INTERNET ENTRE PATIENT ET MÉDECINE 23
Ces spéculations s’inscrivent dans le contexte plus large du change-
ment théorique des années quatre-vingt où l’on est passé d’une analyse de
la production à une analyse de la consommation, comme en témoignent
les commentaires sur la « société de consommation ». Baudrillard (1993)
affirme ainsi que les biens de consommation et leurs significations cultu-
relles sont devenus la pierre angulaire des relations entre les personnes.
Les notions subséquentes de modernité tardive ou de société du risque
développées par Giddens (1991) ou Beck (1992) suggèrent que le carac-
tère incertain ou imprévisible du destin des individus joue un rôle primor-
dial dans la compréhension que nous avons de nous-mêmes et de nos
relations aux autres. La santé est centrale dans cette auto-réflexivité qui
promeut la surveillance, l’entretien et le développement du corps comme
éléments déterminants de l’identité des personnes (Shilling, 1993).
Comme Feathersone le note, l’information est alors cruciale dans ce
contexte, particulièrement pour ceux qui aspirent à un certain mode de
vie : « C’est à des groupes sociaux comme la nouvelle classe moyenne, la
nouvelle classe laborieuse et les nouveaux riches ou privilégiés que les
magazines de consommation, les journaux, livres, programmes de radio
ou de télévision consacrés à l’auto-résistance au stress, l’auto-dévelop -
pement, les transformations personnelles, la préservation des qualités,
relations et ambitions, la recherche de modes de vie accomplis… sont des -
tinés » (Feathersone,1991 : 19). Désormais, Internet vient s’ajouter à cette
liste de sources d’informations. La demande en « santé électronique » est
de fait tellement forte que ce secteur constitue un des rares domaines
d’Internet piloté par la demande des consommateurs plutôt que par des
développements technologiques ou commerciaux (McGinns, 2001).
Poster soutient que « la magie d’Internet tient à ce qu’il met les faits
culturels, les symbolisations de toutes formes, entre les mains de tous ses
utilisateurs ; il décentralise radicalement le rôle des discours, publica -
tions, films, émissions radio ou télévisées, soit, en bref, de l’appareil de
production culturelle » (Poster, 1997 : 211). C’est cette interactivité,
absente selon Brecht de la radio, qui permet à Internet de transcender tous
les autres médias. Il n’est donc pas étonnant qu’existent dans le domaine
de la santé électronique de nombreux conflits ou tensions entre acteurs
individuels ou collectifs : ils doivent en effet s’accommoder d’un média
qui ne privilégie pas nécessairement le savoir-expert par rapport aux
autres savoirs.
Cet article tente de faire le point de ces débats et de dégager ce qui,
à mon sens, constitue les principales ruptures introduites par Internet. Pour
ce faire, je m’appuierai sur mes propres travaux, sur ceux des chercheurs
en sciences sociales s’intéressant à ces questions, mais aussi sur une
importante littérature professionnelle ainsi que sur des approches plus