Jean-Philippe Morin – Automne 2011
© Le lab de philo – Collège Montmorency 2
débarrassés du sens illusoire (par exemple : rêver d'une après-vie éternelle), enfin nous
voilà dans la vérité : la vie est dépourvue de sens. Il faut regarder cette vérité en face.
L'être humain est sans attache, ne-hilum : détaché du sens, vivant de la séparation. Conçu
de cette façon, aucun dépassement du nihilisme n'est possible parce qu'il consisterait à
recréer un nouveau sens illusoire. L'être humain devrait apprendre à vivre avec le
nihilisme, dans l'errance, sans tenter de revenir à un état antérieur.
1.2 Le Nihilisme comme dépréciation de la vie
Examinons maintenant un second sens du nihilisme compris selon la thèse « la vie ne
vaut rien ». Deleuze écrit ensuite : « La vie prend une valeur de néant pour autant qu'on la
nie, qu'on la déprécie. » Ce n'est plus le nihilisme neutre, c'est le nihilisme comme
dépréciation de la vie.
Pour Deleuze, celui qui affirme « la vie ne vaut rien » ne fait pas un simple constat sur
l'essence « absurde » de la vie. Pour lui, le nihilisme est une manière de « nier la vie, de
la déprécier ». Il s'agit d'une forme de mépris ou de haine contre la vie. Le nihilisme
prononce un jugement de valeur contre la vie : « la vie est mauvaise », à la limite, « toute
vie mériterait de disparaître ». Pour Deleuze, la vie possède clairement une valeur
intrinsèque, objective, une valeur supérieure à toute autre, de laquelle toute autre valeur
dérive. L'axiome dissimulé de toute son argumentation est le jugement de valeur suivant :
« la vie est bonne », ou pour être plus précis, « aucune négativité n'est réelle ». Pour
Deleuze la valeur de la vie ne peut être remise en doute, toute forme de pensée qui plaque
un sens négatif sur la vie est totalement erronée.
Deleuze ajoute ensuite : « La dépréciation suppose toujours une fiction : c'est par fiction
qu'on fausse et qu'on déprécie, c'est par fiction qu'on oppose quelque chose à la vie. »
Quelles fictions? « L'idée d'un autre monde, l'idée d'un monde suprasensible sous toutes
ses formes (Dieu, l'essence, le bien, le vrai). » Dire « la vie ne vaut rien » n'est possible
que si on compare la vie avec un monde fictif, c'est toujours penser : « la vie ne vaut rien
parce qu'elle ne correspond pas à ce que je crois que la vie devrait être ». Pourquoi la vie
nous apparaît vide de valeur? Parce qu'elle nous apparaît décevante en comparaison avec
un idéal fictif. À ce moment, l'être humain ressent l'existence comme injuste, mauvaise,
insupportable, et la souffrance en particulier est vécue comme quelque chose qui « ne
devrait pas être ». Voilà le nihilisme selon Deleuze : haïr la vie parce qu’elle n’est pas à
la hauteur de nos attentes. Plus précisément, ce serait de considérer que la souffrance est
une raison de disqualifier la vie : la vie ne devrait pas être souffrante. Mais on ne peut
former ce jugement que par comparaison avec un monde sans souffrance fictif.
Reprenons le « nihilisme neutre » de tout à l'heure. Chez Deleuze, la vérité n'est pas le
nihilisme comme absence de sens. L'absence de sens est fictive, illusoire, autant que les
anciens sens donnés à la vie. Ne plus croire en un sens transcendant est encore une autre
façon de déprécier la vie, selon Deleuze. C'est de supposer que si le sens fictif disparaît, il
laissera derrière lui un vide qui sera toujours ressenti comme une catastrophe, une
horreur, un immense « à quoi bon vivre? » dans un monde sans vie éternelle, sans Dieu.