Mars-avril 2014 132
« Les eaux glacées du calcul égoïste »
Jean Vioulac*
LAquestion du nihilisme s’impose en philosophie dans les années
1880 avec Nietzsche, qui le définit comme « dévalorisation de
toutes les valeurs » : notre époque est alors comprise comme étape
terminale de ce processus, où il n’y a plus de valeur absolue, où
conséquemment tout se vaut pareillement, et où finalement plus rien
ne vaut. La valeur est pourtant aussi un concept économique, et
l’avènement du nihilisme est contemporain de cette révolution
économique totale qu’est la mise en place du dispositif capitaliste
de production. Aucune pensée du nihilisme ne peut donc se passer
d’une confrontation avec le seul philosophe à avoir pensé le capi-
talisme, à savoir Karl Marx.
Le concept de nihilisme n’intervient qu’une fois dans le Capital,
quand Marx définit la paupérisation comme processus par lequel le
prolétaire est « réduit à une position nihiliste1» : mais en vérité,
toute sa pensée peut être abordée à partir de cette question. Marx
inaugure en effet son itinéraire par un débat avec Hegel : à l’onto-
logie de provenance grecque qui définit l’être par l’universalité
abstraite du concept et voit dans les existences individuelles de
simples phénomènes de l’Idée absolue, Marx oppose une ontologie
des sujets incarnés vivant en communauté, dont les idées et théo-
ries ne sont jamais que des productions idéologiques. Marx
commence donc par une question ontologique fondamentale portant
sur la réalité et l’apparence, l’être et le néant : il conquiert sa
pensée propre en reprochant à l’idéalisme métaphysique une
* Enseignant en philosophie, il a récemment publié la Logique totalitaire, Paris, PUF, coll.
« Épiméthée », 2013.
1. Karl Marx, le Capital. Livre premier, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, p. 672.
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