HIPPOCRATE EN CAMPAGNE Jaddo Mots clés : médecine générale ; relations médecin-malade [General Practice ; Physician-Patient Relations] Pour que le feu reprenne (sic) J’étais petite. Peut-être en fin d’école primaire, ou peut-être au début du collège. Une copine m’avait dit avec des grelots de désapprobation dans la voix : « Nan mais elle, elle ferait n’importe quoi pour que les gens l’aiment. » J’avais ricané, j’avais dit Ahah, la naze. DOI : 10.1684/med.2015.1226 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 04/06/2017. Et puis en fait je m’étais demandé. Est-ce que c’est si mal ? En fait est-ce qu’il y a au monde un objectif plus noble ? C’est quoi, en définitive, faire n’importe quoi pour que les gens nous aiment ? Être gentille ? Être bienveillante ? Être drôle, être attentive, être généreuse ? Est-ce que ce serait pas un peu au fond comme Dieu ? Avec un objectif un peu illusoire, mais un chemin qui fait du bien, et au fond, même si on n’est pas d’accord avec la barbe qu’il y a au bout, la vache, des moyens qui comptent davantage que la fin ? Bref, j’ai été convaincue très tôt que tout faire pour qu’on vous aime, c’était un putain de bel objectif. Pas honteux. Qui permettrait peut-être une jolie route. J’ai tout imaginé, tout détricoté dans ma tête, et je n’ai pas trouvé un exemple dont découlerait un truc pas bien. Faire tout pour que les gens m’aiment est même devenu mon objectif. Parce que même si c’était paumé d’avance, ça ferait de moi quelqu’un de pas si mal. (Si l’éternel existe, en fin de compte il voit... oui, voilà, un peu cette idée-là 1.) Et bêtement j’ai continué avec mes patients. La « décision partagée », c’est joli sur le papier. Dans ma vraie vie, la décision c’est celle de mes patients. Trop, et trop souvent. Non mais non, je peux quand même pas vous demander d’arrêter COMPLÈTEMENT le fromage. (Ce serait trop méchant.) Oui bon, ce serait pas si mal d’essayer de descendre à quatre verres par jour. (Si vous pouvez ?) Alors quand même je pense que là ce serait pas une erreur de vous hospitaliser. (Si vous êtes d’accord ?) Et puis les gens peuvent pas aller à l’hôpital parce que vous comprenez ils ont des choses à faire. Et s’ils y vont, qui va s’occuper de leur mère, ou de leur fille, ou de leur chien ? Parce que bon, on peut peut-être essayer les mêmes antibiotiques que la fois dernière ? Alors moi je dis ok, oui, bon, d’accord, on peut peutêtre essayer les mêmes antibiotiques que la dernière fois. 1. Cliquez vraiment sur le lien http ://www.ina.fr/video/ I00014749/rencontre-georges-brassens-et-le-pere-duval-video.html, il est extraordinaire. Comme ça les gens sont contents. Ils m’aiment, parce que j’ai été gentille. Et puis je reçois un courrier du mec de l’hôpital qui dit que mon patient est passé à deux doigts de l’amputation, et que j’aurais dû l’envoyer il y a trois mois. Et puis je reçois sa femme entre deux qui a besoin d’un papier quelconque, et qui me dit « Vous savez mon mari il est à l’hôpital, et puis ils ont failli lui couper le pied parce qu’ils ont dit que vous auriez dû l’envoyer plus tôt. » Et j’ai un neurone qui cabre et qui rue, et qui dit que je lui avais dit qu’il fallait aller à l’hôpital, et que c’est lui qui a pas voulu. Et puis je me ré-entends. Avec mes « quand même » et mes « peut-être », avec mes conditionnels, avec mon ton de voix qui dit de toutes ses forces « Non mais c’est vous qui décidez, personne peut décider à votre place, dites-moi. » Le mec, j’aurais pu taper du poing sur la table. J’aurais pu dire « Non mais là on n’a plus le choix, sinon peut-être on vous coupe le pied. » J’ai dit « Ouiiiiiiiiiii, bon, il faut vous occuper de votre mère, je comprends bien, mais quand même vous voudriez pas ? » Il a dit non, j’ai dit bon ok, non. J’ai eu tort. J’ai eu super tort. J’ai pas voulu l’embêter, et j’ai pas voulu le déranger, et j’ai pensé à sa mère dont personne ne s’occuperait. J’ai dit « Bon ok, on va essayer les mêmes antibiotiques que la dernière fois ». Et bien sûr Voltaire 2 et la médecine me donnent raison. Y a neuf fois sur dix où il se trouve que le mec a guéri tout seul, ou un peu avec moi, où ça s’est pas fini si mal que ça. Mais mon boulot, bordel, c’est d’être sûre. De peut-être hospitaliser neuf types qui en ont pas besoin (et pardon à eux, et pardon à l’équipe hospitalière qui va s’en occuper pour pas grand-chose pendant sept jours), pour un type à qui ça va sauver la vie. Et je le fais pas. Je m’endors sur les statistiques, je me love dans la couette de la vie qui continue malgré moi. Pour qu’on m’aime. Pour qu’on trouve que j’ai été gentille. Un peu par réaction aussi. Parce que je suis si entourée de médecins autoritaires et paternalistes, parce que j’ai une idéologie un peu idiote et surtout lâche en définitive, je me mets tout à l’autre bout de la balançoire, comme si ça allait changer les médecins autoritaires. Sur l’autel de mon militantisme, je sacrifie des patients que j’aurais dû secouer davantage. 2. « L’art de la médecine consiste à distraire le malade pendant que la nature le guérit ». MÉDECINE avril 2015 191 Je confonds Jaddo (qui doit prêcher la bonne parole générique) et le DocteurMonNomMonPrénom (qui doit faire ce qu’il y a de mieux pour son patient là maintenant). Je milite pour le choix du patient, et je les laisse faire des bêtises au lieu de taper du poing. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 04/06/2017. Un jour, sur Twitter, quelqu’un avait dit qu’il y avait pire que les médecins méchants : les médecins gentils et incompétents. Que c’était les plus dangereux. Je pense qu’il a horriblement raison et que je ne suis pas loin de faire partie de ceux-là. Parce que je sais que c’est pas terrible une grossesse à 46 ans avec du diabète et de l’hypertension et de l’hypothyroïdie, mais je sais pas les chiffres. Je ne sais pas, par un défaut bête et technique de compétences et de connaissances, à quel point il y a un risque sérieux pour l’enfant et pour la mère. Je sais que c’est pas terrible, je sais que c’est risqué, je sais surtout que tout le monde va la pourrir pour ça et par réaction je la soutiens, les yeux et l’antenne fermés. Je tire le fil de « ça arrive que ça se passe bien » et j’encourage avec toutes les œillères que Dieu fait. 192 MÉDECINE avril 2015 Je pourrais encourager en donnant les cartes. En donnant les chiffres. En disant je sais que vous avez arrêté votre contraception, je vous suivrai et je serai avec vous tout le long de votre grossesse si vous le décidez, mais voilà les chiffres des risques. Comme je ne connais pas les chiffres des risques et comme je veux que mes patientes soient heureuses de leur grossesse qui peut bien se passer, comme je sais qu’elles vont se faire pourrir pendant 8 mois par des gens qui vont les juger inconscientes, je dis Hourra et je leur serre la main très fort et je tais tout le reste. Et après, je viens le dire ici, pour qu’on me dise « Tu as eu raison », pour m’endormir de vos soutiens, pour me dire que c’est pas grave et que je suis gentille et que si je suis mauvaise on me pardonne et j’apprendrai plus tard. Et je vais me coucher en pensant que je suis gentille. Et un jour on amputera mon patient à cause de ma gentillesse.