Avoir raison de la souillure : l`observance de l

Sciences Sociales et Santé, Vol. 31, n° 4, décembre 2013
Avoir raison de la souillure:
l’observance de l’hygiène des mains
en milieu hospitalier
Mélinée Schindler*
Résumé. Le risque infectieux observé en milieu hospitalier prend la
forme d’un paradoxe : en effaçant les frontières entre soignants et
patients, entre normal et pathologique, les infections nosocomiales mena-
cent ceux-là mêmes qui sont censés les prévenir, à la fois dans leur inté-
grité physique et dans leur identité professionnelle. Aux Hôpitaux
universitaires de Genève, 38 professionnels de la santé témoignent de
leurs résistances à observer le strict protocole de l’hygiène des mains lors-
qu’il interfère avec le contact patient. La double contrainte qui met les
soignants en demeure d’assurer à la fois un contact aseptique et une
bonne relation au malade déplace le problème de l’observance vers un
espace plus social que médical, plus rituel que technique.
Mots-clés : infections nosocomiales, hygiène des mains, contact asep-
tique, résistance.
doi: 10.1684/sss.2013.0401
* Mélinée Schindler, sociologue, Université de Genève, boulevard du Pont-d’Arve 27,
1205 Genève, Suisse ; [email protected]
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Les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), sous l’impulsion du
professeur Didier Pittet, ont promu dans les années 1990 l’usage généra-
lisé d’une solution hydro-alcoolique pour la désinfection des mains. À
l’instar de la solution de chlorure de chaux introduite dans un hôpital vien-
nois, 150 ans auparavant, par I. Semmelweis qui a fait chuter spectaculai-
rement la mortalité due aux fièvres puerpérales, la solution genevoise a
entraîné sur le site une réduction de moitié des infections nosocomiales.
Si le danger infectieux demeure, le contexte a changé.
L’environnement miasmatique du XIXesiècle a fait place à un «nouvel»
ennemi, les bactéries, du moins celles qui ont développé une multirésis-
tance due essentiellement au mésusage des antibiotiques et aux excès anti-
bactériens (Levy, 1999 ; Pittet et Boyce, 2001). Selon l’Organisation
mondiale de la santé (OMS), les infections nosocomiales représentent l’un
des problèmes majeurs de santé publique que connaissent les sociétés à
l’heure de la globalisation. Les chiffres sont connus : 5 à 10 % des
malades hospitalisés sont atteints par ces infections dans les pays déve-
loppés, jusqu’à 25 % dans les pays en développement, soit au total
1,4 million de personnes chaque jour dans les hôpitaux à travers le monde
(Spiroux et Rambaud, 2008 ; WHO, 2008). L’incidence de ce phénomène
iatrogénique entraîne une morbidité et des surcoûts hospitaliers considé-
rables.
Confronté à la nécessité de favoriser l’augmentation du taux d’ob-
servance de l’hygiène des mains, le service Prévention et contrôle de l’in-
fection (SPCI) des HUG a souhaité une contribution de la sociologie à ses
recherches. L’hypothèse de départ était que l’observance ne dépendait pas
que de la seule compréhension de la pathogénie infectieuse à la base des
protocoles d’hygiène, mais plus largement de facteurs anthropologiques et
sociologiques. Serait-il possible d’évaluer les perceptions que le person-
nel soignant associe aux notions telles que le risque, le danger, la propreté,
la souillure, de manière à obtenir une explication rationnelle de la varia-
tion des comportements en matière d’hygiène manuelle?
Dûment mandatée, nous avons mené une enquête auprès de 38 soi-
gnants en 8 séances d’entretiens de groupe. Ces échanges ont confirmé de
manière assez uniforme les constats dominants chez les spécialistes en
prévention des infections: la protection de soi l’emporte sur la protection
de l’autre, les infirmières sont plus «observantes» que les médecins, la
pratique répétée du geste aseptique n’est pas toujours facile (Lankford et
al., 2003; Pittet et al., 1999). Mais, au-delà de ces constats sans surprise,
nous avons découvert au fil de l’étude un certain nombre de résistances
qui s’organisent autour de deux axes. Le premier concerne ce que les pro-
fessionnels appellent le «contact patient», et que nous nous proposons de
nommer ici « contact aseptique ». Le soignant est mis en demeure de
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conjoindre un geste social et un geste médical. A-t-on bien mesuré l’écart,
parfois insurmontable, qu’il y a entre une main tendue et sa préalable
désinfection en 30 secondes par une gestuelle réglée? Le deuxième axe,
comme une voix en sourdine qui se fait entendre dans les données orphe-
lines de notre enquête, c’est la critique de l’hégémonie antibactérienne qui
règne à l’hôpital.
Le risque nosocomial, au sens premier de ce qui peut s’attraper
comme maladie (nosos) dans le moment même où l’on soigne (komein), a
un effet de déstabilisation des positions identitaires au sein de l’institution
hospitalière. Les soignants craignent qu’une surveillance accrue de l’ob-
servance de leur hygiène manuelle, en ne reconnaissant pas le rôle que
jouent les savoirs profanes qui sous-tendent leurs gestes, laisse planer un
doute sur leurs compétences spécifiques en pratique des soins. Mais, sur-
tout, ils ont conscience d’un risque de rupture dans la confiance que les
malades mettent en eux. Pris entre deux feux, ils composent une manière
de faire plurielle qui répond, au cas par cas, à l’injonction préventive et à
l’injonction relationnelle.
La prévention des infections nosocomiales
aux Hôpitaux universitaires de Genève
L’institution au sein de laquelle nous avons mené notre enquête
constitue le plus important lieu de soins en territoire helvétique. Selon les
données de 2008, les HUG emploient plus de 8 000 personnes, comptabi-
lisent plus de 700000 journées d’hospitalisation et plus de 2000 lits pour
un taux d’occupation de 95 %. Pour cette même année 2008, les HUG
recensent 900 cas de staphylocoques dorés résistant à la méticilline
(MRSA), 250 cas d’entérobactéries productrices de l’enzyme Blactamase
à spectre élargi (ESBL), 90 cas de diarrhées associées au Clostridium dif-
ficile et 100 cas d’infections primaires sur cathéter. Outre les incidences
des virus (grippe, varicelle, hépatites), on rencontre également des cas
d’infections à streptocoques, pseudomonas et acinobacters (1).
Le service avec lequel nous avons collaboré se nomme « Service
prévention et contrôle de l’infection». Il a été créé en 1992 par le profes-
seur Didier Pittet, principal référent de l’OMS en matière de contrôle de
(1) Ces données épidémiologiques nous ont été communiquées par le Dr Hugo Sax.
Pour une comparaison avec les Centres hospitaliers français, voir les chiffres selon
Ellenberg (2005).
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l’infection et de l’hygiène des mains. Le SPCI est composé de 14 infir-
miers et 12 médecins spécialisés, auxquels sont associés 12 collaborateurs
(épidémiologistes, microbiologistes, ingénieurs biomédicaux et laboran-
tins). Depuis plusieurs années, le SPCI participe activement à la World
Alliance for Patient Safety, un projet de l’OMS, en élaborant une exper-
tise Geneva Model sur la prévention de la transmission des bactéries
multi résistantes. Il s’agit in fine de construire un modèle capable d’être
adapté à d’autres institutions afin de diminuer la transmission des infec-
tions à l’hôpital.
En 2000, le professeur Pittet et son équipe publient dans The Lancet
les résultats d’une première expérience d’une amélioration durable de
l’hygiène des mains. Une campagne multimodale de promotion, compre-
nant notamment l’usage approprié d’une solution hydro-alcoolique, fait
passer l’observance de 48 % en 1994 à 66 % en 1997, et coïncide avec une
réduction de moitié des infections nosocomiales et de la transmission des
staphylocoques dorés résistant à la méticilline (Pittet et al., 2000). À la
suite de cette amélioration significative, le SPCI poursuit la stratégie mul-
timodale de surveillance et de promotion de l’hygiène des mains (avec
observation standardisée) qui se base sur les principes suivants: utilisa-
tion d’un produit hydro-alcoolique selon les cinq indications pour l’hy-
giène des mains (2), enseignement de ces indications à l’ensemble du
personnel soignant, surveillance de l’observance et retour d’expérience,
ainsi que promotion de la culture de sécurité au plan institutionnel.
Cependant, malgré les efforts accomplis, les taux d’observance de
l’hygiène des mains par secteur et par profession n’augmentent pas suffi-
samment depuis dix ans. En conséquence, le SPCI initie une nouvelle
étude promotionnelle afin d’atteindre un niveau d’excellence en hygiène
des mains (augmentation attendue de 20 % sur la base d’un taux actuel de
60 %). C’est alors qu’émerge l’idée d’associer la sociologie à cette recher-
che afin de mieux identifier les facteurs favorisant ou limitant l’hygiène
des mains au cours des soins.
À l’orée de l’enquête, nous connaissions les deux caractéristiques du
comportement hygiénique les mieux décrites dans la littérature spécialisée
(Amiel, 2005; Carricaburu, 2009; Lankford et al., 2003; Pittet et al.,
1999). L’observance de l’hygiène des mains varie en fonction du groupe
professionnel d’appartenance: elle est moins bonne chez les médecins que
(2) Ces indications se rapportent aux cinq moments où il est recommandé de pratiquer
l’hygiène des mains : avant un contact patient, avant un geste aseptique, après une
exposition à des liquides biologiques, après le contact patient, après être sorti de la
zone patient (Sax et al., 2007).
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chez les infirmières. Et cette même observance varie d’un moment à l’au-
tre des soins ou de la consultation médicale: les soignants se désinfectent
les mains sensiblement plus après avoir été en contact avec un malade
(70 %) qu’avant d’entrer en contact avec lui (40 %). Cette dernière carac-
téristique retient une grande partie de l’attention du SPCI: malgré les nou-
velles procédures d’hygiène apprises et éprouvées, rien n’explique
clairement pourquoi l’observance est moins bonne avant qu’après le
contact patient. C’est à ce point d’interrogation que se situe notre regard
sociologique, qui va s’intéresser aux représentations que se font les soi-
gnants des catégories du sale et du propre telles qu’elles sont vécues dans
le quotidien hospitalier.
Anthropologie de la souillure
La sociologie peut-elle prétendre résoudre l’énigme qui surprend les
experts de l’hygiène ? Toutes les armes du cognitivo-comportementa-
lisme, des théories du choix rationnel, de la déviance positive, du com-
portement planifié, semblent avoir été mobilisées par la communauté des
chercheurs pour cerner le problème de l’observance de l’hygiène des
mains en situation hospitalière. Pour preuve, les 1 168 références biblio-
graphiques des dernières «Recommandations de l’OMS pour l’hygiène
des mains au cours des soins » (WHO, 2009). Si l’on veut observer,
comme le souhaite le SPCI, comment les perceptions du sale et du propre,
de l’impur et du pur, structurent la pensée et influencent les pratiques des
soignants, une voie moins fréquentée s’offre au sociologue, celle de l’an-
thropologie de la souillure.
Dans son grand livre intitulé Purity and danger, l’anthropologue bri-
tannique M. Douglas (2005) récuse d’emblée l’interprétation univoque
des rituels religieux comme comportements dus à la terreur sacrée et à la
déraison. Elle part de trois axiomes. Premièrement, en suivant la piste de
nos propres comportements hygiéniques, nous arriverons mieux à com-
prendre comment les rites de pureté et d’impureté, qu’ils soient archaïques
ou modernes, ont pour fonction de rétablir un certain ordre, de donner une
certaine unité à notre expérience. Même après la révolution pasteurienne
et avec notre connaissance de l’existence des organismes pathogènes, il
reste que la saleté, « c’est quelque chose qui n’est pas à sa place »
(Douglas, 2005: 54-55), et là où il y a saleté, il y a système symbolique.
Deuxièmement, les notions du sale et du propre ne prennent sens que dans
le rapport que des individus entretiennent à leur culture. La souillure ne
saurait être un phénomène isolé. Troisièmement, selon chaque société,
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