire des Sciences, Tome 64, n°2, 263-295.
Aulagnier M., Videau Y., Combes J.B., Sebbah R., Paraponaris A., Verger P.,
Ventelou B., 2007, Pratiques des médecins généralistes en matière de prévention : les enseignements d’un panel de médecins généralistes en ProvenceAlpes-Côte d’Azur, Pratiques et Organisation des Soins, XXXVIII, 4,
259-268.
Bloy G., 2008, L’incertitude en médecine générale : sources, formes et
accommodements possibles, Sciences Sociales et Santé, XXVI, 1, 67-91.
Bourdieu P., 1980, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, Coll. Le Sens
Commun.
Bourret P., Rabeharisoa V., 2008, Décision et jugement en situation de forte
incertitude : l’exemple de deux pratiques cliniques à l’épreuve de la génétique, Sciences Sociales et Santé, XXVI, 1, 33-65.
Clark N.M., Zimmerman B.J., 1990, A social cognitive view of self-regulated
learning about health, Health Education Research, 5, 3, 371-379.
Cosnier J., 1993, Les interactions en milieu soignant, In : Cosnier J., Grosjean
M., Lacoste M., eds, Soins et communication, approches interactionnistes des
relations de soins, Lyon, PUL, 17-32.
Dodier N., 1993a, L’expertise médicale : essai de sociologie sur l’exercice du
jugement, Paris, Métailié.
Dodier N., 1993b, Les appuis conventionnels de l’action : éléments d’une
pragmatique sociologique, Réseaux, XI, 62, 63-85.
Douglas M., 1986, Risk acceptability according to the social sciences,
London, Routledge and Kegan Paul.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
28
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
Douglas M., Calvez M., 1990, The self as risk-taker: a cultural theory of
contagion in relation to Aids, Sociological Review, 38, 3, 445-464.
Ducournau P., 2010, Mettre en banque l’ADN : enquête sur une biopolitique
du consentement, Paris, L’Harmattan.
Fainzang S., 2003, Les médicaments dans l’espace privé: gestion individuelle
ou collective, Anthropologie et Sociétés, XXVII, 2, 139-154.
Fainzang S., 2006, La relation médecins–malades. Information et mensonge,
Paris, PUF.
Fox R., 1988, L’incertitude médicale, Paris, L’Harmattan.
Freidson E., 1970, L’influence du client sur l’exercice de la médecine, In :
Herzlich C., ed., Médecine, maladie et société, Paris, Mouton, Éditions de
l’EHESS, 225-238.
Génolini J.P., Clément J.P., 2010, Lutter contre la sédentarité : l’incorporation
d’une nouvelle morale de l’effort, Sciences Sociales et Sport, 3, 133-156.
Génolini J.P., Roca R., Rolland C., Membrado M., 2011, L’éducation du
patient en médecine générale : une activité périphérique dans la relation de
soin, Sciences Sociales et Santé, III, 29, 81-122.
Giddens A., 1994, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan.
Giroux E., 2006, Epidémiologie des facteurs de risque : genèse d’une nouvelle approche de la maladie. Thèse de philosophie soutenue à l’Université de
Paris I.
Godin G., 1991, L’éducation pour la santé : les fondements psychosociaux de
la définition des messages éducatifs, Sciences Sociales et Santé, IX, 1, 67-94.
Goffman E., 1991, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit.
Hammer R., 2010, Confiance et risque en médecine générale : entre contradiction et intégration, In : Carricaburu D., Castra M., Cohen P., eds, Risque et
pratiques médicales, Rennes, Presses de l’EHESP, 111-127.
Karpik L., 1996, Dispositifs de confiance et engagements crédibles,
Sociologie du Travail, XXXVIII, 4, 527-550.
Lang T., et al., 2008, L’interaction entre médecins et malades productrice d’inégalités sociales de santé ? Le cas de l’obésité, Étude Intermède, rapport
final.
Levenson J., Simon A., 2004, Cardio-vasculaires (facteurs de risque), In :
Lecourt D., ed., Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, 206-210.
Lupton D., 1995, The imperative of health: public health and the regulated
body, London, Sage.
Ortiz-Moncada R., Alvarez-Dardet C., 2001, The confused milky way,
Journal of Epidemiology and Community Health, LV, 6, 369.
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
ÉDUCATION DU PATIENT ET RISQUE CARDIOVASCULAIRE
29
Peretti-Watel P., 2004, Du recours au paradigme épidémiologique pour l’étude des conduites à risque, Revue Française de Sociologie, XLV, 1, 103-132.
Peretti-Watel P., Moatti J.P., 2009, Le principe de prévention : le culte de la
santé et ses dérives, Paris, Le Seuil, Coll. La République des Idées.
Pinell P., 1992, Naissance d’un fléau : histoire de la lutte contre le cancer en
France (1890-1940), Paris, Métailié.
Postel-Vinay N., Corvol P., 2000, Le retour du Dr. Knock. Essai sur le risque
cardiovasculaire, Paris, Odile Jacob.
Quéré L., 2005, Les dispositifs de confiance dans l’espace public, Réseaux,
IV, 132, 185-217.
Rosenstock I.M., 1974, Historical origins of the health belief model, Health
Education Monographs, II, 4.
Routelous C., 2008, La démocratie sanitaire à l’épreuve des pratiques médicales : sociologie d’un modèle participatif en médecine, Thèse de doctorat
d’université, Paris, École Nationale Supérieure des Mines de Paris.
Sandrin-Berthon B., 2000, L’éducation du patient au secours de la médecine,
Paris, PUF.
Sarradon-Eck A., 2007, Prévoir la maladie cardio-vasculaire : le discours
médical et le discours profane, In : Rossi I., ed., Prévoir et prédire la maladie : de la divination au pronostic, Paris, Aux Lieux d’Êtres, Coll. Sous
Prétexte de Médecines, 153-175.
Setbon M., 2000, Les risques sanitaires : sciences, société et éthique,
Médecine/Sciences, XVI, 11, 1203-1206.
Strauss A., 1992, La trame de la négociation, Paris, L’Harmattan.
Theys J., 1991, Conquête de la sécurité, gestion des risques, Paris,
L’Harmattan.
Vigarello G., 1993, Le sain et le malsain. Santé et mieux-être depuis le
Moyen-Âge, Paris, Le Seuil.
30
JULIEN CAZAL, JEAN-PAUL GÉNOLINI
ABSTRACT
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Preventing cardiovascular risk:
educational work in the heart of screening
The screening of cardiovascular risk factors in primary care is based on a
global approach of risk, combining, within the therapeutical relationship,
clinical and educational aspects. Drawing on an interactionist approach
we show that, in a context of uncertainty, training the patient to become
autonomous does not only imply the objectification and individualization
of risk. It also includes, at a broader level, the negotiation of an agreement
on what constitutes an acceptable risk. Patient education appears thus to
be inscribed in a set of expectations and mutual commitments involving
professionals and patients, whose aim, ultimately, is to strengthen trust
within the therapeutical relationship.
RESUMEN
Prevención de riesgo cardiovascular : el trabajo educativo en el centro de la detección
La detección de factores de riesgo cardiovascular en prevención primaria
se basa singularmente en un enfoque « global » del riesgo, combinando a
la vez aspectos clínicos y educativos en la relación terapéutica. En un
contexto más o menos teñido de incertidumbre, mostramos, siguiendo un
enfoque interaccionista, que los puntos de apoyo de la formación del
paciente a la autonomía radica en el trabajo de objetivación y de individualización del riesgo, pero también de manera más amplia en el trabajo
de aceptación entorno a la aceptabilidad de este. En este sentido, la educación del paciente es parte de un conjunto de expectativas y compromisos mutuos entre el profesional y el paciente para reforzar en última
instancia la confianza en la relación de cuidado.
Téléchargement