Présentation complète de Jean-Philippe Morin

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Jean-Philippe Morin – Automne 2011
© Le lab de philo – Collège Montmorency
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Le dépassement du nihilisme
Nietzsche, Deleuze, Bouddha
Plan
1. Introduction : Deux définitions du nihilisme
1.1 Le nihilisme neutre : l'absence de sens ou de valeur
1.2 Le nihilisme comme dépréciation de la vie
2. Définition du concept de « vie » : le devenir
3. La source du nihilisme : la pensée de l'identité
4. Le dépassement du nihilisme
4.1 Deleuze
4.2 Le bouddhisme
5. Conclusion
1. Introduction : Deux définitions du nihilisme
Commençons par une citation de l’ouvrage Nietzsche et la philosophie de Gilles
Deleuze : « Dans le mot nihilisme, nihil ne signifie pas le non-être, mais d'abord une
valeur de néant » (p.169)
Le nihilisme serait donc de soutenir la thèse suivante : non pas « la vie n’est rien », mais
plutôt « la vie ne vaut rien ». Le nihilisme n'est pas simplement de nier l'existence des
valeurs en général (le bien, le beau, le vrai, etc.), mais spécifiquement de décréter que la
vie est vide de valeur. Par vie, j'entends pour commencer « l'existence en général », je
définirai ce concept plus en détails dans la deuxième partie.
1.1 Le nihilisme neutre : l'absence de sens ou de valeur
Examinons la thèse : « La vie ne vaut rien ». Il y a deux manières de comprendre cette
thèse. D'abord, une manière qui n'est pas celle de Deleuze. C'est ce que je vais appeler le
nihilisme « neutre » : la simple absence de valeur. « La vie ne vaut rien » peut être
compris comme une révélation sur la nature ou l'essence de la vie : la vie est dépourvue
de valeur intrinsèque. La valeur est une invention humaine, subjective. Du point de vue
de la réalité extrahumaine, la valeur est une fiction, une illusion. Une façon plus exacte de
décrire cette version du nihilisme serait de dire, plutôt que « la vie est dépourvue de
valeur », « la vie est dépourvu de sens ». Nous naissons, nous souffrons, nous mourrons,
et cela ne signifie rien, ne conduit nulle part : il n'y a pas de but transcendant vers lequel
tendre. Chez Nietzsche, le moment de la mort de Dieu est celui où on voit les fictions
chrétiennes s'étioler, se dissiper, et laisser derrière un monde sans signification. L'ancien
sens illusoire que l'être humain donnait à son existence se dissipe, pour révéler un abîme.
L’être humain ne sait plus où se diriger.
Il y a un aspect négatif à cette perte de sens, le danger de tomber dans le sentiment de
futilité : si la vie n'a pas de sens, à quoi bon vivre? À quoi bon la moindre action, à quoi
bon quoi que ce soit? Par contre, il y a un aspect positif à cela : enfin nous nous sommes
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débarrassés du sens illusoire (par exemple : rêver d'une après-vie éternelle), enfin nous
voilà dans la vérité : la vie est dépourvue de sens. Il faut regarder cette vérité en face.
L'être humain est sans attache, ne-hilum : détaché du sens, vivant de la séparation. Conçu
de cette façon, aucun dépassement du nihilisme n'est possible parce qu'il consisterait à
recréer un nouveau sens illusoire. L'être humain devrait apprendre à vivre avec le
nihilisme, dans l'errance, sans tenter de revenir à un état antérieur.
1.2 Le Nihilisme comme dépréciation de la vie
Examinons maintenant un second sens du nihilisme compris selon la thèse « la vie ne
vaut rien ». Deleuze écrit ensuite : « La vie prend une valeur de néant pour autant qu'on la
nie, qu'on la déprécie. » Ce n'est plus le nihilisme neutre, c'est le nihilisme comme
dépréciation de la vie.
Pour Deleuze, celui qui affirme « la vie ne vaut rien » ne fait pas un simple constat sur
l'essence « absurde » de la vie. Pour lui, le nihilisme est une manière de « nier la vie, de
la déprécier ». Il s'agit d'une forme de mépris ou de haine contre la vie. Le nihilisme
prononce un jugement de valeur contre la vie : « la vie est mauvaise », à la limite, « toute
vie mériterait de disparaître ». Pour Deleuze, la vie possède clairement une valeur
intrinsèque, objective, une valeur supérieure à toute autre, de laquelle toute autre valeur
dérive. L'axiome dissimulé de toute son argumentation est le jugement de valeur suivant :
« la vie est bonne », ou pour être plus précis, « aucune négativité n'est réelle ». Pour
Deleuze la valeur de la vie ne peut être remise en doute, toute forme de pensée qui plaque
un sens négatif sur la vie est totalement erronée.
Deleuze ajoute ensuite : « La dépréciation suppose toujours une fiction : c'est par fiction
qu'on fausse et qu'on déprécie, c'est par fiction qu'on oppose quelque chose à la vie. »
Quelles fictions? « L'idée d'un autre monde, l'idée d'un monde suprasensible sous toutes
ses formes (Dieu, l'essence, le bien, le vrai). » Dire « la vie ne vaut rien » n'est possible
que si on compare la vie avec un monde fictif, c'est toujours penser : « la vie ne vaut rien
parce qu'elle ne correspond pas à ce que je crois que la vie devrait être ». Pourquoi la vie
nous apparaît vide de valeur? Parce qu'elle nous apparaît décevante en comparaison avec
un idéal fictif. À ce moment, l'être humain ressent l'existence comme injuste, mauvaise,
insupportable, et la souffrance en particulier est vécue comme quelque chose qui « ne
devrait pas être ». Voilà le nihilisme selon Deleuze : haïr la vie parce qu’elle n’est pas à
la hauteur de nos attentes. Plus précisément, ce serait de considérer que la souffrance est
une raison de disqualifier la vie : la vie ne devrait pas être souffrante. Mais on ne peut
former ce jugement que par comparaison avec un monde sans souffrance fictif.
Reprenons le « nihilisme neutre » de tout à l'heure. Chez Deleuze, la vérité n'est pas le
nihilisme comme absence de sens. L'absence de sens est fictive, illusoire, autant que les
anciens sens donnés à la vie. Ne plus croire en un sens transcendant est encore une autre
façon de déprécier la vie, selon Deleuze. C'est de supposer que si le sens fictif disparaît, il
laissera derrière lui un vide qui sera toujours ressenti comme une catastrophe, une
horreur, un immense « à quoi bon vivre? » dans un monde sans vie éternelle, sans Dieu.
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Cette vision de la vie est encore fictive, liée à la nostalgie d’un monde passé où
l'existence avait un sens transcendant. C'est encore du nihilisme : on déteste cette
existence vide de sens. Le nihiliste est déçu de cette disparition mais incapable de cesser
d’en être nostalgique.
Selon Deleuze, ne pas déprécier la vie serait d’accepter que la vie possède une valeur
suprême et un sens immanent : rien ne manque. Le nihilisme nie cette valeur et doit donc
être combattu. Deleuze en fait l'objectif central de sa philosophie : vaincre le nihilisme, le
dépasser. Cesser de haïr la vie, l'aimer - malgré toute la souffrance qu'elle contient.
2. Définition du concept de « vie » : le devenir
Un élément doit être clarifié : pour Deleuze, la vie est la valeur supérieure, mais qu'est-ce
que la « vie »? Est-ce la vie au sens du vécu individuel? La vie au sens scientifique, les
êtres biologiques, les êtres vivants? Chez Deleuze, tout cela est englobé dans le terme «
vie ». On pourrait dire que « vie » chez lui joue le rôle du réel, de l'être. C'est un concept
ontologique.
Pour définir la vie, Deleuze se réfère à un certain nombre de concepts : le devenir, le
multiple, le chaos, le hasard, le tragique. Le plus important : la différence. Son ouvrage
Différence et répétition décrit la vie comme « l'éternelle répétition de la différence ». La
seule identité est la différence, la seule chose qui puisse se répéter est la répétition ellemême, autrement dit rien ne peut jamais se répéter, il n’y a rien d’identique. Manière
complexe de dire quelque chose de simple : il n'y a rien de stable, il n'y a que le devenir.
La vie, c'est l'impossibilité de la stabilité, c'est le changement, le mouvement, la
métamorphose incessante, etc.
On peut maintenant préciser ce que serait le nihilisme selon Deleuze : nier la valeur de la
vie signifie donner une valeur de néant au devenir, au multiple, au chaos, à la différence,
etc. Haïr la vie, c'est surtout haïr le devenir. Le nihilisme, c'est toute forme de pensée qui
accorde une priorité logique et surtout une valeur supérieure aux concepts opposés au
devenir : l'être, l'un, l'ordre, la nécessité, l'identité, le « Même », la permanence,
l'éternité. Cet ensemble de concepts sont regroupés sous le terme de « pensée de
l’identité » ou platonisme, chez Deleuze. Ces concepts sont illusoires, fictifs, ne «
correspondent » pas au réel. Deleuze conçoit sa philosophie comme un combat contre la
« pensée de l'identité », contre le platonisme et le nihilisme : contre toute forme de
pensée qui nie le devenir, donc qui hait la vie.
3. La source du nihilisme : la pensée de l'identité
Nouvelle question : si la vie est le devenir, si c'est la vie est la valeur la plus élevée,
pourquoi les êtres humains sont-ils conduits à nier cette valeur, à se retourner contre la
vie? Ne sommes-nous pas des êtres vivants? Pourquoi sommes-nous des êtres qui
haïssent leur propre existence? Autrement dit : quelle est la source du nihilisme?
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Selon Deleuze, le platonisme ou pensée de l'identité n'est pas seulement une philosophie
particulière : cela décrit toute forme de pensée humaine. Nous sommes tous platoniciens
à notre insu. L'élément même de la pensée humaine est nihiliste : est dissimulée dans la
structure de notre psyché une aversion envers le devenir.
Les concepts de l'identité ne sont pas seulement inexacts, ils camouflent une haine de la
réalité. Notre pensée est toute entière structurée autour d'une évaluation inconsciente, non
volontaire : la stabilité vaut mieux que l'instabilité, le même vaut mieux que le différent,
l'être vaut mieux que le devenir, etc. L'être humain est foncièrement nihiliste, c'est un être
opposé à la vie, parce qu'il tente sans arrêt de s'accrocher à l'inverse fictif de la vie : il
recherche la stabilité, le même, l'identique. Or, cela ne peut pas exister!
L’être humain fait cela pour une raison : il rêve d'échapper au devenir, parce que le
devenir est la source de toute souffrance. L'être humain aspire au bonheur, et forme une
idée du bonheur comme état stable, permanent. Le devenir détruit donc toute possibilité
de bonheur durable : pas étonnant qu’il nous répugne tant!
On pourrait également placer la source du nihilisme dans le langage : nous sommes des
êtres de langage, notre pensée se meut dans l'élément d'un langage lui-même formé
d'entités fixes : les mots, qui représentent des idées.
Dans ce sens, cela peut sembler désespéré : l'être humain ne peut penser sans concepts,
sans « identités fixes », il est donc coincé dans le nihilisme. Sa manière de penser et donc
sa manière de vivre ira toujours « contre la vie », il est un être condamné à détester sa
propre existence, à maudire le destin, à se rebeller contre la souffrance, à rêver d'un
monde sans changement, stable et éternel. Monde qui ne peut qu’être illusoire.
4. Le dépassement du nihilisme
4.1 Deleuze
La question du dépassement du nihilisme, dans le cas de Deleuze, ne serait pas « est-ce
possible de vivre dans l'absence de sens et de valeur ». Il ne croit pas que le monde soit
dépourvu de sens et de valeur, au contraire pour lui la vie est la valeur supérieure. Le
dépassement du nihilisme serait plutôt poser la question suivante : « est-ce possible de
modifier notre manière de penser et de vivre, pour qu'ils correspondent au « flux du réel
», au réel tel qu'il est, c'est-à-dire, au devenir? » Est-ce possible de se libérer de la pensée
de l'identité, de la nostalgie de l'un, de l'aspiration à la stabilité, cesser de rêver à un
monde illusoire et pleinement embrasser le devenir? Est-ce possible d'aimer la vie?
C'est dans cette direction que Deleuze interprète le concept nietzschéen de surhomme. Le
surhomme serait celui qui a cessé de penser en termes d'identités, celui qui arrive à
pleinement aimer le monde tel qu'il est, en tant que devenir. Ce n'est pas un « homme »,
puisque tout humain connu jusqu'à maintenant n'a jamais réussi à échapper à ce type de
pensée. L'histoire humaine au grand complet serait nihiliste.
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Le surhomme n'existe pas encore. La transmutation des valeurs nietzschéenne, selon lui,
ce ne serait pas simplement de renverser les valeurs supérieures, ou d'en créer de
nouvelles, mais d'abord de changer « l'élément », d'où dérivent « la valeur des valeur ».
Autrement dit, penser d'abord et avant tout dans l'élément du devenir, plutôt que dans
l'élément de l'identité. Cela suggère qu'il faudrait cesser de penser à l'aide de concepts.
Deleuze ne donne pas de mode d'emploi pour y parvenir et on peut rester sur notre faim
après la lecture de son œuvre. Il semble créer un nouvel idéal sans nous dire comment
l'atteindre : celui de l'homme libéré du concept, qui jamais ne ressentirait plus la vie
comme souffrante ou mauvaise, enfin capable d'embrasser le devenir et d'aimer la vie.
Son dépassement du nihilisme n'est que suggéré.
4.2 Le bouddhisme
Une voie possible pour dépasser le nihilisme ne se trouve pas dans la philosophie, mais
dans une pratique comme le bouddhisme, plus précisément dans le zen. Je vais esquisser
ici quelques pistes d'un véritable dépassement du nihilisme au sens deleuzien.
Pourquoi est-ce si nécessaire d’échapper à la pensée de l'identité? Est-ce seulement un
désir de penser d'une manière qui correspond au réel en tant que devenir, comme Deleuze
semble le suggérer? Quel impact cela peut avoir pour notre vie concrète?
Une manière de voir la nécessité d'un dépassement du nihilisme serait ceci : la pensée de
l'identité est responsable de la souffrance humaine. Non pas la douleur physique, mais de
la souffrance psychologique de l'être humain, son mal-être profond. Nous sommes
malheureux parce que nous pensons mal. Nous retrouvons cette idée dans le bouddhisme
également.
La première vérité du bouddhisme, est souvent traduite par « l'existence, c'est la
souffrance ». Mais quand on fouille quelques sources plus avancées sur le sujet, on
retrouve ceci : « l'existence, c'est dukkha : l'insatisfaction ». Premier constat sur l'être
humain : il vit dans l'insatisfaction, dans le manque, dans une forme de séparation depuis sa naissance, il est arraché à la matrice, il est perdu, à la dérive. Derrière nos petits
bonheurs de façade se cache une très profonde insatisfaction. Quelque chose nous déplaît
dans la vie, elle ne nous satisfait pas, il manque quelque chose. L'être humain est celui
qui n'est pas à l'aise dans le monde. Il n'est pas satisfait.
Quelle est la cause de cette insatisfaction? Il s'agit de la seconde vérité du bouddhisme, le
diagnostic du bouddha : on le traduit traditionnellement par « la cause de la souffrance est
le désir », « l'attachement » ou « l'avidité ». C'est une sorte de « soif », de « besoin
insatiable ». Mais ce n'est pas assez précis. La cause de l'insatisfaction, c'est que l'être
humain cherche à combler son manque en s'attachant à quelque chose qu’il espère stable.
L'être humain est celui qui se dit « je serais heureux, si seulement je possédais cette chose
(peu importe ce que c’est), et si seulement je pouvais la garder ». L'être humain tente de
trouver une forme de stabilité, de permanence, d'identité qui fera disparaître enfin le
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manque. Il cherche cette stabilité dans la pensée. La source de la souffrance humaine,
c'est l'attachement - non pas tant aux choses, mais à nos pensées.
Le bouddhisme identifie aussi la structure la plus forte que forme un être humain pour
tenter de remédier au manque et atteindre une stabilité : c'est l'ego. C'est le « moi ».
L'attachement le plus fort, ce n'est pas un attachement aux choses matérielles ou même au
gens qui nous sont proches. C'est l'attachement à « l'ego. » Et qu'est-ce que l'ego? Un
simple concept, rien de stable ou de réel.
La troisième vérité du bouddhisme, c'est qu'il existe une façon de se libérer de la
souffrance ou de l'insatisfaction. On traduit habituellement cela par « il faut cesser de
désirer » ou « il faut atteindre le détachement ». Cela donne tout de suite l'idée de
quelqu'un qui coupe tous ses liens avec le monde réel, qui devient un moine et qui s'isole.
Schopenhauer et Nietzsche comprenaient le bouddhisme comme « négation du vouloir
vivre », Schopenhauer pour le célébrer et Nietzsche pour le condamner comme haine de
la vie. Mais ce n'est pas une interprétation exacte. La voie de la libération de la
souffrance, dans le bouddhisme, est de prendre conscience qu'il n'existe aucune entité
fixe, que nos idées n'ont aucune réalité intrinsèque - et surtout, que l'ego n'existe pas.
On parle dans le bouddhisme de « vacuité ». Cette idée terrifie certains : on a longtemps
cru que le bouddhisme affirmait que l'existence est « vide ». Au dix-neuvième siècle on
confondait le bouddhisme avec une « religion du néant », on l’accusait de nihilisme. Mais
ce n'est pas cela du tout : d'après la littérature bouddhiste, la vacuité signifie plutôt « vide
d'existence intrinsèque ou indépendante ». Tout simplement : il n'existe aucune entité
fixe, séparée des autres, en ce monde. Il existe une interdépendance fondamentale entre
les êtres. Le monde n'est pas une collection d'objets stables, séparés par des frontières
nettes et précises. Le monde n'est pas comme les mots ou les idées semblent le suggérer.
Le réel est l'interpénétration de tous les êtres. Cette idée n'a rien de strictement spirituelle
: elle correspond à ce qu'on peut trouver en science, en physique par exemple. Un être
humain n'est pas un système fermé mais un système en interaction constante avec le
milieu extérieur. Pourtant nous pensons autrement : je suis « moi » et je reste « le même »
dans le temps, ce qui est en dehors de moi, ce n'est pas « moi ». Pourtant, ce mode de
pensée est illusoire. Il n'y a pas d'étants, il n'y a que le devenir - c'est exactement la thèse
de Deleuze.
La quatrième vérité du bouddhisme est celle-ci : la voie de la libération de la souffrance
est de suivre le sentier octuple, une façon de vivre proposée par le bouddha. Dans des
versions plus minimales comme le zen, il ne faut pas passer par la pensée, mais plutôt par
une pratique : zazen, une forme de méditation assise qui consiste à apprendre à ne pas
accorder d'importance à nos pensées et à les laisser dériver au fur et à mesure qu'elles
naissent. Les pensées aussi sont en devenir : elles naissent, elles passent, elles meurent.
Le non-attachement, c'est apprendre à les laisser dériver et disparaître sans s'y agripper de
toutes nos forces comme nous le faisons habituellement.
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Ce que le bouddhisme vise, c'est de d'atteindre l'état où la séparation entre le moi (l'ego)
et le monde extérieur se dissipe complètement : c'est de dissoudre l'ego. C'est ce qu'ils
appellent l'éveil (Bouddha veut dire « l'éveillé »). Selon les bouddhistes, cela arrive dans
un instant où subitement, nous apparaît une révélation sur la nature de la réalité : c'est ce
qu'ils appellent satori ou kenshô. Il ne s'agit pas d'une pensée mais d'une expérience. Pour
utiliser un terme dans sens absolument non-péjoratif, technique : il s'agit d'une expérience
mystique. L'expérience de la non-réalité de l'ego, ou expérience de la non-séparation avec
le réel. Une telle expérience ne peut pas durer, mais peut influencer notre vie et nous faire
comprendre que la majorité du temps, nous sommes l’esclave de nos pensées. Plus
simplement, notre vie s'améliore lorsque nous cessons de croire en la réalité de nos
propres pensées et en notre séparation avec l’univers en dehors du « moi » : moins de
souffrance, plus de place pour la compassion.
Ce que le bouddhisme propose, ce n'est pas de cesser de penser à l'aide de concepts; cela
ne serait impossible sans cesser d'être humain. Il n'est pas nécessaire de devenir un
surhomme, de changer entièrement l'élément de notre pensée, de le renverser comme
Deleuze le voudrait.
Pour se libérer de la souffrance ou de la haine de la vie, il suffirait de cesser de croire que
les entités fixes de la pensée sont réelles ou en tout cas, d'y croire moins fort, d'y être
moins attaché. C'est cesser de confondre la pensée et la réalité. La réalité échappe
totalement aux concepts. La croyance la plus profondément enracinée en nous est la
croyance en la réalité de nos pensées, et surtout en la permanence des entités qui
composent notre vie, le « moi » d'abord et avant tout. Cette croyance nous fait du mal
parce qu'elle est sans arrêt mise à l'épreuve par le réel : rien ne peut demeurer aussi stable
que nous le désirons. C'est de là que vient toutes nos souffrances, et justement cette
tendance à déprécier la vie, à la haïr parce qu'elle nous fait tant souffrir, cette tendance à
espérer un monde enfin stable et satisfaisant qui pourtant ne peut jamais exister. Il ne
s'agit pas du tout de couper tout lien autour de nous, mais de ne cesser de croire que tout
est permanent. C'est vivre dans l'impermanence (le terme bouddhiste pour devenir). Alors
seulement pourrons-nous aimer la vie telle qu'elle est et vaincre le nihilisme.
5. Conclusion
Pour conclure : selon Deleuze, si le nihilisme est la haine de la vie, la haine du devenir,
causée par la dépendance à la pensée de l'identité, le dépassement du nihilisme serait de
modifier l'élément même de nos pensées pour peut-être enfin réussir à aimer l'existence
telle qu'elle est, souffrance y compris. Ce serait penser et vivre autrement, en phase avec
un monde en devenir. Pourtant Deleuze ne montre pas comment y arriver. Nous ne
sommes pas des surhommes, nous ne sommes qu'humains, trop humains.
Par contre ce que le bouddhisme propose se rapproche peut-être davantage du premier
sens du mot nihilisme, le nihilisme neutre (la simple absence de sens transcendant à la
vie) : une tentative de vivre dans la séparation sans inventer de nouveau sens ou de
nouvelles valeurs stables. Autrement dit, une tentative de rendre l'absence de sens stable
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véritablement neutre, que cette absence ne soit plus ressentie comme un manque, une
séparation douloureuse, une absence de valeur. Selon le bouddhisme, la séparation est de
toute manière fictive, créée par notre croyance en nos propres pensées. Il s’agirait de se
détacher de l'espérance en un monde stable, de perdre cette envie de créer des arrièresmondes, de cesser de détester ce monde pour parce qu’il est impermanent, en devenir. Le
bouddhisme nous dit que le monde est parfait - ici et maintenant. Cela se rapproche
d'idées que Nietzsche mets de l'avant avec son concept d'Amor Fati.
« Ma formule pour ce qu'il y a de grand dans l'homme est amor fati : ne rien vouloir
d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas
se contenter de supporter l'inéluctable, et encore moins se le dissimuler - (...) - mais
l'aimer... »
(Nietzsche, Friedrich, Ecce Homo)
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