Le Courrier des addictions (14) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2012
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plinaire: elle associe un médecin, un psycho-
logue et un travailleur social. Cette “philosophie
de travail” a pour but de sensibiliser le patient
(jeune ou moins jeune) à la nécessité de com-
pléter le versant médical de sa démarche de soin
par les versants éducatif et psychologique.
J’ai remarqué que les “candidats” à la métha-
done, qui sont à la fois âgés de plus de 40 ans
et novices en matière de prise en charge spé-
cialisée, expriment assez souvent un souhait
d’aide psychologique au cours de l’entretien
d’“expertise” de leur demande de traitement de
substitution aux opiacés. Certes, on sait qu’en
matière de soins psychiques aux toxicomanes
en général, la fréquence des demandes ad hoc
croît grosso modo avec l’âge des intéressés. Par
conséquent, ces demandes sont peu souvent le
fait de sujets de moins de 25 ans. De fait, toutes
les études consacrées à la prise en charge des
jeunes héroïnomanes insistent sur la difficulté
de ces personnes à s’inscrire dans un travail psy-
chothérapique. Geberovitch (6) et Hachet (7)
ont développé des hypothèses théorico-cliniques
pertinentes pour analyser ce phénomène. En gé-
néral, le constat d’une meilleure inscription des
“vieux héroïnomanes” dans une prise en charge
psychologique reste en revanche à questionner.
Qu’observe le psychologue lorsqu’il rencontre un
héroïnomane qui a plus de 40 ans et que l’expé-
rience toxicomaniaque a donc accompagné pen-
dant au moins près de la moitié de l’existence ?
À partir de la sémiologie ainsi recueillie, quelle
hypothèse psychodynamique peut-on émettre
au sujet de l’émergence d’une demande d’aide
psychologique ?
UN PROFIL PSYCHOSOCIAL
PARTICULIER
De multiples rencontres avec de “vieux” héroï-
nomanes qui se trouvaient à l’orée d’une prise en
charge spécialisée m’ont permis de faire des obser-
vations cliniques récurrentes, qui tendent à
esquisser un profil psychosocial particulier:
Une acceptation lucide et non paroxystique
de l’écoulement du temps. La “crise du milieu de
vie” décrite par Jaques (8) est ou a été assez bien
surmontée. Cette occurrence évoque un état
d’âme que le romancier Colaprico (9) prête à l’un
de ses personnages : “Il pensa qu’il était arrivé au
sommet de la colline : il avait 40 ans et il com-
mençait sa descente vers sa propre mort”.
Une représentation réaliste, non “magique”,
du rôle des traitements de substitution aux
opiacés, qui limitent le besoin de s’intoxiquer
sans modifier les soubassements psychiques
de cette assuétude. Les héroïnomanes âgés at-
tendent de ces médicaments une stabilisation
de leur consommation. Ils souhaitent au fond
conjurer leur expérience de “la galère”, qu’ils
veulent résolument conjuguer au passé.
Une capacité à témoigner sans “esbroufe” et
sans prosélytisme de l’expérience toxicoma-
niaque. Pédagogues spontanés de leur trajec-
toire, peu se montrent condescendants. Tous
sont moins “à cran” que les plus jeunes toxico-
manes. Ils n’ont plus besoin de faire jouer un
quelconque conflit de générations. Ce phéno-
mène m’a fait penser à la réflexion douce-amère
d’Andro (10), un autre romancier: “Il y a un âge
pour se raconter sans trop de mensonges: la qua-
rantaine. Avant on enjolive, après on radote”.
S’ils estiment être des survivants de l’épidé-
mie du sida, qui en Europe a battu son plein à
la fin des années 1980 et au début des années
1990 chez les injecteurs d’héroïne par voie
intraveineuse, ils ne présentent pas de “syn-
drome du survivant” (“pourquoi les autres
sont-ils morts et pas moi ?”). Leurs expériences
les plus réussies les ont consolés, apaisés en
ce sens. Le temps s’est écoulé pour eux aussi,
sans les épargner mais aussi sans les désespé-
rer. On songe ici à un aphorisme “commis” par
le philosophe Cioran (11), pourtant peu sus-
pect d’enthousiasme : “Ma mission est de tuer
le temps, la sienne de me tuer. On est parfaite-
ment à l’aise entre assassins”...
Une centration (résiduelle) de l’addiction
sur une ou plusieurs substances opiacées. Un
alcoolisme et/ou un cannabisme concomitants
sont rares. En revanche, très en amont, ces pa-
tients ont expérimenté “tous les produits”. Ils
ont alors eu le temps de “choisir” celui ou ceux
qui leur convenaient.
L’évocation de réalités constructives et moti-
vantes (activité professionnelle régulière, vie
de couple, parentalité) qui contrebalancent,
en termes d’estime de soi, les aspects sordides,
peu “glorieux”, voire accablants, du vécu toxi-
comaniaque. Certains sujets souhaitent voir
grandir leurs enfants et parvenir “à bon port” à
la retraite. Ils se sentent plutôt respectés par les
“jeunes”, consommateurs de drogues ou non.
L’établissement de liens spontanés entre des
événements de vie marquants et le compor-
tement d’intoxication, dans une perspective
“historicisante”.
Des références récurrentes au “destin” et à
la “malchance” pour expliquer la toxicomanie,
sous la forme d’interrogations douloureuses
maintenues ouvertes par une relative absence
de certitudes.
La possibilité de supporter désormais un
certain mal-être sans le colmater de manière
automatique au moyen des effets d’une subs-
tance psychoactive. Cette aptitude acquise
peut être illustrée par une réflexion du roman-
cier Viegas (12) : “J’ai 45 ans et je sens que je
n’ai plus l’âge de me plaindre, je deviens vieux”.
Une capacité forte à accueillir la tristesse et
l’inachèvement.
De façon corrélative, une indéniable capaci-
té à faire preuve d’humour. Je rapprocherais ce
trait de personnalité du fait que Racamier (13)
tenait l’humour pour le mode et la “preuve”
d’une “guérison” de la psychose.
De son côté, le psychologue a le sentiment
que ces patients possèdent une expérience
du remaniement psychique, bien qu’ils n’aient
jamais entrepris de psychothérapie, et que le
facteur temps leur a permis d’opérer une “mise
en forme” non rigide de leur problématique.
Hypothèse et conclusion
Assoun (14) explique que la recherche clinique
“tend à déployer la singularité de l’expérience
jusqu’à un certain point de cristallisation d’un
savoir où un certain ‘universel’ devient visible
ou lisible”. Ici, mon expérience clinique me
conduit à risquer l’hypothèse suivante : la for-
mulation d’une demande d’aide psychologique
par un héroïnomane “âgé” présuppose l’exis-
tence d’une sécurité psychique de base suffi-
samment développée pour que ce sujet sente
qu’il ne se réduise pas à ses zones de chaos,
ce que corrèle (ce point de différenciation me
semble fondamental) l’existence d’une addic-
tion intermittente, partielle (au sens où l’on
parle de “folie partielle”) sur le plan chrono-
logique. Le patient s’appuie alors sur les avan-
cées sociales et relationnelles gratifiantes qu’il
a réalisées malgré son comportement d’intoxi-
cation et, fort de ce viatique narcissique, se
risque (enfin) à réassumer les traces tenaces de
la souffrance psychique essentielle qu’il s’était
auparavant acharné à anesthésier – faute de
pouvoir la “métaboliser” – au moyen de subs-
tances opiacées. Même si ce sursaut se produit
au “mitan” de l’existence, ce n’est pas rien.
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Références bibliographiques
1. Boeri MW. He, I’m an addict, but I ain’t no Jun-
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Gérontologie et Société 2003;105:45-58.
6. Geberovitch F. No satisfaction. Psychanalyse du
toxicomane. Paris : Albin Michel, 2003.
7. Hachet P. Les toxicomanes et leurs secrets. Paris :
L’Harmattan, 2007.
8. Jaques E. Mort et crise du milieu de la vie. In An-
zieu D et al. Crise, rupture et dépassement. Paris :
Dunod, 1979: 277-305.
9. Colaprico P. La dent du narval. Paris : Payot &
Rivages, 2004.
10. Andro JC. Toutes les salles de la forêt. Paris :
Flammarion, 1979.
11. Cioran EM. Syllogismes de l’amertume. Paris :
Gallimard, 1952.
12. Viegas FJ. Les deux eaux de la mer. Paris : Albin
Michel/Carré jaune, 2002.
13. Racamier PC. Entre humour et folie. Revue fran-
çaise de psychanalyse 1973;87:655-88.
14. Assoun PL. L’exemple est la chose même. Bulletin
de psychologie 1985;39:777-83.
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