Page 2 sur 3 - Philippe Caubère – 68 selon Ferdinand – Pièce -
Avignon
Nous sommes toujours à Aix-en-Provence, au Centre Dramatique, cette fois (je
précise que cet épisode est totalement imaginaire : une fois n’est pas coutume…). Roger, le
directeur, a été violemment remis en cause par son équipe. Tel Jean-Luc Godard à
Grenoble, pour ceux qui s’en souviennent, il doit expier son passé de directeur bourgeois et
réactionnaire ayant livré Molière et Shakespeare à la classe ouvrière. Le plus féroce de ses
inquisiteurs est Gérard, dit “Gégé”. Acteur récemment révolutionnaire, il profite de la
situation pour essayer de jouer le premier rôle d’une création collective qui doit évoquer les
évènements ayant agité Avignon l’été précédent. Malheureusement, il ne parvient pas à
taper sur sa grosse caisse en mesure tout en disant son texte. De toute façon, le masque à
gaz dont il s’affuble l’empêche de parler de façon audible. Le voila donc à son tour
violemment contesté. Henri, lui, n’a qu’une idée: la haine féroce qu’il porte à Béjart pour
avoir empêché son groupe de jeunes danseurs, le groupe Électron, de s’exprimer dans un
petit coin du Palais des Papes pendant une représentation de La Messe pour un temps
présent. Patrick, le drogué, dort dans son coin sans presque jamais s’éveiller. On le respecte
beaucoup car il a “une forme de rigueur dans sa dope” et surtout parcequ’il est beau, mou et
désenchanté. Tout le monde en est fou : c’est l’égérie. La tête pensante, c’est Michel, le
cadre politique ; le commissaire du peuple. Très dur, casquette vissée sur la tête, lunettes
cerclées de fer sur le nez, il ramène tout à la Révolution russe. Lénine, Trostky,
Kommisserskaïa et Lounatcharsky sont ses mots de passe et ses chevaux de bataille.
C’est dans ce marigot que Ferdinand débarque sur les recommandations (perfides) de
Bruno, son nouvel ami. Interrogations et interrogatoires se succèdent à propos de l’origine
sociale et politique de ce drôle de paroissien arrivant tout droit — quelle horreur !— de
l’immonde Cours Molière. Notre héros trouve alors une idée de génie: se dire “fils de toute
petite bonne atrocement exploitée par des patrons abjects”. C’est l’enthousiasme général,
on lui confie la responsabilité du spectacle. Devant un public avachi et clairsemé, —tout ce
bazar se passe en public —, il va improviser une histoire du Festival d’Avignon totalement
fantaisiste jusqu’aux fameux évènements de l’été 68 qu’il évoque de mille façons. Il
n’oublie pas cependant, afin d’avoir la paix et pouvoir faire l’andouille tout son soûl, de
demander au groupe d’incarner la classe ouvrière en descendant dans la salle tout en faisant:
“Ôââââââh…”, car elle n’a pas de langage. Il leur jure qu’elle reviendra à la fin faire la
révolution.
Mais le spectacle s’achèvera sur Roger, abandonné de tous et totalement dégradé,
vingt, trente, cent quarante ans plus tard, tapant— à contre-temps — sur le vieux tambour
de Gégé et obligeant, d’une voix chevrotante, ses petits enfants à venir écouter pour la
ènième fois “la terrible et triste épopée d’une révolution manquée…”