La couverture médicale universelle : des usages sociaux différenciés

Sciences Sociales et Santé, Vol. 23, n° 4, décembre 2005
La couverture médicale universelle :
des usages sociaux différenciés
Caroline Desprès*
Résumé. Cet article met en perspective la loi sur la couverture médicale
universelle (CMU) dans la structure de la protection sociale et dans ses
évolutions récentes. Il montre que le choix d’un principe de discrimina-
tion positive, mesure spécifique et ciblée, produit des effets sociaux de
désignation, voire de stigmatisation, des personnes visées. Il examine les
usages que les bénéficiaires de la CMU font de ce dispositif. Si de nom-
breux bénéficiaires en tirent des avantages et une amélioration de l’accès
aux soins, d’autres n’utilisent pas le dispositif (non-recours) ou ne l’utili-
sent que de manière restreinte (du fait des refus de soins de certains pro-
fessionnels). L’article discute les effets de cette loi, visant à apporter plus
d’équité, sur les inégalités sociales de santé (1).
Mots clés : protection sociale, couverture médicale universelle, accès
aux soins.
*Caroline Desprès, médecin anthropologue, DIES, Immeuble Palatino, 17, avenue de
Choisy, 75013 Paris, France ; e-mail : [email protected].
(1) L’auteur remercie la CPAM du Val-de-Marne qui a été à l’origine de la demande
d’étude, l’a financée et a facilité son insertion sur le terrain.
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La loi du 27 juillet 1999 portant création de la couverture médicale
universelle (CMU) vise à élargir l’accès à une protection sociale contre la
maladie à ceux qui en étaient exclus jusqu’alors (CMU de base). Au tra-
vers de la CMU complémentaire (CMUc), elle se propose d’améliorer
l’accès aux soins en levant les obstacles économiques (Encadré).
Après une présentation du contexte dans lequel la loi a été votée et
un rappel de l’évolution de la protection sociale dans laquelle elle s’ins-
crit, nous évoquerons les usages qui en sont faits par la population ciblée.
En effet, si la loi, comme nous le montrerons, a permis une amélioration
de l’accès aux soins pour une frange de la population, certains bénéficiai-
res ne font pas valoir leurs droits et recourent aux soins seulement dans
l’urgence. Nous avancerons des hypothèses explicatives quant aux
logiques qui gouvernent le non-recours. Enfin, nous décrirons les modali-
Fiche synthétique sur la loi
La CMU ouvre des droits à une protection sociale à toute personne résidant en
France de manière stable et régulière. Elle comporte deux dimensions :
- la couverture de base permet une affiliation au régime général de l’assurance
maladie et l’accès immédiat aux prestations pour ceux qui n’en bénéficiaient
pas à un autre titre ;
- une couverture complémentaire gratuite (CMUc) est octroyée aux personnes
dont les revenus sont situés au-dessous d’un certain plafond (plafond variant
en fonction du nombre d’ayants droit). La CMUc permet une quasi-gratuité
des soins grâce à l’exonération du ticket modérateur (part dévolue à l’usager
non prise en charge par la Sécurité sociale), du forfait journalier et de la
dispense d’avance de frais.
Tous les allocataires du RMI bénéficient automatiquement de la CMUc.
La CMU donne accès à l’ensemble de l’offre de soins (incluant la prévention),
publique et libérale.
Les professionnels sont tenus d’appliquer à ces patients le tarif de la Sécurité
sociale (pas de dépassements autorisés). Pour certains soins (lunetterie ou pro-
thèse dentaire, insuffisamment pris en charge par les 100 % de la Sécurité
sociale), un forfait est proposé.
Les critères d’accès à la CMUc sont fondés sur le niveau de revenu et la taille
du foyer, avec un seuil supérieur.
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tés d’accès aux soins pour les bénéficiaires qui en font usage et les diffi-
cultés qu’ils rencontrent.
Cet article porte sur l’articulation entre un modèle d’intervention
publique d’allocation de ressources et les pratiques d’usage d’un disposi-
tif par ses bénéficiaires. En effet, deux modèles d’intervention publique
s’opposent et sont sujets à controverse : celui d’une universalisation des
droits, en l’occurrence le droit à une protection sociale contre la maladie,
inscrit dans les fondements de l’État social, et celui d’une individualisa-
tion des droits en fonction des situations. Ce deuxième modèle traduit le
souci d’un meilleur ajustement mais va à l’encontre du principe d’égalité
quant à l’accès à la protection sociale contre la maladie et porte le risque
de construire un système de santé à deux vitesses. Il ne s’agira pas de
prendre parti pour l’un ou l’autre de ces modèles qui coexistent mais
d’examiner les conséquences, pour les bénéficiaires, du modèle d’inter-
vention promu par la loi, fondé sur la discrimination positive.
Le travail de terrain repose sur trente-huit entretiens semi-directifs
réalisés auprès de bénéficiaires de la CMUc dans plusieurs villes du
département du Val-de-Marne (Encadré).
Cette enquête qualitative ajoute des connaissances aux données four-
nies par les études statistiques concernant les bénéficiaires de la CMUc.
Au-delà d’une contextualisation et d’une mise en perspective temporelle
et dynamique des comportements, elle permet d’approcher des personnes
qui échappent à ces études, parce qu’elles n’ont pas fait valoir leurs droits
à la CMUc alors que leur niveau de revenu et leur statut leur permettraient
d’y accéder. En effet, les bases de données de l’enquête SPS de l’IRDES
Profil de la population rencontrée
• Dix-neuf femmes, seize hommes, trois couples.
• Six personnes rencontrées dans le cadre d’associations humanitaires.
• Quatre personnes rencontrées dans des centres communaux d’action sociale.
• Trois personnes rencontrées dans des centres de santé.
• Vingt-cinq personnes rencontrées dans les centres de paiement.
Huit villes du département au profil différencié (caractéristiques socio-démo-
graphiques et économiques, proportion de la population bénéficiant de la
CMU).
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(2) et celles qui ont été utilisées dans l’enquête de la DREES, sont issues
de fichiers d’assurés sociaux. Elles excluent, par construction, les sans
domicile fixe (SDF) qui sont alors domiciliés dans une association ou au
CCAS (3), les gens vivant dans la rue ou les gens du voyage, mais aussi
les personnes qui sont hébergées chez un parent et n’ont jamais fait valoir
de droits à une protection sociale. C’est le cas d’étrangers connaissant mal
leurs droits. L’instabilité de logement est une des composantes de la pré-
carité, les numéros de téléphone sont vite obsolètes et les questionnaires
peu adaptés à une population à majorité étrangère, illettrée ou ne dominant
pas la langue française. Dès les premiers temps de l’étude, nous avons été
confrontés à de nombreux rendez-vous manqués ; nous avons dès lors pré-
féré saisir l’opportunité d’une rencontre et réaliser l’entretien sur place.
Ces difficultés seront explicitées dans le texte.
Les bénéficiaires ont été recrutés lors du dépôt d’une demande dans
les caisses primaires (première demande ou renouvellement). Les entre-
tiens étaient réalisés dans un bureau fermé, préservant la confidentialité.
Afin de pouvoir également rencontrer ceux qui ne formulent pas de
demande d’ouverture de droits, nous nous sommes appuyés sur le service
des missions sociales de la Sécurité sociale du Val-de-Marne. Tenant des
permanences dans les mairies, les centres de soins ou les associations
humanitaires, ce service va au-devant des personnes en difficultés qui sont
rencontrées pour d’autres types de demande : logement, besoin immédiat
ou urgent de soins, mais aussi petit-déjeuner pour des « sans domicile »,
etc.
La protection sociale contre la maladie en France :
perspectives générales
Les évolutions de la protection sociale
Le système de protection sociale français mis en place après-guerre
repose sur une assurance obligatoire rattachée au travail (Hatzfeld, 1989).
Il devait être généralisé à l’ensemble de la population mais cette ambition
a été d’emblée fragilisée par le refus de certains secteurs économiques. Le
système a néanmoins été progressivement complété. Il en est résulté une
grande complexité, du fait de la superposition des dispositifs et des
(2) Anciennement CREDES.
(3) Centre communal d’action sociale.
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logiques de différenciation des assurés (4). De nombreuses tentatives de
mise en cohérence globale ont échoué. Elles ont cependant permis une
certaine harmonisation des niveaux de prestations en fonction des diffé-
rents régimes. Selon les analyses de Bernard Friot (1998), c’est la généra-
lisation du salaire socialisé qui a permis de dépasser le caractère
corporatif des assurances sociales. Selon ce sociologue, le salaire s’est peu
à peu déconnecté du travail réalisé et donne accès à un ensemble de droits
sociaux liés au statut de salarié ou assimilé. Ce système de protection
sociale repose, dans ses conceptions d’origine, sur un seul pilier — pour
faire référence aux trois piliers qu’évoquent les réformateurs actuels (5)
— qui doit répondre à l’ensemble des risques sociaux et permettre la sta-
bilisation des trajectoires des individus. Si, dans la perspective libérale
classique, seule la propriété de biens et de son travail était pourvoyeuse de
sécurité, elle est alors remplacée par la propriété sociale (Castel et
Haroche, 2001). La question de l’universalité de l’accès à la protection
sociale doit se résoudre d’elle-même par le plein emploi. Il faut ajouter
que la redistribution respecte les logiques de stratification sociale et n’ef-
face pas les inégalités sociales.
Dans les années soixante-dix, la crise financière a remis progressi-
vement en cause le modèle salarial et a donc fragilisé le système de pro-
tection reposant sur le salariat. Les réformes récentes des systèmes de
protection sociale sont justifiées par les transformations du marché du tra-
vail, la fin des perspectives de plein emploi, la hausse constante du chô-
mage, le vieillissement de la population et des transformations marquantes
quant aux formes de l’emploi (Castel, 1995). En excluant de plus en plus
de citoyens du travail, la société les écartait du système de protection
sociale qui y était rattaché. Différents dispositifs d’aide sociale ont suc-
cessivement été mis en place pour remédier aux insuffisances de la pro-
tection sociale — en particulier, concernant l’assurance maladie, l’aide
médicale gratuite (6) Aux lacunes des tentatives de socialisation générali-
(4) Différents régimes se sont ajoutés progressivement pour les travailleurs non sala-
riés, agriculteurs, travailleurs indépendants, etc.
(5) La Banque mondiale, par exemple, théorise en 1994 sur les trois piliers pour les
régimes de retraite : le premier pilier est couvert par la collectivité et doit être mini-
mal ; le second, obligatoire, est assuré par les groupes privés (assurances ou mutuel-
les) ; le troisième est facultatif et assuré également par des groupes privés.
(6) L’aide médicale faisait partie de l’aide sociale décentralisée. Elle prenait en charge
les cotisations de l’assurance personnelle pour les personnes non affiliées à un régime
d’assurance maladie et les dépenses de soins telles que le forfait journalier et le ticket
modérateur (part hors assurance maladie).
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