Le Courrier des addictions (17) – n° 3 – juillet-août-septembre 2015
3
L’
ensemble des actions menées depuis les débuts de la stratégie de
réduction des risques, dans les années 90, a eu un impact positif
sur l’évolution sanitaire et sociale des usagers de drogues et, en
particulier, des injecteurs. Les résultats obtenus (réduction importante
des surdoses et des contaminations infectieuses) illustrent l’efficacité de
cette politique de santé publique. Mais qu’en est-il en matière d’accès aux
soins et de leur qualité ?
Dispositif bicéphale
En France coexistent des pratiques très différentes. Dans les années 90, la
médecine de ville a été largement sollicitée et a permis une mise à disposi
-
tion des traitements, en particulier des médicaments de substitution et le
dépistage des maladies infectieuses (sida et hépatites). La prise en charge
des comorbidités psychiatriques s’est avérée difficile, faute de relais et
de temps disponible pour les médecins à consacrer à la formation et au
travail de réseau. Le système spécialisé permet une délivrance supervisée
et gratuite. Il regroupe toutes les compétences nécessaires (infirmières,
psychologues et travailleurs sociaux), mais est d’un accès inégalement
réparti. Son niveau d’exigence est souvent restrictif (liste d’attente) et peut
être aussi source de stigmatisation (risque de constitution de “ghetto”).
En 2015, ce dispositif bicéphale doit répondre à des tableaux cliniques
qui se sont diversifiés(1), alors que nos guidelines remontent à 2004 et
qu’une certaine routine semble s’installer.
Trois problèmes
Certes, l’efficacité des traitements de maintenance à la méthadone ou
à la buprénorphine n’est plus à démontrer, mais leur adaptation à des
patients complexes suppose une expérience clinique qui ne se résume
pas à l’application des recommandations.
Schématiquement, on peut repérer chez nos patients 3 problèmes qui se
combinent : tolérance variable aux opiacés, c’est-à-dire faible, moyenne ou
élevée (quelle est l’intensité de l’addiction à l’héroïne ?) ; psychopathologie
(faible ou importante comorbidité psychiatrique comme des troubles
dépressifs ou de la personnalité) ; abus d’autres substances (cocaïne, alcool
ou benzodiazépines). Le choix d’un médicament (buprénorphine ou métha-
done) prend en considération ces dimensions et l’association possible
avec d’autres médicaments à visée antiaddictive (baclofène, topiramate,
varénicline, etc.) ou antidépressive. La supervision de la délivrance de
ces traitements complexes, qui nécessitent une éducation thérapeutique
par des équipes entraînées, est indispensable. C’est, en effet, l’obtention
d’une amélioration de la qualité de vie qui permet une prise au long court,
avec des contraintes adaptées à chaque patient, et, au bout du compte,
un succès thérapeutique.
Pour les héroïnomanes, maintenir une offre
desoins adaptée, diversifiée et de qualité !
We have to maintain appropriate care provision, diverse andquality
for heroin addicts
D. Touzeau*
Pour ceux qui ont tout essayé, en vain
On a bien identifié des populations spécifiques, comme les femmes
enceintes ou les sortants de prison. Des efforts ont été faits pour inclure
ces derniers dans les programmes, à l’aide des équipes de liaison ou de
prévention des ruptures de traitement à la sortie de détention. Reste les
héroïnomanes qui ont tout essayé - traitement résidentiel, désintoxication
ou traitement de substitution -, et pour lesquels on peut légitimement
proposer un traitement par diamorphine : c’est l’héroïne médicalisée.
Plusieurs pays offrent cette possibilité. C’est le cas du Royaume-Uni où
la diamorphine est un médicament ou de la Suisse, de l'Allemagne, de
l'Espagne, des Pays-Bas et du Canada qui le proposent aux héroïnomanes
“réfractaires” aux traitements de substitution. Une récente évaluation de
son efficacité, comparée à celle de traitements à la méthadone de groupes
témoins, menée par J. Strang et al.(2), conclue que ces programmes
d’injection d’héroïne supervisés sont susceptibles de réduire, de façon
significative, l’usage d’héroïne de rue. Àcondition, entre autres, que
les demandeurs en soient sélectionnés, que l’équipe de supervision soit
compétente et disponible 7jours sur 7.
Il s’agit là d’une option de traitement supplémentaire, réservée à des
patients en échec thérapeutique, qu’il faut bien distinguer de la proposi-
tion de salles de consommation à moindres risques.
Débat amorcé
Le débat sur la possibilité d’une substitution injectable a été initié par
la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites
addictives (MILDECA), avec une proposition d’utilisation de la bupré-
norphine par injection intraveineuse. Reste à en évaluer les bénéfices
attendus, et pour quelle population, et réfléchir au signal envoyé aux
usagers concernant la prévention de l’usage de la buprénorphine haute
dose mésusée par voie intraveineuse. Cette proposition a fait l’objet d’une
réunion de travail en mai 20151.
Comment les traiter et qui peut le faire ?
Dans les années 90, en France, la question était : devons-nous traiter les
héroïnomanes ? Le dispositif de soins actuel en témoigne encore. En 2015,
la question est plus complexe et pourrait être ainsi formulée : comment
les traiter, et quels cliniciens sont compétents pour le faire ?
Après 30ans d’expérience, il me semble incontournable de pouvoir disposer
d’une prescription de diamorphine. C’est l’une des réponses thérapeutiques
qui s’appuie sur des données solides et que l’on ne peut plus remettre en
cause. Par frilosité ou craintes des débats polémiques !
v
D. Touzeau déclare avoir des liens d’intérêts avec Lundbeck et Indivior
(collaborations ponctuelles).
Références bibliographiques
1. Alho H, Fisher G, Torens M, Maremmani I, Ali R, Clark N. Guidelines in the
treatment of opiate addiction, a review and recommendations. Heroin Addict Relat
Clin Probl 2014;16(4):33-40.
2.
Strang J, Groshkova T, Uchtenhagen A et al. Heroin on trial: systematic review
and meta-analysis of randomised trials of diamorphine-prescribing as treatment
for refractory heroin addiction. Br J Psychiatry 2015;207(1):5-14.
1
. Avis d’experts sur la buprénorphine injectable organisé par la Société d’addictologie
francophone, la société européenne toxicomanies hépatites sida et la Société française de
pharmacologie et de thérapeutique. 20 mai 2015, hôpital Paul-Guiraud, Villejuif. Questions
posées : Quelle devrait être la place d’un opioïde injectable comme la buprénorphine dans
la problématique de la prise en charge des usagers d’opioïdes avec ou sans prescription ?
Nouvel outil de réduction des risques et/ou réel médicament de substitution aux opioïdes ?
* Rédacteur en chef du Courrier des addictions; clinique Liberté, Bagneux.