doi: 10.1684/hma.2009.0407
Prendre soin : une réflexion infirmière
Taking care, a nurses perspective
Chantal Bauchetet
Cadre de santé,
AP-HP, Paris
Soigner ?
Soigner, cest donner des soins ou prendre soin ? Chacun dentre nous prend soin,
de lui-même, de ses enfants, des personnes aiméesMais dans un contexte médi-
cal dhypertechnicité, dans un environnement contraint, quelle réalité recouvre ce
terme ? Sil est courant de parler du « cure » et du « care », employés dans les pays
anglo-saxons, quel sens profond peut-on donner, au-delà des terminologies, à cette
exigence que recouvre le soin ? Cette complexité serait double du fait des soignés
mais aussi des soignants.
Pour les soignants, médecins et infirmiers, le terme « soigner » induit tout dabord
une série de connaissances et de techniques visant à diagnostiquer et à traiter.
En réalité, cela implique aussi lusage « dobjets barbares » pour faire dire au
corps où est son mal ; il sagit de mettre dans ce corps des dispositifs douloureux,
cautionnés par le besoin de savoir ou de traiter et de faire en sorte quaucun
mystère ne plane plus sur les maux.
Dailleurs, les jeunes infirmiers ne sy trompent pas, souhaitant pour le plus grand
nombre, débuter leur carrière dans des services « prestigieux » tels les unités
durgence ou de réanimation.
Et pour les médecins, quel est le sens du « soin » ? Quel espace ont-ils pour exprimer
leur humanité, entre la contrainte des protocoles des services et les obligations de
leur cursus ?
Pourquoi fait-on ce métier ?
Quels étranges métiers que ces métiers générateurs de douleurs et dangoisses sup-
plémentaires, dintrusion dans ce quil y a de plus intime pour une personne deve-
nue dépendante dun système quelle ne contrôle pas et dont les finalités ne sont pas
toujours bien explicitées, ou comprises. Ce sont pourtant les meilleures intentions
qui prévalent dans lidée dapporter une guérison.
Alors pourquoi sengage-t-on dans ces métiers ? Il y a sans doute de multiples répon-
ses, mais qui peut savoir, en débutant à vingt ans, quelle réalité se cache derrière
ces professions que lon dit de dévouement extrême. Comment sait-on que derrière
toutes les facettes techniques et valorisantes existe aussi un autre sens, profond, que
lon ne découvre que si lon sen donne la peine, si lon ne « décroche » pas, si lon
ne devient pas blasé ou indifférent ?
La découverte du monde de la maladie, dans tout ce quil a de destructeur, est un
rude choc et fait peur tant il est difficile de ne pas sidentifier aux personnes et aux
situationsEt les armes dont disposent les soignants pour appréhender ces réalités
sont bien minces, surtout lorsquils débutent.
Tribune de réflexion éthique
Hématologie 2010 ; 16 (1) : 81-3
Tirés à part :
C. Bauchetet
Hématologie, vol. 16, n° 1, janvier-février 2010
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Quelle formation ?
Durant le cursus des études en soins infirmiers, il y a peu, voire
pas, de place pour un enseignement des sciences humaines
tant la part de la technique est grande. Aucun enseignement
de textes fondateurs de lhumanisme nest dispensé et la
réflexion sur cette approche, pourtant essentielle, ne peut
venir que si le soignant prend le temps dune réflexion et
dun approfondissement personnels. Mais quand peut-il
faire cela ? Qui peut laider dans cette recherche ?
Lobligation de la démarche participative (notamment par la
mise en place de staffs pluriprofessionnels) sera un critère de
la certification V3 évaluée par la HAS. Pour autant, sil sera
possible den justifier lexistence, il sera toujours difficile den
appréhender la qualité. Cest néanmoins un acquis considé-
rable de promotion de la transversalité.
Cest un leurre (ou une grande espérance) de croire quelle
puisse se mettre en place aussi facilement, tant chaque soi-
gnant est dabord humain avec sa propre histoire, ses
valeurs, ses préjugés, ses tabous ne favorisant pas la confron-
tation avec dautres.
Cest un effort personnel et impliquant doser mettre « à plat »
devant une équipe ses croyances profondes, ses motivations,
ses forces et ses faiblesses. Ceci nécessite une confiance
absolue dans tous les membres de léquipe ; ce qui est actuel-
lement bien aléatoire au vu de la rotation rapide des person-
nels dans les services de soins.
Ce manque denseignement des sciences humaines est en
partie vrai pour les études médicales. De ce fait, les services
de soins doivent fonctionner avec des professionnels de tous
métiers, excellents dans les techniques et les nouvelles techno-
logies, mais parfois bien pauvres dans la réflexion humaine
du « qui suis-je » et du « qui est celui que je soigne ». Ce qui
rend ladéquation relationnelle entre le soignant et le soigné
bien difficile et bien asymétrique.
Ainsi, exercer dans des services où lon soigne des maladies
graves et souvent mortelles mériterait, notamment, des forma-
tions plus approfondies sur la capacité à être avec lAutre
dans la compréhension large du sens de la vie et de la mort.
De plus, il ne faut pas occulter que les soignants sont aussi des
humains comme les autres, avec leur histoire, leurs difficultés
et leurs propres aléas de vie, les rendant parfois moins dispo-
nibles, donc moins perceptifs.
Au-delà de lévénement pathologique que constitue la décou-
verte dune maladie grave, cest tout lunivers dun humain
qui se trouve bouleversé par ce qui ressemble souvent à un
cataclysme familial, social. En tant que soignants, nous ne
voyons que ce que nous voulons ou pouvons voir. Pourtant,
une autre dimension habite ce patient ; une composante
quil est malaisé de percevoir aussi attentionné que lon soit.
Alors il nest pas question, bien évidemment, de se mettre à la
place de lautre, ce qui nest dailleurs ni possible, ni souhai-
table. Il est cependant important de se poser la question de :
« où est ma vraie place dans ce contexte ? »
Ce métier est souvent générateur dinsatisfactions. En effet, il
est difficile de gommer lasymétrie dans la relation malgré
toutes les bonnes intentions. Le patient reste celui qui souffre
et ne sait pas, tandis que le soignant est celui qui le voit
souffrir et sait (ou croit savoir).
Il ne suffit pas de faire un diplôme universitaire (DU) douleur,
soins palliatifs ou éthique pour avoir cette fibre profonde du
sens de laltérité. On y apprend des techniques qui donnent
légitimité dexercice, mais qui ne sont pas forcément gage
dune véritable compréhension pour la personne soignée
Cest toutefois un premier pas vers une approche différente.
Être dans lempathie ne va pas forcément de soi. Bien sûr, il y
a des cursus dapprentissage. Ils ne sont cependant réelle-
ment efficaces que si lapprenant mène une réflexion pro-
fonde sur ce quil peut apporter et comment il veut partager.
Ceci va à lencontre de nos sociétés où tout doit aller vite,
voire très vite, et être rentable. Or lhumanisme na pas
déchelle dévaluation de rentabilité. Faut-il alors penser
quil est voué à ne pas être entendu ? Que cest une valeur
qui na plus cours ? Ou faut-il, au contraire, faire preuve de
ténacité et le défendre de toutes ses forces car dans chaque
personne malade réside dabord une personne humaine, un
autre soi-même que lon doit préserver à toutes fins ?
La reconnaissance dun modèle managérial de démarche
participative incluant des staffs pluriprofessionnels de libre
expression semble une possibilité de réponse à ces probléma-
tiques. Là encore, cest une démarche innovante qui réclame
une modification profonde de nos fonctionnements.
Quest-ce que la maladie
pour le patient ?
La maladie reste un phénomène qui sinscrit dans un humain
complexe par nature, caractérisé par bien dautres compo-
santes : un être potentiellement souffrant dennuis divers, de
mal-être, qui a dautres problèmes (familiaux, sociaux, cultu-
rels ou financiers) lui rendant la vie difficile.
Alors que représente la maladie pour une personne ? Des exa-
mens ? Des symptômes ? Des thérapeutiques ? Quel sens lui
donne-t-elle ? Quelle liberté de réflexion sur elle-même lui
laisse-t-elle ? En quoi et avec quelles ressources peut-on
laider ? Est-ce la place des soignants de répondre à ces ques-
tions qui, pourtant, interrogent la personne malade tout autant
que sa maladie ?
De même, les migrants qui arrivent dans nos structures de
soins, quel sens donnent-ils à ce déploiement de soins sophis-
tiqués quand le reste de leur famille meurt de faim ou de mala-
dies devenues bénignes dans nos sociétés ? Quelle est alors
leur perception ressentie du sens de leur maladie ? Avec quels
outils culturels peut-on trouver un terrain de partage ?
Il faut bien reconnaître que là où nous souhaiterions être tou-
jours efficaces, voire tout puissants, de grandes plages incon-
nues bordent cette connaissance de ce que nous percevons
des patients que nous soignons.
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Que savons-nous vraiment de leurs aspirations de vie ?
De leurs valeurs ? De ce qui est vraiment important pour
eux ? De leur représentation de la mort ? De ce quils pensent
et attendent de ce qui leur arrive ?
Alors plus encore que «quoi fairse pose la question de
« comment aider ces personnes », anxieuses pour leur vie, de
lavenir que la médecine peut leur donner ou pas, de ce quils
vont être obligés de modifier ou dinterrompre, et aussi com-
ment continuer de vivre ce que leur état de santé leur permettra.
Laccompagnement humain dépasse le strict domaine des
soins techniques à apporter et prend tout son sens si le patient
ne guérit pas ou doit vivre un handicap. Et là encore, il existe
bien des moyens à mettre en œuvre.
Quelle énorme responsabilité mise entre les mains des soi-
gnants chargés de tenter de restaurer une vie dans une his-
toire quils ne connaissent pas. Il faut bien se résoudre parfois
ànêtre que des techniciens du soin et accepter ces limites qui
simposent delles-mêmes.
Face au fantasme de bien-être absolu et éternel, voire
dimmortalité, les annonces médiatiques de la recherche
médicale mettent les patients dans une attente difficile à satis-
faire. Que dire également des sites dinformation qui laissent
souvent les personnes seules face à leurs interrogations ?
Or, pour chaque patient, le but est très souvent lidée de
guérir tout de suite, de vivre dans lici et maintenant et non
dans un hypothétique futur.
Perspectives
Lemondedelasantéabievoluédepuisdesdécennies
pour une prise en compte plus humaine et plus respec-
tueuse de la personne soignée. Il se heurte cependant
aux limites de sa pratique, bien complexe, aux moyens
que la société permet et aux exigences toujours plus gran-
des des patients.
Ce système est-il alors définitivement contraint à ne soigner
que des maladies, ou bien y aura-t-il un plus grand champ
des possibles ? Et lequel ?
Est-ce un souhait des soignants pour pouvoir enfin donner des
réponses adaptées à toutes les situations qui se présentent ?
Ny a-t-il pas, alors, risque domnipotence ? Voire dingé-
rence dans la vie dautrui ?
La large place prise par les soins palliatifs et les soins de sup-
port permet de penser quen toutes circonstances le monde de
la santé pourra répondre par sa présence active, quels que
soient la maladie et son avancement. Mais il est vain de croire
guérir chaque personne tant il est vrai que lon ne guérit pas
de la vie, pourtant il y a toujours quelque chose à faire surtout
quand « il ny a plus rien à faire ».
Lidéal dune prise en charge ne serait-elle pas laboutisse-
ment dun travail collectif et adapté au profit dun individu ?
Il nous faut alors apprendre à travailler avec dautres, dépas-
ser nos organisations structurelles, inclure les autres soignants
tels ceux du domicile pour une véritable continuité des soins
Le principe de transversalité doit trouver sa place dans les
structures de soins existantes comme il existe déjà au sein
des réseaux pour assurer cette continuité cohérente.
Reste à trouver la juste adéquation de la technicité en accord
avec les principes fondamentaux de léthique du soin en toute
humanité et en toute humilité. Ces nouvelles approches
constituent bien un enjeu primordial du concept absolu du
« prendre soin » dans une réflexion soignante mais aussi
citoyenne.
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