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La Lettre du Pharmacologue - Volume 15 - n
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3 - mars 2001
DOSSIER
Dans le cas particulier de la dépendance aux opiacés, princi-
palement représentés par l’héroïne, l’utilisation de médicaments
comme la buprénorphine ou la méthadone est un apport consi-
dérable pour atteindre l’objectif thérapeutique.
Sevrage : une évidence et un premier malentendu
Le sevrage au sens strict concerne la survenue d’un syndrome
spécifique lors de l’arrêt d’une exposition répétée à une sub-
stance pouvant donner lieu à dépendance. Il révèle les méca-
nismes pharmacologiques adaptatifs induits par l’exposition
répétée à une substance psychoactive. Le sevrage consiste à
traiter médicalement ces manifestations (12). Une fois le sujet
sevré, c’est-à-dire non exposé à la drogue et sans syndrome de
sevrage, autrement dit abstinent, l’objectif de la prise en charge
de la dépendance est le maintien de cet état d’abstinence. C’est
la phase de traitement proprement dite, où l’on fait appel aux
trois grandes catégories de techniques thérapeutiques : rela-
tionnelle, environnementale et pharmacologique. Si la dernière
technique mentionnée (pharmacothérapie) a été souvent négli-
gée comme technique de maintien de l’abstinence, il n’en
demeure pas moins que toute la difficulté du traitement de la
dépendance à une substance consiste à trouver, pour un sujet
donné à un moment donné, la combinaison optimale des tech-
niques citées plus haut qui permette l’anticipation d’une réponse
thérapeutique raisonnablement positive pour le sujet. Avec l’uti-
lisation des techniques pharmacologiques de maintien de l’abs-
tinence, la phase de sevrage au sens strict peut se confondre
avec le début de la phase de maintien de l’abstinence.
Les techniques relationnelles et environnementales de main-
tien de l’abstinence sont toujours disponibles, et communes aux
différentes substances. Elles consistent, entre autres, à permettre
le partage d’un objectif commun entre le patient et les soignants,
et aussi à permettre au sujet de s’engager dans une démarche
de changement. Les obstacles les plus fréquents sont le déni et
la projection. Il s’agit de mécanismes psychologiques d’adap-
tation ou de défense (13),que l’on utilise normalement, de façon
inconsciente. Ils peuvent toutefois, lorsqu’ils sont utilisés de
façon inadaptée, devenir un handicap. La projection consiste à
projeter à l’extérieur de soi, sur une autre personne, une orga-
nisation, la loi, ou toute autre entité, les difficultés que l’on
éprouve. Le déni consiste à faire comme si les difficultés n’exis-
taient pas. En permettant à la personne de s’adapter à sa situa-
tion, et d’assurer ainsi sa survie, ces mécanismes sont aussi un
obstacle à la démarche thérapeutique.
Traitements dits de substitution : un autre malentendu
Les caractéristiques des traitements de substitution pour les
héroïnomanes ont été déterminées et mises au point avec la
méthadone(14). Il s’agit d’un traitement spécifique de la dépen-
dance aux opiacés, dont le but est l’obtention et le maintien
d’une abstinence d’héroïne durable. Du fait des nombreuses
controverses que ce traitement a suscitées, il existe dans la lit-
térature plus de cent études sur ce sujet. De ces études, il res-
sort très nettement que le traitement par la méthadone est d’une
part efficace et d’autre part sans danger lorsqu’il est utilisé cor-
rectement. Il a été montré que, proportionnellement à la dose
de méthadone et à la quantité de traitement psychosocial asso-
cié, les traitements de substitution réduisent la consommation
d’héroïne, le taux de séroconversion pour l’hépatite et le VIH,
la délinquance associée et la mortalité. Cependant, il a long-
temps existé une controverse, car les résultats bénéfiques de ce
traitement n’étaient pas toujours évidents. Depuis une dizaine
d’années, on sait pourquoi le résultat d’un traitement par métha-
done peut varier considérablement, du meilleur au pire. Cela
tient à deux facteurs principaux : d’abord la dose prescrite,
ensuite la disponibilité et l’utilisation de soins psychosociaux.
La connaissance de ces deux facteurs déterminants de l’effica-
cité du traitement permet de comprendre pourquoi ces traite-
ments ont pu être utilisés avec des résultats médiocres ou même
néfastes, et comment faire pour les utiliser dans l’intérêt des
patients.
Toutefois, l’obstacle majeur à la mise à disposition optimale
des traitements de substitution tient peut-être plus aux attentes
erronées des patients et des soignants. En effet, ce que permet
un traitement par méthadone ou buprénorphine, et ce qui en
fait l’intérêt thérapeutique et justifie de le classer comme trai-
tement pharmacologique et non uniquement comme interven-
tion sociale de réduction du risque, c’est le fait de participer
au changement d’état du sujet, qui va lui permettre de rester
abstinent dans de bonnes conditions de santé perçue. Pour que
ce changement d’état soit possible, la condition première est
qu’il soit effectivement recherché par le patient et le soignant.
Or, le terme de “substitution” induit fréquemment une erreur
chez le patient, parfois partagée par les soignants. En effet, de
nombreuses personnes, même très éduquées, pensent qu’il
s’agit d’une substitution à l’héroïne de la méthadone ou de la
buprénorphine. L’expérience et l’attente du sujet vis-à-vis de
l’héroïne, c’est le ressenti de l’effet euphorisant, dans un délai
court (quelques minutes au plus) après la prise. C’est cela qui
va être attendu par le patient, et parfois aussi par le soignant.
Or, lors de la prise de la méthadone ou de la buprénorphine,
l’expérience est tout autre. Le sujet n’expérimente pas l’eu-
phorie. C’est ainsi que certains patients expriment spontané-
ment leur surprise : “Mais, ça m’a rien fait !” Dans cette expec-
tative, le patient va être déçu, et éventuellement éprouver un
sentiment de tromperie de la part des soignants, et de frustra-
tion, ce qui va rendre la prise en charge difficile. Cela va éga-
lement encourager le patient à rechercher une réelle substitu-
tion euphorisante en faisant usage de son traitement par voie
intraveineuse, et en y associant des produits euphorisants
faciles d’accès comme l’alcool et les benzodiazépines. Ce fai-
sant, le risque morbide et mortel s’accroît, sans que l’expé-
rience euphorisante soit suffisamment satisfaisante, ce qui aug-
mente encore la frustration. Si, au contraire, le prescripteur et
l’ensemble de ceux qui participent à la prise en charge ont préa-
lablement clarifié avec le patient l’objectif réel de la prescrip-
tion : permettre un changement d’état autorisant l’accès à un
état d’abstinence stable, l’attente du patient va être tout autre.
Il ne sera pas surpris de ne “rien sentir” lors de la prise, et
pourra se donner du temps pour réaliser qu’il est moins poussé
à consommer malgré lui, ce qui ne peut être qu’une constata-
tion a posteriori.