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CAS CLINIQUE
La Lettre du Sénologue - nos 13-14 - 3e-4etrimestres 2001
QUE PENSER, QUE DIRE DE L’HISTOIRE DE CETTE PATIENTE ?
Une première réflexion concerne le comportement des femmes
face au cancer du sein. Devant ce si long délai avant de consul-
ter, la réaction la plus habituelle de l’entourage, quel qu’il soit,
est l’étonnement teinté d’incompréhension et de critique.
“Comment est-ce possible ?” Sous-entendu : “Cette femme est
inconsciente, stupide, folle ou suicidaire…”. Pourtant, avant de
juger et condamner, on peut essayer de comprendre.
Contrairement au discours des bien-portants, le cancer n’est pas
une maladie comme les autres. Comment le serait-il ?
Comment ce mal venu de nulle part, impossible à prévoir ou à
prévenir, source de mutilation et trop souvent mortel pourrait-il
être un mal comme les autres ? Ainsi, le bouleversement induit
par un cancer au sein se révèle quelquefois si puissant, si invin-
cible que sa découverte peut frapper d’effroi et de stupeur,
jusqu’à paralyser sa victime. La femme malade observe la pro-
gression du mal sans pouvoir aucunement se décider, ni à
consulter, ni à se faire soigner. L’émergence du cancer rappelle
l’histoire de Méduse : ce monstre de la mythologie grecque
transformait en statue de pierre quiconque croisait son regard.
Face au comportement d’Hélène, quelles que soient ses raisons
secrètes ou affichées, vraies, fausses ou incompréhensibles, pour-
quoi critiquer, blâmer, condamner ? Si la médecine ne donne pas
raison à cette femme, le médecin n’est pas là pour la juger. Un
soignant, c’est quelqu’un qui soigne. D’ailleurs, la majorité des
femmes consulte dès la moindre inquiétude. Le plus souvent,
même, elles viennent consulter sans aucun symptôme. Quelques-
unes, rares, réagissent comme Hélène. C’est l’exception.
Qualifiée par la médecine du vilain mot d’“historique”, l’exis-
tence de ces cancers évolués ne devrait pas servir à pérenniser
un discours misogyne sur le comportement féminin, toujours
suspecté de négligence. Quel que soit le stade de la maladie au
moment du diagnostic, une tentation est omniprésente : allé-
guer que la femme aurait dû ou pu consulter plus tôt, suggérer
qu’elle a probablement trop attendu. Quelle détestable et
étrange manière de jeter l’opprobre sur la patiente, considérée
comme éternelle coupable ! Pourquoi culpabiliser ? Inutile
d’accentuer le bouleversement provoqué par l’irruption du
cancer. D’ailleurs, cette tentation si fréquente d’invoquer une
faute n’est pas innocente. Elle traduit, de la part de ces accusa-
teurs publics – Saint-Just et autres Fouquier-Tinville –, un
désir plus ou moins conscient de se distancier. “Surtout, ne me
mêlez pas à cette histoire de cancer. Je n’y suis pour rien !”
Comme le conseille ce dicton ancien : “On ne touche pas le
diable, même avec une cuillère”. Pourtant, dans cette affaire,
point de coupable ! Chaque cancer devient perceptible pour
l’œil ou pour la main à un moment différent de sa vie. Ici,
quelques millimètres suffisent pour que son émergence soit
manifeste ; là, plusieurs centimètres sont nécessaires pour qu’il
devienne palpable par la femme ou le médecin ou bien visible
sur une mammographie, même la plus parfaite. C’est la loi du
cancer du sein. Quand on le voit, il est déjà là, et il ne se laisse
jamais déceler à la même période de son existence. Aucune
femme “n’attend” le cancer. Bien sûr, quand la maladie est là,
c’est toujours “trop tard”. Personne ne peut revenir en arrière.
Comment éviter un accident quand il est déjà survenu ? Nul ne
peut trouver un cancer “avant” qu’il ne soit cancer, sinon cette
maladie aurait disparu et la sénologie n’existerait pas. En
revanche, il n’est jamais trop tard pour soigner. De même, il
n’est jamais trop tard pour informer, accompagner, encoura-
ger. Au fait, et nous autres, médecins, sommes-nous donc tou-
jours si purs et si innocents dans cette affaire ? Nos diagnostics
sont-ils toujours les plus précoces ? Malgré tout son savoir, sa
longue expérience et ses certitudes, quel sénologue ne s’est
jamais trompé ? “Cette induration n’avait pas de traduction à
la mammographie ou à l’échographie…” Ou bien : “La cyto-
ponction était négative…”. Et pourtant, le cancer est bien là !
Alors, face à la vérité devenue soudain manifeste, le médecin
éprouve de la gêne et se sent fautif. Il parle de kyste ou de
fibrome “dégénéré” sans trop insister, se demandant intérieure-
ment comment il a pu se tromper. Dans d’autres circonstances,
ce sénologue n’a même pas connaissance de son erreur, la
patiente étant allée consulter un confrère qui a établi le bon
diagnostic. En l’occurrence, il ne s’agit point de critiquer ni de
réprouver quiconque. Qui ne connaît le récit évangélique de la
femme adultère condamnée à être lapidée ? “Que celui qui n’a
jamais péché jette la première pierre”, répondit Jésus à ces
hommes prompts à vouloir faire respecter la loi. “Alors, ils
partirent, les uns après les autres, en commençant par les plus
vieux.” Pour ma part, ma mémoire m’interdit de jeter une
pierre… Dépistage et diagnostic du cancer du sein sont une
affaire bien compliquée.
Une autre réflexion concerne le choix des modalités thérapeu-
tiques et l’efficacité des anti-estrogènes. Le malade doit-il
s’accommoder de la médecine et des médecins ou bien la
médecine doit-elle s’adapter au malade et à la maladie ? Face
au cancer du sein, la première proposition est presque toujours
la chirurgie, et nul ne contestera le bien-fondé de cette attitude.
Le fer du bistouri est un outil thérapeutique régulièrement uti-
lisé pour soigner la maladie cancéreuse du sein depuis plus de
2000 ans. Faut-il rappeler que le mot “cancer” lui-même
figure dans les écrits d’Hippocrate ? Toutes sortes de textes et
documents, de l’Antiquité à nos jours, attestent la réalité de la
chirurgie utilisée pour soigner les seins cancéreux. La méde-
cine du cancer est ancienne, très ancienne, et les médecins ont
été intelligents avant nous. Au hasard de mes recherches, j’ai
découvert une observation dans le Journal de physiothérapie
du 15 mars 1905. Très récente au regard de la longue histoire
du cancer du sein et de ses traitements, cette observation a
néanmoins presque cent ans. Un certain docteur Haret y décrit
l’utilisation et les effets de la radiothérapie sur un cancer du
sein ulcéré (figures 5-6). Il montre, photographies à l’appui, la
disparition de la plaie néoplasique. “Peu à peu, le fond de
l’ulcération se nettoie, les bords s’affaissent. La cicatrisation
commence, allant de la périphérie vers le centre. Enfin, la