Taxonomie exploratoire d’entreprises et de conditions
d’implantation
dans les pays émergents
Auteur :
Benoit Mario Papillon, professeur
Département des sciences de la gestion
Université du Québec à Trois-Rivières, Qu. Canada G9A 5H7
Tél. : 819-376-5080 ext.3145
Télécopieur : 819-376-5079
Benoit-Mario_[email protected]
Site du professeur : www.uqtr.ca/~papillob
Résumé
Les classifications industrielles d’entreprises ne permettent pas de saisir de façon explicite les enjeux
de l’implantation de nouvelles entreprises dans les pays émergents. La communication propose une
taxonomie d’entreprises et de conditions d’implantation mieux adaptée à l’identification et l’analyse
de ces enjeux. En premier lieu, un concept d’entreprise distinct du concept de ressource est établi en
s’appuyant sur une synthèse de la théorie transactionnelle de l’entreprise et de la théorie de la
spécialisation. Une classification en valeur des produits permet d’illustrer l’application du concept à
une grande diversité d’entreprises. L’importance croissante de ces dernières dans l’économie
mondiale est justifiée à partir d’une notion généralisée de distance entre les ressources et les besoins.
Des éléments de la taxonomie sont introduits en approfondissant cette notion généralisée de distance
et l’implantation d’une entreprise de la filière « béton » est utilisée à titre d’exemple. Les conditions
d’implantation sont traduites en conditions de rentabilité et la cinquième partie se concentre sur les
déterminants de cette dernière, plus particulièrement ceux reliés au secteur public, car les choix en
matière d’implantation portent aussi à conséquence à ce niveau.
Mots-clés : Implantation d’entreprises, théorie de l’entreprise, mondialisation, développement
économique, Vietnam.
Abstract : Industrial classifications are not very helpful for identifying the stakes of business direct
investment in developing countries. The paper proposes a classification of businesses and of
investment conditions which is more useful in this perspective. First, a concept of firm, distinct form
the concept of resource, is introduced, following a short synthesis of transaction theory and of
specialization theory of the firm. With a product classification based on value, it is shown that the
concept can be applied to a wide diversity of businesses and their growing importance in the world
economy is accounted for with a generalized notion of distance between resources and needs. This
notion of distance is further developed for introducing the classification and the supply of concrete
is used as example. The analysis of investment conditions focuses on the determinants of return on
capital and particularly the determinants related to the public sector, since the effects of foreign
investment decisions operate also at this level.
Keywords: Foreign investment, theory of the firm, globalization, economic development, Vietnam.
Introduction
L’implantation d’entreprises dans les pays émergents peut poursuivre une variété
d’objectifs. Pour un organisme voué à un partage planétaire plus équitable de la prospérité,
l’objectif poursuivi pourrait être une réduction des écarts de rémunération moyenne par
habitant entre les pays. Pour un gestionnaire de fonds internationaux de placement,
l’objectif sera la rentabilité d’investissements dans l’implantation d’entreprises, alors que
pour les dirigeants d’une entreprise multinationale envisageant l’implantation d’une division
dans un pays émergent, l’objectif de rentabilité sera concomitant ou sous-jacent à des
objectifs de croissance des ventes et de croissance de la taille de leur entreprise. Pour les
dirigeants d’un pays émergent, l’objectif poursuivi par des politiques favorisant l’implantation
d’entreprises sera généralement une augmentation du niveau de vie de la population,
l’implantation d’entreprises étant perçue comme un moyen de mettre davantage en valeur
les ressources nationales. L’analyse reconnaît cet objectif plus global qui permet d’intégrer
des considérations publiques ou collectives, tout en demeurant centrée sur les fonctions de
l’entreprise qui s’implante et sur les déterminants de sa rentabilité.
L’analyse de divers aspects de l’implantation d’entreprises dans les économies
émergentes nécessite un minimum de réflexions au niveau de l’objet implanté, soit
l’entreprise. En quoi consiste l’entreprise, qu’elle soit d’origine étrangère ou nationale. Il
serait possible de définir l’entreprise à partir de ce que l’on voit ou de ce que l’on entend :
des édifices, de la machinerie de toutes sortes, des étalages, des gens qui s’activent autour
de ces structures, . En identifiant la notion d’entreprises avec ces objets, le concept
d’entreprise s’assimile à celui de ressources et n’est pas très utile car alors l’objectif
d’implantation d’entreprises se ramène sans plus de nuances à la localisation sur le
territoire national de ressources spécifiques. L’évolution de l’analyse économique de la
production illustre aussi comment, avec le temps et à la lumière des débats sur les
systèmes économiques comparés, la notion d’entreprise est graduellement passée d’une
vision surtout sensorielle, proche de celle du technicien, à une vision de gestionnaire et
d’analyste en politiques économiques. C’est l’objet de la première partie.
Il y a une différence fondamentale entre d’une part les résultats de l’entreprise ou, de
façon plus générale, de l’activité économique, ce sont les multiples biens et services
permettant de satisfaire des besoins, et d’autre part la nature beaucoup moins tangible de
l’entreprise. L’activité des entreprises, c’est-à-dire celle fondée sur la production pour
autrui, à l’oppode la production pour soi-même, et que l’on estime en volume avec le
concept de PIB ou des notions équivalentes est une réalité avant tout sociale. Elle consiste
en interactions entre une multitude de gens qui agissent, compte tenu de leurs
connaissances et des ressources à leur disposition, pour améliorer leur condition et celle de
leurs proches. Les entreprises diverses constituent des lieux intenses de telles interactions.
Le concept d’entreprise introduit à la partie 1 reconnaît cette nature moins tangible de
l’entreprise et la partie 2 en démontre la portée générale. La partie 3 rend compte du rôle
croissant des entreprises dans un contexte de mondialisation.
Aussi bien pour les autorités du pays d’accueil que pour les gestionnaires d’une
entreprise étrangère envisageant de s’y implanter, les nombreux facteurs en cause dans
une décision d’implantation peuvent varier d’une situation à l’autre. Avoir une taxonomie
permet de mettre un peu d’ordre et de définir de façon plus pointue la portée des analyses
souhaitables. La partie 4 approfondit une notion généralisée de distance entre ressources
et besoins afin de développer une telle taxonomie des entreprises et illustre l’application de
cette taxonomie aux choix d’implantation. Un enjeu important des décisions d’implantation
est la rentabilité des investissements en cause. Après avoir présenté une liste des
déterminants de cette rentabilité dans un contexte d’économie en émergence, la partie 5
discute la complémentarientre capital public et capital privé et discute le lien avec les
choix en matière d’implantation.
1. Analyse économique de l’entreprise
Au plan des rapports sociaux, on peut distinguer deux types de production : la
production pour soi ou ses proches immédiats et la production pour autrui. Le premier type
de production dorénavant qualifiée de production domestique vise l’autosuffisance et se
pratique sur une petite échelle. La production pour autrui peut aussi se faire sur une échelle
assez réduite comme c’est le cas avec la production artisanale. Mais bien souvent elle se
fera sur une grande échelle quand la technologie et la disponibilité de biens d’équipement le
permet et aussi quand il y a des infrastructures permettant de rejoindre suffisamment de
gens pour que toute cette production ait de la valeur. La production domestique n’exclut
pas une certaine spécialisation des tâches, comme on peut l’observer avec le rôle de
l’homme et de la femme dans les couples de montagnards d’ethnies assez isolées ou dans
les descriptions historiques des grands domaines seigneuriaux. Mais le degré de
spécialisation des tâches sera généralement beaucoup plus élevé avec la production pour
autrui et cette spécialisation des tâches s’inscrira généralement dans un vaste ensemble
d’interactions entre une multitude d’unités de gestion en aval et en amont. Il a fallu
beaucoup de temps pour développer une théorie reconnaissant les attributs essentiels
d’une organisation assumant une production pour autrui.
1.1 Évolution de la théorie de la production
Il est raisonnable d’associer les premiers modèles de la production au sens de la
production pour autrui aux Tableaux de François Quesnay publiés en France en 1758, et
décrivant les flux de revenus et de produits entre trois secteurs ou groupes d’agents
économiques : les travailleurs agricoles, les artisans et les propriétaires terriens. Par leur
souci de produire une image globale de la production, ces tableaux peuvent être interprétés
comme une version primitive des systèmes modernes de comptabilité nationale générant
les estimés du Produit Intérieur Brut. À l’intérieur de ces systèmes de comptabilité
nationale, les tableaux de F.Quesnay sont plus spécifiquement apparentés aux tableaux
d’input-output, publiés une première fois par Wassily Léontief en 1941 et décrivaient les
relations inter-sectorielles au sein de l’économie américaine. La popularité de Léontief et
ses tableaux ont rapidement débordé les frontières de la recherche économique quand
Léontief a prédit une forte croissance de la demande d’acier après la deuxième guerre
mondiale, contrairement à l’intuition populaire et l’opinion des spécialistes de l’industrie.
L’origine de cette clairvoyance réside dans les détails des tableaux qui mesurent par
exemple la quantité d’acier utilisée dans la fabrication d’une quantité donnée de voitures et
d’appareils ménagers. Cette concentration sur la structure technologique de la production
ou en termes plus populaires sur les recettes appliquées par le système de production (telle
quantité de minerai est combinée avec telle quantité de charbon pour produire telle quantité
d’acier) fait bien ressortir la prédominance du tangible dans la conception des tableaux.
Bien que les tableaux traitent maintenant de façon explicite le commerce de gros et de
détail, cette emphase sur le tangible ou le sensoriel n’est pas étrangère au fait qu’à l’origine
l’activité des commerçants n’était pas considérée comme productive au même titre que
l’activité agricole ou manufacturière.
Du point de vue de l’analyse de l’entreprise ou des organisations, les tableaux d’input-
output supposent implicitement une structure institutionnelle donnée et décrivent ce que les
entreprises qui s’y trouvent prennent dans leur environnement sous forme d’inputs et ce
qu’elles y retournent sous forme de produits. Pour plusieurs décennies après Léontief, la
théorie de l’entreprise enseignée par la science économique aux gestionnaires s’est limitée
à la détermination des choix optimaux d’intrants, en fonction des outputs à produire et des
vecteurs de prix. Le changement de perspective dans la recherche théorique sur
l’entreprise s’amorce à partir des années 70s avec des contributions comme celle d’Alchian
et Demsetz (1972, [2]), et la parution de l’ouvrage de Chandler (1977, [4]). Les années 80’s
marqueront une croissance exponentielle de la recherche sur des thèmes reliés à
l’organisation de l’entreprise et son fonctionnement: les contrats, les coûts d’information et
de transaction, l’intégration verticale et la sous-traitance ou l’impartition, la motivation et
l’encadrement des cadres supérieurs, les coûts d’agence, la syndicalisation et la qualité de
la main d’œuvre, le recours au système de franchise.
1
Autant l’analyse économique traditionnelle touchant la production était préoccupée par
la technologie, autant l’analyse économique récente de l’entreprise est préoccupée par le
domaine, moins tangible mais tout aussi fondamental du point de vue de la gestion, des
interactions entre les multiples parties prenantes à son activité. Il est raisonnable de parler
de convergence entre les thèmes de la nouvelle analyse économique et ceux de la théorie
des organisations et du management.
2
Du point de vue de l’histoire de la pensée, cette
nouvelle analyse économique de la production et de l’entreprise a découvert et consacré
avec près de cinquante ans de retard le génie de Ronald Coase et son article classique sur
la nature de l’entreprise paru en 1937. Ironiquement, la première célébrité de Coase lui est
venue des rangs des juristes pour un article plus récent, paru en 1960, portant sur un autre
sujet (1960, [7]). Comme pour l’article sur l’entreprise, Coase a raisonné à un niveau
d’abstraction supérieur à celui caractérisant la littérature existante sur le sujet. Son discours
de réception du Prix Nobel d’économie au début des années 90, intitulé « The Institutional
Structure of Production » fait bien ressortir une fois de plus sa préoccupation pour les
aspects moins tangibles de la production. Avec la découverte un peu tardive de Coase en
théorie de l’entreprise, il y a eu la redécouverte de l’article de Hayek de 1945 sur l’utilité de
la connaissance (1945, [13]). Inspiré par le débat sur les avantages et désavantages
respectifs du socialisme et du capitalisme entre O.Lange, L.Mises et quelques autres,
Hayek y présente une analyse des contraintes organisationnels en termes de disponibili
de l’information pertinente et d’incitations des parties prenantes. Il n’est pas exagéré de
soutenir que ces contraintes constituent les fondements de la nouvelle analyse économique
de la production.
Au niveau des ouvrages d’enseignement général à l’attention des futurs gestionnaires, il
a fallu attendre l’ouvrage de Milgrom et Roberts (1992, [22]) pour une présentation intégrée
de cette nouvelle analyse économique de la production et de l’entreprise. On y consacre un
chapitre entier et plusieurs sections à la transition dans les économies socialistes, et
particulièrement celles de l’Europe de l’est. Au-delà d’une préoccupation journalistique, il y
1
Putterman et Kroszner (1996, [27]) rassemblent un échantillon des plus importantes contributions et présente une
synthèse de l’ensemble de cette littérature.
2
Il est possible de mesurer cette convergence en comparant par exemple le contenu et les préoccupations des auteurs
suivants : Gabrié et Jacquier (1994, [12]) largement inspirée par la nouvelle analyse économique de la production et de
l’entreprise, Williamson (1995, [33]) rassemblant des contributions multidisciplinaires en hommage au classique de Chester
Barnard The Functions of the Executive paru en 1938, et Boyer et Equilbey (1999, [3]).
avait alors la Perestroika, la chute du Mur de Berlin, …, cela reflète la généralité des thèmes
abordés dans la nouvelle analyse de la production comme en témoigne la redécouverte de
l’article de Hayek. Plusieurs textes d’enseignement général intégrant cette nouvelle
perspective sont maintenant disponibles.
3
À la différence des bouquins de la génération
précédente mettant l’emphase sur des instruments de mesure et des méthodes de calcul
pour donner des réponses spécifiques concernant les coûts, la rentabilid’un projet, ou la
sensibili de la demande d’un produit à des variations de prix, la nouvelle littérature se
place à un autre niveau d’abstraction et tente de déterminer comment partager les pouvoirs
de décision au sein d’une organisation, y distribuer les incitations et concevoir des mesures
de performance afin de s’assurer que les gens détenant l’information en font un usage
optimal du point de vue de l’organisation, cette dernière pouvant être une entreprise ou un
complexe d’entreprises en réseau.
1.2 L’entreprise comme notion distincte
Malgré les développements récents de la théorie, ou peut-être à cause d’une
reconnaissance tardive par cette dernière des attributs essentiels d’une organisation
assumant une production pour autrui, ce qui se dit ou ce qui s’écrit sur les entreprises, en-
dehors des sphères de la recherche théorique, porte rarement sur l’entreprise en-soi. On
confond presque de façon systématique l’entreprise avec les ressources spécifiques sous
sa gouverne. Du point de vue du technicien ou de l’ingénieur, dont la responsabilité a trait à
des processus physiques, une telle confusion porte peu à conséquence. Mais pour le
gestionnaire dirigeant les ressources de l’entreprise et décidant de leur allocation à court
terme et à long terme, la chose porte plus à conséquence. Il en est aussi de même pour
l’analyste au sein d’un ministère de l’économie chargé de la mise en œuvre d’une politique
d’implantation d’entreprises.
D’un point de vue méthodologique, la définition d’un concept peut se faire au niveau de
la fonction des objets qu’on veut identifier avec le concept et au niveau de leur composition.
La fonction des entreprises est de rapprocher les ressources des besoins. En termes de la
théorie initiée par Coase, l’entreprise remplie cette fonction en réduisant les coûts de
transaction. Dans une économie relativement décentralisée avec un régime de droits de
propriété privée générant des prix pour une grande variété de ressources et de produits, les
besoins sont indicateurs de valeurs et le rapprochement de certaines ressources vers des
besoins est créateur de valeur. Le fondement des modèles de création de valeur utilisés en
gestion stratégique est dans l’économie de coûts de transaction, l’unité de base de l’analyse
étant la transaction. Cette économie provient premièrement d’un nombre moins élevé de
contrats. Par exemple si dix personnes veulent s’associer pour produire, cela nécessitera
en l’absence d’entreprise un contrat pour chaque paire d’individus c’est-à-dire quarante-cinq
contrats alors que l’entreprise réduit ce nombre à dix. Deuxièmement, ces contrats seront
bien souvent coûteux à négocier et à opérer. Ceci conduit au deuxième niveau de
définition, c’est-à-dire la composition des objets que l’on vise à identifier avec le concept
d’entreprise. L’entreprise est constituée de règles et façons de faire reconnues établissant
sa crédibilité auprès des parties prenantes à ses opérations incluant sa clientèle, et cette
crédibilité permet des contrats plus sommaires, pour une même allocation de ressources.
3
D’autres ouvrages aussi à l’attention des écoles de gestion adoptant des perspectives similaires à celle
de Milgrom et Roberts ont été publiés dans les années qui ont suivi sa parution. Afin de souligner et évaluer les
premières expériences avec ce nouveau matériel pédagogique, une session spéciale présidée par Ronald Coase a
été organisée au congrès annuel de 1998 de l’AEA (American Economic Association)à Chicago.
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