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Buprénorphine haut dosage (HD) chez les héroïnomanes :
drogue ou traitement ? *
! M. Auriacombe 1, 2, P. Franques 2, E. Mangon 1, 2, J.P. Daulouède 1, 2, 3, J. Tignol 1, 2
A
près avoir mis au point une nouvelle technique
facilitant la prise en charge médicale du sevrage
des héroïnomanes à la fin des années 70 (1), notre
équipe a commencé à utiliser la buprénorphine pour le maintien au long cours de l'abstinence d’héroïne dès les années 198687, notamment en partenariat avec les pharmaciens et les médecins de ville (2, 3). Nous utilisons aussi la méthadone depuis
le début des années 90 (4). Ainsi, nous avons la chance d’être
parmi ceux bénéficiant en France d’une expérience ancienne
dans ce domaine, ce qui nous permet de garder une position
scientifique et éthique au-delà des enthousiasmes légitimes des
uns et des réticences inquiètes des autres. Si les données générales sur la mortalité (5) peuvent faire évoquer un impact de
santé publique positif, comme dans l’ensemble des pays européens utilisant la méthadone, la France tient une position originale du fait de la prépondérance de la buprénorphine sur la
méthadone, et de l’intervention prédominante des médecins
non spécialistes par rapport aux spécialistes (6). Cependant,
l’utilisation optimale de ces traitements reste limitée du fait de
malentendus conceptuels quant à la justification de leur utilisation (7). L’objectif de cet article est de partager un certain
nombre de points conceptuels. Ces points nous ont été utiles
dans la mise en place et le partage avec les patients du cadre
d’utilisation que nous offrons.
DÉPENDANCE AUX SUBSTANCES
Toxicomanie et dépendance : clarifications
La toxicomanie en soi est un phénomène social puisqu’il s’agit
de l’acte de faire usage d’une substance dont l’utilisation est
illégale au regard de la loi. En revanche, la dépendance à une
substance est un phénomène pathologique, classé parmi les
troubles mentaux dans la classification internationale des maladies de l’OMS. Il n’y a pas recoupement exact entre toxicomanie et dépendance. En effet, tous ceux qui font usage de substances illégales ne sont pas dépendants, et certaines substances
illégales ont peut-être même un pouvoir de dépendance faible.
Inversement, ceux qui sont dépendants à une substance ne sont
pas nécessairement toxicomanes, les substances qui provoquent
* Cet article est une version modifiée d'un article paru dans la revue THSRevue des Addictions 2000 ; 2 : 381-2.
Groupe d’étude des addictions, laboratoire de psychiatrie, université VictorSegalen Bordeaux-2 et Institut fédératif de recherche biomédicale en neurosciences cliniques et expérimentales, INSERM-IFR n° 8 et CNRS-FR n° 13.
1
2
Unité de soin d'addictologie, service universitaire de psychiatrie, CHU de
Bordeaux et centre hospitalier Charles-Perrens, Bordeaux.
BIZIA, centre de soins pour toxicomanes-programme méthadone, CH Côte
basque, Bayonne.
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La Lettre du Pharmacologue - Volume 15 - no 3 - mars 2001
le plus de cas de dépendance étant des substances dont l’usage
est légal et fréquent (alcool, nicotine).
Caractéristiques de la dépendance à une substance
Il existe un consensus quant à la définition de la dépendance
(8). Cela apparaît dans le fait que les différentes nomenclatures
actuelles présentent la dépendance suivant les mêmes définitions et concepts. Ainsi, le seul fait de faire usage d’une substance, légale ou illégale, n’est pas en soi suffisant pour parler
de dépendance. De même, la mise en évidence chez un sujet
de manifestations de sevrage ou de tolérance n’est pas non plus
suffisante pour parler de dépendance. Les manifestations de
sevrage et de tolérance caractérisent, en effet, la plupart des
substances (alcool, nicotine, héroïne, amphétamines, cocaïne...)
pouvant donner lieu à dépendance, mais ne leur sont pas spécifiques. C’est ainsi que des manifestations de sevrage et de
tolérance peuvent être induites par des substances ne donnant
pas lieu à dépendance (exemple : bêtabloquants). Ces manifestations sont le reflet des tentatives d’adaptation de l’organisme à l’exposition répétée à une substance. Leur mise en évidence reflète l’usage, mais n’est pas suffisante en soi pour parler
de dépendance. La caractéristique fondamentale de la dépendance à une substance est la mise en évidence chez un sujet
d’un phénomène étrange qui se manifeste par un comportement
source de tous les malentendus entre le sujet dépendant et son
environnement (familial, professionnel, social et médical) : la
rechute, c’est-à-dire l’observation d’une personne qui dit vouloir arrêter et qui malgré cela retourne consommer (9). Très
souvent, ce phénomène, lorsqu’il est mis en évidence, est compris comme une manifestation d’inauthenticité, voire de tromperie manifeste et provoque l’irritation et le rejet (10). C’est
pourtant la manifestation clinique fondamentale de la dépendance. Il existe différents concepts pour comprendre ce phénomène (11).
THÉRAPEUTIQUE
Objectif thérapeutique
Quelle que soit la substance à laquelle un sujet est dépendant,
le principe du traitement est toujours le même : permettre au
sujet dépendant de devenir, puis de rester abstinent, de la substance à laquelle il est dépendant, c’est-à-dire le délivrer de sa
situation de consommation contrainte. Pour cela, on utilise différents moyens : relationnels (les psychothérapies), contextuels
(aides sociales et sociothérapies), pharmacologiques (utilisation de médicaments). Suivant la (les) substance(s) dont dépend
un sujet et leurs caractéristiques particulières, ces différentes
facettes thérapeutiques sont plus ou moins disponibles et utiles.
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Dans le cas particulier de la dépendance aux opiacés, principalement représentés par l’héroïne, l’utilisation de médicaments
comme la buprénorphine ou la méthadone est un apport considérable pour atteindre l’objectif thérapeutique.
Sevrage : une évidence et un premier malentendu
Le sevrage au sens strict concerne la survenue d’un syndrome
spécifique lors de l’arrêt d’une exposition répétée à une substance pouvant donner lieu à dépendance. Il révèle les mécanismes pharmacologiques adaptatifs induits par l’exposition
répétée à une substance psychoactive. Le sevrage consiste à
traiter médicalement ces manifestations (12). Une fois le sujet
sevré, c’est-à-dire non exposé à la drogue et sans syndrome de
sevrage, autrement dit abstinent, l’objectif de la prise en charge
de la dépendance est le maintien de cet état d’abstinence. C’est
la phase de traitement proprement dite, où l’on fait appel aux
trois grandes catégories de techniques thérapeutiques : relationnelle, environnementale et pharmacologique. Si la dernière
technique mentionnée (pharmacothérapie) a été souvent négligée comme technique de maintien de l’abstinence, il n’en
demeure pas moins que toute la difficulté du traitement de la
dépendance à une substance consiste à trouver, pour un sujet
donné à un moment donné, la combinaison optimale des techniques citées plus haut qui permette l’anticipation d’une réponse
thérapeutique raisonnablement positive pour le sujet. Avec l’utilisation des techniques pharmacologiques de maintien de l’abstinence, la phase de sevrage au sens strict peut se confondre
avec le début de la phase de maintien de l’abstinence.
Les techniques relationnelles et environnementales de maintien de l’abstinence sont toujours disponibles, et communes aux
différentes substances. Elles consistent, entre autres, à permettre
le partage d’un objectif commun entre le patient et les soignants,
et aussi à permettre au sujet de s’engager dans une démarche
de changement. Les obstacles les plus fréquents sont le déni et
la projection. Il s’agit de mécanismes psychologiques d’adaptation ou de défense (13), que l’on utilise normalement, de façon
inconsciente. Ils peuvent toutefois, lorsqu’ils sont utilisés de
façon inadaptée, devenir un handicap. La projection consiste à
projeter à l’extérieur de soi, sur une autre personne, une organisation, la loi, ou toute autre entité, les difficultés que l’on
éprouve. Le déni consiste à faire comme si les difficultés n’existaient pas. En permettant à la personne de s’adapter à sa situation, et d’assurer ainsi sa survie, ces mécanismes sont aussi un
obstacle à la démarche thérapeutique.
Traitements dits de substitution : un autre malentendu
Les caractéristiques des traitements de substitution pour les
héroïnomanes ont été déterminées et mises au point avec la
méthadone (14). Il s’agit d’un traitement spécifique de la dépendance aux opiacés, dont le but est l’obtention et le maintien
d’une abstinence d’héroïne durable. Du fait des nombreuses
controverses que ce traitement a suscitées, il existe dans la littérature plus de cent études sur ce sujet. De ces études, il ressort très nettement que le traitement par la méthadone est d’une
part efficace et d’autre part sans danger lorsqu’il est utilisé correctement. Il a été montré que, proportionnellement à la dose
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de méthadone et à la quantité de traitement psychosocial associé, les traitements de substitution réduisent la consommation
d’héroïne, le taux de séroconversion pour l’hépatite et le VIH,
la délinquance associée et la mortalité. Cependant, il a longtemps existé une controverse, car les résultats bénéfiques de ce
traitement n’étaient pas toujours évidents. Depuis une dizaine
d’années, on sait pourquoi le résultat d’un traitement par méthadone peut varier considérablement, du meilleur au pire. Cela
tient à deux facteurs principaux : d’abord la dose prescrite,
ensuite la disponibilité et l’utilisation de soins psychosociaux.
La connaissance de ces deux facteurs déterminants de l’efficacité du traitement permet de comprendre pourquoi ces traitements ont pu être utilisés avec des résultats médiocres ou même
néfastes, et comment faire pour les utiliser dans l’intérêt des
patients.
Toutefois, l’obstacle majeur à la mise à disposition optimale
des traitements de substitution tient peut-être plus aux attentes
erronées des patients et des soignants. En effet, ce que permet
un traitement par méthadone ou buprénorphine, et ce qui en
fait l’intérêt thérapeutique et justifie de le classer comme traitement pharmacologique et non uniquement comme intervention sociale de réduction du risque, c’est le fait de participer
au changement d’état du sujet, qui va lui permettre de rester
abstinent dans de bonnes conditions de santé perçue. Pour que
ce changement d’état soit possible, la condition première est
qu’il soit effectivement recherché par le patient et le soignant.
Or, le terme de “substitution” induit fréquemment une erreur
chez le patient, parfois partagée par les soignants. En effet, de
nombreuses personnes, même très éduquées, pensent qu’il
s’agit d’une substitution à l’héroïne de la méthadone ou de la
buprénorphine. L’expérience et l’attente du sujet vis-à-vis de
l’héroïne, c’est le ressenti de l’effet euphorisant, dans un délai
court (quelques minutes au plus) après la prise. C’est cela qui
va être attendu par le patient, et parfois aussi par le soignant.
Or, lors de la prise de la méthadone ou de la buprénorphine,
l’expérience est tout autre. Le sujet n’expérimente pas l’euphorie. C’est ainsi que certains patients expriment spontanément leur surprise : “Mais, ça m’a rien fait !” Dans cette expectative, le patient va être déçu, et éventuellement éprouver un
sentiment de tromperie de la part des soignants, et de frustration, ce qui va rendre la prise en charge difficile. Cela va également encourager le patient à rechercher une réelle substitution euphorisante en faisant usage de son traitement par voie
intraveineuse, et en y associant des produits euphorisants
faciles d’accès comme l’alcool et les benzodiazépines. Ce faisant, le risque morbide et mortel s’accroît, sans que l’expérience euphorisante soit suffisamment satisfaisante, ce qui augmente encore la frustration. Si, au contraire, le prescripteur et
l’ensemble de ceux qui participent à la prise en charge ont préalablement clarifié avec le patient l’objectif réel de la prescription : permettre un changement d’état autorisant l’accès à un
état d’abstinence stable, l’attente du patient va être tout autre.
Il ne sera pas surpris de ne “rien sentir” lors de la prise, et
pourra se donner du temps pour réaliser qu’il est moins poussé
à consommer malgré lui, ce qui ne peut être qu’une constatation a posteriori.
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CONCLUSION
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L’introduction au début des années 60, dans les outils thérapeutiques de la dépendance aux opiacés, d’agents pharmacologiques appartenant eux-mêmes à la classe pharmacologique des opiacés a accompagné un changement
conceptuel majeur sur ce qu’est la dépendance, ses manifestations cliniques et l’objectif thérapeutique à partager
entre soignants et soignés. Les conceptions théoriques initiales se sont dégagées d’un modèle donnant à la substance
le rôle déterminant dans l’installation et l’entretien de la
dépendance, faisant du sevrage un préalable à tout traitement. La notion d’addiction et de ses déterminants multiples
est au centre des définitions actuelles de la dépendance ; si
cette définition de l’addiction, essentiellement comportementale et descriptive, ne renvoie plus à une théorie explicative univoque, elle peut s’entendre à des niveaux théoriques variés (biologiques, psychologiques, sociologiques)
et ouvre vers une clinique plus pragmatique. La prescription
médicale de traitement de substitution illustre cette approche
symptomatique plus pragmatique. Elle prend acte du symptôme essentiel de la dépendance, le comportement d’assuétude du sujet à la substance. La possibilité d’un traitement
s’instituant autour de la prise de substance permet d’en atténuer le caractère contraignant et, paradoxalement, de développer une clinique centrée non plus sur la substance, mais
sur les contraintes inhérentes au sujet. Le cadre thérapeutique institué autour de la prise du traitement ouvre des possibilités thérapeutiques continues et variées, et permet au
sujet l’abord progressif et le soin des déterminants multiples
de sa dépendance. Ainsi, contrairement aux idées reçues, la
prescription de traitement de substitution engage activement
le sujet dans une démarche thérapeutique radicale.
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La Lettre du Pharmacologue - Volume 15 - no 3 - mars 2001
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B I B L I O G R A P H I Q U E S
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