Schizophrénie et maladie maniaco-dépressive : données actuelles sur l’hypothèse unitaire

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Schizophrénie et maladie maniaco-dépressive : données actuelles
sur l’hypothèse unitaire
C. LANÇON (1)
HISTORIQUE
ÉPIDÉMIOLOGIE
La nosographie classique, telle qu’elle a été fixée par
Kraepelin, distingue la démence précoce de la psychose
maniaco-dépressive. Cette nosographie supposait sous
le terme de démence précoce, l’existence d’une seule
maladie dont on pouvait reconnaître des causes, des
symptômes caractéristiques et une évolution type (le plus
souvent déficitaire). Ce profil évolutif supposé permettait,
en partie, de distinguer démence précoce et psychose
maniaco-dépressive.
Toutefois, comme le fait remarquer Angst (1), dès les
descriptions initiales de Kreaplin, la question d’une distinction stricte entre démence précoce et psychose
maniaco-dépressive s’est posée. Ce débat se poursuit
encore actuellement et les données issues de la clinique
et de la littérature (épidémiologie, génétique, neuroradiologique…) ne permettent pas clairement de trancher.
Les données épidémiologiques ne permettent pas de
trancher entre l’hypothèse unitaire ou l’hypothèse dualiste
des deux troubles, du fait en particulier de l’hétérogénéité
des données disponibles.
Certains déterminants apparaissent communs, comme
les antécédents périnataux (complications périnatales,
saisons de naissance…), ou comme certaines caractéristiques morphologiques (dermatoglyphes).
Les différences cliniques peuvent être liées aux gènes
prédisposants, ou aux perturbations de structures cérébrales spécifiques.
Parmi les facteurs de risque, les troubles interpersonnels et émotionnels de l’enfance seraient des facteurs prédisposant communs aux deux pathologies, tandis que les
troubles précoces du développement (développement
psychomoteur, cognitif, et du langage) ne seraient prédictifs que des troubles schizophréniques.
Les facteurs génétiques ne permettent pas de trancher,
certains gènes semblant prédisposer aux deux troubles,
d’autres à l’un seulement des deux de manière plus spécifique. L’épidémiologie génétique montre qu’on retrouve
des troubles schizo-affectifs à la fois dans les familles de
sujets bipolaires et dans celles de sujets présentant une
schizophrénie ; de même, on retrouve des sujets bipolaires et des sujets schizophrènes à la fois dans les familles
de proposants bipolaires et dans celles de proposants
schizophrènes ; enfin, chez les jumeaux monozygotes,
les risques apparaissent croisés (8).
Un recouvrement partiel existe donc dans l’héritabilité
familiale de la schizophrénie et du trouble bipolaire (9).
Ainsi, différents loci chromosomiques sont impliqués dans
les deux troubles : Wildenauer (9) cite le 10p14, le 13q32,
le 18p11, le 22q11-13.
CLINIQUE
En clinique, la distinction entre trouble schizophrénique
et trouble bipolaire peut être difficile, du fait de recouvrements symptomatiques fréquents, et d’une relative instabilité temporelle des diagnostics. La question de la place
nosographique du trouble schizo-affectif est également
complexe, et reste non résolue.
La place de la thérapeutique dans la discussion entre
trouble maniaco-dépressif et schizophrénie est liée à l’efficacité de diverses molécules dans ces deux types de troubles, et récemment des antipsychotiques atypiques, qui
semblent posséder à la fois un effet curatif et un effet préventif des rechutes sur chacune des deux maladies.
(1) SHU Sainte-Marguerite, 270, boulevard Sainte-Marguerite, 13274 Marseille cedex 09.
S 894
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 894-7, cahier 4
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 894-7, cahier 4
Schizophrénie et maladie maniaco-dépressive : données actuelles sur l’hypothèse unitaire
PROFILS NEUROPSYCHOLOGIQUES
L’exploration neuropsychologique apporte des arguments pour différencier les deux troubles, puisque les
sujets souffrant de schizophrénie présentent plus d’anomalies neuro-cognitives que les sujets bipolaires. Ces
anomalies sont généralement plus importantes ; elles
sont présentes dès le moment où le diagnostic peut être
posé, et c’est le moment où les différences sont le plus
marquées (4, 7).
Néanmoins, la grande variance des résultats à ces tests
en limite la portée en terme de différenciation diagnostique ; par ailleurs, il est souvent difficile de déterminer ce
qui est imputable à la maladie elle-même et ce qui l’est à
d’autres facteurs, comme le traitement mis en œuvre, la
durée d’évolution de la maladie…
ANOMALIES MORPHOLOGIQUES
OU FONCTIONNELLES CÉRÉBRALES
Les études cérébrales structurales ont montré une diminution de volume de l’hippocampe, de l’amygdale et du
lobe temporal chez les schizophrènes, alors que chez les
bipolaires, l’hippocampe apparaît de volume normal, et
l’amygdale de volume normal ou augmenté (5, 8).
Ces résultats sont corroborés par les travaux réalisés
en imagerie fonctionnelle, puisque l’activation de l’amygdale est diminuée chez les schizophrènes, tandis qu’elle
est augmentée chez les sujets bipolaires euthymiques.
Par ailleurs, des modifications similaires retrouvées chez
les sujets apparentés sains suggèrent un possible support
génétique.
Les patients souffrant de schizophrénie ; tout du moins
au début de la maladie, présente plus fréquemment des
anomalies fonctionnelles et structurales du système nerveux central.
MODÈLES DE VULNÉRABILITÉ
De nombreux modèles ou paradigmes ont tenté d’illustrer cette question de la vulnérabilité commune ou spécifique pour la schizophrénie ou la maladie maniacodépressive. Ils se fondent sur des données étiopathogéniques hétérogènes, et ont généralement été initialement
développés dans la schizophrénie, puis étendus par la
suite aux troubles bipolaires et schizo-affectifs. On peut
citer le modèle de Zubin, ou celui de Ciompi (figures 1 et 2).
Le modèle de Janzarick, élaboré en 1988 (6), est fondé
sur la conception schneiderienne des psychoses, où la
perception délirante joue un rôle central. Dans la perception délirante du monde, le phénomène majeur pour la
conception unitaire de la psychose est l’oscillation de
l’humeur : ce concept est retrouvé dans les travaux de
Conrad, avec la notion de « trema », ou humeur délirante,
au centre de la « psychose endogène », et dans ceux de
Tellenbach, qui avait décrit la structure prémorbide des
unipolaires sous le terme de typus mélancolicus.
Vulnérabilité : prédisposition à l’instabilité dynamique
Forte
Structure individuelle
(acquise)
Variantes
de la personnalité
Faible
Bas
STRESS
Niveau dynamique
(tempérament biologique)
Haut
Instabilité
dynamique
SK
Déraillements
dynamiques
SA
BIP
UNIP
FIG. 1. — Modèle de vulnérabilité de Janzarick (2, 6).
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C. Lançon
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 894-7, cahier 4
Substrat
Environnement
Facteurs prédisposants
Modifications préalables
du substrat
Modifications actuelles
du substrat
Dispositions
héréditaires
atteintes
pré et péri natale
Maladies somatiques
acquises,
tensions physiques,
drogues
Expériences
antérieures
Processus
d’apprentissage
déficients ou inadéquats
Stress psychique
Tensions actuelles
de l’environnement
Facteurs déclenchants
FIG. 2. — Modèle de vulnérabilité de Berner (2, 3).
La théorie de Janzarick stipule une instabilité dynamique, qui est une vulnérabilité commune aux troubles psychotiques. Cette instabilité repose sur des fondements
biologiques et génétiques ; elle est déclenchée par un
stress somatique ou psychosocial, et touche l’affectivité,
les émotions et les pulsions vitales. Le trouble apparaît
alors comme une réaction de la structure psychique et du
niveau dynamique habituel de l’individu, correspondant au
tempérament.
Le point commun des troubles « psychotiques » (allant
de la dépression unipolaire à la schizophrénie) est cette
vulnérabilité, constituée par une prédisposition à l’instabilité dynamique, oscillation interne permanente. En fonction de deux caractéristiques – d’une part, le niveau dynamique ou le tempérament biologique, et d’autre part la
structure individuelle, acquise –, cette instabilité dynamique peut, sous l’influence des facteurs de stress, devenir
permanente et induire les différents troubles cliniques
(figure 3).
Berner (3), sous l’influence de l’école de Janzarick puis
des travaux américains sur la vulnérabilité, a par la suite
proposé également un modèle de vulnérabilité, distinguant des facteurs prédisposants, abaissant le seuil de
tolérance au stress, et des facteurs précipitants, qui sont
de nature somatique ou psychosociale. Ces facteurs peuvent entraîner des troubles de l’acquisition, par exemple
un déficit d’acquisition de compétences sociales ou de
stratégies de coping, ou des processus d’apprentissage
inadaptés à l’environnement (figure 2).
Le modèle de Berner distingue plusieurs types de vulnérabilité, qui entretiennent des liens étroits entre elles :
une vulnérabilité cognitive (déficit du traitement de
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l’information) ; une vulnérabilité dynamique ; la réactivité
du système nerveux autonome ; et enfin le niveau dynamique, qui renvoie à la notion de tempérament.
Dans les états-mixtes, ce modèle place au centre du
trouble la vulnérabilité dynamique, qui interagit avec la
réactivité autonome. En revanche, dans les formes positives des schizophrénies, la vulnérabilité fondamentale
est la vulnérabilité cognitive, avec une réactivité autonome
et un niveau dynamique ou tempéramental élevé. Dans
les formes négatives de schizophrénie, la vulnérabilité
cognitive est identique, avec un niveau de traitement de
l’information défaillant, mais un niveau dynamique habituel bas.
CONCLUSION
Deux citations de Kraepelin en 1920 (traduites en
anglais) montrent à nouveau la pertinence de sa pensée,
près d’un siècle plus tard : « …the affective and schizophrenic forms of mental disorder do not represent the
expression of particular pathological process but rather
indicate the areas of our personnality in which these process unfold » ; « the various of the illness may be compared with the different registers of an organ, any of which
may be brought into play according to the severity or extent
of the pathological changes involved ».
Les différents modèles de vulnérabilité permettent
d’intégrer des notions de recherche et des notions
cliniques ; ils légitiment des stratégies d’intervention plurifocales, et stimulent le développement de stratégies de
prévention primaires, secondaires et tertiaires.
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 894-7, cahier 4
Schizophrénie et maladie maniaco-dépressive : données actuelles sur l’hypothèse unitaire
Références
1. ANGST J. Historical aspects of the dichotomy between manicdepressive disroders and schizophrenia. Schizophr Res 2002 ; 57 :
5-13.
2. AZORIN JM. Les modèles de vulnérabilité dans la schizophrénie.
Paris : Doin, 1997.
3. BERNER P. Delusional atmosphere. Br J Psychiatry 1991 ; 159
(Suppl 14) : 88-93.
4. GOLDBERG TE. Some fairly obvious distinctions between schizophrenia and bipolar disorder. Schizophre Res 1999 ; 39 : 127-32.
5. HOGE EA, FRIEDMAN L, SCHULZ SG. Meta-analysis of brain in
bipolar disroder. Schizophr Res 1999 ; 37 : 177-81.
6. JANZARIK W. Strukturdynamische Grundlagen der Psychiatrie.
Stuttgart : Enke, 1988.
7. KRABBENDAM L, ARTS B, VAN OS J et al. Cognitive functioning
in patients with schizophrenia and bipolar disorder : a quantitative
review. Schizophr Res 2005 ; 80 : 137-49.
8. MURRAY RM, SHAM P, VAN OS J et al. A developmental model
for similarities and dissimilarities between schizophrenia and bipolar
disorder. Schizophr Res 2004 ; 71 : 405-16.
9. WILDENAUER DB, SCWAB SG, MAIER W et al. Do schizophrenia
and affective disorder share suceptibility genes ? Schizophr Res
1999 ; 39 : 107-11.
S 897
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