QUELQUES NOTES SUR LE NIHILISME
Voici un texte qui résulte de quelques notes que j’avais commencé à accumuler au temps je
donnais le cours La guerre et l’avenir de l’humanité. En effet, avec le retour en force du terme
nihilisme après le 11 septembre 2001, j’avais cru nécessaire de remuer le mot pour le dépoussié-
rer ; par la même occasion, j’ai été conduit à examiner l’expression accomplissement du nihi-
lisme. Je n’ai fait que systématiser un peu tout ça et voilà ce que ça donne.
Nihilisme
S’agit-il d’un de ces concepts qui finissent par s’édulcorer à cause d’un usage peu rigoureux trop
fréquent et par perdre sans qu’on s’en aperçoive leur signification à l’origine ? Il me semble
qu’on ne parlait plus beaucoup de nihilisme, sinon dans les cercles restreints de ce qui pouvait
persister d’un existentialisme, s’inspirant d’un certain Heidegger, articulé à Nietzsche, deux au-
teurs tombés en relatif discrédit depuis les années 1980. Quoi qu’il en soit, avec le
11 septembre 2001, le mot a repris du service, à défaut du concept, comme si le mot s’était dé-
croché du concept. Il est par ailleurs nécessaire de dire : principalement dans la presse et plus
particulièrement celle de ce qu’on appelle maintenant l’anglosphère. On sait que le
11 septembre 2001 a été, plus que partout ailleurs, profondément ressenti dans le monde anglo-
saxon et d’abord américain. C’est essentiellement , d’une manière ou d’une autre, pour une rai-
son ou un autre, que l’événement a été éprouvé comme une tragédie, un malheur profond. Sous la
plume de ceux et celles qui le ressentaient ainsi, le mot réapparaît, alors, principalement comme
un anathème : le substantif pour qualifier la situation, l’événement du terrorisme, ou l’état
d’esprit qui y conduit ou l’accompagne ; l’adjectif substantivé pour identifier les agents actifs ou
passifs de cet état d’esprit, terroristes et, plus nombreux, complices ou sympathisants. Mais j’ai
dit qu’il s’agissait ici du monde des médias et que ce n’est sans doute pas le meilleur terrain où on
pouvait espérer voir un concept utilisé de manière philosophique. Aurait-on abouti à un nihilisme
vulgaire? J’ajoute que la réintroduction du mot nihilisme a été, et est encore, loin d’être uniforme
et généralisée. Ce sont essentiellement les journalistes et commentateurs à sensibilité conserva-
trice et néoconservatrice qui en ont été les vecteurs. Malgré quelques exceptions dans leur frange
idéaliste interventionniste, les courants progressistes américains et anglo-saxons en général ont
préféré faire l’impasse sur le mot : pas une trace dans le discours de la plupart. Ailleurs que dans
l’anglosphère, à peu près rien. Cela renforce l’évidence : nihilisme est compris, toutes tendances
confondues, comme quelque chose de négatif. Certains l’utilisent, d’autres pas, mais un même
jugement semble les unir. Par exemple, tous ceux qui ont voulu expliquer le 11 septembre comme
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le juste retour des choses sur l’Amérique ne pouvaient employer le terme sans invalider aussitôt
leur argumentation. Les terroristes, malgré la réprobation à peu près générale, ne pouvaient être
qualifiés de nihilistes, ils poursuivaient une cause possiblement juste avec des moyens injustes, et
encore. Tout le monde semblait donc d’accord pour considérer le nihilisme comme un mal, mais
ne s’entendait pas sur ceux qui entraient dans cette catégorie du mal.
À partir d’ici, je vais m’inspirer librement de ce qu’on trouve dans le Dictionnaire d’éthique et de
philosophie morale publ aux Presses Universitaires de France sous la direction de Monique
Canto-Sperber. Je m’arrête essentiellement au premier paragraphe de l’entrée NIHILISME à la
page 1043. Je dirais que l’utilisation récente, et principalement journalistique, du mot est captive
de la notion de nihilisme telle qu’elle prend forme au milieu du XIXe siècle. On pense en particu-
lier à la littérature russe. Tourgueniev aurait été le premier à employer le terme même en 1862
dans son roman Pères et fils, mais je ne l’ai pas lu. J’ai lu par contre Les Possédés de Dostoïevs-
ky qui date lui de 1871. À travers les personnages de Kirilov et surtout pour moi de Stavroguine,
l’auteur dresse un portrait saisissant de la mouvance nihiliste de la Russie tsariste déclinante.
Dans sa nouvelle Le sous-sol (publié bien avant en 1862), il nous donne, à travers les contorsions
mentales de son narrateur, une idée de ce qui fascine certains à l’époque :
Il est indiscutable que l’homme aime beaucoup construire et tracer des routes ; mais com-
ment se fait-il qu’il aime aussi passionnément la destruction et le chaos ?
Il se peut que l’homme n’aime pas que le bien-être. Ne se peut-il pas qu’il aime tout autant la
souffrance ? Ne se peut-il pas que la souffrance lui soit tout aussi avantageuse que le bien-
être ? L’homme se met parfois à aimer passionnément la souffrance…
Est-ce bien ? est-ce mal ? je n’en sais rien, mais il est parfois très agréable de briser quelque
chose…
Ce n’est pas la constatation, banale en fait, de cette contradiction proprement humaine qui est
digne d’intérêt ici, mais l’insistance morbide du narrateur à présenter ses deux pôles à égalité,
manière subtile de diriger notre attention principale vers celui dont on n’osait parler jusqu’ici. Il
n’est pas inutile non plus de rappeler ces passages de L’homme révolté Camus traite du mou-
vement anarchiste russe, terreau d’où émanèrent les assassins du tsar Alexandre II en 1881. À
travers tout ça, on saisit donc assez bien comment a pu se constituer une certaine idée du nihi-
lisme. Il s’agirait donc ici d’une conception du nihilisme qui ne voit ni la nécessité ni l’intérêt
d’aller plus loin que de se faire l’écho d’une analyse étymologique de surface en se limitant à
rapporter le concept au mot latin nihil : évocation du rien, du vide, du néant, de la destruction.
Même s’il a nécessairement une plus grande portée et surtout ne dit pas la même chose, je note
que le « Dieu est mort ! » de Nietzsche appartient à ces mêmes années de la fin du XIXe siècle.
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Durant la première partie du XXe siècle, certains vont apparaître en héritiers directs de ce nihi-
lisme et se presser aux portes pour réclamer leur part et la faire fructifier, sans pourtant ne jamais
s’en réclamer. Une mutation permet de comprendre pourquoi : cette nouvelle variante, toujours
russe, abandonne l’anarchisme de l’origine pour se doter d’une doctrine politique : ils ont quelque
chose à proposer plutôt que rien. Je pense d’abord au bolchevisme avec un Trotsky théorisant le
terrorisme, un Staline qui l’érige en système dans la foulée de nine. Le nazisme va s’inscrire
dans cette mouvance un peu plus tard, en Allemagne cette fois-ci, et selon son mode propre. Le
terrorisme de parti, puis d’État s’impose alors sur la scène opolitique comme un phénomène
important, mais toujours articulé à un programme. Les observateurs horrifiés devant un tel spec-
tacle, le programme ou les moyens employés pour le réaliser on ne le sait pas toujours exacte-
ment, utiliseront pour le catégoriser le terme le plus commode porté par l’air du temps : nihilisme.
Il faut souligner cependant que ce seront essentiellement les nazis qui seront visés et dénoncés
comme nihilistes ; ils le sont encore aujourd’hui de manière emblématique. L’indulgence dont
bénéficient ceux qui luttent au nom des opprimés, particulièrement ceux du capitalisme libéral,
leur évite alors comme maintenant le terrible anathème ; seules quelques voix dispersées s’y ris-
quent. On peut donc affirmer que le terme de nihilisme recouvre une réalité assez large, consti-
tuée d’éléments hétérogènes et assez opaque en même temps. Je dirais que c’est à ce sens vague
et général, non élucidé ni fondé, que s’abreuvent les textes, d’une qualité très variable, qui sont
publiés dans journaux et revues, principalement de l’anglosphère, traitant du 11 septembre sous la
grille du nihilisme. Le mot y emprunte donc sa signification à l’histoire et à la politique, mais
aussi à la morale et à la psychologie, très peu à la philosophie, cela me semble évident.
L’association du nihilisme avec le totalitarisme (exclusivement nazi la plupart du temps) ajoute
parfois une teinte supplémentaire, mais disons que cette mise en relation manque souvent de dé-
tail et de rigueur. Ce sens premier suffit ici, car les fins visées sont essentiellement morales et
politiques, voire parfois simplement polémiques : identifier et cerner un ennemi, le condamner
sans appel ensuite. me si j’admets cette perspective et suis parfois avec intérêt des auteurs sur
cette voie, comme philosophe, elle ne peut satisfaire. J’ajoute, en terminant cette partie que le
malaise des progressistes à l’égard du terme nihilisme tient au fait de son association historique
avec une certaine mouvance révolutionnaire dont le terrorisme était l’instrument parfois du der-
nier recours, parfois pas. Ils préfèrent donc l’ignorer.
Il importe d’aller plus loin. Je reviens au Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. On lit :
nihilisme, de ne hilum. On passe manifestement ici à une analyse étymologique significativement
plus profonde. On ne part plus au mot latin, mais on reporte l’effort étymologique sur lui. Nihil
(et non pas nihilisme, pour corriger le dictionnaire), comme contraction de ne, la négation, et de
hilum qui signifie petit brin, mince filet. Et, donc, par extension, nihil, pas de hile, pas de lien,
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aussi ténu fut-il au départ, c’est-à-dire idée d’une brisure, d’une rupture et d’une perte de tout
point d’attache originaire. Le rien comme résultat d’une coupure, moment second, ou peut-être
tiers. « En botanique, dit Littré, le hile désigne le point d’attache par la graine adhère au fu-
nicule, et en reçoit les sucs nourriciers ». Nihilisme, alors, plus de possibilité de recevoir quelque
suc nourricier que ce soit. Déliaison de la source vitale. A contrario, et ce n’est pas sans raison,
on pense tout de suite au mot religion, dérivant du latin religare, relier. Nihilisme, dissociation
des formes originaires qui ont associé les êtres humains entre eux et de celles qui ont remplacées
les premières en vue d’accomplir mieux cette tâche qui lui paraît essentielle. Ici, une certaine sen-
sibilité théorique me pousse d’emblée à un renversement et à thématiser le nihilisme comme res-
sort de l’aventure philosophique, ce qu’on appelle sa dimension historiale, destinale. Tout cela
me renvoie instantanément à la problématique de l’abandon des dieux, nerf intime de la tragédie
grecque, particulièrement sophocléenne, vue à travers la lorgnette de la philologie allemande,
puis de la phénoménologie. À noter que dans cette tradition ce n’est pas l’être humain qui aban-
donne les dieux, mais bien l’inverse. Déréliction. On peut penser aussi à l’expression forgée par
Max Scheler, je crois bien, Geworfenheit, le fait d’être-jeté-au-monde. On remarque tout de suite
l’inflexion, il ne s’agit plus ici de concevoir le nihilisme comme une idéologie, un programme ou
une tactique (nécessairement néfastes), mais comme un trait profond de la condition humaine qui
comporte des conséquences incalculables pour son destin. On ne parle plus dans les mêmes
termes et on reconnaît bien sûr l’orbe de la philosophie existentialiste, prise au sens large.
J’insiste pour dire que c’est pourtant plus que cela. D’abord à travers Hegel, mais surtout Hölder-
lin, un contact plus direct se rétablit entre la philosophie moderne et sa source grecque, tragique
cette fois-ci, et non plus platonicienne : le crépuscule répondant finalement à l’aube après cette
longue journée qui culmine avec la Raison des Lumières. Derechef, mais à l’époque moderne
maintenant, la vie et la pensée humaines pressentent, après l’épisode enivrant et peu élucidé du
comme maîtres et possesseurs de la nature de Descartes, l’ébranlement à venir de ses certitudes,
de ses points de repère, commencent à questionner avec des accents désespérés la possibilité
me d’une transcendance, d’un monde suprasensible comme phares de son existence. Répéti-
tion de l’expérience tragique, avec toutes les différences qui s’imposent toutefois et sur lesquelles
je devrai revenir ailleurs. Par une autre voie, plus essentielle, plus philosophique, nous voilà re-
conduits devant le « Dieu est mort ! » que je mentionnais plus haut et le nihilisme apparaît alors
comme le fond de l’existence humaine. Dieu lui-même et tous les dieux, mais aussi tous ses er-
satz temporels (le dieu Raison de la modernité) que nous avons consciemment ou non mis sans
succès durable à sa place, se trouvent face à nous comme un abîme. Ce n’est pas qu’il n’y ait plus
rien, c’est plutôt qu’il n’y a plus de lien qui persiste entre nous et tous les sols que nous avons
bâtis pour y appuyer notre foi dans toutes les formes qu’elle a pu prendre. Le XXe siècle achève
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le travail d’ébranlement amorcé au XIXe : les deux guerres mondiales laissent-elles quelque
chose derrière elles qui tienne encore ? Qu’une profonde cassure.
Je ne sais pas si j’ai réussi à définir le mot nihilisme : peut-être ai-je au moins commencé à tracer
le contour d’un concept. Cela me renvoie à la réflexion de Maurice Blanchot (L’écriture du dé-
sastre) sur la notion de DÉS-ASTRE, ainsi orthographié pour rappeler peut-être le sens originaire
de ce terme qui, à force d’être dit et écrit, a fini par s’affaisser. Dés-astre : être séparés de l’astre,
de l’étoile, du soleil autour duquel nous gravitions. Être décrochés du point de référence auquel
nous étions reliés. Être dés-orientés, c’est-à-dire privés de l’Est, de là où le soleil se lève, de là où
les choses commencent, d’où elles tirent origine, raison et sens. Occidentaux donc, au sens
propre. Sans plus de soleil, c’est-à-dire sans plus d’aurore, sans plus de matin ni donc même de
jour, sauf couchant. Mais c’est aussi l’interruption de tout rapport avec l’au-delà qui nous guidait
et nous nourrissait. Abandonnés à nous-mêmes. Dés-astre : sans plus de Dieu, sans plus de Rai-
son, sans plus de transcendance. Sans plus aucun fondement, aucune base ni aucun appui, nous
sommes égarés et perdus, éperdus. L’être humain dérive maintenant, seul avec lui-même, dans un
monde totalement immanent au moment précis il se retrouve justement aux commandes d’un
complexe énergétique sans précédent dans l’Histoire grâce à la technique et la science moderne
(la science comme technique), appui nouveau et inédit, synthèse mouvante des fruits incontrô-
lables de son ingéniosité. « Il a les moyens de l’art, une science qui le conduit plus loin qu’il ne
croit » affirme Sophocle dans Antigone : moyens qui le débordent en se métamorphosant en Fin.
Peut-il en être autrement ? Mais si c’était aussi le moment de la pensée ? Pour Blanchot, la
Shoah, plus que tout autre événement du XXe siècle, est la marque douloureuse, la blessure inal-
térable de ce moment comme dés-astre. À sa propre échelle, nécessairement moindre, le
11 septembre 2001 inaugure le XXIe siècle en nous rappelant à la réalité de l’Histoire, c’est-à-dire
à ce moment du dés-astre. « Comme si Dieu, pour nous punir de croire encore un peu en
lui, avait choisi, en un jour et en un lieu sans pourquoi, d’administrer une nouvelle preuve de son
inexistence ». (Raphaël Enthoven, No God’s land). Se pourrait-il que le 11 septembre m’ait
d’abord frappé par sa vérité historiale, l’obscurité en plein jour au moment s’effondrent les
deux tours du World Trade Center ? Que je n’aie pas compris pourquoi le maire Giuliani enjoi-
gnait le lendemain les New-Yorkais à reprendre leurs activités quotidiennes comme si de rien
n’était : ratage du moment de la pensée. L’indigence de la réflexion sur les sociétés communistes
du XXe siècle ne serait-il pas encore davantage la grande occasion manquée de la pensée des der-
niers temps ? Adorno se demandait comment faire de la poésie après Auschwitz, on aurait pu se
demander comment en faire après les Goulags.
« Nous pressentons que le dés-astre est la pensée » dit Blanchot. Comme si le dés-astre était aussi
ce qui nous force à penser, à penser autrement, puisqu’après le XXe siècle il n’est peut-être plus
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