Julien Guinart Professeur au collège du Parc, Dijon En 1912, les

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LE TSAR FELON
Julien Guinart
Professeur au collège du Parc, Dijon
En 1912, les Bulgares jouent un rôle de premier plan dans la « croisade » contre un Empire Ottoman
déclinant et désorganisé par la révolution des jeunes-turcs. Le succès des coalisés balkaniques est foudroyant
et la Turquie est obligée d’entamer des négociations de paix le 6 décembre 1912. Sous les yeux attentifs des
puissances européennes la Turquie accepte de signer un traité mettant fin au conflit. Toutefois, les Serbes
exigent de la Bulgarie une rectification des accords convenus avant-guerre et demandent des compensations
territoriales à la création de l’Albanie qui les prive d’un accès à la mer. Les Bulgares refusent un nouvel
accord et un second conflit éclate entre les alliés d’hier. Le 30 juin, inquiet des concentrations de troupes
gréco-serbes à ses frontières, le roi Ferdinand 1er décide d’envoyer son armée attaquer par surprise ses
adversaires. Cette action précipitée est un échec et l’armée bulgare doit faire face à des forces
considérablement supérieures, la Roumanie et la Turquie profitant de l’occasion pour envahir à leur tour le
royaume. L’armée bulgare ne peut empêcher la marche de l’armée roumaine sur Sofia contraignant le roi
Ferdinand à accepter un nouveau traité de paix. Le 10 aout 1913, le traité de Berlin scelle le sort de la
Bulgarie qui concède la Macédoine aux Serbes et aux Grecs et la Dobroudja aux Roumains (voir carte, page
suivante). La seconde guerre balkanique pèse lourdement dans les évolutions politiques futures du royaume.
Les Bulgares conservent une profonde amertume devant l’injustice subie et l’absence de soutien des Russes,
les protecteurs traditionnels du pays. Parallèlement, l’image de la Bulgarie s’est considérablement dégradée
en Occident. En effet, l’attaque par surprise et le récit des atrocités commises par les soldats bulgares jettent
un discrédit durable sur le royaume balkanique. A l’éclatement du conflit en 1914, le Royaume de Bulgarie
est resté neutre malgré le souvenir de la défaite de 1913 et l’abandon de la Macédoine à ses anciens alliées
gréco-serbes. De plus, l’échec de la campagne de Gallipoli (19 février 1915 - 9 janvier 1916) menée par
l’Entente en direction des Dardanelles se répercute à Sofia qui mise désormais sur une victoire de
l’Allemagne. Durant le mois de juin 1915, les Bulgares commencent à négocier les modalités de leur
engagement aux côtés des puissances centrales tandis qu’une ultime concession des alliées sur le statut de la
macédoine est rejetée par le gouvernement bulgare.
Toutefois, la révision du traité de Bucarest, le symbole de la défaite des Bulgares ne peut être obtenu de
l’Entente qui déjà alliée aux Serbes tente de convaincre la Roumanie de se joindre à sa lutte contre les
Empires centraux. Au contraire, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne sont prêtent à faire des concessions aux
Bulgares fortement impressionnés par les victoires obtenues sur les Russes à Golice-Tarnow. Le 6 septembre
1915, la signature des traités d’alliance scelle l’entrée en guerre de la Bulgarie contre les forces de l’Entente.
Dans les jours suivantes, les Bulgares entrent en campagne contre leurs voisins serbes déjà aux prises avec
les forces germano-autrichiennes précipitant leur défaite 1. Durant les semaines qui suivent l’entrée en guerre
de la Bulgarie, les journaux français publient des articles violement hostiles à l’égard de Ferdinand 1er,
souverain de Bulgarie. Ferdinand de Saxe-Cobourg, né à Vienne le 26 février 1861, est élu prince de
Bulgarie en 1887, suite à l’abdication d’Alexandre Ier de Battenberg. Le Tsar Alexandre III est profondément
hostile à l’élection de Ferdinand et refuse de le reconnaître. Toutefois, le nouveau prince multiplie les
voyages à l’étranger afin de d’obtenir la reconnaissance internationale de son accession au trône. Il faut
attendre 1896 et le baptême orthodoxe de son fils pour que Ferdinand soit reconnu par le Tsar. En 1908,
profitant de la révolution des Jeunes-Turcs et de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’AutricheHongrie, Ferdinand proclame l’indépendance de son pays ; il prend alors le titre de tsar des Bulgares, et le
1. KEEGAN (John), La première guerre mondiale, Perrin, Paris, 1998.
Pour citer cet article : Julien Guinart, Le tsar félon,
site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2010, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique
nom de Ferdinand 1er. Il est l’acteur principal de l’union des peuples chrétiens des Balkans contre le Turc et
le principal investigateur de la ligue unissant la Serbie, la Grèce, la Bulgarie et le Monténégro 1. Sa décision
de rentrer en guerre aux côté des puissances centrales est vivement ressentie dans la presse française. À
l’image des articles sur la Grèce et son roi germanophile 2, la presse parisienne fait la distinction entre les
supposées aspirations du peuple bulgare, notamment sa profonde sympathie pour la Russie, et les décisions
arbitraires de son monarque. Par conséquent, les attaques se concentrent sur la personne du roi, sur ses
décisions politiques, ses origines, son caractère mais également sur son physique.
Société de géographie de Marseille.
Bulletin de la Société de géographie et d'études coloniales de Marseille, 1913, p. 175.
1. BECKER (Jean-Jacques), « La guerre dans les Balkans 1912-1919 », Matériaux pour l’histoire de notre temps,
n° 71, juillet-septembre 2003.
2. LEMONIDOU (Elli), La Grèce vue de la France durant la Première Guerre mondiale : entre censure et
propagandes, thèse dirigée par Georges-Henri Soutou, Université Paris-Sorbonne, 2008.
Pour citer cet article : Julien Guinart, Le tsar félon,
site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2010, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique
La trahison est sans aucun doute le thème le plus fréquemment mobilisé par les journalistes français lorsqu’il
est question de Ferdinand 1er. Ainsi, le Temps considère que « la Bulgarie a abusé de notre confiance trop
naïve jusqu’au dernier moment. Aujourd’hui il ne plus qu’à répondre par des coups de canon à sa brutale
trahison 1 ». La trahison ou plutôt les trahisons du roi bulgare sont tour à tour mises en avant dans les
journaux parisiens qui n’hésitent pas à porter atteinte à sa dignité royale à travers l’emploi de termes
péjoratifs voire familiers. Ainsi, le Matin publie un article consacré à Ferdinand 1er où le souverain bulgare
est qualifié de « roi félon » qui loin de l’image d’humaniste qu’il se plaisait à promouvoir avant-guerre est en
réalité « un anarchiste de la haute » gouvernant « par la fusillade, le nœud coulant ou la hache […] plus cruel
qu’une hyène et plus sournois qu’une taupe 2 ». L’auteur illustre son propos en revenant sur les dérives du
gouvernement de Stephan Stamboulov et à la répression mise en place suite à une tentative d’assassinat sur
sa personne. Selon le journaliste Ferdinand 1er était le « complice de Stanbouloff » qui « tuait pour son
maître ». Outre, la férocité, l’auteur met l’accent sur la trahison du monarque qui s’allie « aux barbares
contre les peuples honnêtes, aux Allemands et aux Turcs contre la France et l’Angleterre ». Ce ralliement
aux puissances centrales est une disgrâce pour Ferdinand 1er qui est rabaissé au rang de « porte-coton 3 de
François-Joseph et [de] copain de revers-Pacha 4 ». Le choix de s’allier avec la Turquie est évidement
souligner par l’auteur car elle symbolise la duplicité du Tzar de Bulgarie qui renie à la fois son peuple qui a
lutté contre le joug ottoman et la religion orthodoxe en pactisant avec le califat. La même thématique est
reprise dans deux articles du Petit Parisien dénonçant le tzar Ferdinand « maître dans l’art de pratiquer
l’indépendance du cœur » en trahissant les anciens libérateurs de la Bulgarie et en s’alliant aux turcs. Pour le
Petit Parisien : « il n’y a plus de Tsar libérateur » et « la croix combat avec le croissant contre les maîtres
libérateurs russes ». Au-delà des considération politico-religieuses s’ajoute la trahison familiale. En effet,
selon le journal, le roi « malgré le sang français dont il semblait si fier n’a jamais oublié sa patrie
d’origine 5 », l’auteur ne manquant pas de souligner que « pendant un de ses voyages à Paris, le roi
Ferdinand de Bulgarie, qui n’était encore que le prince – son « avancement « ne semble pas avoir été bien
favorable – ne cessait d’attester son affection pour la France, patrie de sa mère, la princesse Clémentine
d’Orléans ». Toutefois, si le prince affirme que « la moitié de son cœur est française […] il ne dit pas, alors,
ce qu’était l’autre moitié 6 ».
Cette traitrise est souvent mise en avant dans les semaines qui suivent l’entrée en guerre de la Bulgarie, le
Matin publie une lettre intitulée « À Ferdinand le traite » du Général Romanow dans laquelle il lui annonce
son intention de lui renvoyer les décorations obtenues lors de la guerre de libération. Le journal précise que
cette dénomination est celle couramment employée dans la presse russe ce qui semble indiquer que les
attaques portées à l’encontre de Ferdinand 1er ne se limite à la seule presse française mais vraisemblablement
à l’ensemble de la presse alliée. « Au moment où les trois complices qui s’appellent Guillaume, FrançoisJoseph et Ferdinand essayent d’avoir raison de l’héroïque Serbie », les cérémonies organisées en Allemagne
en l’honneur de son nouvel allié sont pour la presse parisienne une nouvelle occasion de stigmatiser le
« Cobourg 7 ». Ainsi, le Matin publie un article intitulé « les félons à l’honneur 8 » où il dénonce ces
célébrations en l’honneur de « “triomphes” qui consistent à poignarder par derrière les Serbes attaqués par
devant » et « sont évidement peu glorieux ». À la trahison se rajoute l’asservissement à l’Allemagne qui
semble retirer toute dignité royale au monarque bulgare aux yeux de la presse française. En effet, l’usage de
qualificatif tels que « fourrier des Allemands » ou encore de « premier Vassal de Guillaume II » 9 souligne la
soumission du Tsar des Balkans aux désirs de l’Allemagne et cela bien entendu au détriment des intérêts de
la nation bulgare.
1. Le Temps du 18/10/1915.
2. Le Matin du 08/10/1915.
3. Le porte-coton est la personne devant assister le roi lors de la satisfaction de ses besoins naturels.
4. Le Petit Parisien du 08/10/1915.
5. Le Temps du 19/10/1915.
6. Le Petit Parisien du 09/10/1915.
7. Le Matin du 21/10/1915.
8. Le Matin du 29/10/1915.
9. Le Temps du 19/10/1915.
Pour citer cet article : Julien Guinart, Le tsar félon,
site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2010, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique
Les mots ne sont pas les seules armes de la presse contre les ennemis de l’Entente. En effet, le Matin et
l’Humanité publient deux caricatures les 8 et 9 octobre 1915. Ces deux dessins dénoncent à la fois la
fourberie du roi bulgare et sa stupidité. Ainsi, la caricature « la voix de l’opposition en Bulgarie » ridiculise
Ferdinand 1er. Le monarque est une sorte de chevalier de pacotille montée sur un cheval de bois ne possédant
pour seule arme qu’un harpon. Cet accoutrement assimile le roi à un personnage de théâtre empressé d’aller
combattre mais qui sous ses apparences guerrières n’est qu’un enfant capricieux sourds aux appels de la
raison. L’opposition à la guerre contre l’Entente est symbolisée par la figure du paysan, orthodoxe comme
l’indique la croix sur son manteau, une représentation qui témoigne de la séparation entre le roi militariste et
va-t-en-guerre et le peuple rural fidèle à sa religion refusant de combattre les amis d’hier et de s’allier aux
musulmans.
Le « roi félon » dans Le Matin du 08/10/1915
Photographie du roi de Bulgarie
dans Le Petit Journal du 09/10/1915
Pour citer cet article : Julien Guinart, Le tsar félon,
site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2010, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique
L’Humanité du 09/10/1915
L’Humanité du 11/10/1915.
Pour citer cet article : Julien Guinart, Le tsar félon,
site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2010, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique
La légende « Ah ! Sire si Votre Majesté pouvait voir seulement aussi loin que le bout de son nez » associée
au nez protubérant qui orne le visage de Ferdinand 1er est un jeu de mot qui cherche à provoquer le rire des
lecteurs. Ce grand nez semble être la caractéristique physique de Ferdinand 1er car elle se retrouve dans les
deux caricatures de l’Humanité et dans celle du Matin. Toutefois, la seconde caricature n’est pas uniquement
dirigée contre le roi bulgare mais à l’ensemble des monarques balkaniques. Derrière chacun des rois
balkaniques se cache en réalité la main de l’Allemagne, représenté par Guillaume II portant son traditionnel
casque à point. Chacun leurs tours, les souverains balkaniques mettent bas les masques révélant leur
véritable nature. La caricature publiée en complément de l’articles « les antécédents du roi félon » reprend
cette idée en représentant le Tzar Ferdinand dans un uniforme allemand décoré de la croix de fer. L’idée de
la traitrise des monarques d’origine allemande de Grèce, de Roumanie ou de Bulgarie n’est pas une
caractéristique de l’Humanité. En effet, le journal d’extrême droite, l’Action française voyant « un
Hohenzollern règne à Bucarest. Le roi Constantin a épousé la sœur de Guillaume II. Ferdinand de Bulgarie,
Saxe Cobourg par la naissance a pour seconde femme une Allemande authentique 1 » dénonce également « le
trust des trônes » mise en place de manière progressive par l’Allemagne. En outre, le roi de Grèce
Constantin, le personnage central, est régulièrement pris à parti dans la presse française qui dénonce son
attentisme voire une germanophilie affichée. Tandis que le souverain de Roumanie, le personnage à droite,
refuse d’engager son pays dans la guerre malgré les appels insistants de l’Entente. La presse française craint
visiblement d’autres trahisons dans une péninsule aux mains de monarques germaniques, Ferdinand 1er
s’étant contenter d’ouvrir la voie à ces voisins. Ces caricatures s’inspirent des accusations portées à
l’encontre du monarque bulgare en exploitant les thèmes de la violence, de la trahison et de l’asservissement
à l’Allemagne. De fait, l’image et la prose se superposent pour dresser le portrait d’un souverain désormais
méprisé et frappé d’indignité.
Dans un contexte de guerre et de mobilisation des esprits contre les ennemis de la nation, la décision de
Ferdinand 1er de rejoindre les puissances centrales le désigne comme une cible de choix pour la propagande
de l’Entente. La presse française mobilise une large gamme d’outils pour dénigrer son nouvel adversaire : la
dévalorisation physique, la ridiculisation du personnage, la mise en avant de sa fourberie, sa violence et enfin
de sa bêtise. Cette campagne stigmatise l’ennemi mais tend aussi à cacher la défaite diplomatique de
l’Entente. En effet, l’entrée en guerre de la Bulgarie est un rude coup porté à l’alliance dans les Balkans
scellant le sort de la Serbie et éloignant un peu plus l’entrée en guerre de la Roumanie et de la Grèce. Cet
échec justifié par la trahison du roi occulte ainsi l’incapacité des alliées à s’imposer dans la péninsule. En
outre, la ridiculisation de l’adversaire limite le danger que représente l’apparition d’un nouvel adversaire
pour l’Entente et permet de limiter l’impact de cette défaite sur le moral de la population. Ainsi, dans une
guerre où la victoire repose sur la mobilisation totale de la société, l’insulte est une arme de choix dans
l’arsenal de la propagande des pays belligérants.
1. L'Action française du 09/10/1915.
Pour citer cet article : Julien Guinart, Le tsar félon,
site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2010, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique
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