Internet et société : reconfigurations du patient et de la médecine ?

S cience s So c i a l e s et S a nt é , Vol. 2 2 , n ° 1 , m a r s 2 0 04
Internet et société : reconfigurations
du patient et de la médecine ?
Michael Hardey*(1)
Résumé. Cet article montre que la disponibilité d’informations médicales
sur Internet joue un rôle majeur dans la transformation des savoirs médi-
caux et dans les relations que chacun entretient avec l’information et les
conseils en matière de santé. La « e.santé » est ici définie de manière à
échapper aux modèles organisationnels, médicaux ou technologiques qui
ont donné lieu à l’élaboration de dénominations comme la cyberméde-
cine, la télémédecine ou l’informatique médicale. En nous appuyant sur
une théorisation des relations entre réflexivité, santé et information, nous
mettons en évidence quelques points-clés dans les évolutions constatées,
à savoir les menaces pesant sur l’expertise médicale et la sécurité du
public, et les relations médecin/patient. Cette analyse suggère que la
nature plurielle des savoirs disponibles sur Internet et la dissolution de la
frontière existant entre producteurs et utilisateurs d’information condui-
sent à des changements importants dans les savoirs médicaux.
Mots-clés : Internet, patients, connaissances.
* Michael Hardey, sociologue, Claremont Bridge Building, University of Newcastle,
Newcastle upon Tyne, NE1 7RU, Great-Britain ; e-mail : [email protected]
(1) Traduit de l’anglais par Madeleine Akrich et Cécile Méadel.
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Au début du XXesiècle, parmi les nouveaux instruments de commu-
nication qui apparaissaient à l’époque, la radio était sans doute celui qui
déclenchait le plus d’enthousiasme. Pour Bertold Brecht (1964), cette
nouvelle technique allait devenir un magnifique medium public, pourvu
qu’elle s’avère capable de recevoir aussi bien que de transmettre, qu’elle
autorise l’auditeur à parler aussi bien qu’à entendre et qu’elle permette les
échanges au lieu de le laisser dans l’isolement. À la fin de ce même siècle,
c’est au tour d’Internet de provoquer enthousiasme et spéculation. Média
intrinsèquement interactif, il comble le fossé signalé par Brecht en per-
mettant à chacun de « parler » ou de rendre publiques ses informations.
Ainsi, peut-on obtenir des conseils personnalisés sur des questions comme
la gestion du stress, les exercices physiques, la perte de poids ou l’obéis-
sance aux prescriptions médicales. Or, la portée d’Internet est d’autant
plus grande que ce média arrive lors d’une période de transformation
sociale : nous sommes de plus en plus appelés à nous prononcer sur des
choix de vie qui n’étaient pas offerts aux générations précédentes ; nous
sommes ainsi conduits à prendre, avec les professionnels de la médecine,
des décisions en matière de santé ou de traitements médicaux. Comme l’a
écrit Giddens, « nous n’avons pas d’autre choix que de faire des choix sur
notre manière d’être et d’agir… Le choix est devenu obligatoire »
(Giddens, 1994).
Aujourd’hui, pourtant, les analyses sur les impacts de la « e.santé »
(2) fourmillent de spéculations théoriques. D’un côté, les optimistes esti-
ment qu’Internet tient ses promesses en affranchissant les individus des
limites, souffrances et inégalités sociales liées à la corporalité et associées
à la société moderne ; il contribue ainsi à la démocratisation des échanges
et à l’extension des possibles (Giddens, 1991, 1994 ; Turkle, 1995). De
l’autre côté, les pessimistes soutiennent que la masse d’informations dis-
ponibles sur Internet, dans un contexte général d’incertitude, est une
menace pour le bien-être de l’homme et un défi fondamental à la connais-
sance (Lash, 2002). Ces positions sont bien sûr des idéaux-types et seules
des recherches empiriques permettront de savoir comment, sur les ques-
tions de santé, les acteurs utilisent les techniques de communication en
relation avec leur mode de vie et leurs rapports sociaux.
(2) Ehealth. On traduira ici e.health par « e.santé », les autres notions proposées par
les dictionnaires terminologiques ne recouvrant pas exactement le même espace ;
ainsi, « télémédecine » renvoie plutôt à l’activité des professionnels, « télématique de
santé » évoque en France le Minitel. Santé électronique comme cybersanté sont des
termes peu usités.
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Ces spéculations s’inscrivent dans le contexte plus large du change-
ment théorique des années quatre-vingt où l’on est passé d’une analyse de
la production à une analyse de la consommation, comme en témoignent
les commentaires sur la « société de consommation ». Baudrillard (1993)
affirme ainsi que les biens de consommation et leurs significations cultu-
relles sont devenus la pierre angulaire des relations entre les personnes.
Les notions subséquentes de modernité tardive ou de société du risque
développées par Giddens (1991) ou Beck (1992) suggèrent que le carac-
tère incertain ou imprévisible du destin des individus joue un rôle primor-
dial dans la compréhension que nous avons de nous-mêmes et de nos
relations aux autres. La santé est centrale dans cette auto-réflexivité qui
promeut la surveillance, l’entretien et le développement du corps comme
éléments déterminants de l’identité des personnes (Shilling, 1993).
Comme Feathersone le note, l’information est alors cruciale dans ce
contexte, particulièrement pour ceux qui aspirent à un certain mode de
vie : « C’est à des groupes sociaux comme la nouvelle classe moyenne, la
nouvelle classe laborieuse et les nouveaux riches ou privilégiés que les
magazines de consommation, les journaux, livres, programmes de radio
ou de télévision consacrés à l’auto-résistance au stress, l’auto-dévelop -
pement, les transformations personnelles, la préservation des qualités,
relations et ambitions, la recherche de modes de vie accomplis… sont des -
tinés » (Feathersone,1991 : 19). Désormais, Internet vient s’ajouter à cette
liste de sources d’informations. La demande en « santé électronique » est
de fait tellement forte que ce secteur constitue un des rares domaines
d’Internet piloté par la demande des consommateurs plutôt que par des
développements technologiques ou commerciaux (McGinns, 2001).
Poster soutient que « la magie d’Internet tient à ce qu’il met les faits
culturels, les symbolisations de toutes formes, entre les mains de tous ses
utilisateurs ; il décentralise radicalement le rôle des discours, publica -
tions, films, émissions radio ou télévisées, soit, en bref, de l’appareil de
production culturelle » (Poster, 1997 : 211). C’est cette interactivité,
absente selon Brecht de la radio, qui permet à Internet de transcender tous
les autres médias. Il n’est donc pas étonnant qu’existent dans le domaine
de la santé électronique de nombreux conflits ou tensions entre acteurs
individuels ou collectifs : ils doivent en effet s’accommoder d’un média
qui ne privilégie pas nécessairement le savoir-expert par rapport aux
autres savoirs.
Cet article tente de faire le point de ces débats et de dégager ce qui,
à mon sens, constitue les principales ruptures introduites par Internet. Pour
ce faire, je m’appuierai sur mes propres travaux, sur ceux des chercheurs
en sciences sociales s’intéressant à ces questions, mais aussi sur une
importante littérature professionnelle ainsi que sur des approches plus
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générales comme les théories de la réflexivité (Giddens, 1991) et les
approches en terme de « surabondance d’informations » (Lash, 2002).
Après avoir resitué la « e.santé » par rapport aux tentatives antérieures
d’application des technologies de l’information à la médecine et avoir
dégagé ce qui en fait la spécificité, je m’intéresserai à deux questions prin-
cipales qui font l’objet de débats et de conflits tant dans l’univers acadé-
mique que dans l’univers médical ou politique :
- dans quelle mesure Internet participe-t-il à l’émergence de nou-
velles figures du patient et, associée à ces figures, à l’émergence de
savoirs profanes, concurrents/complémentaires des savoirs experts ?
- quels peuvent être les effets médicaux, sociaux, politiques de la
profusion des contenus informatifs et de leur relative indifférenciation sur
Internet ?
En conclusion, j’identifierai les principaux thèmes potentiels de
recherche sur la santé électronique, ainsi que quelques questions impor-
tantes qui font l’objet de débats entre chercheurs, professionnels de la
santé et consommateurs de « e.santé ».
De la télémédecine à la « e.santé »
La dénomination « e.santé » vient de l’addition du préfixe « e »
devenu usuel dans les médias des années quatre-vingt-dix alors que les
technologies de l’information et de la communication (TIC) étaient pré-
sentées comme le point de départ d’une révolution économique et sociale.
Les formes de commerce les plus rentables et les plus attrayantes devien-
nent « électroniques » de telle sorte que le « e.commerce » constitue un
élément déterminant de ce que l’on a appelé « la nouvelle économie » du
XXIesiècle (Castells, 2000).
La technologie joue un rôle central dans le développement de la
médecine moderne au point que, dans nos systèmes de santé, la priorité est
souvent donnée aux interventions de haute technologie plutôt qu’aux
soins de base. Depuis le début du siècle au moins, les médecins ont été
prompts à tirer avantage des nouvelles technologies d’information et de
communication ; ils tentèrent, par exemple, de transmettre des images de
rayons X par téléphone dès avant la Première Guerre mondiale. Ce n’est
pourtant que dans les années soixante-dix que le mot grec « τελε » qui
signifie « à distance » et le mot « médecine » dérivé du latin « mederi »
qui veut dire « guérir » furent combinés pour donner « télémédecine ».
Ainsi, la télémédecine est-elle centrée sur la distribution d’expertise médi-
cale, le plus souvent dans un contexte institutionnel et pour des patients
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éloignés des centres médicaux d’excellence. Aux États-Unis, par exemple,
on a mis particulièrement l’accent sur la diffusion de services, comme des
consultations médicales, entre participants distants. Plus récemment, on a
proposé d’utiliser les termes de « télésanté » ou « télésoin » pour désigner
des projets utilisant les TIC au domicile des patients et facilitant la colla-
boration entre différents professionnels ou fournisseurs de service (Chief
Medical Officer, 2000). Le travail conjoint des spécialistes de technolo-
gies d’information, des professionnels de la santé et des administratifs a
produit le champ de l’informatique médicale. Au-delà de leur diversité
apparente, les différentes applications des TIC à la santé partagent néan-
moins une même conception hiérarchique des connaissances et des infor-
mations, conforme à l’interprétation de Parsons (1951) sur les relations
entre experts et profanes dans son modèle du rôle de malade. Une des rup-
tures introduite par Internet se situe ici, dans la possibilité de sortir de ce
modèle hiérarchique : la « e.santé » se distingue de tous les mariages pré-
cédents entre médecine et TIC par ce que Eysenbach désigne comme « un
état d’esprit, une manière de pensée, une attitude, un engagement en
faveur d’une conception en réseau du progrès des soins médicaux »
(Eysenbach, 2001). Grâce à Internet, les technologies de l’information et
de la communication ne sont plus, dans le domaine de la santé, l’apanage
des professionnels mais sont mises entre les mains des consommateurs.
La « e.santé », de nouveaux espaces à investir pour les patients
Comment qualifier plus précisément les modifications sociotopogra-
phiques introduites par Internet ? En utilisant une analogie géographique,
on peut voir Internet comme un ensemble d’espaces indénombrables qui
se diversifient et s’étendent rapidement et, ce, de manière décentralisée
(Dodge et Kitchin, 2001). Des outils comme le logiciel Microsoft Internet
Explorer pour le web sont devenus les plus utilisés des instruments d’ex-
ploration, de navigation et de création de ces espaces numériques : par
leur intermédiaire, il est possible ainsi de « sauter » d’un espace à l’autre,
en cliquant sur du texte ou des icônes qui contiennent des hyperliens, avec
le simple bouton d’une souris. Les mêmes applications permettent aux uti-
lisateurs de recevoir et d’envoyer des messages, d’engager des discussions
en direct sur les chats (IRC), de regarder des vidéoclips et d’écouter la
radio, voire de créer de nouveaux sites et lier ces sites à d’autres sites pré-
existants. Du point de vue des usagers, ces ressources peuvent être pro-
duites n’importe où mais elles sont consommées localement. Cette double
caractéristique d’Internet, à la fois local et global, combinée, comme nous
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