Présentation complète de Martin Leblanc

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Martin Leblanc – Hiver 2012
© Le lab de philo – Collège Montmorency
Quel lien entre la guerre et le nihilisme?1
«All troops keep "war porn" stashes. I did too. What's crazy is the public's belief in a sanitized conflict ».2
- John Rico
Dans les discours des leaders politiques occidentaux, il est courant d’associer la guerre, ou plus
généralement la violence, au nihilisme. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, dans un discours à
l’Assemblée générale de l’ONU (24 septembre 2001), Kofi Annan dit : « Rejetons la voie de la
violence, qui est le produit du nihilisme et du désespoir ». Dans ce court essai, c’est ce lien
apparent entre la guerre et le nihilisme que j’aimerais chercher à comprendre et questionner.
Existe-t-il un lien nécessaire entre la guerre et le nihilisme? Et si tel est le cas, quelle est la nature
de ce lien?
Définir la guerre et le nihilisme
Pour les biens de l’exercice, je définis la guerre de la façon la plus neutre possible, c’est-à-dire
comme « une lutte armée entre groupes sociaux ». Cette définition pourrait inclure les guerres
conventionnelles entre États, mais aussi les guerres entre groupes appartenant à un même État
(guerres civiles, rébellions, insurrections, etc.). D’un certain point de vue, le terrorisme, compris
comme « l’usage systématique d’actes de violence par une organisation politique, en vue de créer
un climat d’insécurité », pourrait également être considéré comme une forme de guerre non
conventionnelle, mais j’utiliserai ici le mot « guerre » en un sens plus restreint.
Il est plus controversé de définir le mot « nihilisme » en raison de son caractère polysémique. Du
latin nihil « rien », ce terme peut se définir comme une « philosophie affirmant que rien n’existe
1
Ce texte fait suite à une présentation pour le Lab de philo au département de philosophie du Collège Montmorency (mardi 25
octobre 2011). Je remercie particulièrement Benjamin Bélair, Pierre Chicoyne, Emmanuelle Gruber et Jean-Philippe Morin pour
leurs questions, suggestions et commentaires.
2 John Rico, « Why soldiers take photos », Salon, dimanche 2 avril 2012,
http://www.salon.com/2012/04/23/why_soldiers_take_photos/singleton/. Rico est un vétéran de la guerre d’Afghanistan. La « war
porn » réfère notamment à des photos de personnes tuées au combat avec des soldats souriant pour la caméra.
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d’absolu ». Il s’agirait là d’un nihilisme ontologique. Le nihilisme peut aussi se définir comme le
« point de vue philosophique pour lequel l'existence de l'homme est dépourvue de toute
signification, tout but ». Ce serait un nihilisme existentiel. Enfin, le nihilisme peut aussi se définir
comme une « philosophie niant toute valeur morale objective à un individu ou à un
groupe d’individus ». Il s’agirait alors d’un nihilisme moral, puisqu’il nie l’existence de repères
absolus pouvant servir à orienter le vivre-ensemble.3 C’est surtout cette forme de nihilisme qui
m’intéresse ici. Bien que ces trois nihilismes entretiennent des liens très étroits, ils ne nient pas la
même chose. En effet, le nihilisme ontologique nie toute réalité objective, le nihilisme existentiel
nie que l’existence de l’homme ait un sens, alors que le nihilisme moral nie la valeur de l’homme
lui-même ou de son groupe. Le nihilisme ontologique est plus englobant (rien n’existe), le
nihilisme existentiel l’est aussi dans une certaine mesure (l’existence est dépourvue de sens),
alors que le nihilisme moral est plus spécifique (il n’existe pas de repères moraux absolus). En ce
sens, on pourrait imaginer, par exemple, que quelqu’un puisse adhérer au nihilisme moral tout en
continuant de croire que la vie ait un sens et qu’il existe une réalité objective. À l’inverse,
l’adhésion au nihilisme ontologique ou existentiel facilite le passage au nihilisme moral, bien
qu’il n’y ait pas de lien logique à proprement parler entre les uns et l’autre.
Il faut mentionner que le nihilisme moral ne conduit pas nécessairement à l’immoralité, c’est-àdire que nier la valeur morale d’un individu ou d’un groupe n’implique pas logiquement que l’on
veuille faire du mal à cet individu ou à ce groupe. Le nihilisme moral serait plutôt synonyme
d’amoralisme, ce mot étant compris comme « l’absence de toute moralité ». Quoique, comme je
l’expliquerai plus bas, lorsque les contraintes morales tombent ou lorsque les croyances
s’effondrent, une propension au mal surgit presque inévitablement.
Le nihilisme moral suppose, d’une certaine façon, que l’état de nature décrit par Thomas Hobbes
(1588-1679) dans le Léviathan (1651) est la condition permanente de l’homme. Dans cet état où
il n’existe pas d’institution détenant le monopole de l’usage de la force et qui soit susceptible
d’imposer une vision commune de ce qui doit être, l'homme est libre d'utiliser comme bon lui
Ces définitions sont le produit d’une synthèse et d’une reformulation des définitions proposées par les dictionnaires de la langue
française comme Le Petit Robert et Antidote, d’ouvrages de vocabulaire de philosophie, comme André Lalande, Vocabulaire
technique et critique de la philosophie, PUF, 2010 et divers manuels de philosophie au collégial. Pour ne pas alourdir le texte, je
ne reproduis pas chacune de ces définitions.
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semble tous les moyens à sa disposition pour assurer sa conservation. L’homme n’est pas
naturellement mauvais, contrairement à ce qu’on a pu faire dire à Hobbes, il est amoral, c’est-àdire qu’il n’est pas concerné par la morale et qu’il est disposé à tout faire pour rester en vie,
incluant prendre des moyens qui pourraient être jugés immoraux pas les théories morales
dominantes. Et puisque la lutte de chacun pour sa survie met incessamment en danger la vie de
tous, l’état de nature est de facto un état permanent de guerre (potentielle ou effective) de tous
contre tous.
Quel lien entre la guerre et le nihilisme?
Considérant les définitions précédentes, la nature du lien entre guerre et nihilisme paraît évidente.
Le nihilisme, en faisant disparaître les repères moraux généralement admis, rend possible la
conduite de la guerre. Inversement, la guerre, une fois en vigueur, semble faciliter l’adhésion au
nihilisme. En effet, suivant la formule célèbre de Général Sherman (1820-1891), « la guerre, c’est
l’enfer », c’est-à-dire que la guerre implique la destruction, la souffrance et la mort et que tout
semble permis. Et dans ce contexte, il semble plus aisé de suivre une philosophie qui nie toute
valeur morale objective à un individu ou à un groupe d’individus.
Dans cet essai, je soutiendrai une version modérée de cette thèse du double lien entre la guerre et
le nihilisme. Selon moi, toutes les guerres ne sont pas, par nature, le produit du nihilisme.
Néanmoins, en temps de guerre, il existe toujours ce que j’appelle une « tentation nihiliste », une
disposition à permettre la dissolution de nos repères moraux, qui peut conduire les hommes à
commettre des atrocités. Loin d’être l’exception, c’est selon moi le propre des hommes placés en
situation de conflit de céder à cette tentation.
De prime abord, la guerre peut paraître plutôt comme une force qui donne du sens à l’existence
humaine. En effet, s’il y a lutte armée entre groupes sociaux, c’est forcément pour quelque chose,
dans un but plus ou moins bien défini de défendre ou d’obtenir quelque chose d’important et les
belligérants doivent inévitablement invoquer une cause, des valeurs ou une vérité pour justifier
leurs actions. Même lors d’attaques extrêmes, pensons aux attentats-suicides ou à toutes autres
formes d’attaques délibérées contre des civils, il semble possible d’y trouver une signification. Il
y a toujours au moins une tentative de justification de ces actes. Ces attaques sont habituellement
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présentées comme un mal nécessaire en vue d’un plus grand bien, non seulement pour le groupe
qui les commet, mais aussi pour celui qui les subit. On ne peut donc pas affirmer qu’elles sont
sans buts ou qu’elles ne s’appuient sur aucune valeur.
Cela dit, il faut bien admettre que la guerre s’accompagne nécessairement d’un appauvrissement
des standards moraux généralement admis dans une société civilisée. Après tout, nous pouvons
(ou devons) tuer à la guerre et on se permet même parfois de cibler directement ou indirectement
les populations civiles. Considérant cela, il faut envisager la possibilité qu’en ce qui concerne
l’usage individuel ou collectif de la violence en temps de guerre, nos critères moraux soient à ce
point souples ou permissifs, qu’ils ne servent en fait qu’à masquer les dimensions profondément
tragique, absurde et cruelle de la guerre. La signification, le but ou la valeur que l’on accorde à
notre combat ou à celui des autres ne seraient alors que des faux-semblants qui nourrissent les
discours idéologiques et qui permettent de dissimuler la guerre réelle, une guerre où il y a des
massacres, des corps mutilés et pétrifiés, de la torture, de l’humiliation et des viols. Ainsi, si la
guerre est dotée de sens et est menée au nom de principes moraux, ce sens ou ces principes
seraient possiblement illusoires et dans les faits, la guerre resterait tout de même le produit du
nihilisme.
Cette idée est largement développée par Chris Hedges dans son essai War Is a Force That Gives
Us Meaning (2003). Il explique que la guerre s’accompagne toujours, du moins dans ses
balbutiements, d’un mythe, c’est-à-dire d’un récit chargé de sens et qui se veut explicatif et
fondateur. Dans cette phase mythique, la guerre, écrit Hedges, est présentée comme un combat
contre le mal absolu dans lequel il faut vaincre la noirceur, rétablir la sécurité, protéger les
opprimés. Et c’est une nécessité pour la civilisation, pour le monde libre, que le bien triomphe.
Le mythe permet ainsi de donner un sens à la destruction et à la violence. Il fournit une
justification à ce qui pourrait autrement n’être que bêtise humaine, absurdité et cruauté. Il
transforme les simples évènements conjoncturels en une chaîne d’évènements conduits par une
force qui nous dépasse. La guerre mythique permet à l’homme ordinaire de prendre sa place dans
la société et de s’élever, s’il le désir vraiment, au-dessus de la multitude et faire preuve de
courage, de loyauté, de dévouement, de vivre une aventure et faire l’expérience de la franche
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camaraderie. Enfin, cette guerre rassemble le peuple autour d’un objectif commun et ravive les
valeurs patriotiques.
Et puis, à un moment ou à un autre, le mythe s’estompe et il faut faire face à la guerre réelle,
c’est-à-dire la guerre manufacturée, celle qui naît de l’effondrement de la société civile ou de
l’ordre mondial, perpétuée par l’idéologie, la peur, l’envie, la paranoïa, souvent conduite par des
gangsters qui terrorisent tout le monde, même ceux qu’ils prétendent protéger. C’est la bataille de
Verdun, les bombardements de Stalingrad, Dresde, Hambourg, Tokyo, Nagasaki, Hiroshima.
C’est l’opération Rolling Thunder au Viêt-Nam. 4 C’est Auschwitz, le Bloody Sunday, les
massacres de Nankin, Mỹ Lai, Srebrenica, Grozny, les charniers du Rwanda et du Congo. C’est
Abou Ghraib et Guantánamo. C’est aussi la violence ordinaire et les bavures de tous les jours
décrites par ce vétéran de la guerre d’Afghanistan : « La triste réalité est que la guerre est
malpropre. Des missiles frappent tout le temps les mauvaises cibles. Des drones tuent
accidentellement des femmes et des enfants. Et quand les soldats d’infanterie de 18 ans tuent un
ennemi pour la première fois, ils se tapent dans les mains, sautent de joie et prennent une
photo. »5
En ce sens, la position selon laquelle la guerre est dotée de sens et est menée au nom de principes
moraux ne serait peut-être qu’une forme d’idéalisme ou de « nihilisme passif » pour reprendre la
formule de Friedrich Nietzsche (1844-1900), alors que prendre la guerre pour ce quelle est, à
savoir un lieu où la morale est absente, serait une forme de nihilisme actif.6 Suivant la distinction
établie par Nietzsche, le nihilisme passif est une forme de déni du réel, il juge que le monde tel
qu’il est ne devrait pas être et place la vie idéale dans un au-delà. Le nihilisme actif, au contraire,
accepte le monde tel qu’il est et assume entièrement l’absence de vérité et de valeurs. Lorsqu’il
critique le nihilisme passif, c’est entre autres à l’idéalisme de la morale chrétienne que Nietzsche
s’en prend, mais on pourrait en voir une version laïcisée dans les discours justifiant les
interventions militaires humanitaires ayant pour objectif de « préserver la liberté » ou « restaurer
la paix et la démocratie ». Cet idéalisme, d’abord caractérisé par une croyance en des valeurs
4
Campagne de bombardement intensif faisant au moins 250 000 morts au Nord Viêt-Nam de 1965 à 1968.
John Rico, op. cit., 2012. Traduction libre. « The unfortunate reality is that war is messy. Missiles hit the wrong targets all the
time. Drones accidentally kill women and children. And when 18-year-old infantry soldiers get their first confirmed kill, they
high-five, cheer and take a photo. »
6 Voir Friedrich Nietzsche, Le Nihilisme européen, trad. Angèle Kremer-Mariatti, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 1976.
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supérieures, suppose qu’un monde meilleur est possible et tolère les maux de la guerre dans le but
de se rapprocher de cette situation idéale. Le nihilisme actif, quant à lui, pense la vie et la guerre
dans leur dimension tragique, sans illusion.
La tentation nihiliste dans les guerres du 20e et 21e siècle
On peut cependant objecter que tout n’est pas égal à la guerre. Certes, la barbarie existe, mais la
guerre juste existe aussi, même si elle peut à chaque instant basculer dans l’injustice. Il existe des
conventions de la guerre, des critères moraux objectifs qui permettent de distinguer l’acceptable
de l’inacceptable. Associer toutes les guerres au nihilisme serait alors intellectuellement
malhonnête, puisque de toute évidence, il existe une différence entre les guerres menées contre la
tyrannie et l’oppression, d’une part, et le terrorisme, les guerres de conquête, d’anéantissement ou
d’épuration ethnique, d’autre part. Après tout, lorsqu’elles font la guerre, les démocraties
occidentales s’imposent des limites et suivent des règles d’engagement visant à limiter, entre
autres, le risque pour les populations civiles. Et ceux qui enfreignent ces règles sont généralement
punis. Les conventions de la guerre s’appuient sur des « vérités compréhensibles et objectives »,
les droits de l’homme, et des valeurs humanistes. Les terroristes d’Al-Qaïda, eux, de leurs
propres aveux, nient la valeur de la vie : « Vous aimez la vie et nous aimons la mort », ont-ils
affirmés dans un communiqué vidéo après l’attentat de Madrid (2004).7 Bref, toutes les guerres
ne seraient pas le produit du nihilisme. Certaines, peut-être, mais pas toutes.
L’objection précédente me semble décisive. Toutes les guerres ne sont pas motivées d’emblée par
une philosophie nihiliste. Pourtant, une fois la guerre commencée, à supposer qu’elle le soit pour
de bonnes raisons, il est facile de basculer dans l’injustice. Il existe toujours ce que j’appelle « la
tentation nihiliste », cette propension à abandonner nos « valeurs objectives » lorsque les
circonstances s’y prêtent et qui nous poussent à réduire l’ennemi à l’état de simple objet, à nier la
valeur de la vie de ceux qui sont de l’autre côté. Or, céder à cette tentation nihiliste n’est pas une
simple erreur de parcours, elle est selon moi le propre de l’homme placé en situation de conflit.
C’est du moins l’idée que j’aimerais illustrer à partir de trois cas de figure : les bombardements
aériens pendant la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), la demande du Général MacArthur
Énoncé d’un porte-parole militaire d’Al-Qaïda en Europe, Abu Dujan al Afghani, Associated Press, 14 mars 2004,
<http://www.nytimes.com/2004/03/14/international/europe/14WIREQATAPE.html?ex=1081483200&en=e4cd73006599e6dc&ei=5070> [7 avril 2004].
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de procéder à des bombardements à l’arme nucléaire en guise de représailles sur la Mandchourie
et les grandes villes chinoises pendant la guerre de Corée (1950-1953) et la politique du « zéro
soldat mort » adoptée officieusement par les puissances occidentales dans les conflits de l’aprèsguerre froide (1991 à aujourd’hui). Ces guerres sont généralement présentées comme des
exemples paradigmatiques de guerres justes. Elles sont pourtant, comme toutes les autres guerres,
caractérisées par le nihilisme moral.
Les bombardements aériens. Les bombardements aériens étaient au cœur de la stratégie alliée
pendant la Deuxième Guerre mondiale (ils le sont toujours d’ailleurs). Des analystes ont réfuté
l’utilité stratégique de cette pratique, en montrant qu’elle relève davantage de « la passion
technologique » ou que de la « raison militaire ». 8 Pourtant, même une fois la victoire contre
l’Axe assurée, les alliées ont poursuivi leur campagne de bombardements massifs en zone
urbaine. Les villes de Dresde et Hambourg en Allemagne, la ville de Royan en France et la ville
de Tokyo au Japon ont été frappées par des milliers de bombes incendiaires et conventionnelles,
faisant au total plus de morts que les deux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et
Nagasaki. Rien ne pouvait justifier ces attaques, sinon le désir de vengeance ou des
considérations carriéristes et elles ne pouvaient se réaliser qu’à la condition de réduire la
population ennemie à l’état d’objet sans valeur. Pourtant, la guerre juste, celle qui est censée
éviter le piège du nihilisme, est une guerre limitée, dans laquelle on tente toujours de faire la
distinction entre les cibles légitimes et illégitimes.
Pour justifier ces massacres, on évoque habituellement l’argument du plus grand bien, à savoir
que ces bombardements étaient nécessaires pour précipiter la fin de la guerre et sauver ainsi plus
de vies humaines. En ce qui concerne la campagne d’Europe, cet argument est irrecevable,
puisque les missions de bombardements stratégiques se sont poursuivies bien après que la
victoire des Alliés soit assurée. Les bombardements ont alourdi le bilan de morts dans la
population civile, sans entrainer de gains stratégiques. En ce qui concerne le Japon, l’on sait
aujourd’hui que le potentiel de résistance du Japon à la fin de la guerre a été nettement exagéré
pour des raisons de propagande : il devenait de plus en plus difficile pour l’administration
Truman de justifier le sacrifice des soldats et marines américains et elle devait convaincre sa
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Howard Zinn, La bombe. De l'inutilité des bombardements, Montréal, Lux, 2001.
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population et le monde que le bombardement nucléaire était la seule solution envisageable pour
en finir avec la guerre.9 Mais plus fondamentalement, c’est l’objectif même de la victoire totale
contre le Japon qu’on aurait dû remettre en question. Était-il nécessaire d’obtenir la capitulation
sans condition contre le Japon? Suivant Michael Walzer, cette exigence ne vaut sans doute que
dans les cas extrêmes comme le régime hitlérien, dont le mal commis « le place en dehors du
domaine moral de la négociation et du compromis ». En ce qui concerne la finalité de la guerre,
« un État ennemi ne peut être entièrement dépossédé du pouvoir d’agir à nouveau »10, puisqu’il
s’agit toujours de considérer l’État agresseur, ou du moins sa population comme un partenaire
politique futur.
La tentation de MacArthur. En 1950, suite à l’intervention de la Chine en Corée, le Général
MacArthur demanda de procéder à des bombardements à l’arme nucléaire en guise de représailles
sur la Mandchourie et les grandes villes chinoises. Il voulait utiliser plusieurs dizaines de bombes
atomiques dans le cadre de l’opération, mais il fut ramené à l’ordre par le président Truman. En
mars 1951, après la contre-attaque de l’ONU, la coalition alliée reprit l'avantage. C’est alors que
MacArthur se remit à rêver d’une guerre à grande échelle contre la Chine. Il décida de lancer son
propre ultimatum contre la Chine, se moquant du manque de puissance de l’armée et outrepassant
la politique adoptée par le gouvernement. Désavoué, MacArthur fut relevé de son
commandement.11
On pourrait être tenté de minimiser l’importance de ces évènements. Le cas de MacArthur ne
serait qu’un autre exemple d’hubris militaire. Pourtant, après sa suspension par le président
Truman, MacArthur fut adulé par le public. Il parada à New York et les membres du sénat
reçurent environ deux millions de lettres louant MacArthur. Ces faits portent à croire qu’en temps
de guerre, ce ne sont pas seulement les militaires qui peuvent nier la valeur morale de leurs
ennemis, mais tout un peuple également.
La nouvelle façon de faire la guerre. Il est tentant d’affirmer que tout cela relève de l’histoire
ancienne et qu’aujourd’hui, les démocraties occidentales mènent des guerres propres et limitées.
9
Ibid.
Michaël Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999.
11 Voir Stanley Weintraub, MacArthur's War: Korea and the Undoing of an American Hero, Free Press, 2000.
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Pourtant, l’histoire de la guerre moderne fait ressortir ce paradoxe : alors que l’idée de distinguer
les combattants des non-combattants est devenue plus claire, la pratique de la guerre met en
danger les populations civiles plus que jamais. Suivant Martin Shaw dans The New Western Way
of War (2005), il est clair que la nouvelle façon de faire la guerre pour l’occident implique qu’il y
ait moins de morts chez les civils que dans les guerres précédentes, ce qui est dû aux efforts pour
minimiser le nombre de ces nombres morts civils et aux armes qui permettent de frapper les
cibles avec plus de précision. En ce sens, cette nouvelle façon de faire la guerre apparaît comme
une avancée historique par rapport à la façon dont l’occident a mené ses guerres à l’époque de la
guerre totale. Toutefois, il est aussi clair que cette façon de faire la guerre implique qu’il y ait
toujours plus de morts chez les civils que dans les rangs militaires, et ce, parce qu’il s’opère un
transfert délibéré du risque vers les populations civiles. En effet, le risque pour les civils n’est
jamais réduit autant que la pratique de la guerre le permet, mais autant que jugé nécessaire pour
éviter une couverture médiatique hostile, ce qui pourrait poser un risque électoral et politique. En
ce sens, les guerres de l’occident restent fondamentalement des formes de guerre dégénérée,
puisqu’elles ne peuvent se dérouler qu’en niant l’égale valeur morale des groupes d’êtres
humains.
L’échec de la mission de l’ONU au Rwanda (1994) est peut-être l’illustration la plus dramatique
de cette stratégie du transfert du risque. Après l'assassinat de dix Casques bleus belges (7 avril
1994) et devant le refus du Conseil de sécurité de l'ONU de renforcer immédiatement le
contingent militaire, la Belgique décida de retirer ses soldats, qui constituaient la moitié des
effectifs de la mission, laissant ainsi le pays à feu et à sang. Si l’on avait accordé une valeur égale
à la vie des Belges et des Rwandais, ce retrait aurait été impensable et les puissances occidentales
seraient intervenues avec conviction.
On pourrait également citer en exemple le conflit au Kosovo (1999). L'échec des négociations
pour mettre fin aux exactions commises par les forces serbes et la catastrophe humanitaire poussa
l’OTAN à intervenir en effectuant une campagne aérienne de bombardement. Celles-ci auraient
dû se limiter à des bombardements symboliques durant quelques jours pour ramener Belgrade à
la table des négociations, mais Slobodan Milošević, le président serbe de l’époque, qui y voyait
un bluff, n’a pas plié et les bombardements ont finalement duré 78 jours. Cela a conduit l’OTAN
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à élargir sa définition de ce qui consiste une « cible légitime », au point de bombarder à peu près
n’importe quoi (ponts, systèmes d’aqueduc et d’électricité, barrages, bureaux de la fonction
publique, etc.). On estime que les bombardements ont fait entre 500 et 1500 morts chez les civils.
Ces morts auraient peut-être pu être évités si les puissances occidentales avaient accepté que leurs
militaires assument une plus grande part du risque (en déployant rapidement des troupes au sol,
par exemple). Mais il faut croire que la vie d’un Serbe ou d’un Kosovar a moins de valeur que
celle d’un soldat britannique ou américain.
En ce concerne les plus récents conflits en Afghanistan (2001 à aujourd’hui) et en Irak (20032011), rien n’a changé dans la stratégie des alliés occidentaux, bien au contraire. Il n’existe pas
de décompte précis des morts civiles et seules des estimations sont disponibles. Selon l’étude du
professeur Marc Herold parue dans The Guardian plus de 4000 civils ont été tués dans les trois
premiers mois de la guerre en Afghanistan.12 Après dix ans de guerre, il est très difficile de savoir
combien de civils ont été tués dans ce conflit, mais avec un bilan d’au moins 2000 victimes par
année, on peut estimer leur nombre à 20 000 ou 30 000. De plus, des années de guerre perpétuelle
ont certainement affecté la discipline et le moral des troupes et il s’en suit habituellement une
augmentation des crimes et exactions commises par les militaires contre les civils.
Selon un bilan établi par l’Iraq Body Count, de mars 2003, date de l’invasion américaine en Irak,
au départ des dernières troupes de combats américaines à la fin de l’année 2011, 162 000
personnes ont été tuées dans le pays.13 En octobre 2006, la revue médicale The Lancet estimait
plutôt le nombre de décès irakiens imputables à la guerre à 655 000.14 Dans les rangs militaires
de la coalition en Afghanistan, le nombre de morts est de 2960 (en date du 17 avril 2012). En
Irak, le nombre de morts chez les militaires de la coalition est de 4 804.15 Donc, en tenant compte
12
Marc W. Herold, « Counting the dead », The Guardian, août 2002,
http://www.guardian.co.uk/world/2002/aug/08/afghanistan.comment. Marc W. Herold, A Dossier on Civilian Victims of United
States' Aerial Bombing of Afghanistan: A Comprehensive Accounting [revised], 2002,
http://cursor.org/stories/civilian_deaths.htm.
13 En croisant ses propres statistiques (consacrées aux civils) avec celles des autorités irakiennes, les pertes américaines ainsi que
des données révélées par le site Wikileaks (Iraq War Logs). Le Figaro.fr le 02/01/2012.
14 Gilbert Burnham et al., Study estimates 655,000 excess Iraqi deaths since start of war, The Lancet, 13 octobre 2006,
http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140673606694919/fulltext.
15 Dans la coalition incluant les décès au Koweït et dans le golfe Persique, du 20 mars 2003 au 18 décembre 2011 (date officielle
de retrait du dernier soldat américain), selon les sites Internet indépendants icasualties.org et antiwar.com.
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des estimations les plus conservatrices, les décès dans la population civile en Afghanistan et en
Irak sont donc entre 20 et 50 fois plus élevés.
Il ne s’agit pas ici de faire dans l’angélisme. Il n’est pas non plus dans mon propos de me
lamenter sur les victimes et de juger les bourreaux insouciants. J’ai invoqué les bombardements
aériens pendant la Deuxième Guerre mondiale, les agissements du Général MacArthur pendant la
guerre de Corée et la politique du « zéro soldat mort » de l’après-guerre froide dans le but
d’appuyer une idée : la guerre, quelques soient ses objectifs, n’est possible que par la dissolution
de nos repères moraux et dans la négation de la valeur morale d’au moins une partie de
l’humanité.
Conclusion
Dans ce court essai, j’ai voulu préciser la nature du lien entre la guerre et le nihilisme. En faisant
disparaitre les repères moraux généralement admis, le nihilisme moral rend possible la conduite
de la guerre. Inversement, parce qu’elle invite à la destruction et au chaos, la guerre effective
semble faciliter l’adhésion à une philosophie nihiliste. Si toutes les guerres ne sont pas
comparables, en partie parce certaines sont menées au nom de valeurs objectives, lorsque le
conflit commence, il existe toujours ce que j’appelle une tentation nihiliste, c’est-à-dire une
propension à abaisser nos standards moraux et à nier toute valeur morale à un groupe d’individus.
À mon avis, céder à cette tentation nihiliste n’est pas une simple erreur de parcours, c’est selon
moi le propre des hommes placés en situation de conflit armé.
Martin Leblanc, avril 2012
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