H Henry T. Lynch, un autre regard sur le cancer

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histoire
Henry T. Lynch,
un autre regard sur le cancer
P. Camparo*
H
© DR
*Centre de pathologie,
Amiens.
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enry T. Lynch est né à Lawrence, dans le
Massachusetts, le 4 janvier 1928. Usant ses
fonds de culottes dans un quartier pauvre
de New York, il abandonne l’école à l’âge de 14 ans.
À 16 ans, il s’engage dans la marine (US Navy), en utilisant l’identité d’un cousin (il ment sur son âge), sert en
France, aux Philippines, puis dans le Pacifique comme
artilleur dans la marine marchande. Libéré de ses obligations en 1946, il commence une carrière peu convaincante de boxeur professionnel, parcourant les rings de
l’État de New York et des environs de San Francisco.
Las de ces errements, il s’inscrit en 1950 à l’université
de Denver (Colorado), où il obtient une maîtrise de
psychologie en 1952, puis à celle d’Austin (Texas) afin
d’y préparer une thèse de génétique. Il abandonne finalement ce projet pour s’inscrire à l’université de médecine de Galveston (Texas), d’où il sort diplômé en 1960.
Après un passage comme interne au St. Mary’s Hospital
d’Evansville (Indiana) en 1961, il obtient un poste de
résident en médecine interne à Omaha (université du
Nebraska) de 1961 à 1964, puis un poste d’assistant en
oncologie clinique à l’institut Eppley de recherche sur
le cancer (Omaha) de 1964 à 1966. En 1967, il rejoint
finalement l’université médicale de Creighton à Omaha,
où il vit encore aujourd’hui.
En 1962, alors que James Watson, né la même année
que H. Lynch, obtient avec Maurice Wilkins et Francis
Crick le prix Nobel de physiologie et de médecine
pour la description de la structure en double hélice
de l’ADN, H. Lynch n’a publié que 2 articles. Mais son
travail s’oriente déjà vers ce qu’il appelle la “génétique
médicale”. Charles Magnuson, gastroentérologue à
l’hôpital des vétérans d’Omaha, lui demande alors
de recevoir en consultation de génétique un jeune
patient dépressif et alcoolique, effrayé à l’idée de développer un cancer du côlon comme un grand nombre
des membres de sa famille. C. Magnuson pense qu’il
doit y avoir un problème de polypose colique familiale au sein de cette famille, cette pathologie étant
la seule cause héréditaire connue prédisposant au
cancer colorectal. Lorsque H. Lynch établit la généalogie familiale, il confirme la forte prévalence du
cancer colorectal dans celle-ci, mais pas celle de la
polypose colique. H. Lynch présente cette observation
lors d’une réunion de l’American Society of Human
Genetics en 1964. La description interpelle Marjorie
Shaw, généticienne médicale à l’université du Michigan
(Ann Arbor), qui se souvient avoir observé un cas identique. En 1966, H. Lynch, M. Shaw, Ann Krush (assistante
sociale avec H. Lynch), C. Magnuson et Arthur L. Larsen,
pathologiste à l’université du Nebraska, publient les
cas des 2 familles : la famille N (pour Nebraska) et la
famille M (pour Michigan) [1]. Ainsi commence une
longue histoire entre H. Lynch et le cancer colique
héréditaire non lié à une polypose colique (Hereditary
Non-Polyposis Colorectal Cancer [HNPCC]), plus tard
appelé “syndrome de Lynch”.
La théorie héréditaire du cancer, cœur du travail de
H. Lynch, n’est pas nouvelle, et la description des cas
de HNPCC non plus. Un premier cas de patiente, elle
aussi dépressive, appartenant à une famille du Michigan
(famille G), avait été rapporté par le pathologiste Aldred
S. Warthin en 1913 (2). À l’issue de sa publication
en 1966, H. Lynch reçoit une invitation du successeur
d’A. Warthin afin de prendre connaissance des données
(histoires cliniques, prélèvements histologiques, etc.)
méticuleusement accumulées par A. Warthin sur la
famille G, mais depuis abandonnées “dans un placard
poussiéreux”.
Alors que de plus en plus de familles présentant des
syndromes de cancers familiaux sont identifiées,
H. Lynch développe une structure simple, le Family
Information Service, en s’appuyant sur une équipe
réduite, qu’il a constituée dès 1961, composée de
lui-même, de son assistante sociale et d’un réseau
référent de médecins généralistes parfois aidés de
quelques étudiants en médecine. Ce réseau a pour
objectif de collecter des données cliniques et pratiques utiles à la prise en charge de malades atteints
de pathologies héréditaires. H. Lynch bénéficie de
circonstances particulières dans la région rurale
qu’est le Nebraska où la population, attachée à sa
terre et aux valeurs familiales, présente un intérêt
unique par sa concentration géographique de cas
pathologiques (3). H. Lynch se déplace auprès des
familles et des médecins généralistes en utilisant un
véhicule customisé, comportant un bureau, une salle
d’examen et un laboratoire.
Correspondances en Onco-Urologie - Vol. IV - n° 2 - avril-mai-juin 2013
Henry T. Lynch, un autre regard sur le cancer
L’organisation coopérative impliquant les médecins
généralistes et les familles est fondamentale pour
H. Lynch, non seulement parce que les patients sont
souvent capables de décrire des symptômes précoces
rares ou inhabituels – H. Lynch est d’ailleurs surpris par
l’acuité avec laquelle ils regardent “leur” maladie –, mais
aussi parce que cette proximité et cette implication
doivent permettre, soutient H. Lynch, de mieux prendre
en charge cette pathologie (4).
H. Lynch et A. Krush établissent des centaines d’arbres
généalogiques en collaboration avec les familles,
s’informant sur les mariages, les noms, les surnoms,
les noms de jeune fille, la paternité, la consanguinité,
les enfants conçus hors mariage, le déroulement des
grossesses, les expositions virales et les infections bactériennes, les médications, les dates de naissance, les
manifestations de la maladie, l’âge de survenue, les
symptômes associés chez les individus et dans leurs
familles, les lieux de résidence, les conditions environnementales, les maladies intercurrentes, etc. H. Lynch
implique fortement les patients, insistant sur l’intérêt
de son travail, leur demandant de l’aider à la rédaction
et à la distribution de questionnaires, obtenant de
leur part des consentements éclairés, etc. A. Krush est,
en outre, chargée de surveiller l’impact psychologique
de la maladie et d’aider les familles à obtenir des aides
auprès de structures sociales ou de groupements de
réhabilitation.
Mais le travail de H. Lynch ne rencontre pas la considération qu’il est en droit d’espérer. L’heure n’est pas à
la théorie héréditaire du cancer. En 1966, Peyton Rous
et Charles B. Huggins voient leurs travaux sur le rôle
des virus et de l’environnement (hormonal) dans la
genèse du cancer récompensés par le prix Nobel. Qui
plus est, H. Lynch n’est pas issu d’un grand centre universitaire (Ann Arbor ou MD Anderson), et ses travaux
sont considérés avec suspicion ou, au mieux, avec
condescendance.
Alors, H. Lynch et A. Krush observent, interrogent,
notent, trient, classent, croisent, archivent, collectionnent, traitent inlassablement… Ils constituent
ainsi une banque de données considérable allant,
par exemple, jusqu’en Allemagne pour retrouver les
origines de la famille G et établir sa généalogie, qui
compte aujourd’hui 929 membres connus.
Encadré. Critères d’Amsterdam II.
 Trois parents au moins sont atteints d’un cancer colorectal ou d’un cancer de l’intestin
grêle, de l’endomètre, du rein ou des voies urinaires, des voies biliaires, de l’estomac
ou de l’ovaire.
 Un des parents est uni aux 2 autres par un lien de parenté au premier degré (père,
mère, frère, sœur, enfant).
 Deux générations successives sont atteintes.
 Au moins 1 des parents a eu un cancer avant l’âge de 50 ans.
Les personnes atteintes ont un risque de 60 à 80 % d’avoir un cancer colorectal (CCR)
au cours de leur vie. Dans ce cas, le CCR est le plus souvent localisé au côlon droit et
survient précocement vers l’âge de 40 ou 50 ans. Les femmes atteintes ont un risque
d’avoir un cancer de l’endomètre (utérus) de 40 à 80 % au cours de leur vie.
La transmission de cette maladie héréditaire est autosomique dominante.
En 1984, H. Lynch est enfin récompensé, et son travail
reconnu. Le syndrome qu’il a décrit prend le patronyme
de son découvreur : le HNPCC est désigné sous le nom
de “syndrome de Lynch”. En 1991, les critères d’Amsterdam définissent les limites de ce syndrome ; ils ont
été modifiés en 1999 (Amsterdam II) [encadré]. En 1993,
les gènes putatifs sont repérés par analyse de lésions,
puis, en 1994 et en 1996, les gènes responsables (gènes
de réparation de l’ADN [DNA mismatch repair genes] et
d’instabilité microsatellitaire [MSI] MLH1, MSH2, MSH6)
sont identifiés. Et l’histoire continue avec la description
d’autres pathologies associées au syndrome de Lynch,
et de mutations ou de délétions multiples intéressant
les gènes de MSI.
À 87 ans, H. Lynch publie toujours et continue de travailler sur la banque de données de l’université médicale de Creighton, dont les données considérables
ont permis, avec l’essor de la biologie moléculaire,
des avancées majeures dans la prise en charge, entre
autres, des cancers familiaux du sein et de l’ovaire
(BRAC1 et 2) tout autant que dans le HNPCC. H. Lynch
a toujours œuvré pour une médecine de proximité et
de conseil. Sa formation atypique l’a sans doute aidé
à considérer l’humain comme l’élément central de sa
réflexion. Curieux, éclectique, il a su faire de la génétique
médicale un outil nouveau. À l’heure de la biologie
moléculaire et de la médecine personnalisée, il nous
invite à ne pas oublier que le patient reste l’élément
central de la maladie que nous avons à traiter.
■
L’auteur n’a pas précisé ses
éventuels liens d’intérêts.
Références
1. Lynch HT, Shaw MW, Magnuson CW et
2. Douglas JA, Gruber SB, Meister KA et al.
al. Hereditary factors in cancer. Study of two
large midwestern kindreds. Arch Intern Med
1966;117(2):206-12.
History and molecular genetics of Lynch
syndrome in family G: a century later. JAMA
2005;294(17):2195-202.
Correspondances en Onco-Urologie - Vol. IV - n° 2 - avril-mai-juin 2013
3. Cantor D. The frustrations of families: Henry Lynch, heredity, and cancer
control, 1962-1975. Med Hist 2006;50(3):
279-302.
4. Lynch HT, Tips RL, Krush A et al. Familly
centered genetic counseling: role of the physician and the medical genetics clinic. Nebr
State Med J 1965;50:155-9.
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