L`asymétrie informationnelle comme protection du réseau

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Colloque organisé par le GREITD, l’IRD
et les Universités de Paris I (IEDES), Paris 8 et Paris 13
«Mondialisation économique et gouvernement des sociétés :
l’Amérique latine, un laboratoire ? »
Paris, 7-8 juin 2000
Session IV : CORRUPTION , CRIMINALISATION DES POUVOIRS , ET
ILLEGALISMES
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Communication préparée pour le colloque organisé par le GREIDT, l’IRD et les Universités
Paris 1 (IEDES), Paris 8 et Paris 13 :
<<Mondialisation économique et gouvernement des sociétés : l’Amérique latine, un
laboratoire ? >>. Paris , 7-8 juin 2 000.
Les réseaux de blanchiment de l’argent de la drogue : une forme clandestine
d’organisation économique (version provisoire)
Bernard Castelli, économiste IRD
Centre de recherche de l’Ile de France-LSSD
32, avenue Henri Varagnat.
93143. Bondy Cedex.
email : [email protected].
Introduction
Le lien entre narco-trafic et blanchiment peut-être établi en partant d’une
approximation difficilement vérifiable mais très instructive quant à l’ampleur de
l’illégalité financière qui en résulte : le trafic des stupéfiants serait au moins à
l’origine de 50 % des flux d’argent noir recyclés dans le monde chaque année. Si l’on
retient les estimations du FMI (1996) comme simples ordres de grandeur, on observe
en effet que le chiffre d'affaires mondial annuel des drogues oscillerait entre 300 et
500 milliards de dollars des Etats-Unis.
Il y a plus surprenant encore si l’on ne s’intéresse plus seulement aux flux
mais aux stocks qu’engendraient les revenus criminels : M.-C Dupuis (1998)1 estime
ainsi qu’en 1987 le montant des patrimoines illicites atteignait 635 milliards de
dollars avec un placement à un taux de rendement moyen de 6 %. En extrapolant
pour les cinq premières années de la décennie quatre-vingt-dix, et cette fois avec un
taux de 5%, l’évaluation des actifs se situerait tout de même entre 800 et 1 200
milliards de dollars ! Et comme le marché des drogues est aujourd’hui stimulé par
une demande et une offre croissantes à l'échelle planétaire (Hardinghaus N.H, 1996),
celles-ci d’ailleurs en permanente diversification, on a tout lieu de penser que le
volume des bénéfices et des actifs criminels ne cessera d’augmenter à l’avenir.
S’il est donc incontestable que la production et la commercialisation de
stupéfiants représentent des activités économiques hors-la-loi hautement rentables,
1
Dupuis Marie-Christine, 1998 - Finance criminelle. Comment le crime organisé blanchit l’argent sale. PUF,
coll. Criminalité Internationale, pp.13-14.
3
une question centrale demeure toutefois en suspens : comment et de quelles
manières rendre légitimes des contreparties monétaires issues d’un tel trafic sans
qu’elles soient détectées par les autorités policières et judiciaires ? Le blanchiment sous toutes ses formes -, a constitué ainsi la réponse de prédilection des trafiquants
confrontés au sérieux problème de la dissimulation de l’origine criminelle des
ressources financières, résolu en partie par leur absorption discrète dans le cadre de
multiples activités légales. Reste que rien n’est acquis définitivement face à la
recrudescence des lois anti-blanchiment susceptibles de remettre en cause les plus
éprouvés des montages financiers. Pour garantir un niveau efficace de protection
sans perdre de vue leur objectif final - légitimer des patrimoines criminels -, il
devient nécessaire de s’organiser pour durer. Le réseau - organisation économicofinancière de taille variable selon la rentabilité réelle du trafic -, conçu comme une
association de personnes (blanchisseurs) ne participant pas directement au marché
des drogues, mais dont les actions ont pour finalité ultime de diluer l’illégalité
primitive de l’argent, s’avère en fait une structure appropriée face aux difficultés
d’un afflux de narco-dollars dans les structures de l’économie officielle.
Si l’on imagine aisément les problèmes d’encombrement2 physique occasionnés
par les masses monétaires dérivées du dynamisme du trafic des drogues, on a au
contraire un peu plus de mal à comprendre l’utilité fonctionnelle d’une organisation
réticulaire en ce qui concerne les besoins très particuliers des trafiquants. Plus
finement et sous une forme interrogative, la problématique revêt un intérêt
scientifique lorsqu’elle est plus particulièrement abordée à partir d’une démarche
explicative : pourquoi une forme organisationnelle telle que le réseau est-elle
privilégiée par rapport à d’autres structures plus conventionnelles (entreprises
criminelles, marchés illégaux, mafias diverses, etc.) pour blanchir et recycler de
l’argent " sale "?
Cette communication, en se différenciant des travaux centrés sur l’estimation
macro-économique des profits tirés de la production et du commerce de stupéfiants
et de leur insertion dans les systèmes de financement nationaux et internationaux,
montrera que le contenu comparativement attractif des réseaux dédiés au
blanchiment des repose en fait sur trois qualités sui generis :
- La délégation au travers d’une intermédiation originale ;
- La protection des ressources financières illégales;
- La coordination atypique de stratégies de dissimulation et de légitimation sociale
des richesses mafieuses.
Loin d’être un parangon d’efficacité absolue, qui aurait pour seul résultat
pratique une impunité définitive pour la majorité de ses membres, la notion de
réseau de blanchiment proposée ici sera en conclusion enrichie d’observations et
d’analyses critiques puisées dans les travaux récents.
2
En sus d’un changement de forme, lorsque les quantités de papier-monnaie sont importantes, il faut aussi
procéder à une réduction de volume ; une citation restitue bien la dimension matérielle du problème : << ...
Contrairement à une croyance populaire, on ne peut pas, par exemple, faire tenir 10 millions de francs dans un
attaché-case. 10 millions de francs en billets de 500 francs empilés les uns sur les autres forment une colonne de
près de trois mètres de hauteur... >>. Jeffrey Robertson, Les blanchisseurs. Presses de la Cité.1994, p.19.
4
I - LE RÉSEAU DE BLANCHIMENT COMME DÉLÉGATION
D’INTERMEDIAIRES
Le coût de blanchiment n’est pas seulement une fonction croissante des
bénéfices à blanchir car il dépend aussi étroitement de l’efficacité de la répression
(Savona Ernesto U, 1995). L’application des dispositifs d’une loi contre le
blanchiment, en augmentant le risque de repèrage des recettes criminelles, conduit
par la même occasion à accroître le coût de légitimation du narco-capital3.
Plus précisément, l'argent de la drogue oblige à recourir à des intermédiaires chaque
fois plus nombreux, à déléguer la légitimation et la gestion des patrimoines acquis en
dehors de la loi à des agents économiques extérieurs au trafic des stupéfiants. Pour
optimiser la collecte des produits financiers de la drogue et leur ré-investissement
réussi, à côté des différents procédés techniques légitimant les narco-dollars, la mise
en œuvre du blanchiment requiert la présence de nombreux intermédiaires chargés
de faire circuler les masses monétaires interlopes : fourmis, déposant moyen,
investisseur local, administrateur financier, gérant de société-écrans, prête-noms des
paradis fiscaux…
Au cours de l’opération policière baptisée Casablanca4, les enquêteurs
américains ont pu mettre à jour un réseau international de blanchiment composé de
près de 100 banques et institutions de crédits dont American Express Bank, Laredo
National… Structure internationale dans la mesure où son extension géographique
considérable favorisait la circulation de l’argent des drogues au travers d’une
multitude de nations : USA, Mexique, Colombie, Vénézuela, Panama, Equateur,
Italie, Israël, Japon, Allemagne, Brésil , Hong-Kong, Les Bahamas, Les Barbades, etc.
D'un point de vue théorique, on peut affirmer avec Dominique Pilhon5 que le
blanchiment est une illustration emblématique de l'importance de la délégation au
sein de l'économie criminelle : en plus de créer du << lien social >> entre les
trafiquants et les blanchisseurs, la raison d’être économique du réseau en tant que
forme organisationnelle spécifique réside, entre autres, dans la possibilité de
maîtriser les coûts de délégation consubstantiels à l'activité de blanchir. Car le
fonctionnement d’un réseau de blanchiment engage de nombreuses dépenses (cf.
infra) lesquelles ne se réduisent pas seulement à des coûts de transaction liés à des
marchandises légales et illégales. La métamorphose de l'argent de la drogue en
monnaie "propre", légitime, non stigmatisée socialement, comporte un prix qu'il faut
payer aux multiples intermédiaires chargés d’en estomper l’illégalité initiale, un coût
perçu en échange d’une légitimité sociale irréfragable.
3
Steiner Sampedro (1997) rappelle opportunément que jusqu’en 1989, le coût du blanchiment représentait en
moyenne 10 % des gains du trafiquant alors qu’aujourd’hui ce pourcentage atteindrait facilement 20 % et même
plus parfois.
4
Cf El Financiero du 5/04/1999.
5
Car la lutte contre le blanchiment constitue un cas où <<… L’Etat délègue une partie de son pouvoir aux
institutions bancaires et financières en sollicitant leur coopération dans la surveillance des opérations financières
et la détection des transactions menées par les trafiquants de drogue …>>. Blanchiment des capitaux et
économie du crime, Rapport moral sur l’argent dans le monde, 1996, pp.33-38.
5
Cette délégation constitue une forme inédite d’intermédiation foncièrement
ambivalente en raison de la nature des délégués et des intermédiaires concernés6 :
d'une part, parce que le nécessaire chevauchement entre les sphères légales et
illégales explique la présence de blanchisseurs dont le profil professionnel recoupe
presque à l'identique celui des acteurs de l’économie légale. D'autre part,
l’organisation réticulaire du blanchiment représente un avantage comparatif décisif
reposant sur la mise en relation d'acteurs hétérogènes qui ne se seraient jamais peutêtre réunis spontanément autour d’un objectif commun tel que la dissimulation et la
protection de richesses illégales. Ni marginaux ni informels, les réseaux de
blanchisseurs ont pour fonction fondamentale d'estomper l'origine des capitaux issus
du marché lucratif des stupéfiants. Complices ou complaisants, voire les deux à la
fois, des gestionnaires publics (Etat, collectivités locales, administrations de services
urbains...),
d'opérateurs
privés
(aménageurs,
constructeurs,
banquiers,
promoteurs...), ces acteurs hybrides instrumentalisent les pouvoirs institués tout en
bouleversant en même temps les rapports économiques officiels et parviennent
finalement à infléchir, en un sens favorable à leurs intérêts, les objectifs déclarés de
l’économie légalisée.
Sans être contraints au départ, les blanchisseurs sont surtout financièrement
intéressés à ce que le réseau parvienne à se développer, à s'étendre afin d'éviter la
diminution corrélative des sommes à blanchir et subséquemment de leurs
rémunérations, au détriment parfois des règles les plus élementaires de sécurité. Au
début de la décennie 1990 par exemple, la DEA (Drug Enforcement Administration)
créa une fausse banque afin d'infiltrer les réseaux internationaux de blanchiment du
cartel de Cali. Les trafiquants colombiens mordèrent à l'hameçon allant même jusqu'à
déclarer aux enquêteurs inflitrés - aplomb incroyable ou confiance aveugle en leur
impunité ? - qu'ils espéraient blanchir jusqu'à 500 millions de dollars par an.
L'épilogue de l'Opération Dinero permit l'arrestation de 58 blanchisseurs répartis dans
cinq pays différents et près de 200 millions de dollars furent lavés par les agents
américains (Robertson J. 1994).
Coût de transaction ou de délégation du blanchiment ?
Le blanchiment a un prix croissant qui correspond à un coût de délégation (cf.
supra) résultant de l'existence d'une prohibition globale sur l’utilisation recettes
perçues au titre du trafic des drogues. Sans disposer évidemment de données
précises, il n’empêche que l’on peut toutefois essayer de ventiler les composantes
principales du coût de délégation du blanchiment/recyclage de la manière suivante :
1 – Coût matériel du blanchiment
- Coût du stockage (location et/ou acquisition d'immeubles : entrepôts,
maison/coffre-forts) des quantités de liquidités « sales »;
6
Par analogie, il semble bien que le mode de gouvernement indirect décrit par Béatrice Hibou caractérise aussi
le blanchiment : << … L’usage des truchements et notamment d’intermédiaires privés a été et est une modalité
comme une autre d’exercice du pouvoir …>>. De la privatisation des économies à la privatisation des Etats : une
analyse de la formation continue de l’Etat. in la Privatisation des Etats, p. 60.
6
- Prix d’acheminement ou de transport des dollars suspects (véhicules terrestres,
moyens maritimes et aériens…) non compris les rémunérations des chauffeurspasseurs) ;
- Frais opérationnels divers permettant de mieux faire circuler les narco-dollars ;
- Coût des investissements et des placements dans la sphère officielle, légale.
2 – Coût humain et politique
- Subornation des officiels de la répression afin qu’ils gardent le silence ;
- Rémunération des multiples sans-grades (employés du stockage, chauffeurs,
passeurs, fourmis...) chargés au début soit de livrer soit de déposer l’argent sur des
comptes bancaires ;
- Corruption des fonctionnaires et des employés travaillant dans les établissements
financiers, les sociétés commerciales, les entreprises industrielles, etc ;
- Paiement des cabinets et consultants divers en gestion financière ;
- Honoraires des avocats défenseurs des blanchisseurs ;
- Financement des appuis politiques et de la légitimité sociale (clientèlisme).
On voit que le coût total du blanchiment ne se réduit pas seulement à un <<
coût de transaction >> (Arrow K., 1961) pour une double raison : d’une part,
abstraction faite de la nature illégale de la monnaie utilisée, la question de savoir si ce
concept peut être appliqué mécaniquement à des actifs monétaires et financiers est
loin de faire l’unanimité7. D’autre part, plus on multiplie les intermédiaires
susceptibles d’occulter les identités mafieuses plus s’élève, au fur et à mesure des
différentes étapes du blanchiment, le prix de la protection lequel peut être alors
assimilé grosso modo à un coût de délégation. Plus précisément, de ce que l’on sait, la
somme de toutes ces variables représente en réalité le coût du blanchiment de
l’argent des drogues. Mais de celles-ci quelles sont les plus déterminantes ? Les
dépenses matérielles, bien qu’essentielles au fonctionnement du réseau, ne sont
qu’une composante du coût total; l’intensification des contrôles auxquels sont soumis
les agents du transport et du fractionnement des dépôts bancaires (frais
opérationnels) a certainement une part de responsabilité dans l’augmentation du
coût lié à la circulation physique des quantités à blanchir. Or, pour échapper à la
répression étatique, la rémunération d’intermédiaires qualifiés dans le montage
d’opérations financières indétectables est complétée de coûts liés à la subornation et
aux prébendes versés aux fonctionnaires publics et agents de sécurité. La hausse
chronique du prix pour blanchir dépend plutôt du nombre de délégués chargés de
déjouer les attaques répressives. Plus les risques d’être découverts sont élevés, plus le
niveau d’exigences financières des acteurs du réseau tend à croître sachant que
celles-ci doivent être suffisamment grandes pour les obliger à courir des dangers
d’une telle nature.
7
Il n’empêche que Krauthausen C. et Sarmiento L.F utilisent une telle notion en référence aux différentes
dépenses occasionnées pour produire et distribuer une marchandise illégale telle que la cocaïne. Pour plus
amples détails voir Cocaïna & Co, un mercado illégal por dentro. Tercer Mundo, 1991, 239 p.
7
II – L’ORGANISATION SÉCURITAIRE DES RÉSEAUX DE BLANCHIMENT
L’importance d’un réseau de blanchiment relève de facteurs généraux dont la
taille et la longueur des circuits empruntés, les montants blanchis et/ou à blanchir
(projection future), les techniques mises en œuvre... sont souvent cités comme
essentiels à un fonctionnement optimal, sous-entendu ici comme sûr (Savona E.,
1995). Reste que pour mieux comprendre la signification économique d'une telle
forme organisationnelle, la prise en compte d'éléments spécifiques s'avère là encore
indispensable :
Les filières du blanchiment s’adaptent avec souplesse aux normes répressives
(seuil de dépôt à dix mille dollars p. e) même si celles-ci les oblige parallèlement à
multiplier les courriers ou les sociétés-écran et à déplacer constamment l'horizon
temporel des placements de l’argent " sale". À cet égard, le scandale de la BCCI (Bank
of Credit and Commerce International) est un cas représentatif de la longévité d'une
narco-banque au sein d'un vaste réseau international de blanchiment. Pendant un
peu moins de quinze années d'existence, la BCCI a su faire varier la durée des
diverses techniques employées permettant ainsi de brouiller les pistes criminelles de
l'argent recyclé : trusts de niveaux multiples et compagnies fantômes avec
renouvellement de leur existence légale tous les deux ans, prêts adossés à échéance
variable, certificats de dépôts bancaires à durée modulable, etc. matérialisent la
dimension temporelle des stratégies de dissimulation8
.
Une opacité recherchée
Mais qu’est-ce qui fait qu’une telle organisation économique et financière sous
contrainte répressive s’adapte en permanence, pérennisant des situations de quasiimpunité ? Nous avons vu que la capacité d’adaptation des réseaux de blanchiment
dépend en grande partie du coût des délégations nécessaires – les primes de risques
à blanchir – à la transgression des lois anti-blanchiment par exemple.
Cela semble cependant bien insuffisant pour justifier l’existence
d’organisations réticulaires de blanchiment dans la mesure où leur souplesse
d’adaptation à des situations risquées d’identification potentielle dépendent de plus
en plus de la connaissance fine des normes sociales, des dispositifs juridiques et
judiciaires protégeant l’économie officielle de la pénétration de l'argent "sale". Pour
éviter la découverte de la provenance illicite de l’argent, un niveau de protection
optimum doit être garanti et maintenu grâce à un contrôle permanent des
informations les plus sensibles. Comme n'importe quel réseau clandestin
(Krauthausen C. et Sarmiento L.F, 1991), celui-ci déploie alors une stratégie à
première vue paradoxale mais en réalité rationnelle : il s'agit en premier lieu de ne
laisser filtrer que le minimum de renseignements opérationnels strictement
8
L'histoire édifiante de la BCCI montre comment la durée est au centre des divers cycles de recyclage. Cf.
James S. Henry (1996), Banqueros y lavadolares. El papel de la banca international en la deuda del tercer
Mundo, la fuga de capitales, la corruption y el anti-desarollo. Relatos de detectivismo economico. TM Editores,
chap. 10, pp. 361-384.
8
indispensables au bon accomplissement des nombreuses phases de blanchiment :
utilisation de prête-noms, enregistrement et activité fictifs des sociétés-écran,
comptes numérotés des banques, anonymat des fiducies, délocalisation du capital
des trafiquants vers des pays accueillants, etc. sont des pratiques connues qui ont
depuis longtemps fait (Maillard J. de, 1999).
En second lieu, le brouillage des origines, pour indispensable qu'il soit, ne
suffit pas à assurer la protection du réseau. Car ce dernier a également besoin d'une
grande quantité d'informations économico-financières - officielles ou non -,
susceptibles d’améliorer le volume et la qualité des prestations rendues : de
l'extérieur, principalement des experts en l’art de blanchir de l’argent (avocats,
conseillers en gestion), des établissements financiers complices, des autorités
corrompues lui fournissent, à temps et avec une régularité périodique, les données
utiles à un reyclage efficace.
L'asymétrie informationnelle comme protection du réseau
Entre les différents participants à un réseau actif, l'illégalité des bénéfices de
même que la clandestinité planifiée engendrent en revanche des asymétries
majeures :
L’information primaire - l'identification de la source illégale d'argent -, est
seule en possession des trafiquants lesquels ne transmettent qu'une partie des
informations aux intermédiaires du blanchiment pendant tout le déroulement des
opérations. La rétention à la source se double également d'une communication
interne réduite à la portion congrue et sous une forme souvent codée afin d'éviter
une possible remontée des investigations policières vers les commanditaires du
recyclage. Les blanchisseurs sont stratégiquement tenus dans l'ignorance délibérée
des réelles identités des maîtres d'œuvre sans que cette opacité ne signifie pour
autant qu'ils ne se doutent pas de quelque chose ou feignent de ne pas savoir pour
qui ils travaillent véritablement. À leur décharge toutefois, il est possible que certains
de ces intermédiaires ne connaissent pas tous les tenants et les aboutissants de la
formation et de la valorisation des richesses illégales ; une absence de données assez
fines les empêche eux-aussi d'en découvrir la provenance douteuse. La bonne foi
trompée de banquiers "blanchisseurs-malgré-eux" n'est pas aussi rare qu'on le pense.
Un art consommé de la manipulation ainsi que les meilleures recommandations du
monde économico-financier affichées par les représentants des trafiquants (avocats,
conseillers) entraînent parfois des blanchiments à l'insu des professionnels de
l'intermédiation financière. De nombreux maîtres manipulateurs s’y sont
malheureusement trop bien illustrés : Meyer Lansky, Franklin Jurado pour ne citer
que les plus célèbres (Robertson J., 1994, Maillard J. de, 1999).
Dans un réseau clandestin, l’information est par nature captive, diffère
fondamentalement en termes de disponibilité si l'on la compare avec un réseau
officiel. Les informations "circulant" à l'intérieur d'une organisation réticulaire à
finalité illégale ne sont en effet jamais sujettes à une éventuelle contestabilité
extérieure, à une discussion démocratique liée à la pertinence de leur emploi en
raison des objectifs non avouables du blanchiment, qui sont en théorie antagoniques
9
avec de ceux de l’économie légale. Au vu des maigres résultats actuels de la lutte
anti-blanchiment, les stratégies de rétention informationnelle font montre d'une
efficacité redoutable occasionnant une réelle diminution des opportunités de
découverte, des risques d'identification des quantités blanchies pour le compte des
trafiquants. Avec le contrôle asymétrique des informations - les trafiquants sont au
courant de tout ou presque tandis que leurs collaborateurs en blanchiment disposent
seulement d'une information partielle, utile à l'accomplissement de tâches précises -,
le réseau s'autoprotège de la sorte des actions externes de répression en promouvant
un fonctionnement de type circuit semi-fermé.
Une stratégie risquée
Or l'opacité stratégique s'avère parfois dangereuse lorsqu'elle est poussée dans
ses ultimes retranchements : en cas d'arrestation d'un participant à une filière de
blanchiment, le risque que la répression s'étende aux autres membres devient plus
grand (effet domino) faisant que la probabilité de découverte s’élève. Les trafiquants
protègent l'argent de la drogue sous ses multiples avatars tandis que les
blanchisseurs organisés préservent surtout l'anonymat de leurs commanditaires tout
en cherchant à maintenir secrètes les multiples relations favorables à une légitimation
des narco-profits. Á la différence des organisations responsables de la production et
du trafic des drogues, en confiant par délégation le soin de blanchir et de recycler à
un "étranger", à un agent extérieur au milieu criminel, les trafiquants tranfèrent en
même temps l’obligation de secret absolu à des collaborateurs dont la rationnalité
instrumentale se développe de manière préférentielle dans le cadre de la légalité
économique. S'ils sont toujours comptables devant les responsables des organisations
de stupéfiants de l'intégralité des sommes confiées à leur soin, les blanchisseurs sont
néanmoins libres de mettre à profit leurs nombreux contacts pour entreprendre les
placements et les investissements judicieux de capitaux compromettants. Ils ne sont
rien de plus que les dépositaires de l'argent puisque leur rôle consiste à créer des
protections au travers une multitude de montages financiers.
L’exemple récent du blanchiment estimé à près de 10 milliards de dollars produits de plusieurs types d’activité criminelles : détournement de l’aide
internationale, commerce des drogues, corruption, trafics illégaux divers appartenant à la mafia russe au travers de la Bank of New York a montré que la
complicité des dirigeants de l’établissement financier conduisait principalement à
améliorer le fonctionnement du réseau de blanchiment sur le territoire américain.
Après perception de substantielles commissions, les fonds ont été investis dans des
sociétés commerciales locales puis déposées sur des comptes bancaires d’entreprises
américaines lesquels favorisaient la réexpédition de l’argent blanchi vers des centres
off shore des Caraïbes (Le Monde 25/03/ 2000). Et tout cela dans un mouvement
perpétuel de rotation du narco-capital jusqu’à en perdre la destination finale.
Le redéploiement géographique
L’espace de production et de circulation des marchandises créé en dehors de
la Loi diffère radicalement de celui où se déroulent les blanchiments de même que
10
leur éventuelle valorisation dans des secteurs à haute intensité capitalistique
(industries, marchés financiers). Un réseau de blanchiment est conçu comme un
espace multidimensionnel permettant de protéger à un certain coût les montants à
blanchir ; cette organisation spatiale tend à s’affranchir de plusieurs barrières
économiques qui sont autant de frontières à la libre circulation du narco-capital :
Après le regroupement du papier-monnaie issue de la vente des drogues en
des lieux spécifiques de concentration des espèces, le travail d’un réseau local de
blanchiment consiste à rapatrier l’argent vers le pays des trafiquants. Quelques
précisions supplémentaires montrent combien la réalité est un peu plus complexe.
Ainsi certains travaux commettent souvent l'erreur d'amalgamer blanchiment et
rapatriement des narcodollars lorsqu'il ne s’agit en fait que d’entrées et de sorties de
devises non enregistrées sans conversion en monnaie légitime. Par exemple, sous les
formes les plus variées, le transport clandestin d’espèces à la frontière américanomexicaine s’inscrit plutôt dans le cadre d’un rapatriement massif de devises sans que
puisse l’assimiler stricto sensu à du blanchiment dans la mesure où il conserve encore
une provenance criminelle. De la même manière le marché noir des pesos colombiens
constitue une remarquable technique pour réexpédier les narco-dollars des ventes de
stupéfiants réalisées dans les villes américaines vers la Colombie. Bien que frustre,
ses avantages organisationnels sont indiscutables :
- Moins de contrôle et de risque d’être découvert (utilisation de bureaux de
changes, importations de marchandises, contrebande des San Andresitos…);
- Rapidité du procédé sans nécessité de transporter physiquement les
quantités de dollar;
- Moindre coût par rapport à une introduction directe dans les circuits
bancaires;
- Possibilité d’éviter les intermédiaires nationaux (américains, mexicains…) :
on traite par conséquent de Colombiens à Colombiens;
- Le rapatriement des narco-dollars facilite les ré-investissements locaux
lorsque le recyclage devient difficile à accomplir en pays étrangers (USA).
Par ailleurs, le rapatriement des bénéfices vers les pays exportateurs de
drogues serait faible en comparaison des profits blanchis et recyclés dans les plus
grands pays industrialisés puisque le partage du revenu des ventes et son
blanchiment se réalisent de manière majoritaire dans les agglomérations des pays
consommateurs. Le pluriel ici est important : les bénéfices du narco-capital ne sont
absorbés ni par un seul pays ni par une activité ou secteur déterminés une fois pour
toutes. La dispersion géographique du blanchiment, quels que soient les procédés
employés, est souvent accompagnée de son corollaire économique la diversification
des modalités du financement illicite, combinaison stratégique qui démultiplie les
opportunités de protection des intérêts mafieux .
Grâce à une enquête conjointe des autorités mexicaines et américaines, une
filière du cartel de Juarez a été démantelée en septembre 1997. Les forces répressives
ont ainsi confisqué près de 26 millions de dollars sur un compte de la Citibank
11
appartenant à un directeur de bureau de changes chilien ; l’argent déposé aurait eu
comme propriétaire réel, Amado Carrillo Fuentes, le chef du cartel décédé en 1997
sur une table d’opération en pleine intervention de chirurgie esthétique. Par le
truchement de virements réalisés au profit (apparent) de la société de changes, les
blanchisseurs ont ainsi pu transférer sans trop de difficultés l’argent “ sale ” vers les
comptes de plusieurs membres de la famille du trafiquant, lesquels employaient bien
évidemment des prête-noms pour sécuriser leurs placements. La délocalisation d’une
partie des opérations de blanchiment au Chili a donc permis de dissimuler la nature
douteuse des quantités en jeu tout en brouillant leur destination finale ; seule la mort
du chef a brutalement interrompu l’entrée des narco-capitaux dans la sphère
économique des activités légitimes dans ce pays. Une stratégie de délocalisation des
fonds à blanchir qui aurait donc pu être suivie d’une insertion multisectorielle
(banque, finance, immobilier, industrie…)
Á une échelle inférieure, dans un même ensemble spatial (une ville),
coexistent des réseaux différents de blanchiment appartenant soit à une même
organisation de trafiquants soit à un cartel concurrentiel. Un espace es qualité en
blanchiment-reyclage se construit au fur et à mesure comme un lieu d'alliances
provisoires entre trafiquants organisés dans la mesure où leurs circuits peuvent
(co)opérer sans s'affronter directement. Les filières de distribution (détail, gros) des
drogues ne sont au contraire nullement épargnées par la violence dans la mesure où
celle-ci intervient de manière récurrente sous la forme d’une concurrence féroce
ayant comme objectif fondamental la conquête de nouvelles parts de marchés
illégaux. Bien que l'on ne puisse nier bien entendu que des inflexions imprévues
voire des orientations divergentes dans le contenu des stratégies réticulaires soient
de temps à autre le reflet d'intérêts rivaux au sein même de l'organisation du
blanchiment. Dans le même sens, une certaine impunité sociale envers le
blanchiment - crime sans victimes apparentes ne dit-on pas -, adoucit également la
menace de sanction moins prégnante que la dure répression qui affecte la sphère du
trafic des drogues.
Pendant un temps, c'est-à-dire avant les affrontements violents initiés à la fin
des années 80, les cartels de Cali et de Medellin ont eu recours aux mêmes réseaux de
blanchisseurs opérant principalement sur le territoire américain. Cette alliance
provisoire reposait en fait sur la reconnaissance de la compétence professionnelle des
hommes et sur la prise en compte de la complexité des techniques nécessaires au bon
fonctionnement des réseaux de blanchiment. Puisque celles-ci avaient fait leur
preuve d’une manière indiscriminée, mieux valait s’adosser à une riche expérience
marquée de multiples succès dans la protection et la dissimulation des produits
financiers de la drogue (Castillo Fabio, 1996).
En résumé, un réseau à échelle variable (villes, régions, pays, continents, etc.)
diminue sans conteste les risques d’identification de l’illégalité des flux s’efforçant de
pénétrer les structures officielles de l’économie ; cet avantage comparatif majeur est
compensé par un accroissement substantiel des coûts de déplacement et de rotation
du capital douteux en voie de blanchiment.
12
L'autonomie des différents circuits
Rappelons au préalable une évidence souvent oubliée : l'organisation
économique des circuits composant un réseau de blanchiment se confond assez
rarement avec les filières de production et de trafic des drogues. Sans être totalement
séparé, il existe en revanche une certaine autonomie fonctionnelle entre la fabrication
des drogues et le résultat financier dû à leur mise en vente sur un marché urbain.
Bien sûr, le regroupement temporaire de stupéfiants et d’espèces illégales peut se
produire comme dans le cas du transport clandestin de marchandises et de devises à
exporter sans que cette pratique ne devienne toutefois la règle générale en raison du
risque plausible de double perte, matérielle et monétaire.
Avec le blanchiment-recyclage, nous nous situons en aval de l’illégalité des
processus productifs et commerciaux formant l’économie des drogues, les ressources
drainées par les réseaux n’ont directement - à l’exception des saisies de drogues avec
argent comme nous venons de le voir -, aucun rapport physique avec les produits
hors-la-loi; l'économie financière existante y est souterraine, dématérialisée et
virtualisée que ce soit sous sa forme initiale de revenus criminels soit au travers des
métamorphoses successives de placements et d'investissements. Rares sont les agents
économiques qui entrent effectivement en contact avec l'argent de la drogue et par
conséquent peuvent révéler qui, comment, où et dans quelles circonstances se réalise
le travail quotidien de blanchiment. Celui-ci n'engendre pas de valeurs ajoutées
stricto sensu - sauf rentabilité exceptionnelle des placements légaux -, parce que nous
sommes de plain pied dans un schéma classique de circulation de richesses qui a
pour particularité cruciale d’en dissimuler la provenance illégale. De la même
manière, l'on ne peut nullement parler de répartition au sens propre - c'est-à-dire
redistribution officielle sous la forme de rémunérations de l'activité économique des
facteurs : travail, capital, argent, information, technologie, etc. -, dans la mesure où
l'on ne fait subir que des transformations variées à la seule apparence de l'argent. En
contrepartie des revenus occultes d'intermédiation sont distribués correspondants à
des services dont la rémunération ne peut être déclarée fiscalement (cas des avocats
et des analystes financiers).
III- LA DIMENSION STRATÉGIQUE DU BLANCHIMENT RETICULAIRE
Les rôles dévolus aux acteurs du blanchiment permettent maintenant de
dévoiler les formes ainsi que les modalités de fonctionnement des réseaux afférents :
Le réseau entre la hiérarchie et la centralisation fonctionnelle
La première entrée est une approche explicative de nature concurrentielle qui
met en exergue l’existence d’un mode de coordination libre entre une
variété d’intermédiaires (Morel B., Rychen F., 1994, Cartier-Bresson J., 1996). Les
sommes en voie de blanchiment ne sont pas centralisées mais réparties selon des
opportunités déterminées en fonction du volume potentiel de narco-capital que peut
absorber l’économie légale sans accroître pour autant les risques de découverte. On
13
peut cependant rétorquer qu’un nombre élevé de participants n’est nullement un
indicateur suffisant pour témoigner de la présence effective d’une coordination
concurrentielle, et encore moins d’une rationalité marchande comme mécanisme de
fonctionnement du réseau. L’hétérogénéité des filières de même que leur complexité
obéissent plutôt à une logique opérationnelle de la précaution perpétuelle sans
laquelle il n’existerait pas d’efficacité optimale d’un type particulier d’organisation.
La deuxième explication renvoie plutôt à un mode de fonctionnement basé sur
une coopération assez particulière où les nombreux intermédiaires doivent
impérativement satisfaire les besoins - individuels (trafiquants) ou collectifs
(organisations criminelles) - , en blanchiment de flux illégaux au travers de relations
efficaces avec les activités et les secteurs d’accueil. Il ne s’agit en aucun cas ici d’une
coordination marchande dans la mesure où l’opacité maîtrisée correspond à un
mécanisme de coopération réducteur de risque de découverte et par là garant d’un
haut degré d’impunité aux blanchisseurs. De la même manière, l’idée d’une
centralisation des différents fonds à blanchir au sein d’une même organisation ne
colle peut-être pas très bien avec la réalité. Le schéma général de fonctionnement - si
tant est bien entendu qu’il en existe un -, du réseau de blanchiment se distingue en
effet du mode d’organisation de la production et du commerce de drogues en ce qu’il
est hiérarchisé sans toutefois être centralisé ; il serait au contraire décentralisé
puisque les masses de monnaie–papier initiales sont de plus en plus ventilées au sein
de l’organisation sous la forme de monnaie scripturale et/ou virtuelle laquelle se
diffuse d’ailleurs au niveau international. Mais il est vrai que le personnel
responsable n’est plus identique…
La confiance comme fondement d'une coopération illégale
Mais comment se manifeste concrètement cette coopération au départ
illégale ? Quelles sont les motivations qui favorisent une collusion tacite ou nonneutre entre les responsables du trafic des stupéfiants et les blanchisseurs ?
La coordination des activités à l’intérieur d’un réseau repose sur une
internalisation des relations entre les délégués au blanchiment et les trafiquants. Le
fondement du travail de délégation s’exerce en fait par le biais de la corruption
même si le lien initial consiste en une confiance restreinte. Cette dernière notion
mérite cependant une double précision : en premier lieu, la confiance restreinte ne se
confond pas obligatoirement avec un contrôle d’autorité. À partir du moment où le
réseau de blanchisseurs donne entière satisfaction aux commanditaires, une certaine
latitude lui est laissée pour agir au mieux des intérêts mafieux. Conscients de la
valeur de leurs employés, les trafiquants peuvent être généreux sans abandonner
pour autant une suspicion chronique dans les rapports de travail concernant les
affaires de blanchiment d’argent. Ainsi l’incroyable saga de George Yung, plus gros
importateur de cocaïne de toute l’Amérique du Nord et recollecteur des liquidités
issues du trafic des métropoles de la Californie et de la Côte-Est, se poursuivra
jusqu’à son arrestation grâce au soutien indéfectible du cartel de Medellin, malgré
une vie privée agitée et une dépendance incroyable à la coke. (Porter B., 1993)
14
Violence et blanchiment
En second lieu, la coopération basée sur la confiance restreinte sous-entend
qu’en cas de non-respect, des sanctions modulables - selon la nature et la gravité de
la faute -, seront immédiatement appliquées afin de décourager toute initiative
future. La discrétion qui sied à un réseau non-officiel empêche que la violence ne
devienne un mode systématique de résolution des conflits internes. Dans le cas d’une
utilisation abusive des fonds appartenant aux cartels par exemple - la détention
d’une information occulte favorisant l’émergence d’opportunités extérieures plus
alléchantes que la rémunération offerte par les trafiquants -, on préfère d’abord
récupérer l’argent blanchi de façon légale et se séparer ensuite sans bruit d’un
blanchisseur peu scrupuleux. D’autres moyens plus subtiles pourront être mobilisés
si nécessaires : atteinte à la réputation professionnelle, immixtion dans la vie privée
et familiale, délation fiscale, etc. bref toute une panoplie de pressions susceptibles de
déstabiliser la personnalité du récalcitrant. Que l’on songe aux "repentis" italiens qui,
au moyen de déclarations contradictoires lors des maxi-procés, ont réussi récemment
à faire perdre une partie de leur crédibilité aux juges italiens chargés de la lutte antimafia, montrant ainsi que la déstabilisation était aussi partie prenante d’une stratégie
de défense de la criminalité organisée (Sommier I., 1998).
Dans le contexte d’une évolution déléguée ou extérieure des modes de
blanchiment toute la question est de savoir si l’on a affaire à un réseau formé soit
d’entreprises ou de services sous le contrôle directement financier des mafieux soit
de collaborations envahissantes qui cherchent à se procurer, de l’extérieur et
moyennant paiement, des services financiers de blanchiment. Selon toute
vraisemblance, la formule de contractualisation extérieure, de plus faible dangerosité
fonctionnelle et plus coûteuse, est nettement préférée à celle de la centralisation des
décisions de blanchir dans la mesure où elle atténue l’efficacité de la répression en
diluant à outrance les responsabilités des blanchisseurs par rapport aux
commanditaires réels. Si jamais les intermédiaires sont découverts par les autorités
répressives, le compartimentage des opérations évitera de faire des rapprochements
immédiats avec les trafiquants et n’affectera au maximum qu’un segment du réseau
qui, sitôt l’alerte passée, renouera peu après ses opérations.
Conclusion
D’une manière un peu schématique, nous avons vu qu’un réseau de
blanchiment est une organisation économique mettant en rapport des acteurs
hybrides décidés à assurer la protection des profits illicites au travers de mécanismes
atypiques de coordination qui contribuent fortement à déculpabiliser l’argent des
drogues. Cette triple originalité n’épuise évidemment pas la réalité complexe des
structures réticulaires du blanchiment et mérite d’être étoffée de quelques réflexions
conclusives :
Tout d’abord, l’analyse présentée ici fait (un peu trop) la part belle à un réseau
d’essence privée, en prise directe voire quasi unique avec la sphère capitaliste
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représentée au travers de ses membres les plus éminents : banquiers, entrepreneurs,
administrateurs de biens et sociétés divers… Certes, la composante publique du
blanchiment est signalée sous son seul aspect onéreux contribuant partiellement à la
formation du coût humain et politique de la délégation mafieuse. Si la corruption des
hommes politiques constitue sans nul doute un vecteur puissant permettant
d’accélérer la légitimation des richesses acquises dans l’illégalité, elle n’est
malheureusement pas toujours le fait de simples individualités égarées sur les
chemins buissonniers de la représentation politique. Certains travaux récents ont
montré combien l’Etat lui-même pouvait être non seulement le lieu privilégié de
blanchiments massifs d’argent de la drogue systématisant la formation et l’expansion
des réseaux criminels. Le cas mexicain décrit par Jean Rivelois (1999) est assez
révélateur de la contribution décisive d’une partie du système social et politique à la
promotion de leur efficacité : au cœur des appareils politiques et judiciaires des
complicités institutionnelles ont incontestablement accru, consolidé le pouvoir - privé
au départ mais mixte aujourd’hui -, des plus grands cartels de trafiquants. Bien qu’il
se meuve prioritairement au sein de l’économie privée, il est fort possible qu’un
réseau occupe en même temps l’espace public afin d’entreprendre des opérations de
recyclage au travers de privatisations de services ou de programmes sociaux par
exemple. Selon les pays concernés et la culture politique dominante, les réseaux de
blanchiment emprunteront par conséquent des modalités adaptées d’insertion
publique ou privée, voire les deux à la fois, dans le but d’optimiser leurs stratégies de
protection financière et de légitimation sociale.
Autre absence surprenante c’est celle du rôle de l’innovation dans les
mutations futures de l’organisation réticulaire. Quelques travaux isolés montrent en
effet que l’émergence continuelle d’innovations d’ingénierie financière, tant en
interne qu’en externe, constitue un avantage majeur permettant de déjouer la
répression et d’asseoir la légitimation des richesses illégales. S’il fallait élaborer un
indicateur de réussite d’un réseau il y aurait peut-être intérêt à prendre en compte
l’intégration achevée des différents circuits de blanchiment en fonction de la
complexité croissante des opérations, des plus rustiques aux plus sophistiquées
comme condition sine qua non d’une impunité durable. Même s’il reste toujours à
écrire une histoire économique de la délinquance financière, des faits déjà connus
dévoilent en revanche une tendance permanente à l’amélioration quantitative et
qualitative des opérations de blanchiment au cours du temps : depuis l’époque
artisanale de la Grande Prohibition américaine (pizzerias, casinos, compagnies de
taxis) en passant par une phase industrielle (chaînes d'hôtels, entreprises, grandes
surfaces, BTP...) jusqu'à l’étape de mondialisation financière (banques,
transnationales, paradis fiscaux, sociétés off shore, bourses de valeurs et
électroniques…), l'histoire contemporaine du blanchiment est jalonnée d'incessantes
innovations qui rendent caducs les contrôles en apparence les plus stricts et donnent
souvent la pleine mesure de leur performance dans le cadre privilégié des réseaux.
Pour ne pas figer la notion, le recours à une démarche dynamique s’avère d’autant
plus nécessaire que leur durée d’existence dépend de la probabilité de découverte
liée en partie à la capacité d’inventer de nouveaux procédés de dissimulation.
16
À cet égard, l’observation des pratiques d’insertion de monnaie illégale dans
certaines activités officielles (Savona Ernesto U., 1995) permet de distinguer
finalement de très intéressantes évolutions quant au pouvoir économique
grandissant des réseaux de blanchiment par rapport à celui des trafiquants de
drogues : en amont, c’est-à-dire au plus près de la vente des stupéfiants, le volume
des recettes est matériellement considérable au moment de leur intégration initiale
tandis qu'au fur et à mesure du recyclage le montant des actifs monétaires ou des
fonds douteux tend plutôt à baisser de façon sensible ; en fin de parcours, les
quantités blanchies revenant aux trafiquants sont moindres dans la mesure où les
rémunérations offertes à la chaîne des intermédiaires chargés du blanchiment ont été
directement prélevées au cours du lavage. Un transfert de revenus au profit des
réseaux de blanchisseurs se réaliserait alors affaiblissant relativement la puissance
économique des cartels de trafiquants de plus en plus tenus par une contrainte de
recherche d’honorabilité permanente vis-à-vis des actifs encore illégitimes La thèse
des trafiquants de drogues "éternels perdants" face aux experts organisés du
blanchiment, bien qu'iconoclaste et peu étudiée encore, doit être nuancée en raison
de l’existence d’un processus économique essentiel : en plus d'une nouvelle identité,
le placement et le ré-investissement judicieux d’avoirs suspects ont généralement
comme conséquence secondaire une augmentation substantielle des bénéfices et des
patrimoines aux mains des trafiquants - rentabilité exceptionnelle du capital blanchi
-, relativisant l'idée d'un déclin annoncé de leur prééminence économique devant les
réseaux de blanchiment.
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