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Bulletin Infirmier du Cancer Vol.15-n°1-2015
Compte rendu de congrès
qu’elle rencontre. Mais pourrait-il y avoir un ordre ? Ce
fantasme caché des acteurs de soins palliatifs qui vou-
draient mettre un ordre sur le chaos qu’est l’expérience
de la souffrance.
Le rapport à la limite n’est-il pas aussi de l’ordre du chal-
lenge ? La limite n’est pas forcément posée, elle est l’ob-
jet d’une dialectique, d’une négociation, les frontières
bougent. Peut-être faut-il donc accepter que le rapport
à la limite soit un rapport conflictuel et qu’il s’agit de
« vivre au mieux avec ce rapport conflictuel », qu’il serait
illusoire de vouloir construire un rapport individuel ou
collectif totalement apaisé vis-à-vis de la limite.
Qu’est-ce qu’une limite ? On pourrait en distinguer
trois types :
- ce qu’on ne peut pas franchir dans les faits, l’impos-
sible, l’inéluctable. Par exemple, la mort ;
- ce que l’on pourrait repousser dans les faits, par la
recherche de nouvelles modalités afin de dépasser là où
est posée la limite. C’est ce que vise la médecine à tra-
vers l’augmentation de notre connaissance du réel ;
- ce que l’on ne doit pas franchir car cela correspond à
des interdits posés collectivement, fondés sur des repères
légaux, culturels ou anthropologiques. Par exemple, l’in-
ceste.
Quelles sont nos attitudes possibles face à ces
limites ? On peut en identifier quatre.
La première serait de repousser les limites, et c’est clai-
rement ce que demande la société à la médecine : avoir
plus de savoir, plus de pouvoir, afin de vivre le plus long-
temps possible, avec la meilleure qualité de vie.
La deuxième, qui nous concerne directement en tant
que médecins, soignants, serait de définir ce que serait
la limite. Lorsque nous nous interrogeons sur la perti-
nence de faire telle chimiothérapie, de débuter telle
radiothérapie, de transfuser ou de s’abstenir, nous
essayons de définir ce que serait la limite pour une situa-
tion donnée. C’est un processus de création. La limite
n’existant pas en elle-même, nous avons à définir ce qui
serait pertinent, ce qu’il serait bon, juste, de faire dans
cette situation.
La troisième possibilité serait d’assumer les limites, avec
deux pistes possibles. La première, proposée notam-
ment par les acteurs du soin palliatif, revient en fait à
déplacer les objectifs. De manière caricaturale (la litté-
rature récente prouve visiblement le contraire), ce serait
« accepter la venue de la mort, accepter de ne pas cher-
cher à prolonger l’existence humaine, et se centrer sur
le confort, la dimension relationnelle », tout ce que l’on
enseigne classiquement en soins palliatifs. C’est finale-
ment assez paisible, car l’on renonce à un objectif pour
en créer un autre, et l’on arrive à vivre son identité per-
sonnelle et professionnelle avec ce nouvel objectif.
L’autre rapport, qui est celui de l’accompagnement,
semble quant à lui beaucoup plus éprouvant. Il s’agit
d’accepter la limite, mais en n’ayant aucun savoir, aucun
pouvoir, et même de manière un peu utopique, en
n’ayant aucune visée, aucun objectif. Il y a là une posi-
tion peut-être « suprême » du rapport à la limite.
La dernière attitude est bien sûr celle de la transgression.
Quelle est la place du médecin ? Est-il l’acteur le
mieux placé dans notre société pour élaborer un
rapport à la limite ?
Pour le Dr Mallet, les médecins ont des difficultés à éla-
borer un rapport à la limite, ils ne sont pas forcément
les mieux placés. Il donne quelques exemples.
Les études montrent que les médecins surestiment très
fréquemment le pronostic en cancérologie. Il existe pour-
tant des scores validés mais ceux-ci ne sont quasiment
jamais utilisés.
Le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) pointe
leur position paradoxale. À la fois juges et parties, il leur
est demandé d’être à la fois dans une position de sou-
tien de la vie, d’être dans la situation, et aussi d’élabo-
rer un rapport à la limite. La position est intenable.
Les médecins sont très mauvais dans l’appréciation, très
relative, de la souffrance des patients. Cela a été prouvé
dans le monde du handicap.
Ils ne sont pas très cohérents. Une enquête a interrogé
2 475 soignants européens en charge de patients très
lourdement handicapés : « Êtes-vous pour ou contre le
maintien de la nutrition artificielle chez des patients en
état de conscience minimale ? ». Ils pensent que c’est tout
à fait légitime de poursuivre la nutrition artificielle dans
2/3 des cas, mais s’il s’agissait d’eux, ils souhaiteraient
l’arrêter dans 2/3 des cas.
Limites de la rationalité : une étude montre que les méde-
cins n’appliquent pas forcément ce qui a pourtant été
démontré scientifiquement.
Limites de leur identité personnelle. Alors qu’ils vivent
en permanence dans le rapport à la souffrance de l’autre,
dans des institutions avec leurs paradoxes et leur absence
de finalités claires, et expérimentent au quotidien la com-
plexité de la vie en équipe, les médecins ont-ils vrai-
ment les ressources intérieures leur permettant d’abor-
der avec l’autre le rapport conflictuel à la limite ? La
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