Chiffrer les préjudices Savoir compter ne suffit pas

publicité
Chiffrer les préjudices
Savoir compter ne suffit pas
« le manque à gagner n'est pas le fruit d'un simple calcul mathématique, mais le résultat
d'une opération d'évaluation et d'appréciation de données économiques complexes »
(CJCE, Arrêt du 27 janvier 2000, Mulder e.a. / Conseil et Commission, C-104/ 89 et C-37/90, §79))
Gildas de Muizon, directeur de Microeconomix
Action collective : le double impact de la directive UE et de l'action de groupe française
Séminaire « Economie et droit de la concurrence »
28 novembre 2013
Avertissement : les opinions exprimées dans cette présentation sont les opinions personnelles de l’auteur et
n’engagent en rien la responsabilité du cabinet Microeconomix, ni a fortiori celle de ses clients
Introduction

L’article 1382 du Code Civil a une portée très large
–

Même si on se limite aux dommages subis par les agents économiques
(entreprises, consommateurs), il en existe une grande variété
–
–
–
–
–

Page 2
Tout type de dommage (préjudice)
Contrefaçon
Rupture brutale de relations commerciales
Actes de concurrence déloyale
Pratiques anticoncurrentielles
Etc.
Les tribunaux sont donc habitués à examiner des demandes de
réparation
–
Recours à l’expertise judiciaire
–
Chiffrage du préjudice = déterminer la compensation financière replaçant le
demandeur dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si l’acte dommageable
ne s’était pas produit
–
Parfaitement transposable aux effets dommageables causés par des pratiques
anticoncurrentielles
Evaluation comptable des préjudices

L’évaluation des préjudices est traditionnellement vue comme un
exercice comptable et financier
–
–
–

Exemples
–
–
–
Page 3
Gain manqué (e.g., préjudice résultant d’une perte de chiffre d’affaires)
Perte constatée (e.g., surcoût supporté en raison des dépenses engagées du fait de
l’acte dommageable)
Expertise comptable et financière pour analyser en détail les coûts, le chiffre
d’affaires, la marge, etc.
Préjudice causé par une rupture brutale de relations commerciale : on applique la
marge sur coût variable au chiffre d’affaires qui aurait été généré durant la période
du préavis
Préjudice causé par des actes de contrefaçon : manque à gagner sur les unités qui
ont été vendues par le contrefacteur et prise en compte des bénéfices engrangés
par le contrefacteur
Préjudice d’image : on peut se fonder sur les dépenses publicitaires qu’il a été
nécessaire d’engager pour contrecarrer l’atteinte à l’image de sa marque
Evaluation économique des préjudices

Forte influence de l’analyse économique sur les procédures devant
les autorités de concurrence
–
–

Pour un économiste, mesurer l’effet d’une pratique anticoncurrentielle, évaluer l’ampleur du dommage à l’économie et
chiffrer le préjudice subi constituent des exercices très proches
–
–
Page 4
Caractérisation par les effets des abus de position dominante et des restrictions
verticales
Prise en compte du dommage à l’économie dans la détermination des sanctions
Il s’agit de comparer la situation économique observée (prix, quantité, profits, etc.)
et la situation qui aurait été observée en l’absence de la pratique
anticoncurrentielle
Il n’est donc pas étonnant que l’essentiel des 81 pages du « Guide pratique
concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts
fondées sur des infractions à l’article 101 ou 102 du TFUE » soit consacré aux
méthodes économiques
Evaluation économique des préjudices

Rôle fondamental de l’analyse contrefactuelle
–
–
–

Page 5
Le préjudice est défini comme différence entre le profit « contrefactuel » et le
profit observé
Le profit « contrefactuel » doit être estimé en construisant un scénario par nature
hypothétique décrivant ce qui se serait produit en l’absence de la pratique
anticoncurrentielle
Tension potentielle entre le caractère « certain » d’un préjudice indemnisable et
l’incertitude inhérente à sa quantification
Apports des outils de l’analyse économique et de l’économétrie
–
Méthodes comparatives : le scénario contrefactuel est construit par comparaison à
d’autres marchés supposés non affectés par les pratiques (le même marché avant
ou après les pratiques, un autre marché sur lequel les pratiques n’ont pas été
mises en œuvre, etc.)
–
Intérêt de l’économétrie : raisonner toutes choses égales par ailleurs et permettre
d’isoler les effets spécifiquement imputables à la pratique anticoncurrentielle
Exemple 1
Retard de livraison d’une ligne de transport de l’électricité

Approche technico-comptable de la demanderesse
–
–
–


Page 6
La ligne électrique a été livrée avec 12 mois de retard
Sa capacité étant de 200 MW, elle aurait transporté 200*8760 = 1 752 GWh
Compte tenu d’un tarif de transport de 20 € / MWh, le préjudice était évalué à 35 M€
Objections économiques
–
La ligne électrique devait connecter une centrale de pointe au réseau
–
Les moyens de production d’un système électrique étant appelés par ordre de coût
croissant (merit order), en fonction du niveau de la demande d’électricité, une centrale de
pointe ne produit que durant un nombre réduit d’heures dans l’année
–
Sur la base du taux moyen d’appel des centrales de pointe, le préjudice allégué était divisé
par quatre
–
De plus, en présence d’une surcapacité installée et d’absence de congestion du réseau,
l’électricité qui n’avait pas pu être transportée par la ligne en retard, avait été produite par
une autre centrale du réseau et transportée par d’autres lignes du réseau, le préjudice était
donc nul
Conclusion : la modélisation économique du fonctionnement du marché
électrique a mis en évidence l’irréalisme des hypothèses implicites de
l’approche comptable
Exemple 2
Surcoût causé par un cartel

Approche comptable de la demanderesse
–
–


Page 7
L’examen de plusieurs centaines de factures ont permis de comparer le prix moyen acquitté
pendant le cartel et le prix moyen obtenu après l’effondrement du cartel
En multipliant cette différence de prix par le volume total des achats pendant la période du
cartel, le préjudice était estimé à plusieurs dizaines de millions d’euros
Objections économiques
–
La période du cartel coïncide avec une période de flambée des cours des matières premières
achetées par les membres du cartel
–
La comparaison des prix moyens ne permet pas de distinguer l’effet du cartel sur les prix des
effets d’autres variables économiques les affectant également
–
En construisant un modèle économétrique, il a été possible de montrer qu’au maximum 20 %
de l’écart de prix pouvait être imputé au cartel
–
En outre, certains éléments suggéraient que la demanderesse avait répercuté une proportion
non négligeable de ses variations de coûts à ses propres clients (passing-on defense)
Conclusion : la mise en œuvre de techniques économétriques a permis de
mesurer plus rigoureusement l’impact spécifiquement imputable au cartel
Exemple 3
Pratiques déloyales à l’encontre d’un nouvel entrant

Approche comptable du défendeur
–
–
–

Objections économiques
–
–
–

Page 8
Le chiffre d’affaires du nouvel entant a été multiplié par 10 durant les deux années
concernées
Son activité était en outre déficitaire, ses prix de vente ne couvrant même pas ses
coûts variables
Le nouvel entrant n’aurait donc subi aucun préjudice
Ce n’est pas parce que le chiffre d’affaires a augmenté qu’il n’y a pas de préjudice : en
l’absence des pratiques, il aurait pu augmenter plus
En outre le modèle économique de développement reposait sur l’atteinte rapide
d’une masse critique à partir de laquelle l’activité pouvait ensuite bénéficier d’un
effet de réseau suffisant et être pérennisée
Une comparaison avec une vingtaine de marchés a permis d’estimer le retard de
développement causé par les pratiques déloyales
Conclusion : l’analyse contrefactuelle a mis en évidence l’existence
d’un préjudice alors même que l’activité était déficitaire
Approche économique ou comptable ?

Traditionnellement les tribunaux français sont plus habitués à
l’approche comptable
–

Illustration au niveau du taux d’actualisation
–
–

Page 9
Les experts judiciaires sont d’ailleurs essentiellement des experts comptables ou
financiers, très rarement des économistes
L’approche comptable justifie de retenir le taux d’intérêt sans risque pour
actualiser les pertes passées et de retenir un taux avec prime de risque pour les
manques à gagner futurs
Ce traitement asymétrique n’est pas justifié par l’approche économique qui
préconise de retenir un taux d’actualisation égal au coût moyen pondéré du capital
de la victime ou au taux de rentabilité de ses fonds propres
Mais on constate les prémisses d’une évolution vers davantage
d’expertise économique
–
Exemple FREE/BOUYGUES TELECOM (TC de Paris, 22/02/2013) dans lequel l’expert
judiciaire s’est appuyé sur des travaux économiques
–
En tout état de cause, l’approche économique se nourrit de données comptables
et financières, elle ne se substitue pas à l’approche comptable mais l’affine et en
renforce la rigueur
Remarques de conclusion

Difficulté (impossibilité ?) à démontrer un préjudice certain,
exacerbée par l’asymétrie entre le demandeur et la défenderesse
–

Evolution souhaitable vers un incertitude quantifiée ?
–
–
Page 10
Le demandeur doit démontrer (entre autre) l’existence d’un préjudice certain
tandis que la défenderesse se contente de montrer qu’il ne peut être affirmé avec
un degré de certitude suffisant que les pratiques litigieuses auraient conduit à un
préjudice matériel
Préoccupation de la Commission européenne, « les règles de droit nationales
applicables ainsi que leur interprétation doivent tenir compte de ces limites
inhérentes à la quantification du préjudice dans les actions en dommages et
intérêts pour infraction aux articles 101 et 102 du TFUE conformément au principe
d'effectivité du droit de l'UE, de sorte que l'exercice du droit à réparation garanti
par le traité ne soit pas rendu pratiquement impossible ni excessivement difficile. »
Un intérêt de l’économétrie est de permettre de fournir le degré de précision de
l’estimation (e.g., il y a moins d’une chance sur cent pour que le préjudice soit nul
et 95 % de chance pour qu’il soit compris entre 12 et 16 M€)
Remarques de conclusion

Passing-on et actions de groupe
–
–
–

Page 11
La défenderesse peut également invoquer la passing-on defense, sans pour autant
d’ailleurs reconnaitre l’existence d’un préjudice
Bien évidemment ce moyen de défense serait beaucoup moins attractif pour le
défendeur si les clients du demandeur engageaient également des actions en
réparation
Cela pourrait être facilité par les actions de groupe mais dans une définition plus
large regroupant entreprises victimes et consommateurs
Articulation entre effets d’une pratique
dommage à l’économie et préjudices
anticoncurrentielle,
–
Pour un économiste, il existe un lien étroit entre ces notions, bien qu’elles
présentent chacune des spécificités
–
Les autorités de concurrence sont certainement les mieux placées pour mettre en
œuvre une approche intégrée et cohérente de l’évaluation de l’ensemble des
effets d’une pratique anticoncurrentielle
–
L’analyse économique et l’exploitation quantitative des données constituent des
outils essentiels pour mettre en évidence et quantifier ces effets
Téléchargement