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Action et temps dans la schizophrénie
Action and time in schizophrenia
● N. Franck*
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La perception du temps est anormale dans la schizophrénie.
Différentes anomalies affectent également la représentation
de l’action dans ce trouble. Moins connues sont les interactions entre ces deux types d’anomalies. Plusieurs expériences
mettant en relation ces deux champs d’étude sont présentées
dans cet article. Elles montrent que le fait d’agir joue un rôle
dans la perception du temps et qu’il existe dans la schizophrénie une altération profonde de ces mécanismes. Le rôle
de ces anomalies dans la genèse des symptômes schizophréniques est discuté.
Mots-clés : Schizophrénie – Temps – Action – Symptômes de
premier rang – Attribution d’action.
ABSTRACT
ABSTRACT
Time perception is impaired in schizophrenia. Some anomalies disturb action representation in this trouble. The interactions between these two topics have rarely been studied. Several experiments linking these two conceptual fields are
presented in this article. They show that acting plays a role
in time perception and that these mechanisms are severely
disturbed in schizophrenia. The role of these anomalies in
genesis of schizophrenic symptoms is discussed.
Keywords: Schizophrenia – Time – Action – First-rank sympSUMMARY
toms – Action attribution.
approche neurocognitive de la schizophrénie ouvre
des perspectives fructueuses. Elle considère le niveau
cognitif comme l’interface entre le niveau cérébral et
le niveau clinique avec lesquels il interagit, chacun de ces trois
niveaux ayant ses propres contraintes. Appliquée au domaine de
la pathologie mentale, et en particulier à celui de la schizophrénie,
L’
* Service hospitalo-universitaire, centre hospitalier Le Vinatier et Institut des
sciences cognitives UMR 5015 (CNRS et université Claude-Bernard, Lyon-I).
56
une telle approche permet de relier, d’une part, les symptômes
psychotiques à d’hypothétiques anomalies cognitives sousjacentes et, d’autre part, ces mêmes anomalies cognitives aux
anomalies cérébrales structurales et fonctionnelles déjà mises en
évidence. Ce type d’approche permet d’accroître le niveau de
compréhension dans le champ de la schizophrénie, dont les
causes et les mécanismes restent en grande partie inconnus. Sur
le plan cognitif, de nombreuses études ont déjà montré des déficits
affectant non seulement les grandes fonctions attentionnelles
ou mnésiques, mais également des domaines plus complexes
tels que l’attribution d’intentions à autrui (1), la mémoire autonoétique (2), la planification des actions (3) ou le traitement des
émotions faciales (4). Sur les plans neuroanatomique et histopathologique, outre la désormais classique dilatation ventriculaire,
les anomalies les plus nettes ont été observées aux niveaux préfrontal et temporal (5). De plus, la neuro-imagerie fonctionnelle
a montré un fonctionnement anormal de ces zones cérébrales.
Néanmoins, malgré les résultats dont on dispose déjà, les liens
entre les déficits cognitifs ou biologiques et les symptômes (hétérogènes et très variés) de la maladie restent insuffisamment connus.
Les recherches neurocognitives visent à explorer ces liens. Elles
ont donc pour ambition d’ouvrir un champ de réflexion sur les
rapports que peuvent entretenir les anomalies du fonctionnement
cérébral retrouvées chez les patients et leurs symptômes.
TROUBLES DE L’ ACTION DANS LA SCHIZOPHRÉNIE
Le domaine de l’action peut être atteint à différents niveaux chez
les patients souffrant de schizophrénie. Tout d’abord, à un niveau
élémentaire, la coordination motrice et la réalisation de gestes
complexes peuvent être perturbées dans le cadre des signes neurologiques mineurs. On retrouve ces signes à un degré variable
chez environ 30 % des patients. Ils peuvent être considérés
comme des stigmates d’un trouble ayant affecté le développement cérébral (6).
L’action peut également être considérée à un niveau plus intégratif. Une telle perspective est de nature à révéler diverses anomalies chez les patients schizophrènes. Par ailleurs, certaines
anomalies du traitement de l’information motrice sont susceptibles de jouer un rôle dans la production des symptômes dont
souffrent les patients : les troubles de la planification de l’action
pourraient contribuer à la désorganisation psychotique (3), la difficulté d’initiation de l’action aux symptômes négatifs et l’inca... /. ..
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 2 - mai-juin 2005
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 2 - mai-juin 2005
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sains. Les sujets étaient assis face à un écran d’ordinateur sur
lequel apparaissaient des rectangles de couleur (un rectangle par
essai), leur main droite étant placée sur un boîtier de réponse
comprenant trois touches. Ils devaient réaliser des actions dans
trois types d’essai différents : dans le premier type d’essai “stimulo-induit”, ils devaient appuyer sur une touche en réponse à
un stimulus quelle que soit sa couleur ; dans le deuxième type
d’essai, ils devaient appuyer sur une touche de couleur identique
à celle du stimulus présenté (une complexité supplémentaire était
donc introduite) ; enfin, dans le troisième type d’essai, une règle
imposait une permutation (si la couleur bleue apparaissait, le
sujet devait par exemple répondre “vert” ; si c’était le jaune, il
devait répondre “bleu” ; etc.). Lors de l’ajout de chaque opération supplémentaire, le temps de réaction des sujets sains augmentait de manière modérée. Dans la troisième condition, leur
temps de réaction diminuait au fil des essais jusqu’à tendre progressivement vers le temps de réaction de la deuxième condition.
Ce résultat signifie que ces sujets ont été capables d’automatiser
la règle qui leur a été fournie : ils exécutaient la tâche automatiquement au bout de 5 ou 6 blocs de 15 essais. En revanche, les
sujets schizophrènes n’ont pas été aptes à automatiser cette règle.
Le passage de la première étape à la deuxième étape ne leur a pas
coûté beaucoup en termes de temps : l’augmentation de leur temps
de réponse était proportionnel à ce qui a été observé chez les sujets
sains. En revanche, lors du passage de la deuxième à la troisième
étape, les patients ont montré une diminution considérable de leurs
performances, se traduisant par une augmentation très importante
de leur temps de réaction, non proportionnelle à l’augmentation
mise en évidence chez les témoins sains. Par ailleurs, leur temps
de réaction ne diminuait pas au fil des blocs, ce qui met en évidence leur incapacité à automatiser la règle proposée. D’une part,
ces résultats montrent la difficulté des patients schizophrènes dans
la gestion d’une tâche complexe nécessitant le traitement simultané d’informations de plusieurs types. D’autre part, ils mettent en
évidence l’existence d’une anomalie dans le traitement des situations répétitives. En effet, le fait de ne pouvoir automatiser des
séquences sensorimotrices simples place les patients dans la nécessité d’avoir à reconstruire des procédures à chaque situation, ce qui
s’avère extrêmement coûteux pour eux et participe aux difficultés
sévères qu’ils présentent dans la vie quotidienne. Ces anomalies
exécutives pourraient jouer un rôle dans les troubles de la planification de l’action (3) et dans la désorganisation schizophrénique.
Cela reste néanmoins à démontrer par des études sur de plus grands
échantillons permettant d’analyser les performances des patients
en fonction de la présence des symptômes concernés.
ANOMALIES DE LA PERCEPTION DU TEMPS
DANS LA SCHIZOPHRÉNIE
Les anomalies dans le domaine de l’action peuvent être considérées sous un autre angle : celui de la perception du temps lié à
l’exécution des actions et à leurs conséquences. Les premières
descriptions rapportant une perturbation de la sensation du temps
dans la schizophrénie sont anciennes. Dès les années 1930, Min57
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pacité à reconnaître certaines actions ou états mentaux comme
les siens propres aux symptômes positifs. Parmi ces derniers, les
symptômes de premier rang (SPR), décrits par K. Schneider, se
caractérisent en effet par le sentiment de ne pas être l’auteur de
certaines de ses propres productions mentales ou de ses propres
actions. Les SPR se manifestent sous la forme d’hallucinations
en deuxième ou en troisième personne (la patient entend des voix
qui lui parlent ou parlent de lui, alors même que personne ne
s’adresse à lui) (7), d’un syndrome d’influence, de pensées imposées ou d’une diffusion de la pensée (le patient a le sentiment que
des pensées quittent son esprit). Un phénomène inverse à ce qui
est observé lors de ces SPR (où les autres font agir le sujet ou
agissent sur lui) est parfois rapporté par les patients : certains
sujets schizophrènes ont en effet l’impression de pouvoir faire
agir les autres. On peut également rapprocher des SPR le délire
de référence, dans lequel l’environnement agit en fonction du
sujet. Au total, ces symptômes se caractérisent par le fait que le
patient ne sait pas qui, de lui ou d’autrui, est à l’origine de telle
ou telle action. C’est pourquoi on peut rassembler ces symptômes
dans un cadre plus général : celui des troubles de l’attribution des
actions. Comprendre leur production nécessite de comprendre les
mécanismes permettant au sujet de séparer ce qui vient de lui de
ce qui est produit par autrui.
Ces mécanismes peuvent être considérés en termes de “représentations partagées”. M. Jeannerod a désigné par cette expression le réseau cérébral commun aux actions effectuées par le sujet
et à celles qui le sont par autrui. En effet, le fait d’agir ou d’observer l’action d’un autre, ou encore d’imaginer une action, active
un même réseau cérébral. Cela a tout d’abord été montré en électrophysiologie animale par l’équipe de G. Rizzolatti (8), à Parme.
Ultérieurement, des travaux en neuro-imagerie fonctionnelle ont
apporté des arguments en faveur de l’existence de mécanismes
similaires chez l’homme. Les aires communes à l’observation, à
l’exécution et à la limitation des actions (c’est-à-dire les aires qui
sont activées de la même manière quand le sujet agit, observe une
action ou se représente mentalement une action) impliquent le
cortex pariétal, le gyrus cingulaire, le gyrus supramarginal, une
partie de l’aire prémotrice, l’aire motrice supplémentaire, ainsi
que l’insula et le cervelet (9). Or, ce réseau s’active anormalement chez les patients schizophrènes devant réaliser une tâche
d’attribution d’actions, comme l’ont montré des résultats récents (10).
Quels sont les facteurs responsables des anomalies d’attribution
des actions présentées par les patients schizophrènes ? Une première manière de les interpréter consiste à les considérer comme
une des conséquences d’un trouble du contrôle cognitif de l’action.
Selon cette hypothèse, la mise en œuvre d’une action nécessite
de prendre en compte à la fois les stimuli sensoriels, le contexte
et les données en mémoire, dans le cadre d’une cascade cognitive
(11). Une altération de ces processus pourrait conduire à la fois
à une désorganisation du comportement du patient lui-même,
mais également à une mauvaise compréhension du comportement des autres et en, particulier, à des interprétations erronées
de leurs intentions ou de leurs actions.
Dans une expérience récente (12), trois niveaux de contrôle exécutif ont été évalués chez 17 patients schizophrènes et 17 témoins
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kowski (13) rattache la schizophrénie à une “dislocation très profonde du phénomène du temps”. Il décrit le vécu de patients qui ont
l’impression de remonter dans le temps ou que le temps se modifie.
Plusieurs études expérimentales concernant la perception du
temps chez les patients souffrant de schizophrénie ont été réalisées durant la dernière décennie. Elles se sont essentiellement
appuyées sur l’estimation de la durée d’intervalles temporels.
Les performances des patients en ce domaine se sont avérées
anormales : globalement, leur tendance est de surestimer la
durée de ces intervalles (14). Plus récemment, dans une étude
non publiée (citée par [14]), Elvevåg et al. ont demandé à des
sujets sains et à des patients schizophrènes de reproduire le
tempo d’un métronome après l’arrêt de ce dernier. Les sujets
sains n’ont eu aucun mal à reproduire exactement un tempo
donné, alors que les sujets schizophrènes ont produit un tempo
accéléré. Ce résultat peut être interprété comme la conséquence
d’une réduction du temps subjectif des patients (c’est-à-dire
qu’ils percevraient les battements du métronome comme plus
rapprochés qu’ils ne le sont en réalité), qui aurait pour conséquence de leur faire produire un rythme plus rapide que celui
que produisent des sujets sains. Ce résultat, en faveur d’un raccourcissement du temps chez les patients schizophrènes, peut
être rapproché de résultats obtenus dans une expérience où des
sujets sains et des sujets schizophrènes devaient reconnaître si
leurs propres actions avaient été décalées dans le temps ou non
(15).
Dans cette dernière étude, tout se passait comme si le temps se
raccourcissait pour les patients dans certaines circonstances. La
tâche était la suivante : les sujets devaient déterminer en temps
réel si des actions qu’on leur montrait étaient soit les leurs
propres, soit des actions modifiées par un ordinateur. Les sujets
tenaient dans leur main droite une manette de jeu. Cette main
n’était pas visible directement par eux car un miroir était placé
entre leur visage et elle. Sur ce miroir, les sujets pouvaient voir
l’image d’une main virtuelle tenant une manette de jeu. Cette
image de synthèse était produite par un ordinateur recevant les
informations provenant de la manette de jeu réelle. Un programme, capable de synthétiser avec un délai intrinsèque extrêmement court (et donc non perceptible) une image très réaliste
du mouvement du sujet, était utilisé. Ce programme permettait
d’introduire des biais, en particulier temporels, dans les mouvements du sujet. Soit les sujets voyaient exactement le mouvement que faisait leur main (les essais en question constituant
la condition contrôle), soit un mouvement décalé de 50 jusqu’à
500 ms leur était présenté (dans une troisième condition, dont
il ne sera pas question ici, des biais angulaires étaient introduits). Le fait d’introduire des biais permettait de rechercher le
seuil à partir duquel les sujets peuvent distinguer une action
modifiée de la leur. Plus le biais était important, moins les sujets
reconnaissaient les actions comme les leurs. Le seuil perceptif
(que l’on situait à 50 % de bonnes réponses) était situé autour
de 150 ms chez les sujets sains et de 300 ms chez les patients.
Ces résultats montrent que les informations internes liées à l’action du sujet et les conséquences perceptives de celle-ci sont
beaucoup plus fortement liées chez les patients schizophrènes.
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De ce fait, ceux-ci ont du mal à détecter les biais introduits. Le
temps séparant la réalisation de l’action et sa perception est
donc vécu comme plus court par les patients que par les sujets
sains, puisque les premiers prennent pour les leurs des actions
retardées de 300 ms, alors que les sujets sains reconnaissent
comme différentes des leurs des actions retardées de seulement
150 ms.
Ces résultats peuvent être interprétés dans le contexte de deux
autres expériences récemment réalisées chez des sujets sains et
des patients schizophrènes. Ces expériences étaient destinées à
évaluer la perception subjective de l’intervalle temporel séparant une action de sa conséquence ou l’intervalle temporel séparant deux actions successives. Contrairement aux expériences
mentionnées plus haut, les sujets n’avaient pas à fournir directement une estimation de la durée de ces intervalles, mais ceux-ci
étaient calculés en fonction des moments où les sujets pensaient
avoir perçu les actions en question ou leurs conséquences.
Grâce à une astuce méthodologique qui va être exposée plus
bas, il était en effet possible de savoir quand les sujets pensaient
avoir agi ou quand ils pensaient avoir perçu un son.
Dans la première expérience (16), les sujets étaient situés face à
un écran d’ordinateur sur lequel apparaissait une pendule graduée
en minutes dont l’aiguille tournait sans arrêt pendant les essais
(figure 1). Pendant chaque essai, les sujets avaient à appuyer sur
une touche au moment où ils le décidaient. Un signal sonore
retentissait 250 ms après cette action, l’aiguille effectuant encore
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5
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50
10
45
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Ordinateur
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20
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Hautparleur
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25
Hautparleur
Figure 1. Dispositif expérimental permettant de déterminer quand un sujet a
le sentiment d’agir ou d’entendre un signal sonore (16).
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 2 - mai-juin 2005
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Action
Signal sonore
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deux tours de cadran après ce signal avant de s’arrêter. À l’issue
de chaque essai, les sujets devaient déterminer soit quelle heure
il était lorsqu’ils avaient appuyé sur le bouton, soit quelle heure
il était lorsqu’ils avaient entendu le signal. Ils devaient donc
effectuer un jugement perceptif. Les deux conditions contrôles
(dont les valeurs ont été soustraites à celles des conditions cibles
afin de contrôler le partage de l’attention entre action et son)
consistaient à déterminer quelle heure il était lors d’une action
non suivie d’un signal sonore ou lors d’un signal sonore isolé.
Les résultats suivants ont été observés : les sujets sains ont jugé
qu’ils avaient entendu le signal sonore à peu près au moment où
il s’était effectivement produit ; en revanche, ils ont jugé leur
action (appuyer sur le bouton) comme ayant été effectuée plus
tard qu’elle n’avait été en réalité effectuée. P. Haggard a proposé
d’appeler ce phénomène “effet de binding” (ce terme désigne le
lien rapprochant une action de sa conséquence dans le vécu du
sujet). Dans cette expérience, l’effet de binding était beaucoup
plus fort chez les patients schizophrènes, qui ont eu l’impression
d’avoir effectué leur action beaucoup plus tard et d’avoir entendu
le signal bien plus tôt que les sujets sains. Les patients ont vécu
l’intervalle de 250 ms entre action et signal sonore comme s’il
n’avait duré que 51 ms, alors que les sujets sains ont eu l’impression que cet intervalle avait duré 229 ms (figure 2). La différence de 178 ms qui a été mise en évidence est considérable.
Ces résultats apportent des arguments en faveur de l’existence
d’une perturbation du vécu temporel chez les patients schizophrènes. Les intervalles subjectifs observés dans cette dernière
expérience peuvent être comparés aux résultats de l’expérience
sur la détection de biais temporels mentionnée plus haut (15).
Dans cette expérience-là, les sujets schizophrènes ne détectaient
pas un retard de 300 ms introduit dans leur action, ce qui représentait 150 ms de plus par rapport aux performances des sujets
sains. Ces 150 ms peuvent être rapprochées des 178 ms de différence dans la perception d’un intervalle de temps entre des sujets
sains et des patients schizophrènes. Dans les deux cas, le temps
interne des patients paraît raccourci.
Dans une expérience récente, l’intervalle subjectif séparant deux
actions, plutôt qu’une action et sa conséquence sonore, a été évalué (17). Les sujets étaient assis face à un écran d’ordinateur ;
entre celui-ci et leur visage, était placé un miroir semi-réfléchissant. Sur ce miroir, les sujets pouvaient voir sur une surface restreinte à la fois l’information diffusée sur l’écran et leurs propres
mains (ce dispositif permettait de limiter les mouvements
oculaires). Au milieu de l’écran figurait une pendule, semblable
à celle de l’expérience précédente. Les deux mains du sujet
étaient positionnées sur deux touches, apparaissant à gauche et à
droite de la pendule, sur le miroir. Grâce à un dispositif électromagnétique, les deux touches pouvaient s’enfoncer sans que les
sujets aient à effectuer un mouvement actif. La touche gauche
pouvait s’enfoncer passivement mais également être enfoncée
activement par le sujet dans certaines conditions. La touche droite
s’enfonçait systématiquement passivement, 250 ms après le mouvement de la touche gauche. Les sujets devaient déterminer
quelle heure indiquait l’horloge quand avait lieu le mouvement
de la main droite.
250 ms
Jugement temporel
Témoins sains
Schizophrènes
26 ms
5 ms
60 ms -139 ms
Figure 2. Perception subjective du moment où des sujets sains et schizophrènes ont le sentiment d’effectuer une action ou d’entendre un signal
sonore lui faisant suite. La ligne noire indique le moment où action et son
ont effectivement lieu. Les flèches bleues et vertes indiquent le moment où
les sujets pensent avoir agi ou avoir entendu le son. L’intervalle subjectif
séparant son et action est beaucoup plus court chez les patients que chez les
témoins (16).
Les résultats obtenus se sont avérés comparables à ceux de l’expérience précédente en ce qui concerne les patients. En effet, un
binding a été mis en évidence chez les sujets schizophrènes,
qui ont vécu les deux événements comme plus proches qu’ils
n’étaient en réalité. Ils percevaient le mouvement de leur main
droite 28 à 50 ms plus tôt que les témoins sains. Ces chiffres ne
doivent pas être strictement comparés à ceux de l’expérience précédente car il ne s’agissait pas cette fois d’un intervalle temporel, mais du moment où un mouvement avait lieu. Néanmoins,
une fois encore, le temps subjectif des schizophrènes était raccourci par rapport à celui des sujets sains, puisqu’ils percevaient
le second mouvement comme anticipé par rapport au premier,
comparativement aux sujets sains.
DISCUSSION
Pour interpréter ces différents résultats, on peut invoquer la
notion d’une période critique qui lierait chaque action et sa
conséquence. Le fait que les schizophrènes lient très fortement
leur action avec l’événement successif pourrait être la conséquence d’un allongement de cette période critique au cours de
laquelle tout événement serait systématiquement considéré
comme la conséquence potentielle de cette action. L’allongement
de cette période clé aboutirait ainsi paradoxalement à un vécu
inverse : celui d’une durée raccourcie.
Ce lien anormalement fort entre une action et ses conséquences
pourrait être en rapport avec une mauvaise intégration des évé59
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nements réalisés et observés par les patients. Cette anomalie
pourrait jouer un rôle dans le trouble des interactions entre les
patients et leur environnement. On peut, par ailleurs, s’interroger sur le rôle de ce phénomène dans la production des
symptômes ou, au contraire, se demander si certains symptômes peuvent favoriser ce type d’anomalie. C’est en effet une
possibilité que l’expérience primaire soit la dépossession du
sujet de certains de ses actes ou de ses états mentaux. Pour lutter contre cette expérience de dépossession, le sujet développerait secondairement un mécanisme de compensation consistant en un hyperbinding, un lien très fort entre ses actions et
leurs conséquences, et, partant, entre n’importe quels événements se succédant rapidement.
Cet hyperbinding conduirait le sujet à formuler des interprétations fallacieuses sur ce qui se passe autour de lui et jouerait
donc un rôle dans la genèse des symptômes délirants. Par
ailleurs, une telle perturbation de la perception du temps pourrait compromettre la capacité du sujet à organiser son comportement de manière adéquate, c’est-à-dire favoriser la désorganisation. Au bout du compte, ces résultats, obtenus sur de petits
échantillons, doivent être confirmés sur de plus vastes groupes.
De telles études permettront également d’analyser les rapports
entre hyperbinding et symptômes schizophréniques.
Selon Bergson (18), “on ne peut concevoir un temps sans se le
représenter perçu et vécu”. À l’inverse, la perturbation du vécu
des patients schizophrènes ne peut se concevoir sans une perturbation du temps perçu. Les quelques études qui ont été présentées dans cet article montrent, d’une part, que des données
objectives peuvent être mises en relation avec le trouble du
vécu des schizophrènes et, d’autre part, que l’identification de
troubles du traitement de l’information peut être utile pour
comprendre les symptômes des patients. L’enjeu est de parvenir à construire un modèle intégrant les dysfonctions neuro■
cognitives et la clinique schizophrénique.
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La Lettre du Psychiatre
vous souhaite un bel été et vous remercie
de la fidélité de votre engagement.
Le prochain numéro paraîtra en septembre 2005
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La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 2 - mai-juin 2005
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