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LE POINT le 24 novembre 1986
Philippe Caubère
en solitaire
e lundi, casting d’enfer : Sartre, de Gaulle,
Hallyday et quelques autres sont en scène.
Que font-elles là, ces grandes vedettes mortes
ou vives ? Elles jouent la comédie, avec un
tout jeune homme prénommé Ferdinand. Ferdinand
déborde d’activité : il doit recevoir ses invités, aller
au concert, prendre une forteresse d’assaut,
descendre un fleuve en crue… Heureusement qu’il
a du monde pour l’aider — sa mère, Mme Colomer,
qui fait le ménage, ses copains et ses idoles — et
qu’il dispose des moyens d’une superproduction
hollywoodienne. Ferdinand, c’est Philippe Caubère,
seul sur la scène vide du Théâtre des Arts-Hébertot.
Mardi et mercredi, changement de programme :
Ferdinand fait l’acteur. Fraîchement engagé par le
prestigieux Théâtre du Soleil, il s’essaie au difficile
apprentissage de la création collective. Se mêle peu
exact, mais insuffisant. Un comédien fou de
théâtre jouant Molière, c’est un peu comme
un chrétien mystique qui jouerait le Christ. Et
Caubère est, de longtemps, un fou de théâtre.
Au moins depuis cet été 1968 où, mêlée aux
effluves d’un joli mai tout proche, il a connu
l’ivresse dans la cour du Palais des papes, à
Avignon. Il monte avec des copains ses
premières pièces, parvient en 1971 à se faire
remarquer, puis adopter par Ariane
Mnouchkine, dont le 1789 fait courir Paris à
la Cartoucherie. Avec elle, avec la troupe du
Théâtre du Soleil, il participera aux aventures
de 1793, de la reprise de 1789, de L’âge d’or.
Une ascèse, un pandémonium. Sept ans.
D’autres, qui lui ressemblent, sont au même
moment partis vers Katmandou ; lui est allé
dans le bois de Vincennes, beaucoup,
beaucoup plus loin.
Après les pièces, après le film, l’envie de
voler de ses propres ailes le prend : une
première mise en scène, dans l’ombre du
Soleil (Dom Juan, en 1977), et il part. Il
s’arrache plutôt. Via la Belgique il se
retrouve à Avignon, jouant Lorenzaccio. La
à peu à la troupe qui s’échine à monter un nouveau
spectacle, L’âge d’or, sous la férule de sa grande
prêtresse,
démiurge
et
marâtre :
Ariane
Mnouchkine — qui donne son prénom à la pièce et
aux deux soirées. Ariane, et toute la bande de
comédiens de la Cartoucherie de Vincennes — et
Dieu soi-même, venu en voisin — c’est Philippe
Caubère, seul sur la scène vide.
Les autres jours de la semaine, on prend les
mêmes et on recommence.
On dit, pour présenter Philippe Caubère, 37 ans,
qu’il était l’interprète principal de Molière, le film
d’Ariane Mnouchkine. Ce qui est rigoureusement
boucle est bouclée, le cycle accompli, il est
dans le costume de Gérard Philipe, au beau
milieu de la cour d’honneur du Palais des
papes où est né son rêve… il plane.
Lorenzaccio est un flop sanglant. Stop.
Et naissance du grand projet : raconter sa
propre histoire, la trajectoire d’un jeune
comédien de ces années-là. Pour que
l’histoire soit complète, pour que la cure soit
efficace, il faut commencer dès l’enfance. Ce
sera La danse du diable. Deux ans
d’improvisations et de recherches, sous l’œil
de Jean-Pierre Tailhade et de Clémence
Les one-man-show
d’un ancien enfant de troupe.
L
Massart, eux aussi anciens du Soleil.
Bruxelles, Avignon, Ivry, Paris enfin
découvrent ce type qui joue vingt rôles à la
fois, qui émeut, qui séduit, et, surtout, qui fait
rire. Tous les soirs, pendant trois mois de
1982, le vénérable Edouard-VII résonne de
tornades d’hilarité.
La suite, il tentera vainement de la raconter
au moyen d’un film : la Commission d’avance
sur recettes lui refuse les moyens de
transposer à l’écran les heurs et malheurs de la
Cartoucherie. Retour à la scène : voici Ariane
ou l’âge d’or, première et deuxième parties.
Un règlement de comptes ? Oui. Une
déclaration d’amour ? Oui aussi. Et encore
“ Le moyen de montrer que la création, c’est
inquiétant,
c’est
dangereux,
c’est
magnifiqu ”, dit-il. Il ne dit pas “ faire rire,
aussi ”, mais ça va de soi.
Au repos dans sa loge du Théâtre des
Arts-Hébertot, où trône une photo de Chaplin,
Philippe Caubère a le visage neutre, un peu
rond, un peu mou. Lui qui, sur scène, est
Ariane, prométhéenne et hystéro, Henri
l’aristocrate qui coupe des allumettes, Bruno
relégué
aux
cuisines,
Violaine
la
souffre-douleur, et tant d’autres, et Ferdinand,
semble non pas méconnaissable, mais anodin.
Certains grands, De Niro par exemple,
donnent la même impression. Caubère parle
de son amour sans copinage avec
Mnouchkine, de son envie d’ajouter deux
épisodes pour terminer le récit, de son désir
d’un Roméo et Juliette, de son besoin de
réapprendre à jouer avec d’autres, de son envie inassouvie de cinéma : “ Le théâtre et le
cinéma, c’est pareil. Molière et Chaplin, c’est
pareil. ”
Revoilà Molière. Il n’était jamais loin.
Philippe Caubère avait passé un an et demi en
son intime compagnie pour les besoins du
film : une liaison pareille laisse des traces.
Molière l’auteur, bien sûr, mais aussi l’acteur,
le directeur de troupe, l’animateur d’une salle.
Molière ou le théâtre fait homme. Caubère
voulait une troupe et n’avait pas les moyens
de l’entretenir ? Il est une troupe à lui seul. Il
aime avoir son théâtre, habiter un lieu, fixer
lui-même le prix des places, organiser
l’accueil du public ? Il prend, pour trois mois,
la direction d’Hébertot, quitte à s’endetter
jusqu’aux yeux, puisqu’on lui refuse toute
subvention.
Pari gagné : la salle est comble chaque soir,
il pourra rembourser le 1,2 million de francs
investi, avant de partir en tournée essayer de
gagner l’argent du film qui lui tient toujours à
cœur. Et, surtout, plus que jamais héritier du
grand Jean-Baptiste, il sait les mots et les
gestes qui font rire ses contemporains de leurs
propres travers. Bouffon virtuose au cœur
gros comme ça, libre et les yeux bien
ouverts… comme Molière.
JEAN-MICHEL FRODON
Philippe Caubère – les Pièces – Jours de Colère – Le Point– page 1/1
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