DP 8107 / LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DE 1945 À NOS JOURS AU TEMPS DES TRENTE GLORIEUSES Vie matérielle : innovation et consommation La société de consommation, modèle qui caractérise les pays industrialisés, se met en place en France durant les “Trente Glorieuses”. Elle profite d’une élévation du niveau de vie des Français qui triple entre 1949 et 1979. Phénomène qui débute au cours des années 1950 et qui s’accélère dans les années 1960, la consommation de masse participe du processus de modernisation de la société. Si la consommation se généralise et s’amplifie, elle change de nature, comme le mentionne avec bonheur Annie Ernaux dans Les Années (2008). Elle concerne toujours les denrées alimentaires, mais s’ouvre aussi sur de nouveaux champs : les soins du corps, les loisirs, le voyage, etc., tout cela facilité par l’apparition du crédit à la consommation et des grandes surfaces. L’entrée en consommation marque aussi une entrée en communication, grâce au téléphone qui équipe peu à peu les logements. Au sein de cette véritable contagion consumériste, les postes de dépenses évoluent. La part de l’alimentation baisse largement dans la consommation des ménages, passant de 44 % en 1949 à 22 % en 1979, tandis que celle des dépenses d’équipement des habitations et des logements s’accroît, passant de 12 à 25 %. Les achats d’électroménager (machine à laver, aspirateur, réfrigérateur, etc.) se développent. Les grandes marques, grâce à la publicité, imposent des codes sociaux particuliers (“Moulinex libère la femme”). Et ces objets du quotidien s’affichent non seulement sur les panneaux publicitaires qui envahissent les espaces urbains et ruraux, mais aussi sur des supports plus insolites comme ce jeu de cartes très coloré diffusé par Philips 44 documentation photographique – le grand groupe néerlandais – pour amuser les enfants, mais également les adultes. Ces jeux sont le plus souvent distribués lors des Salons des arts ménagers qui naissent au cours des années 1950, mais aussi dans des magasins spécialisés comme “Darty” (le premier ouvre en 1957). Les “7 familles” qui composent le jeu (Philips-ménage, cuisine, voyage, radio-télé, musique, chauffage, éclairage) illustrent bien cette dynamique où tous les objets de la marque répondent aux besoins d’équipement du logement et aux nouveaux modes de vie dans une société moderne : cuisiner, nettoyer, mais aussi s’informer, se distraire, voyager avec des objets portatifs comme l’emblématique transistor ou le rasoir à piles. Toutefois, les taux globaux d’équipement des ménages soulignent des disparités importantes en fonction des biens : 30 % pour l’automobile, 27 % pour le réfrigérateur, 25 % pour les machines à laver et 13 % pour la télévision (chiffres pour 1960). Quelques années plus tôt, en 1949, Édouard Leclerc avait ouvert un “centre distributeur” qui permettait de vendre moins cher que la concurrence, en particulier les petits commerces traditionnels. Il s’agissait de faire “comme les Américains” en proposant aux clients des produits variés, en quantité importante et moins chers. Le premier magasin Carrefour ouvre ainsi ses portes en juin 1963 à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne). Marcel Fournier, fils de commerçants, associé aux frères Defforey (des épiciers), inaugure le plus spacieux “grand magasin” de France avec une surface de 2 500 m2. Le parking de 450 places est même béni par un prêtre le jour de l’ouverture. Le magasin propose aux clients plus de 5 000 produits alimentaires et non alimentaires sous le même toit. Comme le précise l’historien Jean-Claude Daumas : “L’objectif de Carrefour est de vendre en masse des produits standard à un consommateur indifférencié”. Les prix inférieurs à ceux des concurrents (le plus souvent entre 15 et 30 %) attirent le plus grand nombre, d’autant plus que les deux pompes de son poste d’essence distribuent du carburant à 0,93 franc le litre, soit 5 centimes de moins que le prix moyen. L’opération commerciale, relayée par une intense publicité, est une réussite : la marraine, Françoise Sagan, belle-sœur de Jacques Defforey, participe à l’aventure. Ce qui est également remarquable dans cette opération, c’est que le magasin se situe en pleine campagne, loin de la ville. Pourtant, dès le premier jour, il attire entre 2 et 3 000 personnes, issues d’un rayon de plus de 30 kilomètres. Cette photographie l’atteste : les clients, poussant leur “chariot” métallique (ou caddie) – une nouveauté –, doivent faire une longue queue pour rejoindre les caisses où des employées en blouse de travail enregistrent leurs achats. Ainsi, la société découvre une nouvelle manière de faire ses courses, quasi festive, comme le relève Jean-Claude Daumas : “Ce qui est extraordinaire, c’est ce succès foudroyant, avec des cohues incroyables, dans une atmosphère de fête foraine”. /// BIENS D’ÉQUIPEMENT ET DE LOISIRS DANS LES ANNÉES 1960 CARTES D’UN JEU DES 7 FAMILLES DISTRIBUÉ PAR PHILIPS © Collection particulière/Droits réservés CONSOMMATION ET NOUVEAU MODE DE VIE DES CLASSES MOYENNES L’arrivée de plus en plus rapide des choses faisait reculer le passé. Les gens ne s’interrogeaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d’argent pour se les payer immédiatement. Ils s’habituaient à rédiger des chèques, découvraient les “facilités de paiement”, le crédit Sofinco. Ils étaient à l’aise avec la nouveauté, tiraient fierté de se servir d’un aspirateur et d’un sèche-cheveux électrique. La curiosité l’emportait sur la défiance. On découvrait le cru et le flambé, le steak tartare, au poivre, les épices et le ketchup, le poisson pané et la purée en flocons, les petits pois surgelés, les cœurs de palmier, l’after-shave, l’Obao dans la baignoire et le Canigou pour les chiens. Le Coop et Familistère faisaient place aux supermarchés où les clients s’enchantaient de toucher la marchandise avant de l’avoir payée. On se sentait libre, on ne demandait rien à personne. Tous les soirs, les Galeries Barbès accueillaient les acheteurs avec un buffet campagnard gratuit. Les jeunes couples des classes moyennes achetaient la distinction avec une cafetière Hellem, l’Eau sauvage de Dior, une radio à modulation de fréquences, une chaîne hi-fi, des voilages vénitiens et de la toile de jute sur les murs, un salon en teck, un matelas Dunlopillo, un secrétaire ou un scriban, meubles dont ils avaient lu le nom seulement dans des romans. Ils fréquentaient les antiquaires, invitaient avec du saumon fumé, des avocats aux crevettes, une fondue bourguignonne, lisaient Playboy et Lui, Barbarella, Le Nouvel Observateur, Teilhard de Chardin, la revue Planète, rêvaient sur les petites annonces d’appartements “de grand standing”, avec dressingroom, dans des “Résidences” – le nom seul était déjà un luxe –, prenaient l’avion pour la première fois en masquant leur angoisse et s’émouvaient de voir des carrés verts et dorés au-dessous d’eux, s’énervaient de ne pas avoir encore le téléphone qu’ils réclamaient depuis un an. Les autres ne voyaient pas l’utilité de l’avoir et continuaient d’aller à la Poste, où le guichetier composait leur numéro et les envoyait dans la cabine. Les gens ne s’ennuyaient pas, ils voulaient profiter. OUVERTURE DU PREMIER SUPERMARCHÉ CARREFOUR SAINTE-GENEVIÈVE-DES-BOIS (ESSONNE), 15 JUIN 1963 © Keystone-France Annie Ernaux, Les Années, Paris, Éditions Gallimard, 2008. 45 documentation photographique