REVUE MÉDICALE SUISSE bloc-notes Médecine, robots, non-dits e tempo s’accélère. Il y a quelques années, on parlait de l’intelligence artificielle avec un zeste de condescendance. Elle pro­ gressait, certes, mais l’humain semblait encore à une distance si lointaine qu’on se moquait un peu d’elle. Et voilà qu’en quelques années, et surtout via la découverte du deep learning, nous nous sentons menacés par elle, inquiets. Sommés de réagir, en tout cas. En médecine, l’interrogation ne porte plus sur les détails. Un récent article du JAMA 1 s’in­ téressant aux progrès de l’intelligence artificielle en médecine commence par la question la plus radicale qui soit : « Un médecin doit-il être un humain ? ». Autrement dit : le médecin est-il rem­ plaçable par une machine ? Ça dépend de quelle médecine on parle. S’il s’agit du tandem « diag­ nostic ultra-précis – traitement hautement in­ dividualisé », alors oui, peut-être. Mais la mé­ decine qui répond à une souffrance, c’est autre chose. L L’expression de la souffrance du malade passe par mille signes différents, souvent dé­ tour­nés, parfois paradoxaux. De la part du mé­ decin, seule une approche compassionnelle per­met de saisir ce qui est dit ou caché, ce qui cir­cule comme troubles et émotions. A une machine qui n’a qu’une intelligence formatée et aucun corps, ce monde ne peut que rester inaccessible. Soigner, c’est d’abord écouter. Et écouter, c’est aimer la part de l’humain qui vient déran­ ger toutes les théories et les simplismes du type machinique. Dans l’une de ses chroniques du BMJ,2 Des Spence, médecin généraliste britan­ nique à la plume déliée et à l’esprit vif, se moque du « jargon » et des « clichés » qui émaillent les théories sur le dialogue médecin-patient. Ce qui est compris, explique-t-il, n’a que très lointai­ nement à voir avec ce qui est dit. Exemples : « le médecin : “ je pense que nous devrions faire quelques tests ” (le patient : il pense que j’ai un cancer) ; “ vos tests sont en gros normaux mais il faut en répéter un ” (j’ai un cancer, c’est sûr) ; “ votre cholestérol / pression artérielle est un peu trop élevé ” (je vais avoir un AVC ou être am­ puté, ou les deux) ». De la même façon, les paroles des patients cachent souvent des peurs inavouées : « le patient : “ j’ai lu cela sur inter­ net ” (je pense que j’ai un cancer) ; “ je l’ai lu dans le journal ” (je pense que j’ai un cancer) ; “ je tousse, j’ai un refroidissement, une angine ” (j’ai besoin d’antibiotiques maintenant et je me moque de ce que vous pensez) ; “ un ami mé­ decin me l’a suggéré ” (c’est ce que je veux que vous fassiez) ». Dans la vraie vie, rappelle Des Spence, c’est au sein de ce désordre que cir­ cule l’information malades-médecins. Et toutes les théories qui cherchent à la décrire d’une manière sérieuse – ou rationnelle – ne sont que des leurres. Ce qui est compris ou dit l’est à travers des mécanismes inconscients, des an­ goisses, des phobies. La peur de la mort, de la déchéance, bien sûr. Les patients ont besoin de sans cesse sécuriser leur identité et d’inscrire leurs souffrances dans l’histoire de leur vie. Pour certains existe aussi le besoin de ne pas perdre la face devant le médecin. Parfois de le séduire, de se faire aimer par lui (ou elle), dans un jeu de transfert et de contre-transfert. Le monde caché de la relation, qui transparaît sans cesse par les mots, les tonalités, les gestes, les attitudes, les odeurs même, voilà la véritable matière du métier de médecin. Mais une di­ mension s’ajoute encore : lui-même, le méde­ cin n’existe et ne se comporte jamais de façon simple et rationnelle. Il peut être ému par la souffrance, elle peut le mettre en vibration, il fuit parfois, souvent même, ce qui réveille ses propres peurs. Il doit avancer à tâtons dans ces mondes complexes et mélangés de conscient et d’inconscient, de dits et de non-dits, de per­ çus et d’incompris. On se trouve bien loin d’un système simple de diag­nostic-traitement. La compréhension des différents niveaux des échanges et des ressentis du médecin et du malade ne concerne pas que le sens des paroles. Elle porte aussi sur les attitudes. Pre­ nez un texte de la célèbre généraliste-bloggeuse Jaddo,3 où elle raconte son expérience avec deux patientes « difficiles », lors du remplace­ ment d’un confère. Mme B. d’abord : « Je l’ai tout de suite pas aimée du tout » avoue Jaddo. « Elle était insupportable. Il fallait l’arrêter trois fois de suite pour une sinusite à la con. Elle avait encore trooooop mal. Et elle se sentait encore troooop pas bien. Moi on était en février, et je fumais deux paquets par jour et je crachais un demi-poumon entre chaque deux patients, en me tenant pas sur mes jambes et en étant obli­ gée de m’asseoir par terre parce que tousser me prenait toute la force que j’avais en moi et dépassait celle de tenir juste debout sur mes jambes, et elle il fallait que elle je l’arrête parce qu’elle avait encore trop mal au sinus droit sous l’œil, et puis la tête comme du coton aaaaah ça n’allait pas du tout elle pouvait pas aller travail­ ler comme ça. Ça me rendait folle. » Lors du même remplacement, Jaddo soigne une autre patiente pénible, Mme G. « Elle arri­ vait toujours en retard, elle aussi. Avec l’air de s’en foutre et des excuses pourries, des j’ai pas 528 48.indd 528 trouvé de place pour me garer, et presque à l’entendre c’était de ma faute. Elle venait toujours pour des trucs qui n’existent pas, des vertiges qui n’en étaient pas, des douleurs thoraciques merdiques, des gênes respiratoires de mes fesses. Elle exigeait tou­ jours un scanner de tout le corps « pour voir ce qui n’allait pas », parce que c’était quand même pas normal et que dans la tête quand même elle voulait bien mais que c’était pas dans la tête de ne pas pouvoir respirer à ce point-là. Et son arrêt de travail qui n’en finissait pas, qui partait sur une sciatique, qu’on prolongeait pour une sinusite et qu’on re-prolongeait pour une tendinite de la moitié gauche du corps ». Pourtant Jaddo est une généraliste « nor­ male », c’est-à-dire mieux que tolérante : aimant ses patients. « J’aime tous mes patients, depuis mes tripes. J’aime les gros, les moches, les qui sentent mauvais (je crois que j’aime encore plus ceux qui sentent mauvais), et allez savoir pourquoi aussi les méchants, les racistes, les homophobes. Je pardonne des trucs à mes patients que je ne pardonnerais jamais au reste du monde dans le reste de ma vie ». Le fin mot concernant ces deux patientes arrive quatre ans plus tard. Jaddo remplace le même confrère. Et découvre les commentaires qu’il a notés à propos de Mme B. et Mme G. « Mme B. était cognée par son mari. Tous les jours. Fort. Mme G. a été violée par son beau-père, de ses 6 à 16 ans, dans le silence assourdissant de sa famille ». Jaddo ajoute : « On m’a dit un jour dans une formation “ Un gamin que tu as envie de taper, c’est peut-être qu’il est tapé. ” Bin une patiente que vous détestez, c’est peut-être qu’elle est détestée. Arrêtez-vous. Demandez-vous pour­ quoi vous avez envie de la taper. Demandez-lui si elle est tapée. » Dans la vraie vie de cabinet, l’épaisseur humaine est très épaisse. Les nouveaux robots-médecins peuvent ma­nifester une certaine forme de sensibilité aux émotions. Mais ils ne font qu’analyser et répé­ ter. L’envie de taper leurs malades leur est in­ connue. Ils n’ont jamais de rapports ambigus avec eux. Ils ne peuvent ressentir de la com­ passion ou de la détestation, ni entamer un contre-transfert. Pour soigner la souffrance humaine, les robots devraient être non seule­ ment intelligents, mais surtout faibles, faillibles, mortels. Comme les médecins. Bertrand Kiefer 1 Darcy AM, Louie AK, Roberts LW. Machine learning and the profession of medicine. JAMA 2016;315 :551-2. 2 Spence D. Lost in translation. BMJ 2014,348:g1749. 3www.jaddo.fr/2015/09/21/demandez-vous/ WWW.REVMED.CH 9 mars 2016 07.03.16 12:00