Discussion F. BELLIVIER (1) CONCEPT UNITAIRE DE PSYCHOSE OU DICHOTOMIE ? Il s’agit d’un très vieux débat qui pourtant reste très actuel, comme l’illustre la présentation du Pr Lançon. La distinction entre démence précoce et folie à double forme a d’abord été attribuée à Kraepelin, bien que de nombreuses prémices de cette conception se trouvent chez des auteurs antérieurs. De nombreux arguments vont venir corroborer cette distinction : – Cliniques, qui vont permettre de décrire clairement les symptômes cardinaux de la schizophrénie qui se distinguent parfaitement de ceux des troubles cycliques de l’humeur ; – Évolutifs qui opposent l’évolution progressivement déficitaire de l’une à la conception classique d’une pathologie intermittente avec une restitution ad integrum du fonctionnement, de l’autre ; – Familiaux, en montrant que l’agrégation familiale des troubles psychiatriques est différente ; – En imagerie cérébrale : en effet les anomalies anatomiques (lobe temporal, hippocampe et amygdale) et fonctionnelles (amygdale) mises en évidence chez les patients schizophrènes et chez leurs apparentés de premier degré sont globalement différentes de celles mises en évidence chez les patients maniaco-dépressifs et leurs apparentés ; – Enfin, les profils de déficits neuropsychologiques des patients schizophrènes et bipolaires sont assez clairement différents. Au total, cette distinction proposée par Kraepelin s’est avérée féconde et la nosographie actuelle est clairement issue de cette conception dichotomique. Pourtant, cette distinction n’est pas si claire. Durant les dernières décennies, de nombreux auteurs, dont le chef de file est Tim Crow, ont développé les arguments en faveur d’un concept unitaire de psychose : – L’instabilité diagnostique : en effet, de nombreux patients diagnostiqués initialement schizophrènes voient leur diagnostic corrigé au bout de quelques années en faveur d’un trouble bipolaire. D’autres au contraire, présentent une pathologie initiale cyclique avec une évolution déficitaire plutôt de type schizophrénique ; – Le chevauchement symptomatique : la réalité clinique indique en effet la grande fréquence des symptômes psychotiques dans le cours évolutif d’un trouble bipolaire et l’existence d’authentiques épisodes thymiques émaillant l’évolution d’une schizophrénie. De plus, l’existence d’un continuum est illustrée par la très grande difficulté à trouver un consensus pour définir une catégorie diagnostique du « trouble schizo-affectif » ; – L’avènement des antipsychotiques atypiques, efficaces en curatif et préventif des deux pathologies – De nombreux autres arguments sont venus indiquer que la distinction n’était pas si claire : • les anomalies dermatoglyphiques, les anomalies physiques mineures, l’existence d’une saisonnalité de naissance et de début ont également été décrites dans le trouble bipolaire. De même en ce qui concerne la fréquence des complications obstétricales, • le fonctionnement pré-morbide n’est pas si « normal » chez les patients bipolaires, • enfin, des études d’imagerie et neuropsychologiques ont permis de montrer que les patients schizophrènes et bipolaires avaient aussi de nombreuses caractéristiques communes. Les études génétiques ont apporté une contribution majeure à ce débat. Les études de génétique classique en montrant qu’il y avait des bipolaires chez les apparentés de schizophrènes et des schizophrènes chez les apparentés de bipolaires. De plus la concordance entre jumeaux monozygotes augmente considérablement lorsqu’on prend en compte les deux pathologies. L’ensem- (1) Hôpital Henri Mondor, Service du Professeur Leboyer, 51, avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny, 94100 Créteil cedex. S 898 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 898-900, cahier 4 F. Bellivier ble de ces données indique clairement l’existence d’une vulnérabilité commune. La génétique moléculaire est venue confirmer cela. C’est à Anne Pulver que revient le mérite, à la fin des années 90, d’avoir montré dans une analyse génétique de familles de schizophrènes regroupées selon la co-existence ou pas de patients porteurs d’une pathologie thymique au sein de la famille, l’existence de localisations génétiques spécifiques de la schizophrénie d’une part, de la maladie maniaco-dépressive, d’autre part, et de localisations chromosomiques communes. Cette hypothèse s’est avérée féconde puisque la synthèse des analyses génétiques menées dans la schizophrénie et dans le trouble bipolaire indique clairement l’existence de régions communes de vulnérabilité sur les chromosomes 10, 13, 18 et 22. Des études très récentes de génétique du trouble schizo-affectif sont venues confirmer cela en identifiant des régions de vulnérabilité sur ces mêmes chromosomes. Parallèlement, des études cliniques se sont attachées à décrire des dimensions symptomatiques communes aux S 899 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 898-900, cahier 4 deux pathologies, telles que la propension à délirer ou certaines dimensions de schizotypie comme la désorganisation. Ces deux voies de recherche (cliniques et génétiques) se trouvent réunies dans des études toutes récentes qui ont démontré l’existence d’associations entre des marqueurs génétiques de ces régions communes de vulnérabilité et certaines dimensions symptomatiques communes, et ce, dans des échantillons ayant inclus à la fois des schizophrènes et des bipolaires. Dès lors, les troubles bipolaires et les troubles schizophréniques apparaissent comme des entités hétérogènes multidimensionnelles, avec la possibilité que certaines dimensions soient représentées dans les deux pathologies ; ces dimensions étant sous-tendues par des facteurs génétiques et non génétiques. L’ensemble rend compte de la réalité clinique qui est celle d’un continuum du trouble bipolaire à la schizophrénie.