Martin Leblanc – Hiver 2012
© Le lab de philo – Collège Montmorency
camaraderie. Enfin, cette guerre rassemble le peuple autour d’un objectif commun et ravive les
valeurs patriotiques.
Et puis, à un moment ou à un autre, le mythe s’estompe et il faut faire face à la guerre réelle,
c’est-à-dire la guerre manufacturée, celle qui naît de l’effondrement de la société civile ou de
l’ordre mondial, perpétuée par l’idéologie, la peur, l’envie, la paranoïa, souvent conduite par des
gangsters qui terrorisent tout le monde, même ceux qu’ils prétendent protéger. C’est la bataille de
Verdun, les bombardements de Stalingrad, Dresde, Hambourg, Tokyo, Nagasaki, Hiroshima.
C’est l’opération Rolling Thunder au Viêt-Nam.
C’est Auschwitz, le Bloody Sunday, les
massacres de Nankin, Mỹ Lai, Srebrenica, Grozny, les charniers du Rwanda et du Congo. C’est
Abou Ghraib et Guantánamo. C’est aussi la violence ordinaire et les bavures de tous les jours
décrites par ce vétéran de la guerre d’Afghanistan : « La triste réalité est que la guerre est
malpropre. Des missiles frappent tout le temps les mauvaises cibles. Des drones tuent
accidentellement des femmes et des enfants. Et quand les soldats d’infanterie de 18 ans tuent un
ennemi pour la première fois, ils se tapent dans les mains, sautent de joie et prennent une
photo. »
En ce sens, la position selon laquelle la guerre est dotée de sens et est menée au nom de principes
moraux ne serait peut-être qu’une forme d’idéalisme ou de « nihilisme passif » pour reprendre la
formule de Friedrich Nietzsche (1844-1900), alors que prendre la guerre pour ce quelle est, à
savoir un lieu où la morale est absente, serait une forme de nihilisme actif.
Suivant la distinction
établie par Nietzsche, le nihilisme passif est une forme de déni du réel, il juge que le monde tel
qu’il est ne devrait pas être et place la vie idéale dans un au-delà. Le nihilisme actif, au contraire,
accepte le monde tel qu’il est et assume entièrement l’absence de vérité et de valeurs. Lorsqu’il
critique le nihilisme passif, c’est entre autres à l’idéalisme de la morale chrétienne que Nietzsche
s’en prend, mais on pourrait en voir une version laïcisée dans les discours justifiant les
interventions militaires humanitaires ayant pour objectif de « préserver la liberté » ou « restaurer
la paix et la démocratie ». Cet idéalisme, d’abord caractérisé par une croyance en des valeurs
Campagne de bombardement intensif faisant au moins 250 000 morts au Nord Viêt-Nam de 1965 à 1968.
John Rico, op. cit., 2012. Traduction libre. « The unfortunate reality is that war is messy. Missiles hit the wrong targets all the
time. Drones accidentally kill women and children. And when 18-year-old infantry soldiers get their first confirmed kill, they
high-five, cheer and take a photo. »
Voir Friedrich Nietzsche, Le Nihilisme européen, trad. Angèle Kremer-Mariatti, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 1976.