Jaddo
Mots clés :
médecine générale ;
relations
médecin-malade
[General Practice ;
Physician-Patient
Relations]
DOI : 10.1684/med.2015.1226
HIPPOCRATE EN CAMPAGNE
Pour que le feu reprenne
(sic)
J’étais petite. Peut-être en fin d’école primaire, ou
peut-être au début du collège.
Une copine m’avait dit avec des grelots de désap-
probation dans la voix : « Nan mais elle, elle ferait
n’importe quoi pour que les gens l’aiment. »
J’avais ricané, j’avais dit Ahah, la naze.
Et puis en fait je m’étais demandé. Est-ce que c’est
si mal ? En fait est-ce qu’il y a au monde un objectif
plus noble ?
C’est quoi, en définitive, faire n’importe quoi pour
que les gens nous aiment ?
Être gentille ? Être bienveillante ? Être drôle, être
attentive, être généreuse ? Est-ce que ce serait pas
un peu au fond comme Dieu ? Avec un objectif un
peu illusoire, mais un chemin qui fait du bien, et au
fond, même si on n’est pas d’accord avec la barbe
qu’il y a au bout, la vache, des moyens qui
comptent davantage que la fin ?
Bref, j’ai été convaincue très tôt que tout faire pour
qu’on vous aime, c’était un putain de bel objectif.
Pas honteux. Qui permettrait peut-être une jolie
route. J’ai tout imaginé, tout détricoté dans ma
tête, et je n’ai pas trouvé un exemple dont décou-
lerait un truc pas bien.
Faire tout pour que les
gens m’aiment est
même devenu mon ob-
jectif. Parce que même
si c’était paumé
d’avance, ça ferait de
moi quelqu’un de pas si
mal. (Si l’éternel existe,
en fin de compte il voit...
oui, voilà, un peu cette
idée-là1.)
Et bêtement j’ai conti-
nué avec mes patients.
La « décision parta-
gée », c’est joli sur le pa-
pier. Dans ma vraie vie,
la décision c’est celle de
mes patients.
Trop, et trop souvent.
Non mais non, je peux
quand même pas vous
demander d’arrêter
COMPLÈTEMENT le
fromage. (Ce serait trop
méchant.)
Oui bon, ce serait pas si
mal d’essayer de descendre à quatre verres par
jour. (Si vous pouvez ?)
Alors quand même je pense que là ce serait pas
une erreur de vous hospitaliser. (Si vous êtes d’ac-
cord ?)
Et puis les gens peuvent pas aller à l’hôpital parce
que vous comprenez ils ont des choses à faire. Et
s’ils y vont, qui va s’occuper de leur mère, ou de
leur fille, ou de leur chien ? Parce que bon, on peut
peut-être essayer les mêmes antibiotiques que la
fois dernière ?
Alors moi je dis ok, oui, bon, d’accord, on peut peut-
être essayer les mêmes antibiotiques que la der-
nière fois.
Comme ça les gens sont contents. Ils m’aiment,
parce que j’ai été gentille. Et puis je reçois un cour-
rier du mec de l’hôpital qui dit que mon patient est
passé à deux doigts de l’amputation, et que j’aurais
dû l’envoyer il y a trois mois. Et puis je reçois sa
femme entre deux qui a besoin d’un papier quel-
conque, et qui me dit « Vous savez mon mari il est
à l’hôpital, et puis ils ont failli lui couper le pied
parce qu’ils ont dit que vous auriez dû l’envoyer
plus tôt. »
Et j’ai un neurone qui cabre et qui rue, et qui dit
que je lui avais dit qu’il fallait aller à l’hôpital, et que
c’est lui qui a pas voulu.
Et puis je me ré-entends. Avec mes « quand
même » et mes « peut-être », avec mes condition-
nels, avec mon ton de voix qui dit de toutes ses
forces « Non mais c’est vous qui décidez, personne
peut décider à votre place, dites-moi. »
Le mec, j’aurais pu taper du poing sur la table. J’au-
rais pu dire « Non mais là on n’a plus le choix, sinon
peut-être on vous coupe le pied. »
J’ai dit « Ouiiiiiiiiiii, bon, il faut vous occuper de vo-
tre mère, je comprends bien, mais quand même
vous voudriez pas ? »
Il a dit non, j’ai dit bon ok, non.
J’ai eu tort. J’ai eu super tort.
J’ai pas voulu l’embêter,
et j’ai pas voulu le déran-
ger, et j’ai pensé à sa
mère dont personne ne
s’occuperait.
J’ai dit « Bon ok, on va
essayer les mêmes anti-
biotiques que la dernière
fois ».
Et bien sûr Voltaire2et la
médecine me donnent
raison.
Y a neuf fois sur dix où il
se trouve que le mec a
guéri tout seul, ou un peu
avec moi, où ça s’est pas
fini si mal que ça.
Mais mon boulot, bordel,
c’est d’être sûre. De
peut-être hospitaliser
neuf types qui en ont pas
besoin (et pardon à eux,
et pardon à l’équipe hos-
pitalière qui va s’en occu-
per pour pas grand-chose pendant sept jours), pour
un type à qui ça va sauver la vie.
Et je le fais pas. Je m’endors sur les statistiques,
je me love dans la couette de la vie qui continue
malgré moi. Pour qu’on m’aime. Pour qu’on trouve
que j’ai été gentille.
Un peu par réaction aussi. Parce que je suis si en-
tourée de médecins autoritaires et paternalistes,
parce que j’ai une idéologie un peu idiote et surtout
lâche en définitive, je me mets tout à l’autre bout
de la balançoire, comme si ça allait changer les mé-
decins autoritaires.
Sur l’autel de mon militantisme, je sacrifie des pa-
tients que j’aurais dû secouer davantage.
1. Cliquez vraiment sur le lien http ://www.ina.fr/video/
I00014749/rencontre-georges-brassens-et-le-pere-duval-video.html,
il est extraordinaire.
2. « L’art de la médecine consiste à distraire le malade pendant que
la nature le guérit ».
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avril 2015MÉDECINE
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Je confonds Jaddo (qui doit prêcher la bonne parole gé-
nérique) et le DocteurMonNomMonPrénom (qui doit faire
ce qu’il y a de mieux pour son patient là maintenant). Je
milite pour le choix du patient, et je les laisse faire des
bêtises au lieu de taper du poing.
Un jour, sur Twitter, quelqu’un avait dit qu’il y avait pire
que les médecins méchants : les médecins gentils et in-
compétents. Que c’était les plus dangereux.
Je pense qu’il a horriblement raison et que je ne suis pas
loin de faire partie de ceux-là.
Parce que je sais que c’est pas terrible une grossesse à 46
ans avec du diabète et de l’hypertension et de l’hypothy-
roïdie, mais je sais pas les chiffres. Je ne sais pas, par un
défaut bête et technique de compétences et de connais-
sances, à quel point il y a un risque sérieux pour l’enfant
et pour la mère. Je sais que c’est pas terrible, je sais que
c’est risqué, je sais surtout que tout le monde va la pourrir
pour ça et par réaction je la soutiens, les yeux et l’antenne
fermés.Jetirelefilde« ça arrive que ça se passe bien »
et j’encourage avec toutes les œillères que Dieu fait.
Je pourrais encourager en donnant les cartes. En donnant
les chiffres. En disant je sais que vous avez arrêté votre
contraception, je vous suivrai et je serai avec vous tout
le long de votre grossesse si vous le décidez, mais voilà
les chiffres des risques.
Comme je ne connais pas les chiffres des risques et
comme je veux que mes patientes soient heureuses
de leur grossesse qui peut bien se passer, comme je
sais qu’elles vont se faire pourrir pendant 8 mois par
des gens qui vont les juger inconscientes, je dis
Hourra et je leur serre la main très fort et je tais tout
le reste.
Et après, je viens le dire ici, pour qu’on me dise «Tuas
eu raison », pour m’endormir de vos soutiens, pour me
dire que c’est pas grave et que je suis gentille et que si
je suis mauvaise on me pardonne et j’apprendrai plus tard.
Et je vais me coucher en pensant que je suis gentille. Et
un jour on amputera mon patient à cause de ma gentil-
lesse.
192 MÉDECINE avril 2015
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