Martin Leblanc Hiver 2012
© Le lab de philo Collège Montmorency
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Quel lien entre la guerre et le nihilisme?
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« All troops keep "war porn" stashes. I did too. What's crazy is the public's belief in a sanitized conflict ».
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- John Rico
Dans les discours des leaders politiques occidentaux, il est courant d’associer la guerre, ou plus
généralement la violence, au nihilisme. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, dans un discours à
l’Assemblée générale de l’ONU (24 septembre 2001), Kofi Annan dit : « Rejetons la voie de la
violence, qui est le produit du nihilisme et du désespoir ». Dans ce court essai, c’est ce lien
apparent entre la guerre et le nihilisme que j’aimerais chercher à comprendre et questionner.
Existe-t-il un lien nécessaire entre la guerre et le nihilisme? Et si tel est le cas, quelle est la nature
de ce lien?
Définir la guerre et le nihilisme
Pour les biens de l’exercice, je définis la guerre de la façon la plus neutre possible, c’est-à-dire
comme « une lutte armée entre groupes sociaux ». Cette définition pourrait inclure les guerres
conventionnelles entre États, mais aussi les guerres entre groupes appartenant à un même État
(guerres civiles, rébellions, insurrections, etc.). D’un certain point de vue, le terrorisme, compris
comme « l’usage systématique d’actes de violence par une organisation politique, en vue de créer
un climat d’insécurité », pourrait également être considéré comme une forme de guerre non
conventionnelle, mais j’utiliserai ici le mot « guerre » en un sens plus restreint.
Il est plus controversé de définir le mot « nihilisme » en raison de son caractère polysémique. Du
latin nihil « rien », ce terme peut se définir comme une « philosophie affirmant que rien n’existe
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Ce texte fait suite à une présentation pour le Lab de philo au département de philosophie du Collège Montmorency (mardi 25
octobre 2011). Je remercie particulièrement Benjamin Bélair, Pierre Chicoyne, Emmanuelle Gruber et Jean-Philippe Morin pour
leurs questions, suggestions et commentaires.
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John Rico, « Why soldiers take photos », Salon, dimanche 2 avril 2012,
http://www.salon.com/2012/04/23/why_soldiers_take_photos/singleton/. Rico est un vétéran de la guerre d’Afghanistan. La « war
porn » réfère notamment à des photos de personnes tuées au combat avec des soldats souriant pour la caméra.
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d’absolu ». Il s’agirait d’un nihilisme ontologique. Le nihilisme peut aussi se définir comme le
« point de vue philosophique pour lequel l'existence de l'homme est dépourvue de toute
signification, tout but ». Ce serait un nihilisme existentiel. Enfin, le nihilisme peut aussi se définir
comme une « philosophie niant toute valeur morale objective à un individu ou à un
groupe d’individus ». Il s’agirait alors d’un nihilisme moral, puisqu’il nie l’existence de repères
absolus pouvant servir à orienter le vivre-ensemble.
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C’est surtout cette forme de nihilisme qui
m’intéresse ici. Bien que ces trois nihilismes entretiennent des liens très étroits, ils ne nient pas la
même chose. En effet, le nihilisme ontologique nie toute réalité objective, le nihilisme existentiel
nie que l’existence de l’homme ait un sens, alors que le nihilisme moral nie la valeur de l’homme
lui-même ou de son groupe. Le nihilisme ontologique est plus englobant (rien n’existe), le
nihilisme existentiel l’est aussi dans une certaine mesure (l’existence est dépourvue de sens),
alors que le nihilisme moral est plus spécifique (il n’existe pas de repères moraux absolus). En ce
sens, on pourrait imaginer, par exemple, que quelqu’un puisse adhérer au nihilisme moral tout en
continuant de croire que la vie ait un sens et qu’il existe une réalité objective. À l’inverse,
l’adhésion au nihilisme ontologique ou existentiel facilite le passage au nihilisme moral, bien
qu’il n’y ait pas de lien logique à proprement parler entre les uns et l’autre.
Il faut mentionner que le nihilisme moral ne conduit pas nécessairement à l’immoralité, c’est-à-
dire que nier la valeur morale d’un individu ou d’un groupe n’implique pas logiquement que l’on
veuille faire du mal à cet individu ou à ce groupe. Le nihilisme moral serait plutôt synonyme
d’amoralisme, ce mot étant compris comme « l’absence de toute moralité ». Quoique, comme je
l’expliquerai plus bas, lorsque les contraintes morales tombent ou lorsque les croyances
s’effondrent, une propension au mal surgit presque inévitablement.
Le nihilisme moral suppose, d’une certaine façon, que l’état de nature décrit par Thomas Hobbes
(1588-1679) dans le Léviathan (1651) est la condition permanente de l’homme. Dans cet état
il n’existe pas d’institution détenant le monopole de l’usage de la force et qui soit susceptible
d’imposer une vision commune de ce qui doit être, l'homme est libre d'utiliser comme bon lui
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Ces définitions sont le produit d’une synthèse et d’une reformulation des définitions proposées par les dictionnaires de la langue
française comme Le Petit Robert et Antidote, d’ouvrages de vocabulaire de philosophie, comme André Lalande, Vocabulaire
technique et critique de la philosophie, PUF, 2010 et divers manuels de philosophie au collégial. Pour ne pas alourdir le texte, je
ne reproduis pas chacune de ces définitions.
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semble tous les moyens à sa disposition pour assurer sa conservation. L’homme n’est pas
naturellement mauvais, contrairement à ce qu’on a pu faire dire à Hobbes, il est amoral, c’est-à-
dire qu’il n’est pas concerné par la morale et qu’il est disposé à tout faire pour rester en vie,
incluant prendre des moyens qui pourraient être jugés immoraux pas les théories morales
dominantes. Et puisque la lutte de chacun pour sa survie met incessamment en danger la vie de
tous, l’état de nature est de facto un état permanent de guerre (potentielle ou effective) de tous
contre tous.
Quel lien entre la guerre et le nihilisme?
Considérant les définitions précédentes, la nature du lien entre guerre et nihilisme paraît évidente.
Le nihilisme, en faisant disparaître les repères moraux généralement admis, rend possible la
conduite de la guerre. Inversement, la guerre, une fois en vigueur, semble faciliter l’adhésion au
nihilisme. En effet, suivant la formule célèbre de Général Sherman (1820-1891), « la guerre, c’est
l’enfer », c’est-à-dire que la guerre implique la destruction, la souffrance et la mort et que tout
semble permis. Et dans ce contexte, il semble plus aisé de suivre une philosophie qui nie toute
valeur morale objective à un individu ou à un groupe d’individus.
Dans cet essai, je soutiendrai une version modérée de cette thèse du double lien entre la guerre et
le nihilisme. Selon moi, toutes les guerres ne sont pas, par nature, le produit du nihilisme.
Néanmoins, en temps de guerre, il existe toujours ce que j’appelle une « tentation nihiliste », une
disposition à permettre la dissolution de nos repères moraux, qui peut conduire les hommes à
commettre des atrocités. Loin d’être l’exception, c’est selon moi le propre des hommes placés en
situation de conflit de céder à cette tentation.
De prime abord, la guerre peut paraître plutôt comme une force qui donne du sens à l’existence
humaine. En effet, s’il y a lutte armée entre groupes sociaux, c’est forcément pour quelque chose,
dans un but plus ou moins bien défini de fendre ou d’obtenir quelque chose d’important et les
belligérants doivent inévitablement invoquer une cause, des valeurs ou une vérité pour justifier
leurs actions. Même lors d’attaques extrêmes, pensons aux attentats-suicides ou à toutes autres
formes d’attaques délibérées contre des civils, il semble possible d’y trouver une signification. Il
y a toujours au moins une tentative de justification de ces actes. Ces attaques sont habituellement
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présentées comme un mal nécessaire en vue d’un plus grand bien, non seulement pour le groupe
qui les commet, mais aussi pour celui qui les subit. On ne peut donc pas affirmer qu’elles sont
sans buts ou qu’elles ne s’appuient sur aucune valeur.
Cela dit, il faut bien admettre que la guerre s’accompagne nécessairement d’un appauvrissement
des standards moraux généralement admis dans une société civilisée. Après tout, nous pouvons
(ou devons) tuer à la guerre et on se permet même parfois de cibler directement ou indirectement
les populations civiles. Considérant cela, il faut envisager la possibilité qu’en ce qui concerne
l’usage individuel ou collectif de la violence en temps de guerre, nos critères moraux soient à ce
point souples ou permissifs, qu’ils ne servent en fait qu’à masquer les dimensions profondément
tragique, absurde et cruelle de la guerre. La signification, le but ou la valeur que l’on accorde à
notre combat ou à celui des autres ne seraient alors que des faux-semblants qui nourrissent les
discours idéologiques et qui permettent de dissimuler la guerre réelle, une guerre il y a des
massacres, des corps mutilés et pétrifiés, de la torture, de l’humiliation et des viols. Ainsi, si la
guerre est dotée de sens et est menée au nom de principes moraux, ce sens ou ces principes
seraient possiblement illusoires et dans les faits, la guerre resterait tout de même le produit du
nihilisme.
Cette idée est largement développée par Chris Hedges dans son essai War Is a Force That Gives
Us Meaning (2003). Il explique que la guerre s’accompagne toujours, du moins dans ses
balbutiements, d’un mythe, c’est-à-dire d’un récit chargé de sens et qui se veut explicatif et
fondateur. Dans cette phase mythique, la guerre, écrit Hedges, est présentée comme un combat
contre le mal absolu dans lequel il faut vaincre la noirceur, rétablir la sécurité, protéger les
opprimés. Et c’est une nécessité pour la civilisation, pour le monde libre, que le bien triomphe.
Le mythe permet ainsi de donner un sens à la destruction et à la violence. Il fournit une
justification à ce qui pourrait autrement n’être que bêtise humaine, absurdité et cruauté. Il
transforme les simples évènements conjoncturels en une chaîne d’évènements conduits par une
force qui nous dépasse. La guerre mythique permet à l’homme ordinaire de prendre sa place dans
la société et de s’élever, s’il le désir vraiment, au-dessus de la multitude et faire preuve de
courage, de loyauté, de dévouement, de vivre une aventure et faire l’expérience de la franche
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camaraderie. Enfin, cette guerre rassemble le peuple autour d’un objectif commun et ravive les
valeurs patriotiques.
Et puis, à un moment ou à un autre, le mythe s’estompe et il faut faire face à la guerre réelle,
c’est-à-dire la guerre manufacturée, celle qui naît de l’effondrement de la société civile ou de
l’ordre mondial, perpétuée par l’idéologie, la peur, l’envie, la paranoïa, souvent conduite par des
gangsters qui terrorisent tout le monde, même ceux qu’ils prétendent protéger. C’est la bataille de
Verdun, les bombardements de Stalingrad, Dresde, Hambourg, Tokyo, Nagasaki, Hiroshima.
C’est l’opération Rolling Thunder au Viêt-Nam.
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C’est Auschwitz, le Bloody Sunday, les
massacres de Nankin, M Lai, Srebrenica, Grozny, les charniers du Rwanda et du Congo. C’est
Abou Ghraib et Guantánamo. C’est aussi la violence ordinaire et les bavures de tous les jours
décrites par ce vétéran de la guerre d’Afghanistan : « La triste réalité est que la guerre est
malpropre. Des missiles frappent tout le temps les mauvaises cibles. Des drones tuent
accidentellement des femmes et des enfants. Et quand les soldats d’infanterie de 18 ans tuent un
ennemi pour la première fois, ils se tapent dans les mains, sautent de joie et prennent une
photo. »
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En ce sens, la position selon laquelle la guerre est dotée de sens et est menée au nom de principes
moraux ne serait peut-être qu’une forme d’idéalisme ou de « nihilisme passif » pour reprendre la
formule de Friedrich Nietzsche (1844-1900), alors que prendre la guerre pour ce quelle est, à
savoir un lieu la morale est absente, serait une forme de nihilisme actif.
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Suivant la distinction
établie par Nietzsche, le nihilisme passif est une forme de déni du réel, il juge que le monde tel
qu’il est ne devrait pas être et place la vie idéale dans un au-delà. Le nihilisme actif, au contraire,
accepte le monde tel qu’il est et assume entièrement l’absence de vérité et de valeurs. Lorsqu’il
critique le nihilisme passif, c’est entre autres à l’idéalisme de la morale chrétienne que Nietzsche
s’en prend, mais on pourrait en voir une version laïcisée dans les discours justifiant les
interventions militaires humanitaires ayant pour objectif de « préserver la liberté » ou « restaurer
la paix et la démocratie ». Cet idéalisme, d’abord caractérisé par une croyance en des valeurs
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Campagne de bombardement intensif faisant au moins 250 000 morts au Nord Viêt-Nam de 1965 à 1968.
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John Rico, op. cit., 2012. Traduction libre. « The unfortunate reality is that war is messy. Missiles hit the wrong targets all the
time. Drones accidentally kill women and children. And when 18-year-old infantry soldiers get their first confirmed kill, they
high-five, cheer and take a photo. »
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Voir Friedrich Nietzsche, Le Nihilisme européen, trad. Angèle Kremer-Mariatti, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 1976.
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