
80 JANINE BARBOT, MYRIAM WINANCE, ISABELLE PARIZOT
dénonciations doivent satisfaire à des contraintes de dé-singularisation du
cas et de montée en généralité pour être jugées «normales» — c’est-à-
dire lorsque, partant d’un cas particulier, les plaintes entendent acquérir la
légitimité nécessaire pour accéder à l’opinion publique et constituer une
cause (Boltanski et al., 1984). La supplique répond, quant à elle, à des
contraintes différentes. Prenant appui sur les courriers adressés au Fonds
d’urgence sociale en 1998, D. Fassin (2000) a analysé la manière dont les
personnes répondent à l’«injonction politique de se raconter» dans le but
de se voir attribuer une aide financière. En analysant le style, le registre et
les arguments utilisés, l’auteur identifie deux figures rhétoriques princi-
pales de la supplique: la nécessité (basée sur la démonstration comptable
de l’insuffisance des ressources par rapport aux besoins) et la compassion
(basée sur le pathos et l’appel à l’émotion face aux malheurs) (7). Toutes
deux renvoient, selon l’auteur, aux composantes morales de la politique
moderne de la pitié; elles répondent ce faisant à sa logique qui impose aux
pauvres un exercice de «subjectivation» pour endosser la figure de l’as-
sisté–autonome, capable d’exprimer ses besoins et de former des attentes
(Fassin, 2000).
Le deuxième ensemble de travaux s’inscrit dans la lignée des propo-
sitions de W. Felstiner, R. Abel et A. Sarat, notamment dans leur article
intitulé «Naming, Claiming, Blaming» (1980). Ces travaux se sont inté-
ressés aux recours aux dispositifs judiciaires, en proposant un cadre d’ana-
lyse des différentes étapes par lesquelles les personnes ordinaires
transforment leurs expériences de dommages en griefs et leurs griefs en
litiges. Si seule une infime partie des expériences dommageables donne
lieu à des litiges, c’est parce que les personnes doivent pour cela franchir
plusieurs étapes. La première consiste à prendre conscience de l’existence
d’offenses: d’inaperçues, celles-ci doivent devenir perçues. La seconde
consiste à attribuer ces offenses à la faute d’un individu ou d’une entité
sociale (c’est la formation du grief ou reproche). Dans la troisième étape,
il s’agit de réclamer à l’offenseur quelque chose en retour. Cette approche
de la plainte a permis notamment de ré-ouvrir la question des inégalités
sociales d’accès à la justice jusqu’alors abordée, très partiellement, par
une sociologie du droit centrée sur le fonctionnement des institutions judi-
ciaires et peu attentive aux expériences des personnes qui mobilisent le
(7) Deux autres figures rhétoriques sont également identifiées par Fassin, la justice et
le mérite, bien plus rarement mobilisées dans les courriers étudiés. Dans son étude des
lettres de détresse adressées à la Fondation Abbé Pierre, F. Chateauraynaud (1996)
identifiait la présence de quatre « logiques » ou « régimes » : l’appel au secours, l’ac-
cusation/dénonciation, le recours administratif et le témoignage ou récit de vie.
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