Université de Lausanne Faculté des Lettres – Section de philosophie Chaire de philosophie générale et systématique Cours de philosophie générale automne 2012 Professeur : R. Célis, Assistante : S. Burri « Introduction aux philosophies de l’existence » Nietzsche et Kierkegaard : la désirabilité de l’existence En examinant quelques fragments de textes du philosophe Friedrich Nietzsche, nous verrons que ce qui est visé par ce penseur, comme par Kierkegaard, ce n’est pas en premier lieu la vérité au sens d’une vérité immuable et éternelle. Le questionnement porte avant tout sur le désir d’être, le désir d’exister. Les trois thèmes qui rassemblent la pensée d’un Nietzsche et celle d’un Kierkegaard sont la singularité, la passion qui entraîne ladite singularité à advenir pleinement et la décision. Nietzsche, Le Gai savoir, § 73 : qu’est-ce que la sainteté ? Le paragraphe 73 du Gai savoir se présente sous la forme d’une parabole. Il s’agit de transmettre au lecteur une méditation philosophique au travers d’un récit exemplaire. Dans l’analyse du passage en question, il faut tenir compte d’un certain nombre d’éléments. Tout d’abord, il y a la question du père : « que dois-je faire de cet enfant ? » questionne-t-il. Selon lui, l’enfant est « misérable », il est « malvenu » quand bien même « il n’a pas assez de vie pour mourir ». Deux remarques s’imposent au sujet de cette parabole. Tout d’abord, on peut dire en quelque sorte que l’enfant ne répond pas à la loi de la sélection naturelle. Il est trop faible : c’est du moins ce qu’affirme le père de cet enfant. D’autre part, cette évaluation va de pair avec celle que le père porte sur le monde qui l’entoure. Ce dernier est pour lui trop dur, il n’offre pas de place à un enfant faible, tel que le sien. Le père semble subir le monde, souffrir de sa condition et il perçoit la vie comme un fardeau. Dans un deuxième temps, il nous faut aussi examiner la réponse du saint : le saint affirme qu’il faut tuer l’enfant mais qu’il faut cependant le porter aussi, trois jours et trois nuit, dans les bras. Il ne s’agit donc pas ici de se débarrasser simplement de l’enfant comme s’il n’avait jamais existé. Encore s’agit-il ici de faire mémoire de cet enfant mort, faire mémoire de cet enfant mal assumé. Enfin, il y a la phrase de clôture de la parabole : « Mais, dit le Saint, n’est-il pas plus cruel encore de le laisser vivre ? ». Cette conclusion peut s’entendre de deux manières et pose ainsi deux questions. La première est la question de savoir s’il faut engendrer alors que le contexte (économique, social, familial) ne le permet pas vraiment. La deuxième question, plus fondamentale, porte sur la valeur que nous octroyons à la vie humaine. Il va sans dire qu’enfanter devrait être quelque chose qui se fait dans la joie et la désirabilité et que celle-ci disparaît si l’on considère le repos et la mort comme préférables aux mouvements impétueux de la vie. Si l’enfant est malvenu, c’est que le caractère hautement désirable de l’existence humaine n’est pas évident pour le père, que celui-ci ne lui apparaît pas. En termes nietzschéens, la question de l’appréciation de l’existence se pose dès lors de la manière suivante : sommes-nous capables ou non de prononcer le saint oui à la vie ? Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 4ème partie § 11 : le saint oui Ce deuxième texte tiré d’Ainsi parlait Zarathoustra, est un chant. La nuit (« Que dit la profonde mi-nuit ? ») symbolise l’épreuve de la mort, l’expérience de la solitude et du silence du monde. Autrement dit, la nuit révèle la profondeur abyssale, l’opacité du monde et renvoie à la volonté de suppression de toutes chosées. Il s’agit ici de la compréhension négative de la question métaphysique : pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? « Le monde est profond », « Profonde est sa peine », peut-on lire dans le texte. Mais le plaisir, nous dit Nietzsche est encore 1 bien « plus profond encore que la souffrance du cœur ». Cette profondeur du plaisir de vivre est ce que doit chercher l’homme qui se veut lui-même, qui se veut authentiquement. C’est ce que doit chercher le surhomme. Le désir de vie se doit d’être plus intense que la perception de la souffrance, et doit dès lors l’emporter sur la volonté de suppression de celle-ci. En termes freudiens, l’on peut dire qu’Eros doit l’emporter sur Thanatos. La volonté de puissance, définie de manière brève, n’est alors rien d’autre que cette volonté d’affirmer la désirabilité absolue de la vie. C’est la capacité à vouloir l’éternité de cette vie immanente, ici-bas. Relativement à cette volonté, l’on peut alors définir deux attitudes : celle du nihilisme passif et celle du nihilisme actif. Le nihilisme passif est attribué à la tradition occidentale chrétienne et consiste à considérer qu’il n’en est rien de ce monde, qu’on ne traverse que pour accéder à un arrière-monde. Le monde apparaît alors sans valeur, sans consistance aucune. Il suscite méfiance et dépréciation. Ce qui a de la valeur dans le nihilisme passif, c’est le monde suprasensible en tant qu’il est un arrière monde et, par opposition à cet audelà, la vie terrestre est conçue comme une immense vallée de larmes. Au contraire, le nihilisme actif accorde à cette vie des valeurs, des buts et des finalités qui lui sont propres. Dans le nihilisme actif, l’homme ne s’accommode pas de sa condition terrestre et éphémère, il ne fait pas que de se résigner à celle-ci. Autrement dit, pratiquer le nihilisme actif, c’est affirmer des valeurs et des buts en ce monde, même si ce dernier n’est pas promis à la rédemption ou à sa transfiguration divine. Cette affirmation est essentielle au sens où, si nous n’en sommes plus capables, nous sommes alors exposés à ne pouvoir que subir cette vie, et dès lors condamnés à ne plus pouvoir désirer à tout prix l’existence. Nietzsche considère la préséance du nihilisme passif comme étant la source de l’affaiblissement de l’être humain, comme origine même de sa décadence. L’homme occidental (chrétien) n’est plus capable d’affirmer des finalités ou des vertus qui valent par elles-mêmes. Dans son processus de sécularisation qui a lieu dans la modernité, le christianisme se transforme en morale essentiellement constituée d’interdit et n’est plus à même d’affirmer quelque chose de transcendant. Compte-rendu de la séance du 4 décembre 2012 2