É D I T O R I A L De la vulnérabilité à la prédiction : une transition à risque ? From vulnerability to psychosis: a high-risk transition ● H. Verdoux* l faut tout d’abord se féliciter de la pertinence du choix éditorial : consacrer ce premier numéro de La Lettre du Psychiatre aux troubles psychotiques débutants permet d’aborder une question tout à fait centrale tant en termes cliniques qu’en termes d’organisation des soins et de recherche. Bien que tous les traités de psychiatrie dédient un chapitre aux modalités d’entrée dans la schizophrénie, mettant l’accent sur le caractère souvent insidieux de l’apparition des troubles, le développement de programmes d’intervention ciblés sur les premiers stades de la maladie est relativement récent. Identifier le plus tôt possible un trouble psychotique débutant pour pouvoir intervenir le plus précocement possible et améliorer ainsi le pronostic, voilà une stratégie dont la pertinence paraît peu contestable. Cette stratégie a indubitablement pour intérêt d’inciter la communauté psychiatrique à analyser les processus et filières d’accès aux soins des personnes présentant un trouble psychotique débutant. Quel que soit le pays, le constat est que ces filières sont souvent dysfonctionnelles, du fait du manque d’information du grand public et des acteurs de santé de première ligne sur les symptômes psychotiques, d’une coordination défaillante entre médecins généralistes et psychiatres, de délais prolongés d’obtention de rendezvous de consultation, etc. Le développement de programmes d’intervention précoce permet donc de repenser l’organisation des soins dans son ensemble, puisque les personnes souffrant de troubles psychotiques n’ont malheureusement pas l’apanage d’un accès aux soins psychiatriques complexe et trop souvent prolongé. Les professionnels de santé mentale jouent un rôle clé dans l’amélioration de l’accès aux soins, en particulier par des programmes de formation et d’information destinés aux autres professionnels de santé et au grand public. Il est ainsi souhaitable de diffuser l’information sur l’état actuel des connaissances concernant les facteurs de risque pour la schizophrénie, tels que les fac- I teurs génétiques ou environnementaux précoces, qui sont passés en revue dans les différents articles de ce numéro. De même, il faut encourager une mise à jour des connaissances concernant les anomalies neuro-anatomiques actuellement identifiées chez les sujets souffrant de troubles psychotiques débutants. Il paraît donc essentiel d’associer à cette information un message clair concernant la distinction entre facteur de vulnérabilité et facteur de prédiction, c’est-à-dire entre une caractéristique qui augmente la probabilité de survenue d’un trouble et une caractéristique permettant de prédire pour un individu donné l’émergence de ce trouble. On peut rappeler une étude célèbre conduite chez des conscrits suédois (1). Les sujets présentant à l’autoquestionnaire certaines caractéristiques, à savoir moins de deux amis proches, préfèrer les petits groupes, être plus sensible que les autres et ne pas avoir de relation amoureuse fixe, avaient un risque multiplié par 30 de développer une schizophrénie au cours du suivi. Cependant, seuls 3 % des sujets présentant ces caractéristiques développaient un tel trouble. En d’autres termes, ces caractéristiques représentaient des facteurs de risque, augmentant la vulnérabilité pour la schizophrénie, mais ne permettaient pas de prédire pour un individu donné l’évolution vers ce trouble. À la question “aurait-il été judicieux de traiter ’préventivement’ 97 sujets à risque pour prévenir trois cas ?”, même les adeptes les plus convaincus des bénéfices de l’intervention précoce répondraient indubitablement par la négative. Pourtant, la question équivalente mériterait d’être posée de manière plus rigoureuse concernant les critères utilisés pour identifier les états mentaux “à risque” dans ces programmes. La distinction entre facteurs de risque et facteurs prédictifs ne se résume pas à des subtilités sémantiques, elle intéresse aussi les sujets inclus dans ces programmes qui recevront de manière injustifiée un traitement “préventif”. ■ R * Université Victor Segalen, Bordeaux 2, INSERM U657, IFR Santé publique. 4 É F É R E N C E B I B L I O G R A P H I Q U E 1. Malmerg A, Lewis G, David A, Allebeck P. Premorbid adjustement and personality in people with schizophrenia. Br J Psychiatry 1998;172:308-13. La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 1 - mars-avril 2005