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La demande d’aide psychologique
chez les héroïnomanes âgés
Psychological help seeking from elderly heroin addicts
Pascal Hachet*
Certains héroïnomanes sont âgés de plus de 40 ans lorsqu’ils effectuent leur première
démarche de soins en institution. Il n’est pas rare qu’un suivi psychothérapique soit
alors mis en place. Divers signes corrèlent l’engagement dans ce type d’aide, parmi
lesquels : une représentation réaliste des limites des traitements de substitution aux
opiacés, une capacité à témoigner de manière réfléchie de l’expérience toxicomaniaque, l’établissement de liens spontanés entre des événements de vie marquants et
le comportement d’intoxication et une capacité forte à accueillir la tristesse et l’inachèvement, ainsi qu’à faire preuve d’humour. Sur le plan intrapsychique, le désir de
remaniement de ces sujets “addictés” qui ont atteint le “midi” de la vie est soutenu par
l’intuition qu’une confrontation transformatrice avec la souffrance harcelante qui a
fondé leur recours à la toxicomanie psychosédative est désormais possible.
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a plupart des études qui portent sur la
compréhension psychodynamique et la
prise en charge psychothérapique des
consommateurs de substances opiacées ciblent,
en termes de tranche d’âge, les jeunes sujets.
Il y a d’excellentes raisons à cette focalisation.
Rappelons que l’utilisation d’héroïne débute
souvent à la fin de l’adolescence et qu’elle fait
presque toujours suite à l’usage régulier d’autres
substances psychoactives (tabac, alcool, cannabis, benzodiazépines, ecstasy, etc.). L’héroïnomanie entraîne très vite des difficultés d’ordre
sanitaire, social, familial et judiciaire et, de
manière corrélative, la majorité des héroïnomanes sollicitent des soins spécialisés au début
de l’âge adulte (au bout de plusieurs mois ou de
plusieurs années d’intoxication).
Une population
très peu étudiée
Les toxicomanies aux opiacés se développent
depuis les années 1970 en Occident. Conséquence logique, une proportion non négligeable des héroïnomanes d’Europe et d’Amérique du Nord est aujourd’hui âgée de plus de
* Psychologue, docteur en psychanalyse, CSAPA SATOPicardie 8, rue de la Sous-Préfecture, 60200 Compiègne.
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Some of heroin addicts begin to seek for institutional help not before the age of forty, which often
leads to the establishment of a psychotherapy for them. The orientation for this kind of help is due to
their realization of the limits of substitution drug treatment, and their ability both to talk about their
addiction and to spontaneously relate their intoxicated behavior to their history’s most tragic events.
At the mean time, they are able to accept their sadness and imperfections, though keeping their sense
of humour. At an intra-psychic level, their willingness to change in the midlife is supported by the insight that affronting the pain which originated their addiction becomes possible.
40 ans. Pourtant, cette population a été très peu
étudiée. En l’état des choses, l’unique investigation de référence semble être une étude ethnographique que Boeri (1) a réalisée auprès de
consommateurs d’héroïne étatsuniens nés entre
1945 et 1965 : la cohorte du “baby boom”. L’auteur a dégagé 9 profils, dont l’hétérogénéité et
l’aspect descriptif sont un peu déroutants (voire
frustrants) pour le clinicien : les usagers occasionnels qui maîtrisent leur consommation ;
les “guerriers” du week-end ; les “habitués” ;
les usagers expérimentaux ou occasionnels, en
marge des usagers dépendants ; les “accros” à
problèmes ; ceux qui fréquentent des vendeurs
et des livreurs de drogue ; ceux qui fréquentent
des travailleurs du sexe ; les purs “junkies” et les
“accros” qui rechutent. Le lecteur trouve un arrimage lorsque l’auteur met en exergue 2 occurrences : d’une part, cette population contrôle
assez bien son usage d’héroïne, d’autre part,
elle a souvent réussi à rendre compatible cette
consommation avec sa vie sociale. En d’autres
termes, au gré de stratégies licites ou illicites,
la trajectoire socioprofessionnelle de ces héroïnomanes âgés intègre souvent la réalité de leur
intoxication, qu’ils peuvent assez bien “gérer” en
retour.
En marge de ces considérations, signalons que
plusieurs études ont porté sur les mésusages
de médicaments opiacés chez les personnes
Le Courrier des addictions (14) ­– n ° 1 – Janvier-février-mars 2012
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Mots-clés : Crise du milieu de la vie ;
Destin ; Héroïnomanie ; Humour ;
Parentalité.
Keywords : Midlife crisis ; Destiny ;
Heroin addiction ; Sens of humour ;
Parenthood.
âgées. Après les benzodiazépines, et comme le
détaillent Kouyanou et al. (2), ces médicaments
sont les plus fréquemment impliqués dans la dépendance médicamenteuse des seniors. À la différence des héroïnomanes, ces vieux utilisateurs
de morphine ou de codéine (entre autres molécules opiacées) ne recherchent ni le flash ni la
“défonce”, mais la suppression des douleurs chroniques dues, entre autres, à l’arthrose et, donc,
au grand âge ! King et al. (3) et Fingerhood (4)
remarquent toutefois que les personnes âgées
qui abusent des médicaments opiacés souffrent
d’alcoolisme ou ont des antécédents de toxicomanie. Ici, de manière logique, l’addiction passée
ou présente créerait “une voie de frayage”. Sur
le plan technique, Daveluy et Haramburu (5)
observent que les surconsommations de médicaments opiacés chez le vieillard sont le fait de
personnes dont la douleur résiste au paracétamol et pour lesquelles l’utilisation d’autres
médicaments tels que les anti-inflammatoires
non stéroïdiens est “souvent contre-indiquée du
fait de maladies concomitantes (ulcère, insuffisance rénale ou cardiaque…) et toujours à risque
chez le sujet âgé en raison d’un risque d’hémorragie digestive plus important que chez l’adulte”
(5). La conclusion de ces auteurs est rassurante
: “les antalgiques opiacés sont, dans la majorité
des cas, prescrits avec une bonne efficacité et sans
problème d’addiction” (5).
Problématique
L’étude de Boeri (1) exerce l’attraction à double
tranchant qui caractérise les démarches “pionnières” : d’un côté stimulantes pour la réflexion,
elles vouent de l’autre les chercheurs à les
poursuivre au gré d’efforts de longue haleine,
un peu comme l’on se lance dans une chasse
au trésor sur la base d’une simple carte à demieffacée, incomplète et pleine d’énigmes…
Mon propos “s’origine” dans ma pratique de
psychologue d’orientation psychanalytique
dans un Centre d’aide, d’accompagnement et
de prévention en addictologie (CSAPA) de la
région picarde. Rappelons que les CSAPA sont
régis par l’anonymat et la gratuité. En dépit de
leur accessibilité, ces structures reçoivent de
plus en plus d’héroïnomanes de très longue
date (15, 20, 25 ans…) qui effectuent alors leur
première démarche de soins en institution ! À
l’instar des autres toxicomanes aux opiacés,
ces “junkies sur le retour” consultent souvent
pour obtenir une prescription de méthadone.
L’évaluation de cette demande est pluridisci-
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De multiples rencontres avec de “vieux” héroïnomanes qui se trouvaient à l’orée d’une prise en
charge spécialisée m’ont permis de faire des observations cliniques récurrentes, qui tendent à
esquisser un profil psychosocial particulier :
4 Une acceptation lucide et non paroxystique
de l’écoulement du temps. La “crise du milieu de
vie” décrite par Jaques (8) est ou a été assez bien
surmontée. Cette occurrence évoque un état
d’âme que le romancier Colaprico (9) prête à l’un
de ses personnages : “Il pensa qu’il était arrivé au
sommet de la colline : il avait 40 ans et il commençait sa descente vers sa propre mort”.
4 Une représentation réaliste, non “magique”,
du rôle des traitements de substitution aux
opiacés, qui limitent le besoin de s’intoxiquer
sans modifier les soubassements psychiques
de cette assuétude. Les héroïnomanes âgés attendent de ces médicaments une stabilisation
de leur consommation. Ils souhaitent au fond
conjurer leur expérience de “la galère”, qu’ils
veulent résolument conjuguer au passé.
4 Une capacité à témoigner sans “esbroufe” et
sans prosélytisme de l’expérience toxicoma-
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que ces patients possèdent une expérience
du remaniement psychique, bien qu’ils n’aient
jamais entrepris de psychothérapie, et que le
facteur temps leur a permis d’opérer une “mise
en forme” non rigide de leur problématique.
Hypothèse et conclusion
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Assoun (14) explique que la recherche clinique
“tend à déployer la singularité de l’expérience
jusqu’à un certain point de cristallisation d’un
savoir où un certain ‘universel’ devient visible
ou lisible”. Ici, mon expérience clinique me
conduit à risquer l’hypothèse suivante : la formulation d’une demande d’aide psychologique
par un héroïnomane “âgé” présuppose l’existence d’une sécurité psychique de base suffisamment développée pour que ce sujet sente
qu’il ne se réduise pas à ses zones de chaos,
ce que corrèle (ce point de différenciation me
semble fondamental) l’existence d’une addiction intermittente, partielle (au sens où l’on
parle de “folie partielle”) sur le plan chronologique. Le patient s’appuie alors sur les avancées sociales et relationnelles gratifiantes qu’il
a réalisées malgré son comportement d’intoxication et, fort de ce viatique narcissique, se
risque (enfin) à réassumer les traces tenaces de
la souffrance psychique essentielle qu’il s’était
auparavant acharné à anesthésier – faute de
pouvoir la “métaboliser” – au moyen de substances opiacées. Même si ce sursaut se produit
au “mitan” de l’existence, ce n’est pas rien. v
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UN PROFIL PSYCHOSOCIAL
PARTICULIER
niaque. Pédagogues spontanés de leur trajectoire, peu se montrent condescendants. Tous
sont moins “à cran” que les plus jeunes toxicomanes. Ils n’ont plus besoin de faire jouer un
quelconque conflit de générations. Ce phénomène m’a fait penser à la réflexion douce-amère
d’Andro (10), un autre romancier : “Il y a un âge
pour se raconter sans trop de mensonges : la quarantaine. Avant on enjolive, après on radote”.
4 S’ils estiment être des survivants de l’épidémie du sida, qui en Europe a battu son plein à
la fin des années 1980 et au début des années
1990 chez les injecteurs d’héroïne par voie
intraveineuse, ils ne présentent pas de “syndrome du survivant” (“pourquoi les autres
sont-ils morts et pas moi ?”). Leurs expériences
les plus réussies les ont consolés, apaisés en
ce sens. Le temps s’est écoulé pour eux aussi,
sans les épargner mais aussi sans les désespérer. On songe ici à un aphorisme “commis” par
le philosophe Cioran (11), pourtant peu suspect d’enthousiasme : “Ma mission est de tuer
le temps, la sienne de me tuer. On est parfaitement à l’aise entre assassins”...
4 Une centration (résiduelle) de l’addiction
sur une ou plusieurs substances opiacées. Un
alcoolisme et/ou un cannabisme concomitants
sont rares. En revanche, très en amont, ces patients ont expérimenté “tous les produits”. Ils
ont alors eu le temps de “choisir” celui ou ceux
qui leur convenaient.
4 L’évocation de réalités constructives et motivantes (activité professionnelle régulière, vie
de couple, parentalité) qui contrebalancent,
en termes d’estime de soi, les aspects sordides,
peu “glorieux”, voire accablants, du vécu toxicomaniaque. Certains sujets souhaitent voir
grandir leurs enfants et parvenir “à bon port” à
la retraite. Ils se sentent plutôt respectés par les
“jeunes”, consommateurs de drogues ou non.
4 L’établissement de liens spontanés entre des
événements de vie marquants et le comportement d’intoxication, dans une perspective
“historicisante”.
4 Des références récurrentes au “destin” et à
la “malchance” pour expliquer la toxicomanie,
sous la forme d’interrogations douloureuses
maintenues ouvertes par une relative absence
de certitudes.
4 La possibilité de supporter désormais un
certain mal-être sans le colmater de manière
automatique au moyen des effets d’une substance psychoactive. Cette aptitude acquise
peut être illustrée par une réflexion du romancier Viegas (12) : “J’ai 45 ans et je sens que je
n’ai plus l’âge de me plaindre, je deviens vieux”.
4 Une capacité forte à accueillir la tristesse et
l’inachèvement.
4 De façon corrélative, une indéniable capacité à faire preuve d’humour. Je rapprocherais ce
trait de personnalité du fait que Racamier (13)
tenait l’humour pour le mode et la “preuve”
d’une “guérison” de la psychose.
De son côté, le psychologue a le sentiment
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plinaire : elle associe un médecin, un psychologue et un travailleur social. Cette “philosophie
de travail” a pour but de sensibiliser le patient
(jeune ou moins jeune) à la nécessité de compléter le versant médical de sa démarche de soin
par les versants éducatif et psychologique.
J’ai remarqué que les “candidats” à la méthadone, qui sont à la fois âgés de plus de 40 ans
et novices en matière de prise en charge spécialisée, expriment assez souvent un souhait
d’aide psychologique au cours de l’entretien
d’“expertise” de leur demande de traitement de
substitution aux opiacés. Certes, on sait qu’en
matière de soins psychiques aux toxicomanes
en général, la fréquence des demandes ad hoc
croît grosso modo avec l’âge des intéressés. Par
conséquent, ces demandes sont peu souvent le
fait de sujets de moins de 25 ans. De fait, toutes
les études consacrées à la prise en charge des
jeunes héroïnomanes insistent sur la difficulté
de ces personnes à s’inscrire dans un travail psychothérapique. Geberovitch (6) et Hachet (7)
ont développé des hypothèses théorico-cliniques
pertinentes pour analyser ce phénomène. En général, le constat d’une meilleure inscription des
“vieux héroïnomanes” dans une prise en charge
psychologique reste en revanche à questionner.
Qu’observe le psychologue lorsqu’il rencontre un
héroïnomane qui a plus de 40 ans et que l’expérience toxicomaniaque a donc accompagné pendant au moins près de la moitié de l’existence ?
À partir de la sémiologie ainsi recueillie, quelle
hypothèse psychodynamique peut-on émettre
au sujet de l’émergence d’une demande d’aide
psychologique ?
Références bibliographiques
1. Boeri MW. He, I’m an addict, but I ain’t no Jun-
kie: an ethnographic analysis of aging heroin users.
Human Organization 2004;63:236-45.
2. Kouyanou K, Pither CE, Wessely S. Medication misuse, abuse and dependence in chronic pain patients.
J Psychosom Res 1997;43:497-504.
3. King CJ, Van Hassel VB, Segal DL, Hersen M. Diagnosis and assessment of substance abuse in older
adults: current strategies and issues. Addict Behav
1994;19: 41-55.
4. Fingerhood M. Substance abuse in older people. JJ
Am Geriatr Soc 2000;48:985-95.
5. Daveluy A, Haramburu F. Pharmacodépendance
chez le sujet âgé. Médicaments et autres substances.
Gérontologie et Société 2003;105:45-58.
6. Geberovitch F. No satisfaction. Psychanalyse du
toxicomane. Paris : Albin Michel, 2003.
7. Hachet P. Les toxicomanes et leurs secrets. Paris :
L’Harmattan, 2007.
8. Jaques E. Mort et crise du milieu de la vie. In Anzieu D et al. Crise, rupture et dépassement. Paris :
Dunod, 1979: 277-305.
9. Colaprico P. La dent du narval. Paris : Payot &
Rivages, 2004.
10. Andro JC. Toutes les salles de la forêt. Paris :
Flammarion, 1979.
11. Cioran EM. Syllogismes de l’amertume. Paris :
Gallimard, 1952.
12. Viegas FJ. Les deux eaux de la mer. Paris : Albin
Michel/Carré jaune, 2002.
13. Racamier PC. Entre humour et folie. Revue française de psychanalyse 1973;87:655-88.
14. Assoun PL. L’exemple est la chose même. Bulletin
de psychologie 1985;39:777-83.
Le Courrier des addictions (14) ­– n ° 1 – Janvier-février-mars 2012
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