DIALOGUE AVOCAT-ÉCONOMISTE Sous la responsabilité de Gildas DE MUIZON, économiste, Microeconomix SSylvain l i JUSTIER Avocat à la Cour Olivier Oli i SAUTEL RLC Économiste Microeconomix 1953 Les procédures de demande de réparation en préjudice anticoncurrentiel Ainsi que l’illustre l’annonce de la publication prochaine par la Commission européenne d’un document d’orientation portant sur la quantification du préjudice, les institutions françaises et européennes multiplient les initiatives en faveur du développement des procédures de private enforcement. Parallèlement, les victimes font le constat de la complexité des procédures qui sont notamment soumises aux problématiques de l’accès aux preuves ou de la répercussion éventuelle des surcoûts subis sur leurs clients. Juristes et économistes sont donc de plus en plus fréquemment confrontés à la montée en puissance des demandes en réparation, ainsi qu’aux enjeux pratiques qu’elles suscitent. Regards croisés. Revue Lamy de la concurrence : Comment expliquer le nombre limité de demandes de réparation en préjudice jusqu’alors ? Quelles sont les perspectives à venir ? Sylvain Justier : Cette situation s’explique principalement en France par la complexité de ce type de dossiers, l’absence de procédure de recours collectifs et la conclusion – fréquente – de transactions. II est par ailleurs courant que, pour des pratiques d’envergure internationale, les victimes choisissent de porter le fer devant des juridictions étrangères considérées comme plus accueillantes. Mais la tendance est clairement au développement de ce contentieux. Olivier Sautel : Si l’on regarde l’arbitrage coût-bénéfice des victimes, deux cas peuvent expliquer une réticence légitime à lancer de telles procédures. Le premier renvoie à la coordination des victimes. Si le préjudice total est élevé mais qu’il est dispersé entre de très nombreuses victimes, tandis que les coûts de procédure ne peuvent être valablement partagés, chaque victime isolée a un intérêt limité à poursuivre l’auteur de l’infraction. C’est tout l’enjeu économique de la question des recours collectifs. Le second cas renvoie à la possibilité d’interactions répétées entre la victime et l’auteur de l’infraction. Si les relations commerciales se poursuivent, la victime peut craindre un coût en forme de représailles si elle demande réparation de son préjudice. RLC : Quelles sont les facteurs-clés pour l’exercice d’une action en réparation ? S.J. : Le choix pertinent de stratégie juridique est un élémentclé. Si toute action indemnitaire suppose de rapporter la preuve 108 R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • J A N V I E R - M A R S 2 0 12 • N ° 3 0 d’une faute et d’un préjudice qui lui est directement lié, cette exigence probatoire se pose avec une acuité particulière dans le cadre du private enforcement. Soit la faute peut être évidente dans son principe (fixation de prix, répartition de marchés entre concurrents, etc.) mais elle est alors souvent dissimulée, soit elle suppose une analyse économique fine pour la caractériser (une approche par les effets des pratiques étant de plus en plus privilégiée). La même complexité se rencontre au niveau du préjudice. Cette situation peut ainsi conduire les plaignants à privilégier les actions de follow on à la suite d’une décision rendue par une autorité de concurrence, puisque cette décision peut comprendre des éléments intéressants sur ces deux paramètres essentiels. Cette stratégie peut également permettre, le cas échéant et sous conditions, d’accéder aux éléments de preuve réunis par l’autorité considérée. La contrepartie de cette stratégie est toutefois de repousser l’indemnisation à une date lointaine et ce, alors que les pratiques ont déjà pu durer plusieurs années avant d’être détectées. O.S. : Ces éléments de preuve sont capitaux pour assurer une évaluation rigoureuse des effets de la pratique. Un autre facteur-clé pour la détermination du préjudice est le choix du contrefactuel, c’est-à-dire la définition de la situation qui aurait prévalu en l’absence d’infraction. La Commission européenne propose plusieurs méthodes, dont les méthodes par comparaison à d’autres marchés dans le temps (méthode avant-après) ou dans l’espace (méthode de type benchmark). Quelle que soit la méthode, la principale difficulté est d’identifier les différences entre le marché étalon et le marché affecté qui seraient dues à d’autres facteurs que la pratique (évolution du coût des matières premières, choc réglementaire, entrée Droit l Économie l Régulation la demande finale adressée au demandeur (pour mesurer le préjudice en termes de demande perdue). Notons que la question de l’existence d’une répercussion et de son ampleur ne peut être tranchée une fois pour toutes. Cela dépendra du type de concurrence dans le secteur, de la sensibilité des clients au prix ou encore de l’exposition des concurrents du demandeur à l’infraction concernée. Une analyse au cas par cas est indispensable. RLC : Un mot sur la passing on defence ? RLC : Quels sont les apports spécifiques de l’approche économique et de l’approche juridique pour ces actions ? S.J. : Ce moyen de défense est le pendant du principe de réparation intégrale appliqué devant les juridictions françaises : « tout le préjudice mais rien que le préjudice ». Le défendeur peut invoquer en défense le fait que la victime a répercuté le surcoût subi sur ses clients. Les juges admettent pleinement ce moyen de défense et auraient même tendance à considérer qu’il appartient à la victime de prouver qu’elle n’a pas procédé à cette répercussion. Cela signifie par voie de conséquence que le sous-acquéreur peut lui aussi agir en réparation. Soit la faute peut être évidente dans son principe mais elle est alors souvent dissimulée, soit elle suppose une analyse économique fine pour la caractériser. O.S. : Sur le plan économique, prendre en compte la possible répercussion du surcoût complexifie considérablement l’analyse. Il faut non seulement mesurer l’impact spécifique de la pratique dans les prix de l’auteur (pour calculer le préjudice initial), mais aussi l’impact indirect spécifique de la pratique dans les prix du demandeur (pour mesurer le préjudice évité), ainsi que l’impact spécifique du surprix dans l’évolution de Droit l Économie l Régulation O.S. : L’économiste a toute sa place pour mener l’évaluation du préjudice qui ne peut en général reposer uniquement sur une approche comptable. Il devra à la fois utiliser les concepts théoriques et les outils méthodologiques de l’économie pour assurer la bonne définition du contrefactuel et la rigueur des estimations. PERSPECTIVES DIALOGUE de nouveaux concurrents). L’impact de ces facteurs exogènes doit être neutralisé (à l’aide de techniques économétriques notamment) pour évaluer l’impact spécifique de la pratique. Il convient également de bien mettre en évidence les hypothèses déterminantes, et leur impact sur l’estimation du préjudice, en présentant des tests de sensibilité de l’estimation qui rendent compte du degré d’incertitude sur certaines données ou hypothèses. S.J. : Plus encore que dans d’autres dossiers, l’approche économique va ici venir nourrir ce type de contentieux et l’on constate en pratique que tant les demandeurs que les défendeurs associent à leurs conseils des experts économiques pour établir – ou contester – le dommage allégué. Cette situation conduit d’ailleurs à ce que les juges s’estiment souvent suffisamment éclairés pour statuer sur le préjudice sans avoir besoin de recourir à une mesure d’expertise. Propos recueillis par Julie VASA Rédactrice en chef N ° 3 0 • J A N V I E R - M A R S 2 0 12 • R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E 109