aussi ténu fut-il au départ, c’est-à-dire idée d’une brisure, d’une rupture et d’une perte de tout
point d’attache originaire. Le rien comme résultat d’une coupure, moment second, ou peut-être
tiers. « En botanique, dit Littré, le hile désigne le point d’attache par où la graine adhère au fu-
nicule, et en reçoit les sucs nourriciers ». Nihilisme, alors, plus de possibilité de recevoir quelque
suc nourricier que ce soit. Déliaison de la source vitale. A contrario, et ce n’est pas sans raison,
on pense tout de suite au mot religion, dérivant du latin religare, relier. Nihilisme, dissociation
des formes originaires qui ont associé les êtres humains entre eux et de celles qui ont remplacées
les premières en vue d’accomplir mieux cette tâche qui lui paraît essentielle. Ici, une certaine sen-
sibilité théorique me pousse d’emblée à un renversement et à thématiser le nihilisme comme res-
sort de l’aventure philosophique, ce qu’on appelle sa dimension historiale, destinale. Tout cela
me renvoie instantanément à la problématique de l’abandon des dieux, nerf intime de la tragédie
grecque, particulièrement sophocléenne, vue à travers la lorgnette de la philologie allemande,
puis de la phénoménologie. À noter que dans cette tradition ce n’est pas l’être humain qui aban-
donne les dieux, mais bien l’inverse. Déréliction. On peut penser aussi à l’expression forgée par
Max Scheler, je crois bien, Geworfenheit, le fait d’être-jeté-au-monde. On remarque tout de suite
l’inflexion, il ne s’agit plus ici de concevoir le nihilisme comme une idéologie, un programme ou
une tactique (nécessairement néfastes), mais comme un trait profond de la condition humaine qui
comporte des conséquences incalculables pour son destin. On ne parle plus dans les mêmes
termes et on reconnaît bien sûr l’orbe de la philosophie existentialiste, prise au sens large.
J’insiste pour dire que c’est pourtant plus que cela. D’abord à travers Hegel, mais surtout Hölder-
lin, un contact plus direct se rétablit entre la philosophie moderne et sa source grecque, tragique
cette fois-ci, et non plus platonicienne : le crépuscule répondant finalement à l’aube après cette
longue journée qui culmine avec la Raison des Lumières. Derechef, mais à l’époque moderne
maintenant, la vie et la pensée humaines pressentent, après l’épisode enivrant et peu élucidé du
comme maîtres et possesseurs de la nature de Descartes, l’ébranlement à venir de ses certitudes,
de ses points de repère, commencent à questionner avec des accents désespérés la possibilité
même d’une transcendance, d’un monde suprasensible comme phares de son existence. Répéti-
tion de l’expérience tragique, avec toutes les différences qui s’imposent toutefois et sur lesquelles
je devrai revenir ailleurs. Par une autre voie, plus essentielle, plus philosophique, nous voilà re-
conduits devant le « Dieu est mort ! » que je mentionnais plus haut et le nihilisme apparaît alors
comme le fond de l’existence humaine. Dieu lui-même et tous les dieux, mais aussi tous ses er-
satz temporels (le dieu Raison de la modernité) que nous avons consciemment ou non mis sans
succès durable à sa place, se trouvent face à nous comme un abîme. Ce n’est pas qu’il n’y ait plus
rien, c’est plutôt qu’il n’y a plus de lien qui persiste entre nous et tous les sols que nous avons
bâtis pour y appuyer notre foi dans toutes les formes qu’elle a pu prendre. Le XXe siècle achève