Page 5/21 - Philippe Caubère - Les Enfants du Soleil - Film
Dès que Jean-Michel Ribes m’a donné son accord pour ma présence au Rond-Point, je lui ai parlé des
films. Le Roman d’un Acteur n’est pas seulement une pièce de théâtre aujourd’hui envolée, c’est aussi et
maintenant un film. Ce qui est marrant, c’est que c’était ma première idée. Après la Danse du Diable, je ne
pouvais supporter ni même imaginer l’idée de remonter seul sur la scène (comme quoi…), mais je ne
pouvais pour autant pas plus imaginer une pièce de théâtre “normale” avec trois murs, une porte et des
meubles… Bref, le cinéma était pour moi la seule issue possible. Après avoir improvisé pendant plusieurs
mois, comme je l’avais fait pour la Danse, j’en ai tiré un scénario. Et pendant plus d’un an, j’ai travaillé sur
ce projet avec une équipe de comédiens avec qui j’ai tourné un pré-film vidéo de trois quarts d’heure, j’ai
rencontré tous les producteurs de Paris, présenté deux fois et en vain l’avance sur recettes et puis… mon
camarade Jean-Pierre Tailhade, qui m’avait déja aidé à faire La Danse du Diable, après voir visionné mes
improvisations enregistrées sur vidéo ainsi que ce pré-film déja très avançé, m’a donné ce conseil : tu
devrais tout jouer. Là encore, j’ai plongé. Et complètement oublié ce projet cinématographique jusqu’à ce
que, sept ans plus tard, l’idée impérieuse de filmer les spectacles s’ impose à mon esprit. Voici ce que
j’écrivais pour la sortie au cinéma Max Linder du premier d’entre eux : Les Enfants du Soleil.
Les Enfants du Soleil de Philippe Caubère,
un film de Bernard Dartigues,
ou : on peut toujours rêver.
Voici donc qu’on remet Les Enfants du Soleil sur la table. Pour la troisième fois. La première fois,
c’était en 88, date de la création à Hébertot ; je m’en souviens encore : quel bonheur ! La deuxième, en 93
à Toulouse, parce que ça devenait le premier épisode de ce Roman d’un Acteur que j’allais essayer de jouer
dans son intégralité pour la première fois. Quelle horreur ! Non pas le spectacle bien sûr, mais le remords
atroce de m’être laissé entraîner par moi-même dans une aventure impossible : onze spectacles différents,
de trois heures chacun ; un récit de 33 heures, autobiographique qui plus est, c’est-à-dire ma jeunesse à
revivre en public, sans autre manière que celles de la farce et de la comédie… Le festival d’Avignon en
perspective. M’être engagé à faire ça en plein air, avec le vent, la pluie, le monde… Les tournées derrière…
Rien que d’y repenser, j’en ai froid dans le dos. Il est vrai que j’avais créé et joué ces spectacles
successivement pendant six ans, mais quand même. Les acteurs savent bien ce que c’est : la mémoire, tout
ça… On est pas des machines, un rien nous déstabilise. Et là, c’était tout qui changeait tout le temps,
chaque spectacle qu’il fallait reprendre à zéro pour ne le jouer qu’une fois, et qui devait être la bonne.
Putain : l’enfer ! Il me semble que je parle de la guerre quand j’évoque ça ; ça me fait rire nerveusement ;
ou que je suis déja mort et que je raconte ce que j’aurais fait sur la terre. Non, sans blague, ç’eût été
dommage qu’il n’en restât rien.
Deux ans après avoir quitté le Théatre du Soleil, alors que j’avais déja réalisé et joué mon premier
spectacle La Danse du Diable, je ne parvenais pas à supporter l’idée que tout ce que j’avais vécu dans cette
troupe allait disparaître dans le grand trou de l’oubli. Que jamais personne ne saurait rien, ni ne pourrait
jamais profiter de ces années tout de même assez extraordinaires, de ces rencontres et de ces événements
uniques auxquels, par chance, j’avais été mêlé. Si bien que j’ai passé sept ans de ma vie, de 86 à 94, à ne
raconter que cela, à ne jouer que cela, à ne vivre que pour cela. À me coincer en quelque sorte dans cette
époque, comme pour ne plus la quitter. Jusqu’à m’en rendre malade. Quoiqu’on ait pu en penser ou qu’on
en pense encore, je m’en fous : la nostalgie est le ferment de l’amour, le fumier de l’âme et le moteur de la