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A LA LUMIERE DES
MATHEMATIQUES ET
A L’OMBRE DE LA PHILOSOPHIE
Collection Musique/Sciences
dirigée par Jean-Michel Bardez & Moreno Andreatta
La collection Musique/Sciences contribue à la mise en perspective des rapports entre
deux types de pensée qui ont entretenu des liens étroits depuis l’Antiquité : la pensée
musicale et la pensée scientifique. Le quadrivium souvent cité (qui regroupait musique,
astronomie, géométrie et arithmétique) nous rappelle simplement qu’à une époque imprégnée de souffle divin il n’était pas inquiétant de concevoir ces deux pensées comme
jumelles. Au cours du XXe siècle, musique et science ont développé de nouvelles articulations, particulièrement en établissant des relations profondes avec les mathématiques
et en ouvrant progressivement la recherche musicale à l’utilisation de l’informatique. La
modélisation, dans ses aspects à la fois théoriques, analytiques et compositionnels, est,
plus que jamais, au cœur d’une réflexion musicologique générale riche d’implications philosophiques qui viennent irriguer les savoirs musicaux et scientifiques. On n’amoindrit
pas le plaisir de l’écoute lorsqu’elle est plus active, plus consciente de certains aspects
générateurs — bien au contraire.
Cette collection pluridisciplinaire proposera des ouvrages aussi bien en français et en
anglais qu’en édition bilingue ou en plusieurs langues.
Déjà parus
• Gérard Assayag, François Nicolas, Guerino Mazzola (dir.), Penser la musique avec les
mathématiques ?
• André Riotte, Marcel Mesnage, Formalismes et modèles musicaux, 2 vol.
• Carlos Agon, Gérard Assayag, Jean Bresson (eds), The OM Composer’s Book, vol. I
• Franck Jedrzejewski, Mathematical Theory of Music
• Moreno Andreatta, Jean-Michel Bardez, John Rahn (dir.), Autour de la Set Theory.
Rencontre musicologique franco-américaine
• Moreno Andreatta, Jean-Michel Bardez, John Rahn (eds), Around Set Theory. A French/
American Musicological Meeting
• Jean Bresson, Carlos Agon, Gérard Assayag (eds), The OM Composer’s Book, vol. II
• Guerino Mazzola, La vérité du beau dans la musique
• Emmanuelle Rix, Marcel Formosa (dir)., Vers une sémiotique générale du temps dans les
arts
• Gérard Assayag, Andrew Gerzso (eds)., New Computational Paradigms for Computer
Music
• Rozalie Hirs, Bob Gilmore (eds), Contemporary compositional techniques and OpenMusic,
The OM Book Series
A LA LUMIERE DES MATHEMATIQUES
ET A L’OMBRE DE LA PHILOSOPHIE
Dix ans de séminaire mamuphi
« Mathématiques, musique et philosophie »
Ouvrage réalisé sous la direction de
Moreno Andreatta, François Nicolas et Charles Alunni
Collection Musique/Sciences
Directeurs de la collection
Jean-Michel Bardez et Moreno Andreatta
Comité éditorial de la collection
Carlos Agon, Ircam/CNRS/UPMC, Paris
Gérard Assayag, Ircam/CNRS/UPMC, Paris
Marc Chemillier, École des hautes études en sciences sociales, Paris
Ian Cross, université de Cambridge
Philippe Depalle, université de McGill, Montréal
Xavier Hascher, université de Strasbourg
Alain Poirier, Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon
Miller Puckette, université de Californie, San Diego
Hugues Vinet, Ircam/CNRS/UPMC, Paris
Communication et éditions
Claire Marquet
Coordination éditoriale et mise en page
Moreno Andreatta
Conception couverture
BelleVille
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays.
Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 n’autorise, aux termes de l’article L. 122-5, 2e
et 3e a), d’une part, « que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage du copiste et non
destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, « que les analyses et les courtes citations dans
un but d’exemple et d’illustration ». « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite
sans le consentement de l’auteur ou ayant cause, est illicite » (article L.122-4). Cette représentation
ou reproduction par quelque procédé que ce soit constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les
articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
ISBN 978-2-7521-0139-6
c 2012 by Editions DELATOUR FRANCE/Ircam-Centre Pompidou
�
www.editions-delatour.com
www.ircam.fr
Table des matières
Préface
Moreno Andreatta, François Nicolas et Charles Alunni . . . . . . . . . . . . . .
vii
OUVERTURE
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
(Petit bilan d’une décennie mamuphi 2001-2011)
François Nicolas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3
RAISONANCES MAMUPHIQUES
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine :
la filiation Babbitt/Lewin
Moreno Andreatta . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
51
La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109.
Une nouvelle approche analytique utilisant le lemme de Yoneda
Guerino Mazzola et Joomi Park . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
75
Des sons et des quanta
Thierry Paul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
85
Autour du tempérament
Description d’un tempérament égal non classique
Yves Hellegouarch . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
97
Quelques remarques sur les tempéraments
Franck Jedrzejewski . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
A LA LUMIERE DES MATHEMATIQUES
Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique
et l’art des conjectures
Yves André . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ?
Pierre Lochak . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
vii
Autour de la pensée catégorielle
Modélisation qualitative catégoricienne : modèles, signes et formes
René Guitart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
Du vieux et du neuf sur les allégories
Jean Bénabou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
Francis Borceux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
Attractions borroméennes. De la connectivité aux temporalités
Stéphane Dugowson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
A L’OMBRE DE LA PHILOSOPHIE
Le Lemme de Yoneda : enjeux pour une conjecture philosophique ?
(variations sous forme pro-lemmatique, mais en prose)
Charles Alunni . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195
La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique
aux yeux de la critique philosophique
Ralf Krömer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
L’intuition physico-mathématique.
L’expérience de (la) pensée chez Gilles Châtelet
Andrea Cavazzini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223
CODA
D’Alembert - Rameau - Rousseau (& Diderot) :
mamuphi au cœur des Lumières ?
Nancy Diguerher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
COMPTES RENDUS
Gérard Assayag, Guerino Mazzola, François Nicolas, Penser la musique avec
les mathématiques ?, Ircam/Delatour France, 2006
Xavier Hascher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267
Timothy Johnson, Foundations of Diatonic Theory. A Mathematically Based
Approach to Music Fundamentals, Key College Publishing, 2003
Julien Junod . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269
Guerino Mazzola, La vérité du beau dans la musique,
Ircam/Delatour France, 2007
Emmanuel Amiot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271
viii
Préface
« Mamuphi » : le nom d’un lieu singulier où mathématiques, musique et philosophie
viennent se frotter, s’entrechoquer, se pincer, se faire résonner comme si chacune de ces
disciplines devenait ici un instrument susceptible d’être frotté, frappé, pincé ou soufflé
par les deux autres. Ce lieu, suscité à l’Ircam en 1999 par des mathématiciens soucieux
de « logique musicale », progressivement stabilisé et diversifié autour d’un séminaire qui
se tient depuis dix ans à l’Ens (Ulm, Paris), voit collaborer musiciens et musicologues,
mathématiciens et philosophes.
À la lumière des mathématiques et à l’ombre de la philosophie voudrait présenter
un bouquet significatif des voix qui viennent s’y exposer. Autant de réflexions foisonnantes plutôt que convergentes : chacun y parle en son nom propre de son travail le
plus exigeant pour l’adresser à des gens d’une tout autre discipline. Certains usent de
la métaphore pour mieux se faire comprendre, d’autres de l’analogie ou de la fiction ;
certains théorisent, d’autres conjecturent ; quelques-uns laissent plutôt à leur auditoire le
soin de décider ce qui de leur propos pourra ou non raisonner ailleurs. Il ne s’agit pas ici à
proprement parler de synthèse, ou d’application, moins encore de mélanger les formes de
pensée. Il s’agit de rapprocher pour stimuler, de confronter pour distinguer, d’éprouver au
plus près l’écart irréductible qui relie en séparant mathématiques / musique / philosophie.
Afin d’aider le lecteur à mieux s’orienter dans l’espace conceptuel du séminaire mamuphi, nous avons choisi de partager les contributions en trois groupes thématiques.
À une première catégorie appartiennent les contributions proposant une réflexion sur
la musique (dans ses aspects théoriques, analytiques ou compositionnels) dans un rapport avec l’une des deux autres disciplines. La section s’ouvre avec une étude à la fois
historique et théorique sur la tradition américaine en matière d’approche transformationnelle (à partir des travaux de Milton Babbitt et David Lewin). D’un point de vue
philosophique, si la tradition américaine de la Set Theory est fortement influencée, dès
ses origines babbittiennes, par le positivisme logique, les approches transformationnelles
dépassent les frontières qui caractérisent la philosophie analytique et touchent à d’autres
orientations de pensée, plus proches de la phénoménologie husserlienne dans ses rapports
(problématiques) avec la démarche structurale.
On retrouve cette même tension entre démarche positivistico-logique et tradition
continentale dans la démarche transformationnelle qui caractérise la théorie mathématique de la musique de Guerino Mazzola. Sa contribution au présent recueil, écrite en
collaboration avec la compositrice Joomi Park, s’interroge sur la dimension créative chez
Beethoven à travers une analyse de l’op. 109 basée sur l’utilisation du Lemme de Yoneda.
Loin du formalisme catégoriel, et motivé par des considérations de physique théorique,
Thierry Paul aborde la question du rapport entre mathématique et musique à partir des
problèmes soulevés par la mécanique quantique. L’originalité du sujet, rarement abordé
dans l’études des relations entre mathématique et musique, tient au fait que la musique
y est prise comme point de départ illustrant certaines propriétés théoriques qui mettent
en jeu le formalisme mathématique de la mécanique quantique.
ix
Préface
On retrouve également cette perspective dans l’une des théories qui constitue un
point d’entrée traditionnel des rapports entre mathématique et musique, dans une tradition qui remonte à Pythagore mais qui arrive jusqu’à nos jours. Il s’agit de la théorie du
tempérament, une approche qui a rarement fait l’objet de discussion dans le séminaire
mamuphi mais qui mérite une place à part comme en témoignent les deux contributions
qui clôturent ce premier groupement thématique. À la proposition de Yves Hellegouarch
sur la nécessité d’envisager un nouveau tempérament pour rendre compte de certaines
relations tonales, en particulier dans des pièces de Ravel, fait contrepoint la note critique
de Franck Jedrzejewski, dans une sorte de parallèle qui offre un aperçu de la richesse
de ce domaine de recherche lorsque la réflexion théorique sur la musique ne tombe pas
dans le piège de la numérologie néo-pytagoricienne et s’appuie sur des outils algébriques
et des constructions formelles dont la portée pour la composition musicale n’a peut-être
pas encore été suffisamment explorée.
Un deuxième groupe de contributions se situent à la lumière de mathématiques dont
les enjeux dépassent largement leurs aspects techniques et touchent à des questions d’intellectualité contemporaine. Bien que leur rapport avec la musique reste dans la plupart
des cas conjectural, ces contributions dessinent un espace conceptuel qui pourrait nourrir
la réflexion théorique en musique dans les années à venir.
Cette section s’ouvre avec une contribution de Yves André, précisément sur la dimension conjecturale propre au travail mathématique. C’est un texte qui a été abondamment
commenté tout au long de ces années du séminaire mamuphi, en relation également avec
les sujets de mathématique contemporaine présentés et discutés par l’auteur dans son
« Ecole de mathématique pour musiciens et autres non-mathématiciens 1 ».
Dans une démarche similaire d’intellectualité mathématique s’inscrit la contribution
de Pierre Lochak qui, à partir de la question de la place des mathématiques dans l’histoire des idées, pose explicitement la question du rapport — ou plutôt du non rapport
— entre la philosophie analytique et la pensée mathématique contemporaine.
Plusieurs contributions, rassemblées dans une section thématique à part, se situent
résolument à la lumière de la démarche catégorielle, offrant ainsi un subtil contrepoint
aux contributions théoriques en musique qui s’appuient précisément, comme nous l’avons
précédemment souligné, sur le formalisme catégoriel.
La section s’ouvre avec une contribution de René Guitart discutant les aspects qualitatifs de la modélisation catégorielle. Si la modélisation renvoie naturellement au concept
de modèle et aux deux notions traditionnellement conflictuelles de « modèle scientifique »
et de « modèle de théorie (mathématique) », l’auteur montre qu’à travers la notion de
« fléchage » on arrive à établir des liens conceptuels entre ces deux univers, et ceci à la
lumière de la théorie des catégories et à l’ombre de la philosophie peircéenne.
D’autres outils catégoriels sont mobilisés par les deux contributions suivantes dont la
technicité pourrait probablement décourager le lecteur non-mathématicien. Nous l’invitons néanmoins à faire l’effort de saisir les idées qui dépassent les résultats techniques,
aussi bien dans le cas de la théorie des allégories, qui fait l’objet de la contribution de Jean
1. Le manuscrit de l’école se termine avec un épilogue consacré à l’orientation dans la pensée mathématique, version abrégée du texte publié dans le présent recueil. Pour plus d’informations, voir à
l’adresse : http://repmus.ircam.fr/mamux/ecole-mathematique/yves-andre
x
Moreno Andreatta, Francois Nicolas et Charles Alunni
Bénabou, que dans la théorie des jets, point de départ de l’article de Francis Borceaux
pour introduire au public « mamuphique » la théorie des infiniment petits de Lawvere
et Kock. Cette section se termine par une contribution de Stéphane Dugowson consacrée
à l’actualité de la notion de connexité dans une démarche à nouveau issue de la théorie
des catégories mais confrontée, cette fois, au problème des temporalités.
Une troisième et dernière section thématique du recueil rassemble les contributions
visant à revisiter philosophiquement les enjeux des rapports entre mathématiques et
musique. Deux apects, en particulier, constituent le point de départ de cette réflexion
philosophique : le Lemme de Yoneda et la dimension diagrammatico-gestuelle.
Le Lemme de Yoneda, dont on a souligné la rai sonance musicale, notamment dans la
théorie mathématique de la musique de Guerino Mazzola, permet à Charles Alunni de
reprendre la question posée par Yves André à l’ombre de la réflexion philosophique sur
l’orientation diagrammatique dans la pensée.
Ralf Krömer consacre une lecture originale des implications philosophiques du Lemme
de Yoneda, et — plus généralement — de la démarche catégorielle en théorie et analyse
musicales. Sa contribution critique vise à remettre en question l’utilisation même de la
théorie des catégories comme fondement des mathématiques (et, à fortiori, dans la démarche de Mazzola, de la théorie mathématique de la musique). Un deuxième aspect
qui a caractérisé la réflexion philosophique au cours des années du séminaire mamuphi
concerne l’aspect gestuel, en particulier lorsqu’il est couplé avec la dimension diagrammatique, comme c’est le cas de la démarche de Gilles Châtelet à laquelle Andrea Cavazzini
consacre une analyse approfondie.
Ce corpus de contributions est enchâssé entre une ouverture et une coda. François
Nicolas ouvre le volume par un examen à la fois synthétique et personnel des rapports
théoriques possibles entre mathématiques et musique. Il fibre ainsi l’activité décennale
de mamuphi selon trois grandes orientations, chacune attachée à la subjectivité propre
(musicenne, musicologique, mathématicienne) des intervenants concernés. En coda de
l’ouvrage, Nancy Diguerher interroge historiquement l’existence d’une orientation « mamuphique » à l’œuvre dans la pensée du siècle des Lumières sous forme de l’interlocution
mouvementée entre d’Alembert, Rameau et Rousseau. Ce faisant, cet achèvement du
volume vaut appel à examiner, dans l’histoire de l’humanité, quels autres moments mamuphi ont pu précéder celui dont ce livre témoigne.
En conclusion de ce recueil nous avons sollicité quelques collègues et amis pour des
notes de lecture d’ouvrages représentatifs des recherches en cours sur les rapports entre
mathématique et musique dans leurs aspects à la fois théoriques, analytiques et compositionnels. Il s’agit d’un aperçu sur une bibliographie désormais très riche qui caractérise
un domaine ayant connu, depuis une quinzaine d’années, un développement tout à fait
remarquable. La question autour de laquelle la première édition du séminaire mamuphi
avait tourné — à savoir la légitimité de « penser la musique avec les mathématiques » —,
s’accompagne désormais d’une panoplie d’outils conceptuels issus des mathématiques les
plus contemporaines pour jeter une lumière nouvelle sur un sujet dont les retombées
philosophiques restent, en grande partie, à explorer.
Moreno Andreatta, François Nicolas et Charles Alunni
Paris, juin 2012
xi
OUVERTURE
De trois manières de théoriser la
musique avec les mathématiques
(Petit bilan d’une décennie mamuphi 2001-2011)
François Nicolas
Compositeur, IRCAM / ENS (USR 3308) Cirphles
PRELUDE
De façon spontanée, le travail mamuphi 1 s’est focalisé autour de la question suivante :
comment théoriser la musique avec les mathématiques ?
Théorie/critique/esthétique
On peut considérer en effet qu’un « dire la musique » 2 se déploie spontanément selon
trois dimensions enchevêtrées : une critique évaluatrice des œuvres musicales, une théorie
du monde de la musique, une esthétique des rapports de la musique à son époque. Or, le
discours critique se rapporte spontanément aux autres arts et à la littérature (l’invention
de la critique musicale peut d’ailleurs être attribuée à Diderot), le discours théorique aux
sciences (c’est en priorité avec les sciences que le musicien discute ce que « théoriser »
1. On désigne sous ce nom générique l’ensemble des activités mathématiques-musique-philosophie
qui ont pris tournure à partir du Forum Diderot 1999 de la Société européenne de mathématique. Elles
se prolongent aujourd’hui sous forme d’un séminaire organisé à l’Ens en partenariat avec l’Ircam. On
trouvera trace précise de son point de départ dans deux ouvrages :
• Mathematics and Music. A Diderot mathematical Forum (Springer)
• Penser la musique avec les mathématiques ? Actes du séminaire mamuphi (Ircam-Delatour)
On trouvera en annexe une petite chronologie mamuphi et un relevé de ses sept dernières années
d’activité.
2. Dire la musique, c’est mettre des mots sur la musique, c’est réfléchir la pensée musicale dans
un medium qui lui est étranger : celui du langage. Dire la musique, c’est donc très précisément dire
un indicible. C’est ainsi réfuter pratiquement la fameuse conclusion du Tractatus de Wittgenstein :
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », et enfreindre son principe de « Ne rien dire que ce
qui se laisse dire » (6.53). Plus généralement, toute intellectualité (musicale, mathématique, politique,
architecturale, amoureuse, etc.), qui se déploie nécessairement contre le discours universitaire, se mesure
à cette exigence minimale : ce qui mérite d’être dit est l’impossible à dire, nullement ce qui se laisse dire et
se dit abondamment tous les jours (tout comme, pour Héraclite — fragment 66 —, ce qu’il faut espérer,
c’est l’inespérable, ou comme pour Lacan, l’important subjective-ment est d’« élever l’impuissance à
l’impossible »).
3
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
veut dire) et le discours esthétique à la philosophie (c’est d’elle que le musicien s’instruit
d’un Zeitgeist) 3 . C’est donc à bon titre que le rapport aux mathématiques, constitutif
de l’esprit mamuphi, a orienté le discours sur la musique vers sa dimension théorique.
Remarquons que la troisième composante de mamuphi — la philosophie — y intervient
en dernière position. Elle n’est donc pas immédiatement constitutive de son travail mais
y joue un rôle qu’on dira subordonné aux rapports envisagés entre musique et mathématiques : la philosophie intervient dans mamuphi comme éclairant à quelles conditions de
possibilité tel ou tel type de rapport entre mathématiques et musique s’avère soutenable.
Au total, on posera donc que la plate-forme constituant la subjectivité mamuphi — et
rendant raison d’échanges se prolongeant depuis plus de dix ans (1999-2011) par-delà
d’importants différends entre ses participants — tient au projet suivant :
« théoriser la musique avec les mathématiques en éclairant les conditions
philosophiques de possibilité d’un tel ‘avec’ ».
Trois manières
Ceci posé, l’histoire de mamuphi permet de clarifier trois manières sensiblement différentes de théoriser la musique avec les mathématiques, trois manières qui vont s’avérer
donner un sens sensiblement différent aux mêmes mots utilisés par tous : « la musique »,
« les mathématiques », « théoriser », « avec ». Pour aller ici au plus direct — dans
l’esprit bourbakiste d’un « fascicule de résultats » plutôt que du compte rendu d’une
genèse — je soutiendrai qu’on peut distinguer :
1. Une manière musicologique de théoriser la musique avec les mathématiques, manière qui prend la forme d’une application de théories mathématiques existantes
à la musique. Cette application, affaire d’ingénieur plutôt que de mathématicien,
trouve dans le positivisme logique sa philosophie spontanée et dans la music theory
américaine son emblème. Cette manière de théoriser la musique a des enjeux essentiellement musicologiques : elle vise à dégager en extériorité objectivante de
nouveaux savoirs sur la musique.
2. Une manière mathématicienne de théoriser la musique avec les mathématiques,
manière qui se matérialise comme formalisation mathématique de théories musicologiques 4 existantes et qu’on proposera ici de nommer mathématisation. Cette
mathématisation trouve dans le Journal of Mathematics & Music son emblème 5 .
Elle n’a pas a priori de philosophie spontanée spécifique 6 . Cette manière de théoriser la musique a des enjeux essentiellement mathématiques : elle vise, à partir d’un
examen mathématique de la musique, à dégager de nouveaux savoirs proprement
3. Pour plus de détails sur ces trois composantes de l’intellectualité musicale, voir mon cours 20042005 (Ens : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/) et mon livre Le monde-Musique (à paraı̂tre en quatre
volumes à partir de l’automne 2012 aux éditions Nessy).
4. Comme on y reviendra, elle peut aussi partir de théories musiciennes (plutôt que musicologiques)
mais elle tendra alors à les ressaisir en objectivant et extériorisant ses « résultats », en les détachant de
leur contexte et de leur subjectivité proprement musicienne, bref en les traitant comme s’il s’agissait là
de théories musicologiques.
5. Même si cette nouvelle revue traite aussi d’applications, ses véritables nouveautés et spécificités
tiennent aux mathématisations qu’elle seule présente.
6. ce qui n’est pas dire que tel ou tel protagoniste de ces mathématisations n’en a pas une, explicite
ou implicite. . .
4
François Nicolas
mathématiques, de nouveaux « objets » ou champs théoriques mathématiques,
bref, à approfondir la puissance ontologique propre des mathématiques.
3. Une manière enfin proprement musicienne de théoriser la musique avec les mathématiques, manière qui prend la forme d’une expérimentation inventant simultanément son modèle et sa formalisation. Cette expérimentation trouve sa philosophie
spontanée dans une généalogie française (de Bachelard à Badiou 7 ), et son emblème
dans la notion de rai sonances 8 (par commodité d’exposition, je l’illustrerai ici essentiellement de mes propres travaux 9 ). Cette manière de théoriser la musique a des
enjeux proprement musicaux : elle ne vise ni des savoirs exogènes sur la musique, ni
des développements mathématiques propres mais une meilleure compréhension, en
intériorité subjective, de la pensée musicale, disons une meilleure connaissance musicienne, tout particulièrement une meilleure compréhension musicienne des œuvres
musicales 10 . À ce titre, cette manière de procéder s’intègre à ce que j’appelle une
intellectualité musicale 11 .
Application musicologique, mathématisation mathématicienne, expérimentation musicienne, telles sont donc les trois manières de « théoriser la musique avec les mathématiques » mises au jour par le travail mamuphi.
Un troisième moment-mamuphi
Ces trois manières composent un faisceau tout à fait original — chaque manière
constitue d’ailleurs une invention de la fin du XXe siècle — qui configure un nouveau
moment-mamuphi — le troisième — après le moment Grec fondateur (VIe -IVe siècles
av. J.-C.) et le moment Classique (XVIIe -XVIIIe : de Descartes à la confrontation EulerRameau-Rousseau).
7. en passant par Cavaillès et Lautman.
8. Raisonance désigne les résonances entre raisons hétérogènes (ici entre raisons musicale et mathématique). Ce terme s’attache à des affinités musique-mathématiques plutôt qu’à des analogies, toujours
suspectes ici de se résorber en « mathémusique » (l’analogie, dangereuse entre disciplines hétérogènes,
est féconde à l’intérieur d’une discipline donnée : « En mathématique, toute analogie est une aubaine :
le chercheur n’a de cesse de la creuser jusqu’à sa disparition/absorption dans une théorie qui englobe
les théories jumelles. » Yves André).
9. Cette troisième manière n’est pas (encore ?) constituée en courant, si tant est qu’elle doive le faire
(je ne le pense pas). Peu de musiciens, il est vrai, s’intéressent de près aux mathématiques (Boulez
pas plus que d’autres, contrairement à un mythe tenace). Je décèle cependant des voisinages avec les
manières de théoriser pratiquées par des musiciens d’une tout autre génération que la mienne, et ce
par-delà d’intéressantes différences d’orientation en matière d’intellectualité musicale.
10. Il est constitutif de cette manière de théoriser que de distinguer les œuvres musicales des simples
pièces ou morceaux de musique : un musicien est toujours en charge d’évaluer musicalement ce qu’il joue,
écrit, écoute, a minima de distinguer entre « bonne » et « mauvaise » musique, plus profondément de
discerner les œuvres (et éventuellement chefs d’œuvre) dotés d’un projet propre, d’une stratégie ad hoc,
de généalogies assumées des simples morceaux de musique qui peuvent être techniquement bien ou mal
faits mais se tiennent à l’écart de tout véritable projet musical propre.
11. J’appelle « intellectualité musicale » le « dire la musique » du musicien pensif. L’intellectualité
musicale est née très précisément avec Rameau — un siècle avant la musicologie —, nouant ses trois composantes (théorie-critique-esthétique) à l’occasion de la Querelle des Bouffons et des exigences militantes
auxquelles elle a convoqué Rameau. . .
5
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Petite précision
Il s’agit ici de distinguer trois régimes de consistance théorique. Comme on va le voir,
les critères de validation de chaque manière de théoriser la musique ne seront pas les
mêmes, sans qu’existe une sorte de méta-disposition théorique qui subsumerait ces trois
régimes et permettrait de combiner sans hiatus leurs résultats. Ceci n’exclut cependant
pas que tel ou tel auteur puisse, au fil apparemment d’une même plume, alterner les
dispositions. Cette éventuelle pratique ne sera pas ici entendue comme une symbiose ou
un mixage (en général, la somme ou le produit de deux consistances correspond. . . à une
inconsistance) mais plutôt comme une attestation particulière de cette donnée à mon sens
bien établie qu’un même individu peut être successivement partie prenante de différents
processus subjectifs 12 . On se gardera donc de conclure de cette succession hétérogène à
une synthèse homogénéisante. . .
Cadre terminologique
Fixons d’abord un cadre terminologique de référence, susceptible d’embrasser la diversité des orientations mamuphi. Je l’emprunterai à cette partie de la logique mathématique
qui s’appelle « théorie des modèles » et dont on trouvera une ressaisie philosophique tout
à fait éclairante pour notre propos dans le livre d’Alain Badiou récemment réédité : Le
concept de modèle 13 .
Un diagramme général
L’idée générale est de mettre en rapport deux domaines de pensée hétérogènes et
disjoints (respectivement nommés « modèle » et « théorie », correspondant ici à la
musique et aux mathématiques) selon le schème suivant : Le modèle (ici la musique) est
constitué d’entités « A », « B », « C » et de valeurs de vérité attachées à chacune de
ces entités. Il n’a pas besoin d’être doté de relations entre ces entités, moins encore de
relations orientées (de flèches) si bien que le modèle ne saurait constituer à proprement
parler une catégorie, par défaut de morphismes. À chaque entité « A » du modèle, on
associe, par une « formalisation », une entité « x » du second domaine appelé « théorie »
(ici les mathématiques). Inversement, à chaque entité « z » de la théorie, on associe une
entité « E » du modèle par une « interprétation ». À la différence du modèle, le domaine
« théorie » est doté de la possibilité d’y déduire ; il connaı̂t donc des flèches (orientées)
du type x→y. À ce titre il est, sous certaines conditions supplémentaires, susceptible de
12. Un dividu peut parfaitement être tantôt mathématicien, tantôt militant, tantôt musicien, tantôt
amant. . .
13. Ce travail, exposé en 1968 (récemment réédité chez Fayard), préfigurait pour partie l’esprit mamuphi : il participait de ces « cours de philosophie pour scientifiques » qu’Althusser organisait en 1967
à l’Ens (voir Philosophie et philosophie spontanée des savants — Maspero, 1974) et, dans la modalité
spécifique que lui donnait alors Alain Badiou, la musique y jouait déjà un rôle d’exemplification. J’aime à
inscrire « l’école mathématique pour musiciens et autres non-mathématiciens » (que nous avons mise en
place avec Yves André en septembre 2006) dans cette forte généalogie, où Bachelard n’est pas en reste :
« L’École continue tout le long d’une vie. Une culture bloquée sur un temps scolaire est la négation
même de la culture scientifique. Il n’y a de science que par une École permanente. C’est cette école que
la science doit fonder. Alors les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite
pour l’École et non pas l’École pour la Société » (derniers mots de La formation de l’esprit scientifique).
6
François Nicolas
constituer une catégorie, voire un topos. Tout l’intérêt de ce montage expérimental tient
alors à la constitution de diagrammes du type suivant : qui vont « relier » A et B via
la composition I ◦ ∂ ◦ F des trois flèches F, ∂ et I. Dans notre cas, le domaine musique,
pris ici comme modèle, n’est donc pas censé connaı̂tre de déductions musicales (du type
A→B), ni même de relations immanentes propres. Une formalisation mathématisée de la
musique va précisément permettre de déduire et de calculer non pas directement sur les
entités musicales (A, B, C. . .) mais sur leurs formalisations x, y, z. . . Notons que dans
cette problématique, le mot « modèle » désigne le domaine original (celui du bas dans
notre schématisation), celui qu’il s’agit de copier, celui qui sert de canon à l’imitation
théorique.
Le spectre de l’adjonction
Le petit diagramme ci-dessus (où A et B sont « reliés » par I ◦ ∂ ◦ F ) suscite la
question suivante : le parcours I ◦ ∂ ◦ F composé successivement d’une formalisation F ,
d’une déduction ∂ et d’une interprétation I ne pourrait-il servir à définir, cette fois dans
d
le modèle, une flèche A→B :
Dans ce cas, le modèle, ainsi muni de morphismes, pourrait être considéré comme
une catégorie — à l’égal de la théorie — et les flèches F et I pourraient être considérées
comme représentant des foncteurs entre ces deux catégories. Auquel cas se poserait la
question suivante : ces foncteurs F et I (sur les deux catégories « modèle » et « théorie »)
seraient-ils adjoints ?
Il semble bien en effet que F puisse alors être adjoint à gauche de I (et I adjoint à
∂
droite de F ) puisque ∀A et ∀y, à toute flèche F (A) → y correspondrait biunivoquement
7
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
d
une flèche A → I(y) : précisément la flèche « d » construite ainsi d = I ◦ ∂ ◦ F ! 14 Mais
tout le point est alors de savoir si une telle flèche « d », ainsi construite apparemment
« dans » le modèle, lui appartient bien, c’est-à-dire si cette nouvelle flèche « d » a
bien une signification endogène au modèle ou si elle n’a de sens qu’extrinsèque ! Dans
notre cas, la question devient : les flèches ainsi construites sur les entités musicales via la
théorisation mathématique sont-elles ipso facto musicales, ont-elles une réalité musicale
ou restent-elles musicalement arbitraires ? Par exemple, ces flèches « d » obtenues à partir
de déductions mathématiques correspondent-elles à des variations ou des développements
proprement musicaux ? Si B = d(A) au sens où B = I ◦ ∂ ◦ F (A), ceci veut-il dire que
B varie ou développe A au sens musical du terme ? Rien n’est moins sûr ! Comme on va
le voir, cette question de l’adjonction entre formalisation et interprétation se trouve au
cœur des débats mamuphi.
Remarque
Donner ainsi le modèle, sans « morphismes » internes, comme une pure collection
d’entités A, B, C. . . dont l’existence est attestable (valeur de vérité attachée), suggère que
ces entités pourraient constituer des « faits », point de départ du travail théorique. Selon
cette acception, la « philosophie spontanée » de cette diagrammatisation de l’activité
théorique est le positivisme pour qui, en effet, les rapports entre les choses mêmes sont
inaccessibles en sorte qu’on ne puisse viser que des lois entre phénomènes (entendus
comme conséquences accessibles de causes restant scientifiquement inaccessibles). Cette
vision des choses, procédant d’une présentation formelle de la « théorie des modèles »,
va conduire à une reformulation néopositiviste de notre schéma de base..
Et sa reformulation néopositiviste. . .
Sous l’influence du néopositivisme, le champ théorique va se trouver en effet renommé
« modèle » (en entendant cette fois le terme « modèle » non plus comme original ou
14. Bien sûr, pour s’assurer que les foncteurs F et I sont adjoints, il faudrait examiner d’autres points
(concernant la composition des morphismes, le caractère « naturel » de la bijection. . .). À ce stade, la
notion d’adjonction reste essentiellement métaphorique sans être rendue entièrement rigoureuse.
8
François Nicolas
canon mais comme modèle réduit ou maquette). D’où que, dans cette acception néopositiviste, le travail de théorisation soit alors renommé « modélisation » (construction d’une
maquette théorique). Cette manière de nommer les choses est aujourd’hui d’usage courant
dans les dites « sciences humaines et sociales » : en économie (un « modèle théorique »
sera une mise en équation de relations entre données de la Comptabilité Nationale) mais
également en anthropologie depuis Claude Lévi-Strauss 15 . Ce différend n’est pas que terminologique 16 . Il touche directement à la compréhension de ce que théoriser et formaliser
veut dire.
• L’interprétation positiviste (A. Comte, XIXe siècle) de notre schème tient à l’idée
philosophique que le domaine du bas (dans notre diagramme) serait constitué par
des « faits » (nos entités « A », « B », etc.), « données » empiriques tirées de la
« pratique », qu’il s’agirait ensuite (dans un second temps) de théoriser, c’est-à-dire
de formaliser en « lois » (ici de « modéliser »). On a ici la première transformation
terminologique suivante :
théorie
lois
modèle théorique
�→
≡
modèle
faits
pratique empirique
• La thématisation néopositiviste (Cercle de Vienne, XXe siècle) accuse ce parti pris
en projetant la conception positiviste précédente dans l’espace langagier et les catégories du langage : en renommant en particulier l’articulation des deux domaines
selon la dualité syntaxe/sémantique :
modèle théorique
lois
syntaxe
≡
≡
pratique empirique
faits
sémantique
si bien que dégager les bonnes « lois » rendant compte de « faits » avérés passe ici par la
constitution d’un « langage » adéquat. . . D’où, au total, la thématisation (néo)positiviste
suivante de notre précédent diagramme :
La « modélisation » devient alors une manière de formaliser en « langage mathématique » les « lois » propres aux « faits empiriquement constatables », de doter le domaine
empirique d’un langage formel apte aux déductions syntaxiques. On retrouve ce même
schème dans les différentes dualités suivantes :
15. Voir le partage chez lui de l’ethnologie et de l’ethnographie. On lira avec intérêt ce qu’écrit sur ce
point Alain Badiou dans son Concept de modèle.
16. « Quand on parle de modèles au lieu de théories, on ne fait pas que changer deux mots » (Althusser,
Philosophie et philosophie spontanée des savants, p. 104)
9
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
ethnologie
ethnographie
(Claude Lévi-Strauss)
modélisation mathématique
données de Comptabilité Nationale
Necessity
Meaning
=
Nécessité syntaxique
Sens sémantique
(économie)
(Rudolf Carnap 17 )
Restons-en là pour l’instant, mais cette ligne de partage sur la notion même de modèle
(modèle à imiter, ou « modèle réduit ») va se retrouver au fil du travail mamuphi. Pour la
suite de ce texte, j’adopterai systématiquement l’acception première (celle de la logique
mathématique, qui peut philosophiquement être dite matérialiste 18 ) du mot modèle et
mon vocabulaire sera donc systématiquement celui du premier diagramme.
Sur cette base formelle, les trois manières mamuphi de concevoir comment théoriser
la musique avec les mathématiques vont se distinguer de la manière suivante :
1. une première manière (« application »), prenant la mathématique pour point de
départ et la musique pour cible, va privilégier les flèches descendantes (de haut en
bas) de notre schéma fondamental : les interprétations (de la mathématique dans
la musique) ;
2. à l’inverse, une seconde manière (« mathématisation »), prenant cette fois la musique pour point de départ et la mathématique pour cible, va privilégier les flèches
ascendantes (de bas en haut) : la formalisation (de la musique dans la mathématique) ;
3. enfin une troisième manière (« expérimentation ») va saisir simultanément les
flèches des deux sens dans la constitution d’un espace autonome de pensée, dialectiquement disposé.
Voyons cela plus en détail, en prenant à chaque fois un travail théorique singulier comme
exemple-type : successivement celui de David Lewin, celui de Guerino Mazzola et le
mien. Il ne s’agira pas là d’examiner systématiquement ces diverses théories mais d’en
proposer une lecture symptomale, ajustée à l’objectif propre de ce travail : objectiver
les différentes orientations subjectives en matière de théorie musicale qui se trouvent à
l’œuvre dans l’espace de pensée mamuphi.
17. Meaning and Necessity : A Study in Semantics and Modal Logic (1947).
18. Voir Badiou, Le concept de modèle, p. 136. En premier ordre, le matérialisme de cette position
tient à la place centrale qu’un dispositif réglé d’expérimentation de la pensée y joue.
10
François Nicolas
I. APPLICATION (MUSICOLOGIQUE)
Exemple : David Lewin
La figure il me semble la plus aboutie de « l’application musicologique » se trouve
dans le travail de David Lewin 19 . On se référera pour ce faire à deux écrits centraux de
sa vaste production 20 :
• « Music Theory, Phenomenology, and Modes of Perception » (1986)
• Generalized Musical Intervals and Transformations (1987)
Rehaussons pour ce faire trois traits significatifs de sa manière de théoriser la musique 21 .
1. Privilégier l’interprétation musicale des mathématiques
L’entreprise théorique de Lewin privilégie les flèches interprétatives (allant des mathématiques vers la musique) dès l’entame de son ouvrage central (Lewin, 1987) puisque
son premier chapitre est constitué de « mathematical preliminaries 22 » que Lewin va
ensuite « appliquer » à ses cibles musicologiques propres. Point subjectivement très caractéristique : Lewin va aussitôt choisir de renommer les concepts mathématiques utilisés
pour mieux ajuster son vocabulaire à ses fins musicologiques propres :
A mathematician would begin saying, “Let S be a set.” Unfortunately, music theory
today has expropriated the word “set” to denote special music-theoretical things in a few
special contexts. So I shall avoid the word here. Instead I shall speak of a “family” or a
“collection” of objects or members. When I do so, I mean just what mathematician mean
by a “set”. For present purposes, it will be safe to leave the sense of that concept to the
reader’s intuition.
Comme dans toute démarche de type applicatif, Lewin ne va pas s’intéresser ici 23 aux
procédures de pensée propres aux mathématiques, en particulier à leurs démonstrations
et à leurs stratégies conjecturales, pas même à la cohérence de leurs concepts propres. Il ne
retient de la mathématique que ses résultats ; plus exactement : ce qui de ces « résultats »
est susceptible de s’appliquer aux problèmes musicologiques qu’il veut traiter dans le
cadre ici explicite de la « music theory 24 ».
19. De l’intérieur de mamuphi, Moreno Andreatta est celui, qui avec le plus de constance inventive,
porte cette orientation tout en contribuant significativement à l’autre orientation (mathématisation) :
voir l’annexe 2 des différentes interventions mamuphi durant la période 2005-2011.
20. Pour plus de détails, on pourra se reporter à mon exposé (séance mamuphi du 10 novembre 2007) : « Déconstruire la music theory (1) : David Lewin ». Voir à l’adresse :
www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2007.2008/Lewin.htm
21. Il ne s’agit pas ici d’exposer la théorie lewinienne de la musique mais d’examiner sa manière de
procéder en sorte d’en dégager un type singulier de consistance subjective.
22. Il y présente les notions mathématiques qu’il va ensuite utiliser : celles de produit cartésien, de
groupe, de relation d’équivalence, d’homomorphisme, etc. Ce premier chapitre a le même statut que ces
« aide-mémoire » ou « notes et formules de mathématiques » rassemblés en « volumes pour ingénieurs ».
23. Que David Lewin puisse, par ailleurs, s’intéresser tout autrement aux mathématiques, en particulier
de manière plus attentive à leur consistance démonstrative, n’est pas ici le point. Je ne traite pas ici de
l’individu David L. mais de sa théorie musicologique telle qu’exposée dans ce livre et dans ses autres
écrits de même nature.
24. Pour une généalogie de la music theory, on se reportera à l’exposé mamuphi
de Stephan Schaub (séance du 10 novembre 2007) et aux notes que j’en ai prises :
www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2007.2008/Babbitt.htm
11
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
2. Concevoir la théorisation comme une modélisation
Second trait, dont on a pointé plus haut la logique (néo)positiviste : Lewin thématise sa théorisation comme une « modélisation ». Il s’agit ainsi explicitement pour lui
de bâtir des « modèles mathématico-formels » des champs musicologiques visés. Ceci
est particulièrement affirmé dans Lewin (1987) puisqu’il y déclare vouloir construire « a
formal model for “musical perceptions” » qui va occuper toute sa Partie II : « A General
Model ». On a donc bien une connexion entre d’un côté le privilège accordé à l’interprétation dans la théorisation et d’un autre côté la thématisation de cette théorisation
comme modélisation.
3. Concentrer la formalisation mathématique en une formulation
Lewin présente ainsi son « modèle formel » de perception musicale :
I propose as a provisional model for “a musical perception” this basic formula : p =
(EV, CXT, P-R-LIST, ST-LIST). Here the musical perception p is defined as a formal
list containing four arguments. The argument EV specifies a sonic event or family of
events being “perceived”. The argument CXT specifies a musical context in which the
perception occurs. The argument P-R-LIST is a list of pairs (pi , ri ) ; each pair specifies
a perception pi and a relation ri which p bears to pi . The argument ST-LIST is a list of
statements s1 ,. . ., sk made in some stipulated language L. 25
Implicitement, Lewin enchaı̂ne trois temps :
1. un temps préalable de formalisation où les entités musicales d’événement sonore,
de situation contextuelle, etc. sont formalisées selon l’indexation EV, CXT, etc. ;
2. ensuite Lewin construit dans son champ théorique la formule-clef générant p à
partir de EV, CXT,. . . ; c’est le temps de la formulation : celui qui construit la
bonne formule, ajustée à son objectif ;
3. enfin Lewin interprète dans l’espace musical la signification de la perception ainsi
mathématiquement calculée ; c’est le temps de l’interprétation.
Soit, au total, le diagramme suivant :
L’idée directrice est ainsi que la formulation p = (EV, CXT, P-R-LIST, ST-LIST )
peut rendre compte de la constitution immanente d’une perception musicale comme
synthèse globale.
25. Cf. Lewin, 1987, p. 335.
12
François Nicolas
Une interprétation plutôt qu’une formalisation
La schématisation du temps préalable comme formalisation première mérite cependant d’être discutée : Lewin, pour théoriser, part moins d’entités musicales déjà ordonnées
(événement, contexte,. . .) pour les formaliser ensuite
(événement→EV, contexte→CXT,. . .)
qu’il ne construit sa formule selon une organisation formelle des principaux ingrédients
(EV, CXT,. . .) auxquels il associe une interprétation musicale du type
(EV→événement, CXT→contexte,. . .).
L’exposé qu’il en fait est d’ailleurs sur ce point parfaitement explicite (“The argument. . .
specifies a. . .”) : il expose donc une formule dont il interprète musicalement les arguments.
On doit alors détailler notre schéma en vérité de la manière suivante : avec des flèches
EV → événements (interprétation) et non l’inverse (formalisation événements→EV ) :
Au total, le sens caractéristique des flèches entre modèle musical et théorie mathématique est donc celui de l’interprétation (de haut en bas dans nos schémas) :
13
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Nous résumerons cette manière de procéder selon le schéma suivant où le carré initial
indexe l’intervention d’une théorie mathématique (l’algèbre des groupes chez Lewin) qui
préexiste à la formulation mathématique spécifiquement construite :
Nous désignerons cette manière de théoriser la musique avec les mathématiques
comme une « application » (des mathématiques à la musique).
Figure applicative de la commutativité
Si l’on tient compte de la spécificité musicologique de cette logique d’application, on
peut pressentir que dans cette logique, il existe bien des déductions proprement musicales
d
concevables, c’est-à-dire des « d » telles que A→B puisque pour le musicologue théoricien
applicatif, le modèle musical n’est pas seulement la donnée de récollection de faits avérés
sans liens entre eux, mais bien la donnée d’un champ où il lui est licite de directement
raisonner. Autant dire que pour ce théoricien applicatif (ou musicologue ingénieur) va se
poser la question singulière d’une commutativité prenant la forme suivante :
que je schématiserai ainsi
soit : est-ce pareil d’aller de x en B en passant par y (voie théorico-mathématique) ou
par A (voie pratico-musicologique) ?
14
François Nicolas
Exemple chez Carl Dahlhaus
Thomas Noll nous a fourni un bon exemple d’une interrogation de ce type portée
par le musicologue Carl Dahlhaus 26 . En effet, interrogeant la théorie de Handschin qui
base le mode sur l’échelle et l’échelle sur le cycle des quintes, ce qui conduit à mesurer
un intervalle par le nombre de quintes successives qui l’engendre (la tierce majeure fa-la
mesurerait ainsi cinq quintes fa-do-sol-ré-la), Carl Dahlhaus objecte que la perception
musicale n’opère pas ainsi (par cumulation de quintes) mais bien plutôt par superposition
de secondes majeures. Soit le diagramme suivant :
Autrement dit : non seulement la mesure « musicale » du rapport la/fa ne s’accorde guère à la mesure « mathématique » de Handschin, mais elle aboutit en fait à un
« la » différent car différemment perçu (dans le vocabulaire de Dahlhaus). Donc, pour
le musicologue, le diagramme ne commute pas. . . 27
Subjectivité à l’œuvre
On l’aura compris : la subjectivité au principe de cette manière de procéder conjoint
deux figures.
La figure subjective de l’ingénieur
La figure subjective de l’ingénieur est traditionnellement celle que le positivisme,
depuis Auguste Comte 28 , met en avant et c’est bien celle qu’on croise en matière de
music theory (on n’y trouve guère, à proprement parler, de working mathematician).
La figure subjective du musicologue
Cette manière de théoriser la musique avec les mathématiques n’a guère d’intérêt
proprement mathématique. Son intérêt se concentre sur la musique conçue comme objet
de savoir, donc en une extériorité objectivante caractéristique de la position subjective
du musicologue, radicalement différente ici d’une subjectivité de musicien (lequel se caractérise de faire la musique, de l’intérieur d’elle-même).
26. Voir son exposé mamuphi du 12 janvier 2008
27. Thomas Noll discute attentivement cette objection du musicologue dans son intervention mamuphi. Qu’il suffise ici de mentionner cette objection de Dahlhaus, sans s’appesantir sur sa pertinence
théorique, pour illustrer les différends subjectifs (ici mathématicien/musicologue) dont cette question de
la commutativité peut être porteuse.
28. L’ingénieur est, pour A. Comte, celui qui prend soin d’« organiser les relations de la théorie et de
la pratique ». . .
15
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Philosophie spontanée
À quelles conditions philosophiques peut-on tenir tout ceci ?
Le néopositivisme du musicologue
La philosophie spontanée de cette manière de procéder 29 est clairement le néopositivisme 30 , tel qu’on le trouve à l’œuvre à partir du Cercle de Vienne.
. . . matiné de la phénoménologie du musicien
Comme on le voit bien dans Lewin (1986), ceci n’exclut cependant pas un recours complémentaire du musicologue théoricien à la phénoménologie d’obédience husserlienne. À
mon sens, ceci relève assez précisément d’une autre dimension du discours musicologique,
jusqu’ici non présentée, et qui tient cette fois au rapport de la théorie (musicologique)
qui constitue le niveau de référence pour la théorie mathématique à la musique elle-même
qu’il conviendrait alors de figurer sur notre schéma de base par un infra-niveau 0 jusque-là
implicite, en contrebas du modèle :
Il s’agit en effet pour le musicologue théoricien d’interroger aussi les « valeurs de
vérité » dont son modèle (sa théorie musicologique) crédite ses entités « A », « B », . . .
29. Il faudrait discuter plus avant si la philosophie spontanée dont je parle ici (celle d’une manière
donnée de théoriser) est la même que cette « philosophie spontanée d’un savant » dont parlait Althusser
(en la distinguant explicitement de leur « conception du monde »). Il soutenait en effet « qu’il existe
un rapport entre la philosophie et les sciences, et que ce premier rapport peut être décelé chez les
scientifiques eux-mêmes, en tant qu’ils sont porteurs d’une philosophie spontanée que nous appelons
philosophie spontanée des savants» (op. cit., p. 99). Il s’agirait somme toute d’interroger ici le rapport
science/scientifiques en matière de relations avec la philosophie, un peu comme on pourrait le faire pour
un rapport musique/musiciens. . .
30. Althusser en parlait en 1967 comme la « philosophie spontanée des savants montante » (op.
cit., p. 112) et précisait : « La prise du pouvoir du formalisme néo-positiviste logique sur l’idéologie
structuraliste va se manifester immanquablement dans les années à venir par l’éviction de la linguistique
de son rôle de discipline pilote : c’est la logique mathématique qui va la remplacer dans ce rôle. » (Du
côté de la philosophie, 18 décembre 1967 — in Écrits philosophiques et politiques, p. 292)
16
François Nicolas
c’est-à-dire d’évaluer musicologiquement ces valeurs de vérité en restituant leur « signification » musicale en termes cette fois d’entités musicales (et non plus musicologiques)
« α », « β », . . . Dans le cas de Lewin, cela va porter sur la signification pratico-musicale
des catégories musicologiques de « perception », de « contexte musical », etc. C’est en
ce point — celui exemplairement du statut musical de la catégorie de perception — que
le musicologue aura recours à la phénoménologie d’obédience husserlienne en tant qu’elle
constitue cette fois la philosophie spontanée du musicien. Pour le musicien (l’homme du
faire subjectivant) et non plus le musicologue (l’homme du savoir objectivé), la Phénoménologie d’obédience husserlienne 31 est la philosophie spontanée qui rend compte de
son rapport à « l’objet musical », et ce de deux manières :
• en accordant une place centrale à la question du « sens » : la consistance d’un
phénomène se jouerait dans son sens, dans le fait qu’il aurait ou serait un sens (ici
musical) ;
• en thématisant ce sens comme constitué par une visée particulière : comme relevant
essentiellement d’un « pour » quelqu’un. L’apparaı̂tre devrait être ici saisi comme
apparaı̂tre « pour » un « sujet », en sorte qu’à tout apparaı̂tre, il faille supposer
l’existence d’un sujet de cet apparaı̂tre.
D’où un couplage essentiel objet/sujet (où le sujet serait constitutif du sens de l’objet)
qui s’ajuste à la vision spontanée des choses par le musicien 32 .
Emblème : la music theory
L’emblème de cette manière de procéder se trouve dans la music theory américaine,
celle qui a eu Ernst Krenek pour précurseur et Milton Babbitt pour fondateur.
II. MATHEMATISATION (MATHEMATICIENNE)
La seconde manière de théoriser la musique avec les mathématiques — celle qu’on
propose ici d’appeler « mathématisation » — va procéder dans l’ordre inverse de la
précédente : elle va privilégier les flèches ascendantes (de bas en haut) entre modèle et
théorie, la formalisation donc (en lieu et place de l’interprétation dans le cas précédent)
et elle va ce faisant orienter sa cible du côté des mathématiques et non plus du côté de
la musique. En ce sens, la subjectivité ici à l’œuvre s’avère être celle du mathématicien,
non plus du musicologue.
Exemple : Guerino Mazzola
La figure aujourd’hui la plus créatrice de cette voie se trouve indéniablement chez le
mathématicien Guerino Mazzola. Par commodité d’exposition 33 , on se référera ici princi31. On vise ici la « Phénoménologie » husserlienne (entendue comme courant philosophique majeur
du XXe siècle) en la distinguant des « phénoménologies » qui sont parties prenantes de systèmes philosophiques plus vastes (Hegel, ou Badiou) pour n’en constituer qu’une composante régionale.
32. Voir exemplairement le cas d’André Boucourechliev. On se rapportera pour ce
faire à mon intervention « La dimension critique de l’intellectualité musicale chez André Boucourechliev » (Colloque Boucourechliev, Paris, EHESS, 29 novembre 2007) :
www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2007.2008/Boucourechliev.htm
33. Pour plus de détails, on pourra se reporter au compte-rendu de la séance mamuphi du
16 avril 2005 : « Comment évaluer musicalement les théories mathématiques de la musique ?
17
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
palement à son dernier écrit : La vérité du beau dans la musique (Ircam/Delatour France,
2007). Rehaussons trois traits significatifs de sa manière de théoriser la musique 34 , en
bonne part symétriques de ceux relevés chez David Lewin.
1. Privilégier la formalisation mathématique de la musique
Le travail de Mazzola privilégie la flèche formalisatrice allant de la musique vers les
mathématiques. Son intérêt subjectif propre est en effet de dégager de quelles structures
mathématiques telle ou telle configuration musicale relève. Sa subjectivité de mathématicien fait qu’il se meut à l’aise dans la construction et la déduction mathématiques plutôt
que dans la composition et l’analyse musicales. Son mouvement de pensée vise donc à
ramener une structure musicale (qui lui est donnée) à une structure mathématique (qu’il
entreprend de caractériser) :
2. Pour cela, partir d’une théorie musicale préexistante
Pour ce faire, Mazzola travaille non pas directement sur la musique elle-même — sur
les partitions ou les structures musicales à l’œuvre. . . — mais sur une analyse existante
de telle ou telle œuvre, ou sur une théorie existante de telle ou telle dimension musicale :
• Quand il se réfère à l’op. 106 de Beethoven, c’est via l’analyse qu’en proposent Ratz
et Uhde 35 . Quand il se réfère à Structures I.a de Boulez, c’est via l’analyse qu’en
offre Ligeti 36 .
• Quand il traite de la dimension harmonique de la tonalité, c’est via la théorie
qu’en proposent Hugo Riemann 37 ou Schoenberg 38 . Quand il traite de la dimension
contrapuntique, c’est à travers la théorie qu’en donne Fux 39 .
Ce point est naturel pour un mathématicien qui ne saurait fonder son propos de mathématicien sur une analyse originale (et nécessairement problématique) du phénomène
musical (comme un musicien pensif, par contre, s’en ferait l’obligation).
L’exemple de la théorie de Mazzola ». Voir : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Textes/Mazzola.htm
et www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=642
34. Redisons-le : il ne s’agit pas ici d’exposer la théorie mazzolienne de la musique mais d’en dégager
une manière singulière d’articuler mathématiques et musique.
35. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., chapitre 9.
36. Exposé MaMuX du 15 décembre 2007. Voir également sa contribution au présent recueil.
37. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., chapitre 9.
38. Ibid., chapitre 8
39. Ibid., chapitre 13.
18
François Nicolas
3. La cible : un développement théorique dans les mathématiques
Enfin, si l’origine de sa flèche « formalisation » est constituée par un point de vue
musicologique préexistant (analyse ou théorie), sa cible mathématique va consister en
un nouveau déploiement mathématique : il s’agit d’éprouver en cette affaire la capacité
d’une problématique mathématique récente (ici l’informatique théorique, instruite par la
théorie des topos de Grothendieck) en prenant théoriquement en charge un domaine de
pensée tout à fait différent (le domaine musical) et sans rapport établi avec cette théorie mathématique. Ici la cible du travail vise à déployer ce qu’on pourrait appeler une
sous-théorie mathématique d’une plus vaste théorie mathématique existante. Le travail
mathématique va donc être entièrement autre que dans la manière précédemment examinée : non plus partir de résultats mathématiques pour les appliquer à la musique (sans
trop se soucier de leur origine mathématique et de la manière dont leur démonstration
peut rendre compte de leur consistance propre), mais tout au contraire engager un travail
déductif et démonstratif proprement mathématique en sorte de composer une nouvelle
région de la mathématique contemporaine. C’est en ce point que le travail de Guerino
Mazzola s’affirme avec une majesté toute mathématique au fil des 1200 pages de son The
Topos of Music 40 .
Au total. . .
On a donc ici le principe d’un mouvement de pensée qu’on ramassera en un diagramme
inverse de celui de l’application :
Le carré initial figure la théorie musicologique prise pour origine. On mesure qu’il
ne s’agit pas tant, ici, de théoriser la musique avec les mathématiques que de théoriser
mathématiquement la musique 41 , c’est-à-dire, somme toute, de mathématiser la musique.
C’est à ce titre qu’on nommera cette manière de procéder une « mathématisation ».
Remarque
L’enjeu musicologique de cette manière de procéder ressort clairement d’un des résultats musicalement les plus intéressants de ce travail : Mazzola dégage comment deux
théories musicales sensiblement disjointes (l’une — celle de Fux — traite au XVIIIe siècle
du contrepoint, l’autre — celle d’Hugo Riemann — au XIXe de l’harmonie) et s’ignorant
l’une l’autre relèvent en vérité d’une même géométrie des intervalles :
40. Birkhaüser (2002).
41. Mazzola précise lui-même (p. 3) : il s’agit d’une « théorie mathématique de la musique » comme
il y a une « théorie mathématique de l’évolution biologique ». On a ainsi la même logique « pour toute
spécification mathématique d’un domaine quelconque ».
19
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Le questionnement de cette manière de théoriser tend ainsi à s’inscrire sous le schème
suivant :
qui suscite alors la question suivante : si les entités musicales A et B conduisent à la
même structure mathématique x, qu’en est-il alors de rapports directs, musicalement
endogènes, entre A et B ? Le désir du mathématicien va être qu’un tel rapport entre A
et B constitue ipso facto une relation musicale significative : si A et B répondent à une
même structuration mathématisante, c’est qu’il doit bien exister une logique musicale
susceptible de les rapprocher. Soit une ligne de pensée que je formulerai ainsi 42 : si les
entités A et B sont ontologiquement apparentées, elles doivent bien l’être logiquement.
Le grand Euler, déjà, pensait ainsi puisqu’une fois sa formalisation mathématique de
la suavité musicale bien établie sur la base des nombres premiers, il soutenait que les
musiciens auraient à tirer parti dans l’avenir des nombres 7 et 11 sans se limiter à ceux
qu’ils pratiquaient jusque-là (2, 3 et 5) — pourquoi en effet s’arrêter en si bon chemin ?
Où s’insinuait déjà cette hypothèse d’une transitivité entre domaines mathématique et
musical 43 via la formalisation et son interprétation. . .
42. en convoquant le vocabulaire de Logiques des mondes d’Alain Badiou. Ce livre nous instruit en effet d’une « dialectique matérialiste » ontologie/logique : l’ontologie concerne l’être
en tant qu’être (c’est la mathématique), la logique concerne la consistance de l’être-là (ou
apparaı̂tre) en situation. . . Voir mon exposé mamuphi du 12 mai 2007 « En quoi la philosophie de Logiques des mondes (Alain Badiou) peut servir au musicien (ou la question
d’un matérialisme de type nouveau) » : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2006.2007/sur.LDM.htm ;
www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1642
43. autrement dit entre ontologie et logique au sens badiousien des termes. . .
20
François Nicolas
Figure mathématisante de la commutativité
Comme le point de départ de la mathématisation est une théorie musicologique existante, il existe à nouveau, dans cette manière de procéder théoriquement, des morphismes
à l’intérieur du modèle : ceux précisément de la théorie musicologique prise comme point
de départ. D’où que la voie mathématisante se trouve confrontée à une nouvelle figure
de la commutativité :
que je schématiserai ainsi
soit : est-il équivalent d’aller de A en y en passant par x (voie mathématique) ou par B
(voie musicologique) ?
Exemple chez Mazzola
Mazzola nous fournit un bon exemple de cette question quand il formalise l’opus 106
de Beethoven en α, en déduit mathématiquement α� et élabore un morceau de musique
(son opus 3) tel qu’il soit lui-même formalisable en α� . La question — implicite chez Mazzola mais amplement suggérée 44 — est alors : existe-t-il une variation musicale « var »
var
op. 106 → op. 3 [op. 3=var(op. 106)] telle que le diagramme ci-joint commute ?
44. Voir annexe 1. . .
21
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
On verra en annexe 1 comment Mazzola en ce point répond en tentant de ressusciter
le mythe pythagoricien d’une mathémusique. . .
Subjectivité à l’œuvre
La subjectivité à l’œuvre dans cette mathématisation de la musique est clairement
mathématicienne : c’est d’ailleurs elle qui ouvre puis conclut le dernier livre de Mazzola, dans une tonalité subjective joyeusement exaltée 45 . . . C’est la même subjectivité
mathématicienne que celle d’Euler travaillant à théoriser mathématiquement la musique
au XVIIIe — on sait que son intérêt subjectif était alors d’éprouver l’unité des mathématiques, alors en plein foisonnement disciplinaire (naissance de l’Analysis situs, de la
théorie des graphes, explosion de la combinatoire. . .), en les mettant à l’épreuve d’avoir
à rendre compte des différentes dimensions du phénomène musical 46 .
Philosophie spontanée ?
Mon hypothèse (provisoire ?) est qu’il n’y a pas de philosophie spontanée caractéristique de cette manière mathématicienne de théoriser la musique 47 . En un certain sens,
les mathématiciens ici à l’œuvre n’ont guère besoin d’une philosophie particulière pour
légitimer leur entreprise de mathématisation, laquelle constitue, en un certain sens, leur
tâche quotidienne 48 .
Deux manières symétriques de théoriser
On a jusqu’ici dégagé deux manières de théoriser la musique avec les mathématiques,
sensiblement symétriques (cf. figure suivante), cette dualité n’épuisant cependant pas les
possibles en matière de théorisation de la musique avec les mathématiques.
45. « Le mathématicien penseur n’est pas l’être philosophique qui ne touche à rien et qui ne fait
qu’observer les vérités éternelles des cieux platoniciens. C’est un être en pleine activité gestuelle qui vit
ses pensées, qui les alimente comme le musicien engendre ses partitions. C’est un joueur de ping-pong,
qui fait “danser” les formules avec ses mains et reste fasciné par leur torsion qui, elle, provoque les gestes
les plus forts, la créativité la plus alerte » (p. 175-6). Risquons ici une hypothèse : le propos de Mazzola
s’originait de sa déclaration suivante : « les mathématiciens ont tendance à ne prendre au sérieux que
ce qui relève du calcul » (p. 3), déclaration qui laisse deviner une subjectivité informaticienne plutôt que
mathématicienne quand il s’avère que le calcul dont il s’agit ici est avant tout informatique. On peut
alors saisir tout son livre comme la conquête subjective d’une intellectualité mathématicienne, devenant
joyeusement consciente de ce que la mathématique est une pensée qui ne se réduit nullement au calcul
informatisable.
46. On se reportera ici à l’exposé mamuphi de Pierre Cartier du 25 février 2006 :
www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=727 et à mon exposé à l’IHÉS du 24 mai 2007 :
www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2006.2007/Euler.htm
47. On pourrait y opposer l’hypothèse d’un pragmatisme (voir l’intervention mamuphi de Ralf Krömer
en décembre 2007, reprise dans le présent recueil). . .
48. Par contre, lorsque le mathématicien sort du strict cadre de cette mathématisation pour tenter d’y
conformer la musique, ce qui fait alors retour n’est pas la philosophie mais cette figure tutélaire du logos
présocratique qu’est la mythologie. Voir annexe 1.
22
François Nicolas
III. EXPERIMENTATION (MUSICIENNE)
Une troisième manière de procéder s’est exposée au sein de mamuphi, manière de part
en part musicienne (ni musicologique, ni mathématicienne) qui traite tout autrement de
la polarité musique/mathématiques. L’idée générale est la suivante : il ne s’agit plus de
constituer un rapport par rapprochement de domaines préexistants (dans l’application,
on rapproche une théorie mathématique existante d’un domaine musicologique donné, et
dans la mathématisation on rapproche une théorie musicologique existante d’un domaine
mathématique donné) mais de constituer d’un même geste les deux pôles d’un nouveau
rapport selon le schème suivant :
Rapport constituant plutôt que constitué
Le rapport modèle/théorie n’est plus ici constitué (par rapprochement, par mise
en rapport de réalités pré-existantes) mais constituant des deux termes qu’il va relier.
Conformément à la tradition bachelardienne, on appellera ce schéma « expérimentation »
car il s’y agit de constituer un espace de pensée où expérimenter les rapports entre la
matérialité d’une expérience et sa formalisation théorique.
Espacement plutôt que rapprochement
Le geste constitutif de cette manière de procéder n’est donc plus un rapprochement
entre domaines séparés mais un espacement instituant deux pôles en interaction, deux
23
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
manières de « dire la musique » : l’une selon la langue ordinaire (dans le modèle), l’autre
selon le mathème (dans la théorie) :
Musicien plutôt que musicologue
Cette expérimentation sera dite musicienne car elle est le propre d’une pensée se
déployant en intériorité à la pratique musicale, au « faire (de) la musique ». Elle ne traite
pas la musique comme objet extérieur faisant face à un observateur mais comme projet
auquel le musicien expérimentateur participe. Et c’est bien au titre de cette participation,
et dans une visée réflexive ou pensive, que le musicien entreprend de théoriser tel ou tel
aspect de ce « faire (de) la musique ».
Un nouveau sens de ce que « théoriser » veut musicalement dire
Il va de soi qu’ici « théorie » aura donc un sens légèrement différent de celui qu’il
avait dans les deux autres manières, de même d’ailleurs que les mots « musique » et
« mathématique » : cette « théorie » ne se qualifie plus par son supposé « objet » mais
par ses enjeux subjectifs ; on part ici clairement d’un problème et, pour le travailler, on
monte un dispositif expérimental singulier à deux pôles (théorie/modèle) apte à constituer
un espace de pensée adéquat. Une telle théorie musicienne de la musique n’a pas d’idéal
de scientificité (la théorie n’est plus ni véritable science — comme la mathématique dans
l’orientation mathématisante —, ni pseudo-science humaine — comme dans l’application
musicologique —), et ce même si cette théorie, convoquant la mathématique, se fait bien
avec l’appui de la mathématique, appui dont la trace formelle dans la théorie musicienne
va prendre la forme singulière du mathème. . .
Des « faits » constitués plutôt que constituants
La théorie ici en jeu n’a plus de « faits » constituants, comme elle pouvait avoir la
formule ou l’équation mathématiques dans l’application musicologique, les résultats des
théories musicologiques convoquées dans la mathématisation mathématicienne, mais ses
« faits » seront constitués par elle : ils seront des résultats de la dialectique d’espacement
et d’expérimentation entre expérience et formalisation. Voyons comment.
∗
Je convoquerai ici comme exemple mes propres travaux théoriques.
Trois exemples
Dans chacun des trois exemples qui vont suivre, le point de départ sera un problème
qu’il s’agit d’arriver à penser lors même qu’aucun outil théorique répertorié n’existe pour
24
François Nicolas
ce faire. Il s’agira donc chaque fois d’inventer un cadre de travail ajusté au problème
singulier qui initie la recherche.
1. Théorie de l’audition musicale
Le problème de départ était ici d’arriver à différencier musicalement l’audition, d’un
côté de la perception, et d’un autre côté de l’écoute 49 . L’idée de départ pour traiter ce
problème était la suivante : et si l’audition, conçue comme une perception totalisante,
opérait (en un sens à préciser) comme opère une intégration mathématique ? À quelles
conditions serait-il ainsi possible de penser plus avant l’audition musicale sous l’hypothèse
d’une mise en parallèle
intégration (mathématique)
audition (musicale)
?
Il s’agissait, à partir de là, de monter un dispositif expérimental qui permette de
tester la validité de cette hypothèse de travail. D’où l’examen simultané des différents
types d’audition musicale communément pratiqués et des différents types d’intégrale
inventés par les mathématiciens à partir de Riemann 50 . L’expérimentation tenait alors à
la capacité de mettre en rapport de formalisation/interprétation les différentes auditions
et les différentes intégrales :
Le résultat a été la mise en rapport détaillé d’un côté de trois types d’intégrale (chronologiquement ordonnés par l’histoire mathématique : Riemann, Lebesgue, KurzweilHenstock), de l’autre de trois types d’audition (spontanée, perceptive, réflexive), chronologiquement ordonnés dans l’appréhension musicienne d’une même pièce (cf. figure
suivante) :
49. L’enjeu stratégique dans lequel cette théorie de l’audition s’insérait visait à soigneusement distinguer l’écoute musicale d’une part de la perception des cognitivistes, d’autre part de l’audition telle
qu’un Adorno par exemple a pu la thématiser dans sa « Sociologie de la musique » en une conception
brouillonne et indifférenciée de l’écoute proprement dite. . .
50. Le mathématicien Bernhard Riemann (1826-1866) et non plus le musicologue Hugo Riemann (18491919) !
25
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
On trouvera le détail du compte rendu et des résultats de cette expérimentation dans
mon article « La troisième audition est la bonne (De l’audition musicale conçue comme
une intégration) » 51 .
2. Théorie de l’écoute musicale
Le problème de départ était cette fois le suivant : comment rendre compte du travail musical de l’écoute, de l’écoute musicale comme activité immanente à l’œuvre ? Ce
problème s’inscrivait dans le champ plus général d’une théorie musicale de l’écoute dont
les catégories essentielles sont : moment-faveur, préécoute, fil d’écoute, intension et inspect 52 . Dans ce cadre, se posait en particulier la question précise suivante : comment,
après le moment-faveur, l’écoute musicale trace-t-elle un fil qui traverse l’œuvre de part
en part, un fil d’écoute constituant le fil rouge (ou fil conducteur, ou filigrane) de son
opération globale propre ? L’idée de départ m’a été inspirée par l’extraordinaire article Le
problème du temps d’Albert Lautman 53 où celui-ci montre comment les mathématiques
reconstituent la structure dissymétrique du temps dans les opérations d’intégration d’une
équation différentielle 54 : ne pourrait-on alors comprendre le travail de l’écoute musicale
à partir d’un certain moment (à partir très précisément du moment-faveur) comme tricotant un temps spécifiquement musical au fil de la chronologie de l’œuvre selon des
opérations équivalentes à celles des mathématiques ? À partir de là, il s’agissait de monter un dispositif expérimental qui dualise d’une part les opérations musicales de l’écoute
et d’autre part les opérations d’intégration différentielle telle que Lautman les avait exhaussées :
Le Leitfaden est le suivant : le moment-faveur fait émerger une dimension musicale
privilégiée (au sein du discours musical à l’œuvre). À partir de là, l’écoute s’attache
à cette dimension particulière pour paramétrer et intégrer l’intension musicale globale,
tricotant progressivement une synthèse rythmique où cette dimension privilégiée joue un
rôle dissymétrique, donnant ainsi à cette synthèse la forme synthétique d’un « temps
musical ». Le champ expérimental ainsi déployé peut être diagrammatisé de la manière
suivante :
51. Musicæ scientæ, vol. I, n˚ 2, 1997.
52. Pour
plus
de
détails,
se
reporter
au
cours
2003-2004
(Ens)
:
www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute
53. Article rédigé en 1943-1944 et publié après sa mort en 1946, qu’on trouvera dans son recueil Les
mathématiques, les idées et le réel physique (Vrin, 2006).
54. L’idée est que l’intégration d’une équation différentielle se fait par sélection d’une variable qui,
dissymétrisant son rôle, la dote ipso facto de propriétés analogues à celle de la variable « temps » : ainsi
la résolution mathématique dote cette variable d’une forme-« temps ». Pour plus de détails sur tous ces
points, voir www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute/6.html
26
François Nicolas
27
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
3. Formalisation des rapports cinématographiques musique-paroles-images
dans Muriel
Prenons un dernier exemple, attaché cette fois à un autre art (l’art du cinéma), pour
indiquer la généralité de la manière expérimentale ici avancée. Le problème de départ
était cette fois de rendre compte d’un effet sensible éprouvé lors de la vision, il y a bien
longtemps, du film Muriel de Resnais et tenant en particulier au jeu très prégnant, dès
le générique, de la musique « sérielle » d’Henze. Cette musique, nullement illustrative,
ne cessait au cours du film d’apparaı̂tre et de disparaı̂tre, sans principe identifiable, laissant son empreinte sur la vision du film sans que j’arrive à comprendre comment cela
était cinématographiquement composé. L’idée de départ était la suivante : ne pourraiton comprendre le jeu de nouage et de chassé-croisé entre les trois composantes de ce
film (les images de Resnais, les paroles de Cayrol, la musique d’Henze) comme relevant
d’une structure borroméenne ? D’où l’idée de monter un dispositif expérimental permettant de mettre systématiquement en rapport les relevés minutieux des trois composantes
images/mots/musique (présence/absence, en compagnie ou non de telle composante) et
une formalisation algébrique du nouage borroméen 55 :
Cette manière de procéder a permis de mettre en relief la manière cinématographique
dont les trois composantes du film se rapportent à tour de rôle deux à deux, selon une
logique à chaque fois infléchie par la troisième composante provisoirement absente 56 .
Traits caractéristiques
Dessinons, à partir de là, les principaux traits caractérisant cette troisième manière
de théoriser la musique avec les mathématiques.
Fiction
La théorisation peut ici mobiliser ce qu’on appellera une fiction de modèle (ou modèle
fictif) puisqu’il s’agit dans notre premier exemple d’expérimenter l’hypothèse suivante :
faisons comme si l’audition musicale constituait un modèle pertinent de la théorie mathématique de l’intégration (qui, bien sûr, a été conçue à de tout autres fins). Si l’on associe
la logique du « comme si » à la fiction, réservant celle du « comme » à la métaphore
55. Voir sur ce point les exposés mamuphi de René Guitart (décembre 2006) et Stéphane Dugowon
(janvier 2007). Cette dernière intervention a été reprise dans le présent recueil. Voir aussi aux adresses :
www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1588 et
www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1639
56. Pour plus de détails, on se reportera à mon article « L’étrangeté familière de Muriel (D’un
nouage borroméen entre images, mots et musique) » paru dans la revue L’art du cinéma n˚ 57-58
(www.artcinema.org).
28
François Nicolas
(rapprochement de deux termes) ou à l’analogie (rapprochement de deux rapports), alors
on admettra, conformément au propos de Lacan (« la vérité a une structure de fiction »),
qu’une vérité puisse procéder d’une telle dynamique fictionnelle 57 .
Mathèmes
Plus largement, le recours aux mathématiques dans cette logique d’expérimentation
s’avère très particulier : il s’agit en vérité de mobiliser des mathèmes, composés ad hoc,
et nullement des formules ou équations à appliquer. Le mathème met en forme littérale
une concrétion de pensée, se tenant à égale distance de la logique démonstrative et de
la logique calculatoire. La forme-mathème est ajustée à la saisie du contenu de pensée
proprement ontologique des mathématiques : il lui donne la frappe d’une formule littérale
qui se dispose à l’intersection de multiples domaines. Cette modalité spécifique est adaptée
au fait qu’il s’agit ici moins de théoriser des structures musicales (dimension ontologique)
ou de formaliser mathématiquement la consistance propre du discours musical (dimension
logique) que de caractériser ce qu’il en est spécifiquement des œuvres musicales par
différence d’avec de simples pièces ou morceaux de musique 58 . C’est ici le mathème qui
constitue la forme littérale adéquate s’il est vrai que les mathématiques proprement dites,
science de l’être en tant qu’être (ontologie), ignorent le sujet comme tel. . .
« Théoriser », en un autre sens du terme. . .
« Théoriser » désigne ici des pratiques singulières, non épongeables dans les schèmes
positivistes de la « scientificité ». Théoriser veut bien dire, ici comme ailleurs, formaliser
et généraliser, mais formalisation et généralisation prennent ici des formes singulières,
non ordonnées au régime mathématique de consistance. En particulier les énoncés théoriques ainsi produits par l’expérimentation musicienne ne seront à proprement parler ni
démontrés, ni réfutables, ni falsifiables quoiqu’ils soient fortement argumentés et rationnellement soutenus (un peu comme le discours que je suis ici en train de soutenir). En
vérité, les énoncés théoriques dont il est question dans une théorie proprement musicienne
(et non pas musicologique) sont de nature prescriptive et non pas descriptive. Ils procèdent d’une rationalité qui s’attache à convaincre, à argumenter, à clarifier et distinguer,
qui se soumet à une discipline rigoureuse des conséquences des énoncés avancés, mais si
tout ceci prend bien modèle sur le discours mathématique (d’où le « mathème »), il ne
s’agit cependant nullement de faire ici des mathématiques. Prenons ainsi les trois énoncés théoriques auxquels les trois expérimentations données précédemment en exemple
aboutissent :
• « La troisième audition est la bonne. »
• « Toute écoute procède d’un moment-faveur. »
• « Muriel est le nouage borroméen des images de Resnais, des paroles de Cayrol et
de la musique de Henze. »
57. à condition bien sûr, là encore, de se défaire d’une conception positiviste de la vérité, comme
ajustement à un objet, justesse d’un fait (véracité) ou exactitude d’un énoncé (véridicité). . .
58. Une œuvre est un morceau de musique d’un type très singulier, caractérisé par l’existence spécifique
d’enjeux, de stratégies et de généalogies assumées. C’est à ce titre qu’une œuvre peut être philosophiquement dite constituer un « sujet musical ».
29
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
On soutiendra qu’il s’agit bien d’énoncés théoriques car ils formalisent et généralisent 59 en sorte de constituer des espaces d’investigation et d’intelligence musicienne.
Théoriser consiste donc ici à passer d’hypothèses subjectivement 60 assumées par le musicien — énoncés de départ, au principe de l’interrogation et donc de l’expérimentation —
à des thèses formalisées et généralisées (énoncés qui conservent bien sûr le même statut
subjectif).
Philosophie
C’est aussi à tous ces titres que cette manière de procéder convoque assez directement
la philosophie (celle de Lautman par exemple) car celle-ci tend à dégager le contenu
ontologique de la mathématique en le reformulant dans la langue commune, autorisant
ainsi le musicien à transposer les catégories mathématiques en notions communes via les
concepts philosophiques 61 .
Raisonances
À ce titre, les rapports verticaux entre théorie et modèle (les formalisations et interprétations) s’avèrent des rai sonances.
Au total. . .
On a donc ici le schéma suivant, où l’expérimentation s’avère rapport constituant des
rai sonances entre mathèmes et énoncés :
59. Même le troisième, attaché à une œuvre particulière, procède bien par généralisation intérieure à
l’œuvre de ce qui se passe dès son ouverture : l’enjeu de ce travail était aussi de montrer que l’opération
de nouage borroméen qui entame le film de manière saisissante avait bien une portée d’ensemble dans
ce film et ne se réduisait pas à un effet momentané.
60. Faut-il rappeler, une fois encore, que subjectivité ne veut pas dire sentimentalité arbitraire, relativisme du point de vue, etc. mais désigne une logique non moins contraignante que celle de tel ou
tel « objet » : la logique du sujet. Rappelons également que sujets désigne ici des entités parfaitement
objectivables — une œuvre musicale comme une théorie mathématique sont objectivées — et nullement
des fantômes ou de purs esprits volatiles (il est ainsi d’essence d’un sujet d’être un corps. . .). Sur tous
ces points, voir la théorie philosophique du sujet d’Alain Badiou.
61. « dialectiques », aurait dit A. Lautman.
30
François Nicolas
Philosophie spontanée
On l’aura compris : la philosophie susceptible d’accompagner en pensée cette manière
de faire est celle qui donne droit :
• d’une part à la science comme pensée, et non comme jeu de langage, bien-dire, ou
technique de manipulation des étants ;
• d’autre part à l’art également comme pensée, pensée autonome, donc non normée
par la science 62 ;
• ensuite à la philosophie comme réfléchissant, pour son compte propre 63 , les contemporanéités éventuelles entre pensées essentiellement hétérogènes ;
• enfin à la pensée comme travail visant à faire émerger telle ou telle figure de vérité
accompagnée des indispensables nouveaux énoncés que cette procédure suscite.
Un petit bouquet de citations pour indiquer où trouver de telles philosophies.
Gaston Bachelard 64
• « On ne peut parler les mathématiques sans les comprendre mathématiquement 65 . »
• « Il faut rompre avec ce poncif cher aux philosophes sceptiques qui ne veulent
voir dans les mathématiques qu’un langage. Au contraire la mathématique est une
pensée 66 . »
• « Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on en dise, dans la vie
scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens
du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit
scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de
question, il ne peut y avoir connaissance scientifique 67 . »
• « L’esprit peut changer de métaphysique ; il ne peut se passer de métaphysique 68 . »
• « Toute expérience sur la réalité déjà informée par la science est en même temps
une expérience sur la pensée scientifique 69 . »
Albert Lautman
• « Il ne suffit pas de poser la dualité du sensible et de l’intelligible ; il faut encore
expliquer [. . .] la genèse du sensible à partir de l’intelligible. Or les mathématiques
62. Il s’agit ici de se battre, comme toujours, sur deux fronts : contre le romantisme réduisant la
pensée à sa modalité artistique et contre le positivisme réduisant symétriquement la pensée à sa modalité
scientifique.
63. Essentiellement celui des concepts de vérité et de sujet. . .
64. Charles Alunni a régulièrement rehaussé dans mamuphi l’actualité inentamée de cette philosophie,
comme le montre sa contribution incluse dans ce volume.
65. L’activité rationaliste de la physique contemporaine, P.U.F, 1951, Collection 10|18. De même, on
ne peut dire la musique sans la comprendre musicalement. . .
66. Ibid., p. 42. De même, à nouveau, pour la musique. . .
67. La formation de l’esprit scientifique, éditions Vrin, 1937, p. 14.
68. La philosophie du non, P.U.F, 1940, p. 13. Contre le positivisme, encore et toujours. . .
69. Le rationalisme appliqué, P.U.F, 1949, p. 54. Tout aussi bien : toute expérience sur la réalité déjà
informée par la musique est en même temps une expérience sur la pensée musicale.
31
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
•
•
•
•
fournissent justement, dans certains cas, des exemples remarquables de détermination de la matière à partir de la forme 70 . »
« Que l’expérience mathématique soit la condition sine qua non de la pensée mathématique, cela est certain 71 . »
« Les mathématiques appartiennent bien au domaine de l’action 72 . »
« La raison des rapports de la dialectique et des mathématiques réside dans le fait
que les problèmes de la dialectique sont concevables et formulables indépendamment
des mathématiques, mais que toute ébauche de solution apportée à ces problèmes
s’appuie nécessairement sur quelque exemple mathématique destiné à supporter de
façon concrète la liaison dialectique étudiée 73 . »
« La véritable logique n’est pas a priori par rapport aux mathématiques mais il
faut à la logique une mathématique pour exister 74 . »
Jean Cavaillès
• « L’activité des mathématiciens est une activité expérimentale 75 . »
• « C’est d’une épistémologie naı̈ve que faire naı̂tre les objets mathématiques par
abstraction à partir du réel. En fait, il y a développement autonome d’opérations
qui, dès l’origine, sont mathématiques 76 . »
• « L’activité des mathématiciens est une activité expérimentale. Par expérience,
j’entends un système de gestes, régi par une règle et soumis à des conditions indépendantes de ces gestes 77 . »
• « La résolution d’un problème possède tous les caractères d’une expérience : construction soumise à la sanction d’un échec possible, mais accomplie conformément à une
règle 78 . »
Alain Badiou 79
• « Loin d’indiquer un dehors de la pensée formelle, la théorie des modèles règle une
dimension de l’immanence pratique des sciences, de reproduction des conditions de
production 80 . »
70. Débat avec J. Cavaillès du 4 février 1939 (voir Jean Cavaillès, Œuvres complètes de philosophie
des sciences, Hermann, 1994, p. 607).
71. ibid. p. 630.
72. ibid. p. 630.
73. ibid., p. 606.
74. Les mathématiques, les idées et le réel physique, Vrin, 2006, p. 148. Ce point est aujourd’hui
capital : depuis la fin du XXe siècle, les rapports mathématiques/logique, qui marchaient sur la tête depuis
le néo-positivisme et le logicisme, se sont remis sur leurs pieds mathématiques et c’est la mathématique
qui oriente la logique, non plus l’inverse (pour le plus grand bien de la logique mathématisée : voir
Jean-Yves Girard).
75. Débat avec A. Lautman du 4 février 1939 (voir Jean Cavaillès, Œuvres complètes de philosophie
des sciences, op. cit., p. 601).
76. « Du collectif au pari » (1939) (voir Jean Cavaillès, Œuvres complètes de philosophie des sciences,
op. cit., p. 642).
77. Débat avec A. Lautman, op. cit., p. 601.
78. Débat avec A. Lautman, op. cit., p. 594.
79. En nous limitant ici à son premier livre de philosophie, Le concept de modèle, Maspéro, 1969.
80. A. Badiou, Le concept de modèle, op. cit., p. 127.
32
François Nicolas
• « Le concept de modèle ne désigne pas un dehors à formaliser mais un matériau
mathématique à éprouver 81 . »
• « Les systèmes formels sont le temps expérimental, l’enchaı̂nement matériel de la
preuve, après celui, conceptuel, des démonstrations 82 . »
• « Toutes les sciences sont expérimentales 83 . »
• « Modèle désigne l’articulation conceptuelle, pour autant qu’on la rapporte à un
dispositif expérimental particulier : un système formel 84 . »
POSTLUDE
Récapitulation
Récapitulons les traits distinctifs de nos trois manières mamuphi de théoriser la musique avec les mathématiques.
81.
82.
83.
84.
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
p.
p.
p.
p.
133.
125.
137.
137.
33
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Des rapports entre ces trois théorisations
Même si chacun aura compris où vont les préférences personnelles de l’auteur (musicien) de cet article, il est clair cependant que chaque orientation ici distinguée dispose
de sa propre cohérence et qu’il n’existe pas de position en surplomb 85 qui autoriserait
de hiérarchiser nos trois théorisations. Le tableau précédent indique cependant que le 3
de nos orientations peut se décompter, de trois manières, en 2+1.
Complémentarités mathématiciens/musicologues
D’abord positions mathématicienne et musicologique s’y présentent comme duales
et/ou complémentaires. C’est bien ce qui autorise une nouvelle manière, cette fois mixte,
de théoriser la musique avec les mathématiques, manière qui enchaı̂ne mathématisation
puis application 86 :
Connivences mathématiciens/musiciens
On peut ensuite relever qu’orientations mathématicienne et musicienne suscitent de
plus étroites connivences entre pensées en intériorité que n’en provoque une pratique
musicologique de la modélisation fortement technicisée, privilégiant la puissance de calcul
des mathématiques et extériorisant la dimension « objective » de la musique.
Confrontations musiciens/musicologues
Enfin, théoricités musicologiques et musiciennes se rencontrent autour des partitions
musicales puisqu’elles y accordent la même attention directe. Ceci entretiendra entre elles
ce qu’on appellera ici, d’un doux euphémisme, une saine émulation. . .
85. La philosophie ne relève pas davantage d’un point de vue de Sirius. . .
86. Cette manière est très immédiatement à l’œuvre dans mamuphi s’il est vrai, d’un côté que les
ouvrages de Mazzola, se souciant d’implémenter informatiquement sa théorie, mettent l’accent sur les
retombées computationnelles de sa théorie mathématique et, d’un autre côté, que les travaux musicologiques d’Andreatta s’enracinent étroitement dans la théorie mazzolienne de la musique.
34
François Nicolas
Géométrie générale
L’expérimentation musicienne étant « orthogonale » à la complémentarité des théories
mathématique et musicologique tout autant que la modélisation musicologique l’est aux
connivences entre pensées en intériorité (mathématicienne et musicienne) et que la mathématisation l’est aux confrontations musiciens/musicologues en matière de partitions,
la géométrie mamuphi qui procède de ces rapports pourra être ainsi figurée :
Un hexagone
Instruit des propriétés de « l’hexagone des oppositions 87 », il est facile de reconnaı̂tre ci-dessus un triangle de contraires (c’est-à-dire uni par la négation intuitionniste)
qu’il est alors loisible de compléter d’un triangle de sub-contraires (uni par la négation
paraconsistante) en sorte de composer l’hexagone complet que voici où les couples contradictoires sont ceux de l’expérimentation et de l’informatisation, de l’application et de la
conceptualisation, de la mathématisation et de la composition (musicale). On appellera
donc cette figure l’hexagone des oppositions dynamisant mamuphi.
87. Voir l’exposé mamuphi de Jean-Vyes Beziau le 5 novembre 2011. . .
35
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Intersubjectivités ?
On a mis ici l’accent sur la dimension subjective du travail de théorisation. C’est
elle qui a présidé à la différenciation des trois manières. C’est elle qui légitime l’examen
symptomal et non pas systématique des trois théories particulières convoquées comme
exemples. On pourrait alors accentuer ce trait de la manière suivante : une théorie mathématique peut être conçue comme ce qui tient lieu de sujet mathématique, de même
qu’une œuvre musicale peut être conçue comme ce qui tient lieu de sujet musical. C’est
là très exactement la thèse philosophique d’Alain Badiou à laquelle je me rallie : le véritable sujet en mathématique n’est pas plus le mathématicien qu’il n’est en musique le
36
François Nicolas
musicien 88 . Le mathématicien, comme le musicien, n’est qu’un individu venant prêter
un temps — le temps où il travaille — son corps physiologique au corps subjectivé de la
théorie ou de l’œuvre 89 . Si donc « théorie » désigne le sujet mathématique, et « œuvre »
le sujet musical, on voit que le projet de théoriser mathématiquement l’œuvre musicale
reviendrait à créer l’espace original d’une véritable inter-subjectivité :
théorie mathématique
œuvre musicale
≡
sujet mathématique
sujet musical
Comme indiqué au début de ce texte, le programme mamuphi n’est pas exactement
celui-là : il ne s’y agit pas de « théoriser mathématiquement l’œuvre musicale » mais de
« théoriser la musique avec les mathématiques ». L’écart est notable. Il l’est cependant
moins dans la seconde manière ici intitulée « mathématisation », et plus encore, comme
on pourra le voir en annexe, dans sa modalité mazzolienne : c’est en effet très exactement
au point d’une intersubjectivité impensée que Mazzola convoque le mythe d’une « adjonction » réduisant la fracture entre deux discursivités hétéronomes (mathématique et
musical) et pointant vers un méta-monde réconcilié. . .
Y aurait-il alors moyen de penser — non mythologiquement — une véritable intersubjectivité entre mathématiques et musique ? À bien y regarder, ce point est débattu
depuis le début de mamuphi, en particulier sous la forme de cette interrogation : que
vient faire la philosophie en cette affaire 90 ? Peut-on relier directement mathématiques
et musique ou faut-il nécessairement en passer par la philosophie ? Les manières « application » et « mathématisation » soutiennent une telle possibilité directe. La manière
« expérimentation » est déjà plus réservée. Mais comme on l’a vu, dans aucun de ces
trois cas il ne s’agit à proprement parler de relier directement une théorie mathématique
et une œuvre musicale :
• dans l’application, la théorie mathématique n’est pas traitée comme telle mais
seulement comme dispensatrice de résultats, c’est-à-dire de savoirs objectivés ;
• dans la mathématisation, c’est l’œuvre musicale qui n’est plus traitée comme telle ;
la musique n’est pas saisie comme projet subjectif à l’œuvre mais comme réseau
structurel de notions dégagées par la musicologie ;
• enfin dans l’expérimentation, il s’agit, on l’a vu, de mathèmes plus que de théories
mathématiques proprement dites, et d’énoncés sur les œuvres plutôt que directement de ces œuvres.
Bref, l’espace de travail mamuphi, s’il touche bien aux rapports intersubjectifs 91 entre
mathématiciens, musiciens et musicologues n’est pas pour autant l’exploration d’une
intersubjectivité véritable entre sujet mathématique (théorie) et sujet musical (œuvre).
∗
88. bien sûr si l’on veut bien donner à ce mot de « sujet » non pas un sens psychologique archaı̈que
(l’individu) mais une acception conceptuelle contemporaine.
89. On se reportera ici à la théorie du corps subjectivé dans Logiques des mondes de Badiou.
90. On se reportera pour ce faire à ma communication dans le volume Penser la musique avec les
mathématiques ?, Actes du séminaire mamuphi 2000-2001, Collection « Musique/Sciences », éditions
Ircam-Delatour France, 2006.
91. D’une subjectivité à un sujet, il y a un écart, que Lacan fait pressentir par sa distinction subjectivation / procès subjectif : un sujet est un procès plus encore qu’un moment de subjectivation. C’est
aussi pour cela qu’en mathématique, le sujet est identifiable comme procès d’une théorie, et en musique
comme procès d’une œuvre ou, mieux, d’un ensemble d’opus (L’Œuvre).
37
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Je terminerai en ce point ce petit bilan mamuphi sur une thèse : de tels rapports
directs ne sauraient à mon sens exister car il n’y a rigoureusement aucune possibilité
qu’une théorie mathématique rencontre une œuvre musicale (ou même s’y frotte), et
bien sûr vice versa. Seule la philosophie peut tenter d’examiner leur contemporanéité
éventuelle 92 . Seule une prise en compte de la philosophie pour elle-même dans le cadre
général d’un nouage mamuphi permettrait d’éclairer autrement le projet de théoriser la
musique avec les mathématiques et, sans doute, de compléter la typologie ici esquissée 93 .
On comprendra que cette conclusion vaut appel à contribution des philosophes, pour la
suite d’un working mamuphi . . .
ANNEXES
Annexe 1 : Le mythe pythagoricien d’une « mathémusique »
Si, comme on l’a vu, le travail de Guerino Mazzola est exemplaire de cette mathématisation contemporaine de la musique qui reprend, dans un tout autre contexte mathématique, le flambeau d’Euler, d’un autre côté ce travail assortit cette mathématisation
de tout autres considérations qui tendent cette fois à constituer ce que j’appellerai le
mythe pythagoricien d’une « mathémusique ». On peut en effet relever dans le travail
de Mazzola quatre particularités qui supplémentent la mathématisation précédemment
examinée :
1. d’abord Mazzola complète sa mathématisation avec différentes applications ; ce
geste, nouant nos deux premières manières de théoriser la musique (mathématisation ⊗ application), ne pose pas en soi de problème particulier ;
2. une orientation particulière se dessine cependant quand Mazzola minore le basculement des subjectivités (mathématicienne/musicologique) à l’œuvre dans ces deux
manières de théoriser la musique pour promouvoir une continuité du geste global
ainsi généré (ce qui va prendre la forme technique d’une thèse implicite qu’on dira
celle des voisinages induits) ;
3. Mazzola surdétermine ensuite cette continuité supposée du geste mathématisation ⊗ application en convoquant une complémentarité supposée des pensées mathématique et musicale (cela prendra la forme technique d’une thèse explicite
d’adjonction) ;
4. Mazzola soutient enfin que cette complémentarité est constitutive d’une sorte de
méta-monde, d’un « univers » réunifiant les divers mondes de la mathématique et
de la musique, Cosmos réconcilié qu’on propose ici, à la suite de Moreno Andreatta,
de nommer mathémusique 94 .
92. C’est même là, selon Badiou, ce qui délimite son travail spécifique : selon quelle acception proprement philosophique du sujet, des sujets hétéronomes peuvent-ils être philosophiquement dits contemporains ?
93. Précisons que ce texte se veut bilan non de la totalité du séminaire mamuphi, mais seulement
de son travail en matière de théorie musicale. Comme l’annexe 2 le rappelle, la moitié des interventions
mamuphi (très exactement 35 sur 64) ont porté séparément d’un côté sur les mathématiques (25) et d’un
autre sur la philosophie (10). C’est dire que les raisonances mamuphi ont encore de quoi s’entretenir.
94. Petite précision généalogique : c’est Moreno Andreatta, mathématicien et proche collaborateur
de Guerino Mazzola, animateur par ailleurs du séminaire MaMuX (Ircam) — voir annexe 2 —, qui a
38
François Nicolas
Soit le processus suivant, dont on va voir qu’il relève proprement d’une mythologie
contemporaine, plus exactement de la réactivation/résurrection moderniste d’un mythe
pythagoricien :
nœud mathématisation ⊗ application ⇒ continuité du geste ⊕ complémentarité d’une
adjonction ⇒ réconciliation des mondes dans un Cosmos mathémusical
1. Nœud mathématisation ⊗ application
Mazzola complète d’abord sa mathématisation par des applications spécifiques, dont
la méthode est conforme aux orientations présentées dans notre première partie 95 . C’est
par exemple le cas
• pour sa théorie de l’interprétation 96 ,
• pour sa théorie de la gestuelle de la main du pianiste 97 .
Le nouage d’une mathématisation et d’une application génère alors le diagramme suivant :
Le point singulier, subjectivement significatif, est que Mazzola s’autorise de ce nouage
pour progressivement interpréter ce diagramme selon le schème implicite suivant :
introduit le concept de « dynamique mathémusicale » (dès 1997) et qui en est aujourd’hui le principal
promoteur. Même si Mazzola n’en fait pas son emblème, ce signifiant me semble nommer adéquatement
« l’univers complet et cohérent » figurant à l’horizon du « projet cohérent d’une réunion des deux
perspectives [mathématique et musicale] dans un tout plus complet » (Mazzola, La vérité du beau dans
la musique, op. cit., p. 173).
95. Thomas Noll (exposé mamuphi du 12 janvier 2008) procède de même, en remarquant ceci : “The
present approach can be viewed as an attempt to mathematize a music-theoretical domain [. . .]. It
is conceived as a mathematical music theory in the double sense : - a music theory, which is
expressed mathematically and - a mathematical theory which is applied to music theory.
As a condition for a successful accomplishment of this project I consider the capacity to integrate valuable music-theoretical knowledge and to assist music analysis.” On retrouve ici explicitement la dualité
d’une théorie musicologique mathématisée [music theory expressed mathematically] destinée à enrichir
la connaissance mathématique, et d’une théorie mathématique appliquée à la musicologie [mathematical
theory applied to music theory] destinée cette fois à assister cette dernière. Le point symptômal de cette
disposition subjective globale tient alors à la fusion du « deux » [double sense] en un seul signifiant
« théorie mathématique de la musique » [mathematical music theory] là où une analytique minutieuse
du propos mathématiquement soutenu par T. Noll maintiendrait la ligne de partage, le hiatus non effaçable entre les deux versants (mathématisation | application), et donnerait figure de synthèse disjonctive
(plutôt que conjonctive ou connective — voir les trois synthèses de Deleuze. . .) à cette dualité. . .
96. partie IV de l’ouvrage La vérité du beau dans la musique, op. cit.
97. ibid., partie V.
39
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Voyons comment.
2. Continuité d’un geste (ou thèse des voisinages induits)
Mazzola plaide d’abord que la mathématisation ainsi complétée d’applications ad
hoc devrait intéresser le musicologue (et pas seulement le mathématicien) puisqu’elle
est ainsi rendue susceptible d’élargir les savoirs sur la musique. Pour valider ce point
de vue, Mazzola va argumenter que le passage par la théorie mathématique permet de
composer de véritables voisinages musicaux (d’ajouter, par exemple, à la Hammerklavier,
op. 106, de Beethoven une œuvre qui lui serait apparentée : L’essence du Bleu, op. 3
de Mazzola 98 ). Voici en effet son schéma 99 , suivi de sa redisposition conforme à notre
manière de diagrammatiser :
soit
98. Mazzola répètera le même geste lors du séminaire MaMuX du 15 décembre 2007 (Ircam) en « variant » cette fois Structures Ia de Boulez.
99. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., p. 31.
40
François Nicolas
La dynamique est la suivante :
1. formaliser l’œuvre musicale x en une formulation mathématique α = M(x) ;
2. varier mathématiquement α : α� = v(α) ∈ U (voisinage mathématico-formel produit par la variation mathématico-formelle v) ;
3. interpréter α� en une nouvelle entité musicale x� = M−1 (α� ) avec x� ∈ M−1 (U ) =
G(U ).
La thèse — qu’on nommera « thèse des voisinages induits » — consiste à poser que le
« voisinage » de x (ici nommé « fibre créatrice » et figuré par un ovoı̈de vertical de même
forme et de même couleur que U ) auquel x� appartient (au simple titre du fait que α� est
mathématiquement voisin de α) pourrait être considéré comme un voisinage proprement
musical ; autrement dit, x� pourrait être considéré comme une variation musicale de x
puisque α� est une variation mathématique de α. Ce qui s’inscrit ainsi :
M−1 ◦ v ◦ M(x) = Voisinage musical de x
Selon cette thèse — restant implicite chez Mazzola — une variation mathématique v
génératrice d’un voisinage mathématique U induirait une variation musicale x → x�
interne à un voisinage musical M−1 (U ) 100 .
Remarque
En vérité, cette thèse pourrait prendre plus naturellement la forme d’une commutativité si l’on remarque que la flèche M−1 ne saurait avoir, dans cet exemple, un statut
de fonction inverse : M−1 est multiforme au sens où de nombreuses pièces musicales xn
sont susceptibles de répondre à la même formalisation α� . En vérité x� = M−1 (α� ) veut
simplement dire α� = M(x� ), et l’on a donc en vérité le diagramme suivant :
D’où la question : existe-t-il une transformation musicale « var » telle que
1. x� = var(x) [s’entend : x� varie musicalement x] ;
2. le diagramme suivant commute : M ◦ var = v ◦ M
100. De même, une déduction mathématique vaudrait développement musical. . .
41
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Notons que Mazzola ne pose pas la question du voisinage induit sous cette forme d’une
commutativité des variations mathématique (v) et musicale (var), mais sous celle d’une
fibre créatrice G(U ) dans laquelle le lien entre x et x� n’est pas précisé. Le point reste
cependant de savoir si le G(U ) ainsi construit constitue ou non un voisinage musical
de x (ce que le graphisme suggère), si la topologie induite sur l’espace des opus par
ce geste M−1 ◦ v ◦ M correspond donc bien à la topologie proprement musicale des
opus, bref si x� (L’Essence du Bleu, op. 3 de Mazzola) est musicalement voisin de x
(la Hammerklavier, op. 106 de Beethoven). Or il est manifeste, pour un musicien, que
L’Essence du Bleu ne saurait être comprise comme une variation musicale pertinente de
la Hammerklavier. Qu’il suffise, pour en attester, de rapprocher dans ces deux « sonates »
le même enchaı̂nement : entre la fin de l’exposition et le début du développement (voir
exemple à la page suivante).
Au total, Mazzola suggère qu’il y aurait une forme de transitivité entre mathématiques
et musique, une transitivité des voisinages, donc des topologies, transitivité qui n’est
qu’une étape dans la constitution d’un horizon mathémusical 101 .
3. Complémentarité mathématiques-musique (ou thèse de l’adjonction)
Ce geste constitutif d’une transitivité n’a pas un statut purement local dans la théorie
de Mazzola. Outre le fait qu’il occupe un chapitre entier de son dernier livre, outre le fait
qu’il le réitère ensuite sur Structures Ia de Boulez, ce geste tend à consolider une thèse
que l’on trouve cette fois explicitement sous la plume de Mazzola 102 , thèse d’une pure
et simple adjonction entre musique et mathématiques. Je le cite :
• « Tandis que l’activité du mathématicien crée la mise en formule de gestes, celle
du musicien crée la mise en gestes de formules. Ces compétences sont parfaitement
complémentaires, ce que nous représentons par un diagramme montrant l’association des processus.
musique ✲
formules ✛
gestes
mathématique
Mathématiquement parlant on a ici la situation d’une adjonction de foncteurs 103 . »
101. Le fossé mathématiques|musique est progressivement réduit selon les étapes suivantes :
mathématiques|musique �→ mathématiques & musique ⇒ mathématiques-musique → mathémusique !
102. Thèse réitérée, très exactement en ouverture et en clôture de son livre, comme pour mieux indiquer
qu’elle enchâsse toute sa trajectoire et qu’elle indexe son intension profonde.
103. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., p. 5.
42
François Nicolas
• « Nous avons donné [de la tension profonde entre l’action du faire et la pensée
du fait] une très courte description au cours du chapitre introductif, par un diagramme “d’adjonction” de processus. Ces deux partenaires adjoints ne sont pas,
dans les modèles présents, unifiés, mais définissent les limites d’un dynamisme
musico-mathématique de nature “ping-pong”, un système commutatif riche, bien
sûr, mais pas encore une cohabitation de deux aspects partiels d’un univers complet et cohérent 104 . »
104. Ibid., p. 173.
43
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Cet « univers complet et cohérent 105 », Mazzola l’appelle bien sûr de ses vœux,
moyennant « l’abolition de l’amour-haine entre la science et l’art 106 », et la promotion
d’« un esprit singulier de communication mathémusicienne 107 ».
Remarque
On remarquera que Mazzola conçoit ici « musique » et « mathématiques » comme
foncteurs et non plus comme catégories ou topos. . . Il y aurait alors lieu d’interroger
la manière dont les agrégats fortement hétérogènes de formules à la fois mathématiques
et musicales d’un côté, de gestes à la fois mathématiques et musicaux de l’autre, sont
susceptibles de constituer des catégories en sorte que les deux foncteurs ici désignés
« musique » et « mathématiques » puissent être adjoints. En vérité, ces énoncés suggérant
l’adjonction participent déjà du mythe que Mazzola entreprend d’édifier en sorte de
réduire un abyme qu’il juge problématique entre mathématiques et musique.
4. La réduction mythologique de la séparation mathématiques|musique
Il me semble en effet requis d’interpréter l’ensemble de cette « cause » mazzolienne
comme une véritable cause mythologique, au sens très précis que Claude Lévi-Strauss
nous a appris à entendre dans le mythologique (ou logique des mythes), soit l’idée suivante : la logique mythique consiste, face à une opposition radicale, d’entreprendre de la
réduire (comme on réduit chirurgicalement une fracture) par construction de deux nouveaux termes plus rapprochés que les termes initialement opposés. Claude Lévi-Strauss
nous fournit le mathème de cette réduction mythologique dans sa « formule canonique
du mythe 108 » :
X(a)
Y (b)
�→
X(b)
A−1 (y)
Soit l’idée suivante : face à l’opposition entre le terme a portant la valeur X et le
terme b portant la valeur Y , le mythe va lui substituer l’opposition réduite du terme b
assumant désormais la valeur X et d’un nouvel acteur y (substantivant l’ancienne valeur
Y ) portant une nouvelle valeur A−1 (dérivée de l’acteur a inversé). Le mythe que Mazzola
nous instruit tout au long de son dernier La vérité du beau en musique, en complément
de sa mathématisation par ailleurs incomparable, est ainsi formalisable selon le mathème
suivant :
Vérité (de la mathématique)
Beauté (de la musique)
�→
Vérité (de la musique)
Informatisation (du beau)
105. Comment ne pas voir, en ce recollement d’un univers malencontreusement partagé en deux parties « complémentaires », une variation du mythe d’Aristophane (Platon, Le Banquet) où l’humanité,
partagée par Zeus en deux moitiés emboı̂tables hommes/femmes, ne cesse de rêver d’un retour à son
union originelle. On suppute que pour Mazzola la musique occupe ici la position-femme et la mathématique la position-homme (d’où la dualité entre l’hystérie du geste musicien et l’obsession de la lettre
informatique. . .).
106. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., p. 174.
107. Ibid., p. xv.
108. Cf. « La structure des mythes » dans Anthropologie structurale, Pion, 1955, p. 252-253 ; puis La
potière jalouse, Pion, 1985 (p. 78. . ., p. 207. . .), Histoire de lynx, Pocket, 1991. Pour la mathématique
de la chose, voir Lucien Scubla, Lire Lévi-Strauss, Odile Jacob, 1998.
44
François Nicolas
Ce qui se dira ainsi : la contradiction que Mazzola ressent comme insupportable entre
la musique porteuse de « beauté » et la mathématique porteuse de « vérité » sera
mythologiquement réduite en lui substituant le nouveau couple, plus apaisé, formé d’un
côté par une musique désormais capable de vérité (« la vérité du beau en musique ») et
d’un autre côté par un beau susceptible désormais d’informatisation (entendue comme
calcul déposé par une pensée mathématique évaporée) : voir dans ce livre le cortège des
logiciels — Presto, Rubato, etc. — calculant la beauté des interprétations musicales. . . 109
∗
Que la production mythologique d’un tel méta-monde mathémusical puisse se nourrir
ainsi de la pratique mathématique la plus précise et la plus actuelle 110 ne doit pas nous
étonner : elle est ici clairement au principe de la réduction d’une fracture subjective chez
son auteur, entre la figure du mathématicien nourri d’informatique théorique et celle du
musicien improvisateur nourri de Cecil Taylor 111 .
109. L’exposé du 15 décembre 2007 nous a fourni une autre version du même mythe de la « mathémusique » selon la variation suivante (comme Lévi-Strauss nous l’a appris, un mythe est l’ensemble de ses
variantes. . .) :
Création (de l’analyse musicale)
Création (de la mathématique)
�→ Valeur musicalement synthétique (d’une opération non rigoureuse)
Rigueur (de la mathématique)
l’« algèbre de Boulez » mathématiquement inventée
Qualité musicale globale de la pièce « variant » librement Structures Ia
=
110. Quitte, pour ce faire, à remettre explicitement (p. 19) ses pas dans ceux du mythe pythagoricien
originel, mythe qui a pourtant fait le plus grand mal aux théories mathématisées de la musique, au
point même que le grand Euler a eu, en son temps, le courage de donner raison aux musiciens partisans
d’Aristoxène contre les mathématiciens partisans de Pythagore qui prétendaient continuer de dicter leurs
lois numériques à une musique qui s’en était émancipée. . . depuis le XIIIe siècle (voir l’histoire de la tierce
harmonique).
111. Faut-il préciser combien cette logique mythologique est sourdement à l’œuvre tout au long du
livre de Mazzola, à travers les convocations surprenantes d’un « Big Bang » tout azimuts, d’un
« Principe anthropique » circulant de la cosmologie jusque dans le contrepoint, sans oublier cet attachement incorrigible au mythe moderniste d’un Boulez mathémusicien « s’appuyant sur les mathématiques pour développer [son] travail artistique » (p. 174). Pour une démythification de ce dernier point par son auteur même, voir mon entretien avec Pierre Boulez le 4 mars 2005 à l’Ens :
www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=609 www.entretemps.asso.fr/Boulez/visite
45
De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques
Annexe 2 : Mamuphi
Petite chronologie mamuphi
• Décembre 1999 : Forum Diderot « Mathématique et musique » de la SME 112
• 2000-2001 : Première année du séminaire mamuphi (à l’Ircam) 113 et — à partir
de l’automne 2001 — Séminaire MaMuX (à l’Ircam) [dir. C. Agon, M. Andreatta]
• À partir de l’automne 2004 : Reprise du séminaire mamuphi, à l’Ens [dir. C.
Alunni, M. Andreatta, F. Nicolas]
• À partir de l’automne 2006 : École mathématique pour musiciens et autres
non-mathématiciens [Y. André, P. Cartier]
• À partir de l’automne 2009 : Cours de mathématiques « Catégories et structures » [R. Guitart]
• À partir de l’automne 2010 : École musicale pour philosophes et autres nonmusiciens [dir. A. Bonnet, F. Nicolas]
Les interventions du séminaire mamuphi durant la période 2005-2011
112. Société européenne de mathématique. Forum organisé simultanément à Lisbonne, Paris et Vienne.
Le forum parisien se tient à l’Ircam autour du thème « Logique mathématique et logique musicale au XXe
siècle ». Voir Mathematics and Music. A Diderot Mathematical Forum, G. Assayag, H. G. Feichtinger,
J.-F. Rodrigues (eds.), Springer, 2002.
113. Voir Penser la musique avec les mathématiques ?, op. cit.
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François Nicolas
47
RAI SONANCES MAMUPHIQUES
Mathématiques/Musique et
Philosophie dans la tradition
américaine : la filiation
Babbitt/Lewin 1
Moreno Andreatta
Equipe Représentations Musicales
IRCAM / CNRS / UPMC
Résumé. Nous présentons quelques aspects théoriques et métathéoriques de la tradition américaine — du sérialisme intégral de Milton Babbitt aux réseaux transformationnels d’Henry Klumpenhouwer — en essayant d’en discuter les hypothèses épistémologiques sous-jacentes et les implications philosophiques qui dérivent d’une telle démarche,
aussi bien pour la théorie que pour l’analyse musicale. Le positivisme logique du Cercle
de Vienne a eu historiquement une influence directe dans l’émergence d’un paradigme
mathématique en théorie de la musique aux Etats-Unis, comme le confirme une analyse
comparée des principes de bases des deux courants de pensée. Cependant, la réflexion
théorique de Milton Babbitt ainsi que la démarche transformationnelle de David Lewin
dépassent, à notre avis, largement le paradigme langagier qui sous-tend le néopositivisme
et engagent d’autres formes de relations entre la musique et les mathématiques. Pour cela,
nous allons nous appuyer, tout d’abord, sur la dualité entre l’ objectal et l’ opératoire à
la base, selon l’épistémologue français Gilles-Gaston Granger, de tout concept philosophique. Deux exemples de cette dualité nous semblent particulièrement pertinents pour
la tradition américaine : la notion de Twelve-Tone System chez Babbitt et celle de Generalized Interval System chez Lewin. Nous esquisserons en conclusion les principes de
base d’une interprétation de l’analyse transformationnelle et, en particulier, des réseaux
de Klumpenhouwer ( K-nets) à l’aide de la théorie (mathématique) des catégories ainsi
que les conséquences théoriques et philosophiques d’une telle formalisation.
***
1. Ce texte est une version remaniée de l’intervention de l’auteur au Séminaire Mathématiques/Musique & Philosophie (18 novembre 2006) qui intègre des éléments issus des nombreuses discussions qui ont marquées les trois saisons du séminaire, ainsi que des publications ayant vu le jour
entretemps. Un enregistrement vidéo de l’intervention est disponible sur le site de la diffusion des savoirs de l’ENS ( http://www.diffusion.ens.fr/). Nous remercions Fançois Nicolas pour nous avoir
poussé à mieux préciser notre position vis-à-vis du positivisme logique, dont le rôle joué dans les théories mathématiques de la musique n’a pas encore été entièrement élucidé. Nous tenons à remercier tout
particulièrement Pierre de Chambure pour nous avoir guidé, avec ses conseils, ses notes de lecture et ses
traductions, dans la tentative de répondre à cette question.
51
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
Il y a plusieurs raisons pour essayer de discuter les orientations théoriques et philosophiques sous-jacentes à ce qu’on appelle désormais couramment la « tradition américaine » et qui motivent la réflexion qui nous guide dans cet article. Il y a tout d’abord
un intérêt historique, l’histoire de la tradition américaine et ses multiples orientations
théoriques n’ayant pas été écrite. À cette perspective historique s’ajoute, tout naturellement, un intérêt épistémologique, dû au fait qu’il y a très peu d’études sur les hypothèses
philosophiques qui guident la démarche théorique, analytique et compositionnelle des
théoriciens de la tradition américaine. Une analyse des « hypothèses philosophiques »
qui ont accompagné l’évolution de la pensée théorique, de Milton Babbitt à David Lewin et jusqu’à nos jours, peut permettre de mieux comprendre la portée et les limites
des concepts développés par ce que l’on proposera d’appeler la filiation Babbitt/Lewin.
De plus, cette démarche à la fois historique et épistémologique offre également un intérêt « prospectif » car, à partir d’une réflexion sur la (ou les) philosophie(s) ayant eu
une influence directe sur la démarche des théoriciens de la musique des années 1960, on
pourra, peut-être, essayer de donner une réponse à une interrogation qui reste ouverte, à
savoir 2 « Quelle philosophie pour la (une) théorie (mathématique) de la musique d’aujourd’hui ? » Plus particulièrement, nous sommes intéressés par la question suivante :
« Quelle orientation philosophique sous-tend la tradition américaine ainsi que les approches théoriques et analytiques s’inscrivant dans la filiation de la réflexion de Milton
Babbitt sur le système dodécaphonique ou de David Lewin sur le système d’intervalles
généralisés ou dans d’autres démarches, comme l’approche catégorielle en théorie mathématique de la musique (Mazzola, 2002) permettant, notamment, de généraliser certains
concepts et constructions de la tradition américaine ? » Autrement dit, y a-t-il une « philosophie spontanée » à l’exception du positivisme logique 3 dans la tradition américaine et
les approches catégorielles proposées parallèlement en Europe en théorie mathématique
de la musique ?
Ce sont des questions qui resteront ouvertes mais dont on essaiera de montrer la richesse pour la réflexion philosophique contemporaine sur le rapport entre mathématique
et musique en discutant, tout d’abord, l’influence de la philosophie analytique et du positivisme logique aux débuts de la formalisation mathématique de la musique chez les
théoriciens de la tradition américaine pour, par la suite, pointer les limites d’une telle
réduction en proposant une possible lecture philosophique d’une approche algébrique ou
catégorielle en musique. Cependant, avant d’avancer des interprétations d’ordre philosophique, commençons par mieux préciser un terme que nous avons employé jusqu’ici de
façon informelle, celui de « tradition américaine ».
2. Il s’agit, en effet, d’une question cruciale, s’il est vrai que la sixième saison du séminaire mamuphi
(2008-2009) s’est articulée précisément autour de cette question.
3. Comme semble le soutenir François Nicolas dans sa double déconstruction de la music theory
(Nicolas, 2007a et 2007b).
52
Moreno Andreatta
La tradition américaine : les acteurs et les « communautés 4 »
Peu d’approches théoriques et analytiques ont joué un rôle aussi central dans la musicologie systématique développée aux Etats-Unis que celles issues des réflexions de Milton
Babbitt sur le système dodécaphonique, de la Set Theory d’Allen Forte et de la théorie
transformationnelle de David Lewin. Les trois approches relèvent d’une démarche que
l’on qualifiera de « set-théorique », ce néologisme englobant à la fois la réflexion autour
du sérialisme généralisé de l’école de Princeton (en particulier autour de la revue Perspectives of New Music), de la théorie des ensembles appliquée à l’analyse musicale (autour
de la revue Journal of Music Theory à l’université de Yale) et les généralisations de la
Set Theory « classique » par David Lewin. On insistera beaucoup sur cette dernière, car
elle est à l’origine, comme on verra, d’un véritable « tournant » en analyse musicale 5 .
Comme nous l’avons mentionné, la tradition américaine englobe également les théories
« diatoniques » et les théories néo-riemanniennes, deux approches théoriques et analytiques dont il est souvent très difficile de distinguer les frontières respectives. Les théories
diatoniques, développées initialement à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler « l’école
de Buffalo » (par John Clough et ses collègues 6 ), visent à comprendre quelles sont les
propriétés structurelles de la gamme diatonique faisant son « unicité » à l’intérieur d’un
tempérament donné (tempérament qui ne doit pas nécessairement être égal !). Les théories diatoniques appartiennent, de facto, aux approches « set-théoriques » classiques,
comme le montre le fait que John Clough et ses collègues ont utilisé les mêmes techniques décrites par Allen Forte dans son ouvrage théorique de référence (Forte, 1973). À
la différence de la théorie diatonique, les approches néo-riemanniennes relèvent, elles, de la
démarche transformationnelle inaugurée par David Lewin et « formalisée » sous la forme
d’un traité théorique dans l’ouvrage Generalized Musical Intervals and Transformations
(Lewin, 1987).
4. Nous utilisons ce terme en analogie avec le concept de « communauté scientifique » chez Thomas
Kuhn (1962). C’est une notion qu’on utilise couramment lorsque l’on cherche à retracer l’histoire d’un
courant de pensée. Par exemple Ralf Krömer, dans son ouvrage Tool and object. A history and philosophy
of Category theory (Birkhäuser, 2007), est confronté au problème de caractériser une communauté, celle
des théoriciens des catégories, dont les frontières sont parfois très floues (à cette communauté peuvent
appartenir des mathématiciens qui travaillent sur la théorie de l’homologie, sur la topologie ou sur la
géométrie algébrique, sur la logique, etc.). De même, les frontières de la communauté des théoriciens
de la musique appartenant à la tradition américaine, surtout en ce qui concerne les outils employés
et les domaines analytiques visés, sont multiples, allant de l’utilisation des catalogues d’accords pour
l’analyse de la musique atonale jusqu’au déploiement d’un arsenal algébrique pour l’analyse de la musique
tonale (théories diatoniques et néo-riemanniennes), en passant par la création d’outils « mobiles »,
susceptibles d’être appliqués aussi bien — comme on le verra — au répertoire tonal ou atonal (réseaux de
Klumpenhouwer). D’autres applications musicales des concepts kuhniens de « communauté scientifique »,
ainsi que celui de « paradigme », ont été discutées par Antonio Lai dans un ouvrage qui montre également
les limites du positivisme logique en musique (Lai, 2002).
5. Ce sont C. V. Palisca et I. Bent qui soulignent ce changement paradigmatique dans l’entrée
« theory » du New Grove Dictionary Online.
6. À l’héritage de John Clough dans la théorie mathématique de la musique est consacré le troisième
numéro du Journal of Mathematics and Music qui propose, également, une nouvelle approche de l’étude
du diatonisme, basée sur la transformée de Fourier discrète, un outil que David Lewin avait introduit
en théorie de la musique en relation avec le concept de contenu intervallique [interval content]. Voir
Lewin (1959).
53
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
Une des caractéristiques majeures de la tradition américaine est l’attention portée à
la théorie de la musique [music theory]. Dans une étude sur l’émergence des structures
algébriques en musique et musicologie du XXe siècle (Andreatta, 2003), j’avais essayé de
suivre, toujours à l’intérieur de la tradition américaine, l’évolution du concept de « théorie musicale » (musical theory) vers celui de music theory en tant que « théorie de la
musique » au sens d’une discipline institutionnelle ancrée dans le système universitaire
américain. J’aimerais revenir ici sur ces problématiques liées au rôle de catalyseur joué
par Milton Babbitt et l’université de Princeton dans la constitution d’une approche théorique de type algébrique en musique. Certains commentateurs ont parlé à ce propos d’un
projet « métathéorique » pour indiquer qu’il s’agit d’une démarche théorique en musique
prenant comme objet la théorie de la musique en tant que telle. C’est ce premier aspect
qu’on va essayer de discuter dans la section suivante.
Sur les orientations théoriques (et métathéoriques) de
la tradition américaine
Dans la préface à l’un des premiers ouvrages consacré à la définition de la théorie
de la musique, B. Boretz et E.T. Cone (1972) identifient dans la démarche théorique en
composition l’une des nouveautés qui caractérise le XXe siècle par rapport aux siècles
passés :
L’identification des questions musico-théoriques à celles de l’approche critique de
la composition n’est pas, bien sûr, plus particulière au XXe siècle qu’aux compositeurs. Mais l’implication contemporaine particulièrement explicite, particulièrement importante et particulièrement apparente des compositeurs pour la théorie
en tant qu’écrivains et constructeurs de système a donné à la relation théoricocompositionnelle une large publicité, ni toujours bienveillante ou même exacte :
nous vivons, comme tous les lecteurs des partitions du domaine public le savent,
une époque d’ ‘approche théorique de la composition’ [theoretical composition].
Cette démarche théorique dans l’acte compositionnel est l’expression d’une figure
qui aura une place de plus en plus centrale dans la musique du XXe siècle, celle du
compositeur/théoricien. Le compositeur et théoricien Milton Babbitt est, depuis cette
perspective « métathéorique », tout à fait singulier, car il a été le premier à suggérer que
La force de tout ‘système musical’ ne reposait pas dans son appréhension en tant
que contraintes universelles pour toute musique, mais en tant que constructions
théoriques alternatives, enracinées à l’intérieur d’une communauté d’assomptions
et de principes empiriques partagés, et validés par la tradition, l’expérience et l’expérimentation.
Soulignons que l’expression « système musical », et, en particulier, « système dodécaphonique » chez Babbitt est synonyme de « structure », au sens mathématique du
terme 7 . En effet, Babbitt utilise ce terme bien avant la publication des textes de N. Wiener (1948) et L. von Bertalanffy (1950) qui marquent la naissance de la science moderne
7. Cette interprétation diffère donc de la lecture « déstructurante » de la music theory par François
Nicolas (2007b), où la structure (musicale !) est considérée comme une étape intermédiaire entre l’axiomatique et le système, dans un parcours logique allant de Schoenberg à la combinatoire. Or, comme
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Moreno Andreatta
des systèmes 8 . En outre, la force de tout système musical réside précisément dans les
enjeux théoriques du système, principes de nature empirique dont la validité, comme le
soulignent Boretz et Cone, est assurée par l’histoire, l’expérience et l’expérimentation. Il
est donc évident que, à la différence d’une compréhension souvent trop réductrice de la
tradition américaine de la part des théoriciens et musicologues européens, la Set Theory
intègre, du moins à ses débuts, une dimension historique à la composante systématique.
Sans essayer de rendre compte ici de façon exhaustive de la pensée théorique et
compositionnelle de Milton Babbitt 9 , nous allons nous concentrer sur quelques aspects
de l’approche théorique de cette figure centrale de la tradition américaine afin de dégager
un premier horizon philosophique marqué par l’influence du positivisme logique.
L’héritage du positivisme logique dans la théorie du
système dodécaphonique chez Milton Babbitt
Dans son travail de thèse dédié à la fonction de la structure ensembliste dans le système
dodécaphonique (Babbitt, 1946) 10 , le compositeur pose une définition de la méthode
dodécaphonique qui sera utilisée implicitement dans toutes ses propositions théoriques
successives (et jouera, en même temps, un rôle majeur dans la constitution de la Set
Theory en tant que théorie formelle pour l’analyse de la musique atonale).
La méthode dodécaphonique est décrite comme un « système », constitué par un
« ensemble d’éléments, de relations entre ces éléments et d’opérations sur ces éléments »
(Babbitt 1946/1992, p. viii). N’ayant pas encore les outils algébriques pour rendre compte
nous l’avons montré dans Andreatta (2003), c’est en s’appuyant sur la lecture axiomatique du dodécaphonisme par Ernst Krenek (1937/1939), ainsi que sur ses premiers essais de formalisation des techniques
de combinatoire essentiellement des hexacordes et des tricordes, que Babbitt aboutit progressivement à
la conception du système dodécaphonique comme une « structure » au sens algébrique, dont un « large
nombre de conséquences compositionnelles sont dérivables directement de théorèmes de théorie des
groupes finis » (Babbitt 1961/1972, p. 8). Le parcours logique serait donc plutôt le suivant : Schoenberg
→ Krenek → combinatoire (musicale) → axiomatique → système = structure algébrique → composition.
8. Pour une analyse historique et épistémologique de la systémique, voir l’étude de Jean-Louis Le
Moigne dans Andreewsky et al. (1991). Cependant, au-delà des différences théoriques profondes entre
l’approche systémique au dodécaphonisme par Babbitt et la General System Theory, dues à l’influence
indéniable du positivisme logique dans l’approche du compositeur américain, nous aimerions suggérer
dans cet article l’hypothèse selon laquelle d’un point de vue épistémologique la tradition set-théorique
américaine est finalement plus proche du constructivisme de la systémique plutôt que du logicisme du
Cercle de Vienne.
9. Pour les aspects théoriques de la démarche algébrique de Babbitt, et son héritage dans la tradition
set-théorique américaine, nous renvoyons le lecteur à notre thèse de doctorat (Andreatta, 2003). Le
problème de l’articulation entre pensée théorique et processus compositionnel chez Milton Babbitt, ainsi
que chez d’autres compositeurs/théoriciens (en particulier Iannis Xenakis) a été traité par Stéphan
Schaub dans une séance plus récente du Séminaire mamuphi (5 avril 2008) et a fait l’objet de sa thèse
de doctorat (Schaub, 2009).
10. La thèse, initialement refusée par le département de musique de l’université de Princeton, a été
approuvée presque cinquante ans après, sans aucun changement par rapport au document soumis en 1946.
Ce qui a changé, entre-temps, c’est le contexte social et institutionnel dans lequel une recherche sur les
rapports entre mathématiques et musique est susceptible d’être acceptée par les deux « communautés »,
celle des mathématiciens (qui reprochaient à Babbitt une utilisation non suffisamment rigoureuse du
formalisme mathématique) et celle des théoriciens de la musique (qui avaient probablement plus de
réserves, par rapport aux premiers, dans le fait que la théorie de la musique allait progressivement se
mathématiser).
55
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
de la « nature » de ces relations et de ces opérations, Babbitt se limite à avancer l’hypothèse selon laquelle « une vraie mathématisation aurait besoin d’une formulation et
d’une présentation dictées par le fait que le système dodécaphonique est un groupe de
permutations qui est façonné [shaped] par la structure de ce modèle mathématique »
(Babbitt 1946/1992, p. ii). Quelques années après, cette intuition se précise, aussi grâce
à ses expériences compositionnelles sur la série généralisée 11 . En effet, « une compréhension de la structuration dodécaphonique des composantes autres que les hauteurs ne
peut que passer par une définition correcte et rigoureuse de la nature du système et
des opérations qui lui sont associées » (Babbitt 1955). Une fois cernée l’importance des
structures algébriques en musique, le compositeur peut affirmer qu’un « large nombre de
conséquences compositionnelles sont dérivables directement de théorèmes de théorie des
groupes finis » (Babbitt 1961/1972, p. 8). Un exemple de théorème de nature algébrique
est le résultat suivant, connu comme le théorème des notes communes :
Etant donnée une collection de hauteurs (ou de classes de hauteurs), la multiplicité
de l’occurrence de chaque intervalle (un intervalle étant équivalent à son complémentaire, car il n’y a pas de considération d’ordre) détermine le nombre de hauteurs
en commun entre la collection originaire et sa transposition de la valeur de cette
intervalle 12 .
Mais le résultat le plus célèbre est sans doute le théorème de l’hexacorde, que l’on
peut énoncer en termes de multiplicité intervallique :
Théorème de l’hexacorde. Dans un hexacorde et dans son complémentaire, la multiplicité de l’occurrence de chaque intervalle (un intervalle étant
toujours équivalent à son complémentaire) est la même.
Dans un ouvrage plus récent, rassemblant les leçons données par Babbitt à l’école
de musique de l’université de Wisconsin en 1983, le compositeur offre quelques éléments
historiques qui nous permettent de mieux comprendre le contexte social dans lequel un
tel résultat a pu être obtenu. C’était la période à laquelle David Lewin allait rejoindre
Milton Babbitt, qui enseignait à Princeton et était à l’époque collègue d’Alonzo Church et
Kurt Gödel, pour débuter un doctorat en mathématiques sous la direction d’Emil Artin.
Cependant, le théorème de l’hexacorde, qui semble avoir occupé les deux théoriciens
pendant un certain temps, aurait été démontré, selon Babbitt, d’une façon tout à fait
inattendue, grâce à Ralph Fox, un mathématicien travaillant sur la théorie des nœuds. De
plus, la démonstration du théorème de l’hexacorde aurait servi comme point de départ
11. Rappelons qu’à l’intérieur de la tradition américaine, et à la différence de la perspective européenne,
Milton Babbitt occupe une place centrale dans la naissance du sérialisme intégral. La question des origines
du sérialisme intégral mérite, à notre avis, d’être posée à nouveau, car Milton Babbitt aurait pu avoir,
effectivement, une influence directe dans la naissance du sérialisme intégral en Europe, notamment grâce
à la rencontre avec Olivier Messiaen, en résidence au festival de Tanglewood dans une période à la
suite de laquelle le compositeur français aurait conçu la troisième étude de rythmes (le célèbre « Mode
de valeurs et d’intensités »). Nous avons suggéré cette hypothèse lors de l’organisation de la première
rencontre musicologique franco-américaine « Autour de la Set Theory » (Ircam, 12-13 octobre 2003)
et nous renvoyons le lecteur intéressé aux actes du colloque, qui sont désormais disponibles en version
bilingue dans la Collection « Musique/Sciences » (Andreatta et al., 2008). Je remercie Georges Bloch
et Jean-Claude Risset d’avoir attiré mon attention sur cet aspect peu connu de l’histoire du sérialisme
intégral.
12. Babbitt 1961/1972, p. 8.
56
Moreno Andreatta
pour donner une démonstration nouvelle d’un célèbre problème de théories des nombres
(problème de Waring) 13 .
L’influence du positivisme logique chez Milton Babbitt est évidente dans la réflexion
du compositeur sur la « structure » et la « fonction » de la théorie de la musique, pour
reprendre le titre de l’article consacré à cette question (Babbitt 1965/1972). Dans cet
écrit, Babbitt oscille encore entre l’emploi du terme « théorie musicale » [musical theory],
« théorie de la musique » [theory of music] et music theory, un terme qu’il introduit à
la fin de l’article pour indiquer explicitement la discipline en train de se constituer sur le
plan académique.
Tout d’abord Babbitt précise la fonction centrale de la « théorie musicale », à savoir
celle de
rendre possible d’un côté l’étude de la structure des systèmes musicaux [. . .] et la
formulation des contraintes de ces systèmes dans une perspective compositionnelle
[. . .] mais aussi, comme étape préalable, une terminologie adéquate [. . .] pour rendre
possible et établir un modèle qui autorise des énoncés bien déterminés et testables
sur les œuvres musicales 14 .
Soulignons qu’il ne faut pas confondre un énoncé testable avec un énoncé ou une
théorie (un ensemble d’énoncés) « falsifiable » ou « réfutable », au sens de Popper, la
notion de falsifiabilité, que Popper introduit dans la Logique de la découverte scientifique
(1934) en opposition au critère de vérification du positivisme logique, étant un critère
« négatif » de démarcation entre science et non-science et pas, comme le suggère Babbitt
dans son texte, une démarche de validation d’un modèle théorique. En outre, Popper
n’a probablement pas eu sur la pensée de Babbitt l’influence qu’a pu avoir la lecture et
la fréquentation de philosophes tels Rudolf Carnap, Nelson Goodman ou Willard Van
Orman Quine. La nécessité, tout d’abord, de créer une « terminologie adéquate » au
sein de la théorie de la musique fait écho aux propos de l’auteur de Truth by Convention,
quand il affirme que
moins une science est avancée, plus sa terminologie tend à reposer sur le présupposé
d’une compréhension mutuelle, sans le remettre en cause. Plus de rigueur aidant,
des définitions sont introduites, qui remplacent peu à peu cette base. Les relations
mises en jeu dans ces définitions acquièrent le statut de principes analytiques ; et ce
que l’on considérait auparavant comme une théorie portant sur le monde est réin-
13. Rappelons que le problème de Waring, généralisation du théorème des quatre carrés de Lagrange,
affirme que tout entier est la somme d’un nombre g(n) de puissances n-ièmes d’entiers, où n est un
nombre entier positif quelconque et la fonction g dépend uniquement de l’entier n. Ce problème, posé
par Waring dans ses Meditationes algebraicae (1770) et résolu par Hilbert en 1909, serait, selon Babbitt,
étroitement lié au théorème de l’hexacorde. Malheureusement, nos efforts pour donner une base plus
solide à cette « intrigue » babbittienne sont restés vains jusqu’à présent. Nous n’avons, en effet, trouvé
aucune trace de la démonstration de Ralph Fox et les liens entre théorème de l’hexacorde et conjecture de
Waring sont loin d’être établis. Récemment Emmanuel Amiot a publié la démonstration la plus courte
(et sans doute une des plus élégantes) du théorème de l’hexacorde (Amiot, 2006). La démonstration
utilise une intuition de David Lewin qui, dans un article paru dans Journal of Music Theory à la fin des
années 1950 (Lewin, 1959), proposa de considérer le contenu intervallique d’un ensemble de classes de
hauteurs comme un produit de convolution de fonctions caractéristiques. En passant par la transformée
de Fourier discrète, le produit de convolution devient un simple produit et le théorème se démontre en
une ligne !
14. Babbitt 1965/1972, p. 10.
57
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
terprété comme une convention de langage. C’est pourquoi un passage du théorique
au conventionnel est un progrès dans les fondements logiques d’une science 15 .
Les échos deviennent des résonances conceptuelles lorsqu’on analyse quelques traits majeurs du positivisme logique, en particulier la composante empirique qui mène, en plus
du rejet ou de l’élimination de la métaphysique, à une émulation de la science dans sa
méthodologie et sa terminologie et à une utilisation de l’analyse linguistique et logique
(en particulier le recours à la logique formelle). Les deux citations suivantes d’Alfred Ayer
et Milton Babbitt sont particulièrement révélatrices de la composante linguistique dans
ces deux orientations théoriques. Pour Ayer
Il n’existe aucun domaine de l’expérience qui ne puisse, en principe, être placé sous
la forme d’une loi scientifique, ni aucun type de connaissance spéculative du monde
qui soit, en principe, au-delà du pouvoir de la science [. . .]. Les propositions de la
philosophie ne sont pas de caractère factuel mais linguistique — c’est-à-dire qu’elles
ne décrivent pas le comportement des objets physiques ou mentaux ; elles expriment
des définitions, ou les conséquences formelles de définitions 16 .
Du côté de chez Babbitt :
Parce que les éléments essentiels des caractérisations précédentes, mettant en jeu
les corrélations des domaines syntaxique et sémantique, la notion d’analyse, et —
peut-être de façon plus significative — les besoins d’une formulation linguistique et
la différentiation parmi les types de prédicat, allant plus loin que fortement suggérer
que l’objet propre de l’enquête que nous nous sommes assignés pourrait être — à
la lumière de ces critères — une classe vide, et en conservant bien à l’esprit les
obligations systématiques liées à nos propres présentation et discussion nécessaires
du sujet présumé, qui nous font nous souvenir qu’il n’y a qu’une seule sorte de
langage, une seule sorte de formulation verbale des ‘concepts’ et d’analyse verbale
de telles formulations : le langage ‘scientifique’ et la méthode ‘scientifique’ 17 .
De plus, alors que, toujours selon l’expression d’Ayer, de même que la philosophie devient
un « département de la logique », la théorie de la musique peut se réduire, pour Babbitt,
à un type de logique formelle. Comme le compositeur l’indique dans le passage qui suit et
qui montre clairement l’influence remarquable du positivisme logique dans la naissance
de la théorie de la musique aux Etats-Unis :
Progressivement du concept à la loi (généralité synthétique), nous arrivons au système de lois déductivement inter-reliées qu’est une théorie, énonçable sous la forme
d’un ensemble mis en relation d’axiomes, de définitions et de théorèmes — les
preuves qui ont été dérivées au moyen d’une logique adéquate. Une théorie musicale
se réduit, ou devrait se réduire, à une telle théorie formelle quand les prédicats et les
opérations non-interprétés sont substitués aux termes et opérations faisant référence
aux observables musicaux 18 .
15. Traduction de J. Dutant. Texte intégral en français disponible à l’adresse :
web.mac.com/cludwig/Site/Philosophie_de_la_connaissance_files/Quine_Truth_by_convention.pdf
16. Ayer, 1952).
17. Babbitt 1961/1972.
18. Babbitt, 1961/1972, p. 4.
58
Moreno Andreatta
Une théorie (de la musique) est toujours formalisable, selon Babbitt, avec un ensemble
bien défini d’axiomes, définitions et théorèmes dont la preuve est obtenue à travers le
choix d’un système logique parmi ceux qui sont a priori possibles. Le compositeur semble
faire allusion au concept d’explication déductive-nomologique chez Carl Hempel (1965 et
1966), l’un des théoriciens du Cercle de Vienne auquel Babbitt se réfère le plus en ce qui
concerne le rôle des lois dans l’explication scientifique 19 . Cependant, l’empirisme logique
n’est qu’une composante de la pensée théorique de Babbitt et nous aimerions proposer
une analyse plus fine de l’influence du Cercle de Vienne sur la tradition américaine à
partir des thèses de l’épistémologue français Gilles-Gaston Granger. Le logicisme comme
seul critère pour structurer le monde ne pouvait en effet pas suffire pour un théoricien de
la musique « structuraliste 20 » comme Babbitt, ayant trouvé dans l’algèbre la discipline
sur laquelle la théorie de la musique pouvait se fonder. Les réflexions de Gilles-Gaston
Granger sur la logique comme « science des structures » et, plus en général, sur la pensée formelle dans la connaissance scientifique sont non seulement contemporaines des
formalisations du système dodécaphonique par Babbitt mais elles relèvent d’une même
position épistémologique. En particulier, le concept de « dualité de l’objectal et de l’opératoire » chez Granger s’applique très bien à la modélisation du système dodécaphonique
chez Babbitt et peut nous aider à mieux comprendre la distance théorique qui sépare
le logicisme du Cercle de Vienne de la pensée compositionnelle de Babbitt ainsi que
d’autres approches de la tradition américaine susceptibles, comme on verra par la suite,
d’une formalisation catégorielle. Granger postule l’existence d’une dualité fondamentale
et indissoluble entre l’objet et l’opération au point qu’il propose de substituer la célèbre
formule de Kant (« des pensées sans contenu sont vides ; des intuitions sans concepts
sont aveugles ») avec l’idée que
la pensée d’opérations sans objets est stérile ; la pensée d’un objet sans système
d’opérations est opaque 21 .
La théorie mathématique des catégories devient ainsi le prototype de cette dualité, car
elle implémente
19. « Position selon laquelle on explique un phénomène en déduisant la proposition qui le décrit d’une
ou plusieurs propositions générales qui expriment une ou plusieurs lois de la nature » (Esfeld, 2006). Une
analyse détaillée de ce concept est contenue, en particulier, dans le cinquième chapitre de Hempel (1966).
Notons également que l’ouvrage Aspects of Scientific Explanation (Hempel 1965) fait partie des titres
cités à la fin de l’article considéré comme le plus techniquement philosophique des écrits théoriques de
Milton Babbitt. Il s’agit de l’étude intitulée « Contemporary Music Composition and Music Theory as
Contemporary Intellectual History » (Babbitt, 1972) et qui constitue l’une des leçons inaugurales du
premier programme de doctorat en théorie de la musique et composition musicale à la City University
de New York (année 1968-1969).
20. Nous reviendrons brièvement en conclusion sur le problème du structuralisme en musique, un sujet
qui est cependant trop complexe pour faire l’objet ici d’une analyse approfondie. Pour condenser en
quelques lignes notre position, il suffit de dire que pour nous l’héritage linguistique n’est qu’un aspect
très partiel d’une démarche structurale en musique. A cette vision, qui est pourtant la plus courante
en musicologie, nous opposons une conception du structuralisme ayant son point de départ dans les
mathématiques abstraites et, en particulier, dans l’approche algébrique. Autrement dit, parallèlement
au structuralisme linguistique qui a sans doute joué un rôle important dans la sémiologie de la musique
des années 1970, on assiste au début du XXe siècle à l’émergence d’une démarche structurale en théorie
de la musique, analyse et composition. Cette orientation, dont nous allons souligner l’actualité dans la
suite de cette étude, est beaucoup plus influencée, à notre avis, par la réflexion sur la notion de structure
en mathématiques que par celle sur la langue en tant que système. Le point de départ de cette orientation
serait ainsi Cassirer (1910) plutôt que Ferdinand de Saussure (1916).
21. Granger, 1994 ; p. 150.
59
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
le principe de la nécessité d’une détermination réciproque de tout système d’objets
de pensée et d’un système d’opérations intellectuelles associées 22 .
En effet, elle
construit les entités mathématiques pour ainsi dire de l’extérieur, en corrélant aux
‘objets’ à définir, pris originairement comme opaques, des système de ‘flèches’ opératoires ou morphismes, dont les propriétés formelles déterminent la structure interne
de ces objets 23 .
Afin de montrer les limites d’une conception logiciste de la tradition set-theorique
américaine, nous pourrions aussi partir du concept de « reconstruction rationnelle », un
terme que Carnap introduit dans La construction logique du monde (1928). Quelques
années plus tard, dans son ouvrage Experience and Prediction (1938), Hans Reichenbach
revient sur les motivations qui ont conduit à l’introduction de ce terme en philosophie.
Ce que la théorie de la connaissance tente de faire est de construire des processus de
pensée d’une manière par laquelle ils doivent apparaı̂tre, s’ils doivent être ordonnés
dans un système cohérent ; ou de construire des ensembles d’opérations justifiés
qui peuvent être intercalés entre le début et la fin de ces processus, remplaçant les
liens intermédiaires réels. La théorie de la connaissance considère ainsi un substitut
logique plutôt que les processus réels 24 . Le terme de reconstruction rationnelle a
été introduit pour ce substitut logique.
Or, chez Babbitt le concept de « reconstruction rationnelle » semble contredire l’un
des axiomes du positivisme logique, à savoir celui du refus de toute interprétation subjective. En effet,
une reconstruction rationnelle d’une œuvre ou d’œuvres, qui est une théorie d’une
œuvre ou d’œuvres, n’est pas, de façon certaine, une explication du processus ‘réel’
de construction, mais comment le ou les œuvres peuvent être construites par un
auditeur, comment le ‘donné’ peut être ‘pris’ 25 .
Il est intéressant de relier cette interprétation « musicale » de la reconstruction rationnelle
aux thèses défendues par Carnap dans l’Aufbau. Le passage suivant est particulièrement
instructif à ce propos :
Pour développer le concept de structure qui est au fondement de la théorie de la
constitution, nous partons de la différence entre deux types de description des objets
d’un domaine quelconque. Nous appelons ces deux types de description, description
de propriété et description de relation. [...] La description de relation se trouve au
commencement de tout le système de constitution et forme ainsi la base de la science
dans son ensemble. En outre, le but de toute théorie scientifique est de devenir une
pure description de relation quant à son contenu 26 .
Nous avons suffisamment souligné l’importance de la description de relation à la base du
système dodécaphonique chez Babbitt, celui-ci pouvant être
22.
23.
24.
25.
26.
ibid., p. 55
ibid., p. 54.
C’est nous qui soulignons.
Babbitt 1972.
Carnap, 1928/2002, p. 67.
60
Moreno Andreatta
caractérisé complètement en explicitant les éléments, les relations [...] entre ces
éléments et les opérations sur les éléments ainsi reliés 27 .
Or, comme le souligne Gilles-Gaston Granger dans ses réflexions sur la pensée formelle,
[C’est la notion de groupe qui] donne un sens précis à l’idée de structure d’un
ensemble [et] permet de déterminer les éléments efficaces des transformations en
réduisant en quelque sorte à son schéma opératoire le domaine envisagé. [...] L’objet
véritable de la science est le système des relations et non pas les termes supposés qu’il
relie. [...] Intégrer les résultats — symbolisés — d’une expérience nouvelle revient
[...] à créer un canevas nouveau, un groupe de transformations plus complexe et plus
compréhensif 28 .
Nous voyons, ici, une autre différence majeure entre la tradition set-théorique américaine
et le Cercle de Vienne. Pour Babbitt, ainsi que pour les théoriciens de la musique ultérieurs, l’application de la théorie des groupes n’est pas seulement une « convention » qui
permet de valider (ou infirmer) des énoncés sur la musique. On s’éloigne donc considérablement des thèses défendues par Carnap dans l’Aufbau, en particulier quand il affirme
que
Il est important de noter que les objets logiques et mathématiques ne sont pas
effectivement des objets au sens d’objets réels (objets des sciences empiriques). La
logique (y compris les mathématiques) consiste seulement en conventions concernant
l’usage des symboles et en tautologies sur la base de ces conventions. Ainsi, les
symboles de la logique (et des mathématiques) ne désignent pas d’objets, mais
servent seulement de fixations symboliques de ces conventions 29 .
La dynamique « transformationnelle », au sens de la théorie des groupes de transformations, est l’un des aspects de la pensée de Babbitt qui s’intègre le plus difficilement au
paradigme philosophique du positivisme logique.
David Lewin et le « tournant transformationnel » en
théorie et analyse musicales
Le point de départ adopté par Lewin consiste à définir un cadre théorique suffisamment large pour inclure les constructions algébriques de Milton Babbitt autour du
système dodécaphonique et les outils ensemblistes de la Set Theory d’Allen Forte. Il propose une généralisation qui est formellement obtenue à travers le concept de Système
27. Babbitt, 1960
28. Granger 1994, p. 26.
29. En réalité le problème du « vrai par convention » chez Carnap ne peut pas se réduire au conventionnalisme radical de l’Aufbau, comme l’a bien montré François Rivenc dans sa relecture des thèses de
l’universalisme logique. Voir Rivenc (1993). Nous nous limiterons ici à souligner les difficultés que l’on
rencontre lorsqu’on essaie de concilier la conception logiciste des mathématiques chez Carnap avec la
démarche algébrique en musique proposée par les théoriciens de la tradition américaine. Comme nous
l’avons mentionné précédemment, les éléments pour une théorie du concept proposés par Cassirer dans
Substance et Fonction, ainsi que la longue étude dédiée aux rapports entre le concept de groupe et
la théorie de la perception (Cassirer, 1944) se révèle beaucoup plus pertinente. Voir également Bundgaard (2002) pour une discussion sur les rapports entre structures algébriques chez Cassirer et théorie
de la perception.
61
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
d’Intervalles Généralisés (Generalized Interval System, en abrégé GIS ) 30 . D’un point de
vue algébrique, un GIS est un ensemble d’objets musicaux S, avec un groupe d’intervalles généralisés (que Lewin note IVLS pour InterVaLS et que nous considérons comme
un groupe muni d’une loi de composition interne additive « + ») et avec une fonction
« distance » intervallique int qui associe à deux objets a et b dans l’espace S un intervalle
int(a, b) dans IVLS vérifiant les deux propriétés suivantes :
1. Pour tous objets a, b, c dans S : int(a, b) + int(b, c) = int(a, c).
2. Pour tout objet a dans S et tout intervalle i dans IVLS, il y a un seul objet b dans
S tel que int(a, b) = i.
La première partie du traité théorique Generalized Musical Intervals and Transformations (Lewin, 1987) est dédiée à l’étude systématique de la structure de GIS. En particulier, le deuxième chapitre offre plusieurs exemples démontrant la flexibilité du concept de
GIS, aussi bien dans les domaines des hauteurs et des rythmes que dans des « espaces »
musicaux plus généraux, tels que celui des profils mélodiques, des fonctions tonales ou
encore des transformations néo-riemanniennes 31 . La seconde partie développe l’analyse
transformationnelle en montrant comment des réseaux de transformations construits lors
du processus analytique peuvent être formellement rapportés à cette structure abstraite.
Nous aborderons uniquement quelques aspects de cette construction formelle dans le
domaine des hauteurs, car cela offre le plus de points de contacts avec la Set Theory
« classique ». La théorie de Forte utilise la relation d’inclusion et l’opération de passage
au complémentaire comme deux principes analytiques « abstraits ». Un ensemble de
classes de hauteurs est inclus « abstraitement » dans un autre ensemble (respectivement
en relation de complémentarité) si une instance de l’ensemble en tant que classe d’équivalence (modulo une transposition et/ou une inversion) est contenue (respectivement en
relation de complémentaire) dans (avec) l’autre ensemble.
Dans une démarche transformationnelle, la relation d’inclusion peut être formalisée au
travers de la fonction d’injection INJ [injection fonction] qui mesure le degré d’inclusion
d’un ensemble des classes de hauteurs modulo une transformation. Par définition, la
fonction d’injection INJ d’un ensemble de classes de hauteurs A dans un ensemble B par
rapport à une transformation f est égale au nombre d’éléments communs entre B et le
transformé de A par f . Formellement, on note la fonction d’injection de l’ensemble de
classes de hauteurs A dans B (par rapport à une transformation f ) de la façon suivante :
INJ(A,B)(f ).
La fonction d’injection INJ(A,B)(f ) dans le cas où f est une transposition permet
d’offrir une visée transformationnelle de la fonction intervallique IFUNC entre deux ac30. Lors d’une séance set-théorique du séminaire MaMuX de l’Ircam (13 décembre 2003), John Rahn
suggère la traduction « Système Généralisé d’Intervalles », qui explicite le caractère généralisé du système
théorique proposé par Lewin. Notre lecture vise, au contraire, à souligner l’effet de la généralisation sur
le concept d’intervalle, une approche qui souligne l’influence de la pensée de Babbitt dans la démarche
transformationnelle. Curieusement, cette ambiguı̈té terminologique rappelle les doutes qui ont caractérisé
la naissance à la fin des années 1960 de la General System Theory, champs d’études que l’on traduira
en français à la fois par « Théorie Générale du Système » et « Théorie du Système Général ».
31. Pour une application de l’approche transformationnelle dans l’analyse des profils mélodiques, voir
également l’article de John Roeder intitulé « Voice leading as transformation » (Roeder, 1994). L’analyse
transformationnelle des fonctions tonales et des opérations néo-riemanniennes est développée par Edward
Gollin dans sa thèse de doctorat intitulée Representations of Space and Conceptions of Distance in
Transformational Music Theories (Gollin, 2000).
62
Moreno Andreatta
cords, cette dernière étant une généralisation du contenu (ou vecteur) intervallique d’un
ensemble de classes de hauteurs. Par définition la fonction intervallique entre deux accords A et B, notée IFUNC(A,B), associe à tout intervalle i d’un groupe d’intervalles
généralisés IVLS le nombre d’éléments (a, b) tels que int(a, b) = i, où int est la distance
intervallique définie dans le GIS sous-jacent.
Le lecteur peut aisément vérifier qu’étant donné un système d’intervalles généralisés
GIS=(S, IVLS, int), pour tous sous-ensembles A et B d’un ensemble S et tout intervalle
i de IVLS, on a l’égalité suivante :
INJ(A,B)(f )=IFUNC(A,B)(Ti )
où la transposition « généralisée » est l’application Ti de S dans S telle que int(s,Ti (s))=i
pour tout élément s dans S. La figure suivante (fig. 1) montre l’équivalence formelle entre
fonction d’injection INJ et fonction intervallique IFUNC dans le cas de l’ensemble S des
classes de hauteurs (modulo l’octave) dans le cas i = 2 (c’est-à-dire d’une transposition
T2 , d’un ton).
Figure 1. Équivalence entre fonction d’injection et fonction intervallique dans un système d’intervalles généralisés.
De même, on obtient aisément une formulation transformationnelle de la relation de
complémentarité entre des ensembles de classes de hauteurs et, plus en général, entre deux
sous-ensembles d’un espace S dans un GIS=(S, IVLS, int). Par exemple, toujours dans
la figure 1, l’hexacorde H’ est le complementaire de l’hexacorde H car, en correspondance
de l’identité, on a INJ(H,H’)(T0 )=0. Le fait de retrouver le même résultat dans le cas des
hexacordes H’ et H” en correspondance de la transformation T4 I nous montre que ces
deux ensembles sont en relation de complementarité « abstraite ».
63
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
Ces outils permettent ainsi une formulation « transformationnelle » de l’un des théorèmes qui caractérise, selon Babbitt, la structure hiérarchique du système dodécaphonique, et que nous avons énoncé précédemment (théorème des notes communes). Mais
au delà du résultat technique, cette approche constitue un véritable changement de paradigme en analyse musicale. En effet, selon Lewin, cela permet non seulement de « remplacer entièrement le concept d’intervalle dans un GIS avec le concept de transposition
dans un espace » mais, de façon encore plus radicale de « remplacer le concept même de
GIS avec l’idée d’un espace S sur lequel on a un groupe d’opérations qui opère ». L’un
des exemples parmi les plus pédagogiques pour comprendre le changement de paradigme
pour la théorie musicale et le dépassement définitif du cadre langagier du positivisme
logique est l’analyse que Lewin propose du Klavierstück III de Karlheinz Stockhausen
(Lewin, 1993).
Dans son analyse, Lewin distinguer deux stratégies qualitativement différentes. Dans
une première approche, les transformations sont organisées dans un ordre qui reflète
le déroulement temporel de la pièce. Cette vision « chronologique » de l’organisation
des transformations est appelée « progression transformationnelle ». Dans une approche
plus abstraite, les transformations constituent un réseau relationnel au sein duquel il est
possible de définir plusieurs parcours distincts. On parlera alors de « réseau transformationnel ». Une analyse transformationnelle est donc une perspective « dialectique » entre
une (ou des) progression(s) et un (ou plusieurs) réseau(x) transformationnel(s). Précisons
tout de suite qu’il ne s’agit pas de deux étapes qui se déroulent dans un ordre préétabli.
Au contraire, l’intérêt de la démarche transformationnelle ouverte par Lewin réside dans
les poids différents que les deux stratégies peuvent avoir dans le processus analytique.
Nous allons donc étudier ces deux étapes tout d’abord séparément pour ensuite essayer
de comprendre quelles formes d’interactions peuvent avoir lieu pendant l’analyse d’une
pièce. La figure suivante (fig. 2) reproduit les premières mesures de la pièce avec le début
d’un processus de segmentation « par imbrication ».
Figure 2. Premières mesures du Klavierstück III de Stockhausen avec un début de processus
de segmentation par imbrication et indication d’invariants structurels (structure intervallique
SI, fonction intervallique IFUNC et vecteur d’intervalles VI)
64
Moreno Andreatta
La segmentation est obtenue en considérant les différentes transformations d’un pentacorde de base. Notons que ces transformations ne changent pas la nature « ensembliste »
du pentacorde car les cinq formes sont « équivalentes » par rapport à une transposition
ou une inversion (ou une combinaison des deux opérations). La segmentation suit le déroulement temporel de la pièce. On parlera donc de « progression transformationnelle ».
Une telle progression donne à chacune des transformations une position bien déterminée
dans le déroulement temporel de la pièce. L’analyse reflète ainsi la progression chronologique du pentacorde au cours des premières mesures. À cause des imbrications entre les
différentes formes des pentacordes, une telle structuration impose à chacune des transformations un poids qui semble être contredit par la réception de l’œuvre. Pour reprendre
la formulation de Lewin :
À cause précisément de la forte temporalité narrative, chaque transformation [arrow] doit porter un poids énorme pour affirmer une sorte de présence phénoménologique 32 .
Une stratégie différente considère les transformations comme une structuration possible d’un espace abstrait des formes du pentacorde. C’est dans cet espace abstrait qu’on
peut envisager d’analyser le déroulement de la pièce. On désignera un tel espace abstrait
avec le terme de « réseau transformationnel ».
Grâce à la transformation d’inversion qui fixe le tétracorde chromatique de chaque
pentacorde, il est ainsi possible de créer des relations « formelles » entre diverses formes
du pentacorde. L’ensemble de ces relations forme un espace de potentialités à l’intérieur
duquel la pièce se déroule. À la différence de la « progression transformationnelle »,
l’organisation des formes du pentacorde dans un réseau n’a aucun lien direct avec leur
apparition chronologique. Cette structuration abstraite est néanmoins suggérée et limitée
par les transitions effectives dégagées dans la progression temporelle. La figure suivante
(figure 3) montre un réseau transformationnel du Klaviertück III dans l’analyse proposée
par Lewin (1993). Nous avons complété cette configuration spatiale en ajoutant la représentation circulaire et en mettant en évidence des correspondances structurelles entre les
formes du pentacorde.
Dans les deux cas, le pentacorde initial « P » et son symétrique « p » (par rapport à
l’inversion T7 I détaillée précédemment et indiquée dans la figure par J0 ) sont représentés
dans des configurations spatiales dans lesquelles les flèches indiquent soit des transpositions musicales, soit des symétriques axiales. Lewin utilise une notation abrégée pour
indiquer les transpositions et les inversions du pentacorde initial P. La transposition de n
demi-tons du pentacorde P, correspondante à la transformation Tn (P), est indiquée par
32. Lewin 1993, p. 23. La prise en compte d’une dimension phénoménologique dans l’analyse musicale
mérite également d’être soulignée, car elle montre la distance qui sépare la théorie transformationnelle de
la démarche logiciste qui influence la position théorique de Babbitt. À la différence de Babbitt, qui défend
une systématisation logico-mathématique de la structure formelle d’une pièce, Lewin semble beaucoup
plus intéressé d’étudier les rapports entre formalisations mathématiques et stratégies perceptives. Notons
que chez Lewin la référence principale en ce qui concerne l’approche phénoménologique reste Husserl et,
plus exactement, l’ouvrage Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Les
concepts de base de la phénoménologie husserlienne sont décrits et utilisés par Lewin dans un article
qui interroge le lien entre théorie de la musique et perception (Lewin 1986). Nous reviendrons dans la
suite sur cet aspect « philosophique » de la formalisation théorique, car la question du rapport entre
formalisation algébrique et phénoménologie husserlienne représente un des enjeux majeurs d’une lecture
des thèses de David Lewin à travers des outils mathématiques plus abstraits, tels la théorie des catégories.
65
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
Figure 3. Réseau transformationnel du Klavierstück III de Stockhausen (d’après l’analyse de
David Lewin et avec l’utilisation de la représentation circulaire)
Pn et de même pour les transpositions du pentacorde symétrique p. Les transformations
P6 et p6 correspondent, par exemple, respectivement aux transpositions au triton (six
demi-tons) du pentacorde P et de son symétrique p= J0 (P). Notons que toute symétrie
axiale Jn laissant fixe un tétracorde chromatique peut être exprimée formellement comme
une transposition Tn de l’inversion J0 initiale. Par exemple J6 indique la composition de la
symétrie J0 avec la transposition T6 au triton. On retrouve ainsi l’axiome de base de l’approche transformationnelle, à savoir le fait qu’on peut remplacer le concept d’intervalle
dans un GIS avec l’opération de transposition (généralisée). De plus, à l’intérieur du
réseau précédent on retrouve des régions ayant la même configuration de flèches. Cela
permet d’établir des correspondances bijectives entre régions qui prennent le nom d’« isographies fortes » (strong isographies). Les régions constituant le réseau transformationnel
du Klavierstück III sont des exemples de réseaux de Klumpenhouwer.
Cette démarche analytique issue de la théorie transformationnelle de David Lewin
semble éloigner encore plus la tradition américaine du paradigme du positivisme logique.
Il s’agit de construire des réseaux de transformations sans aucune référence préalable
à une notion d’équivalence au sens mathématique entre des objets musicaux. Dans le
réseau transformationnel du Klavierstück III, tous les pentacordes sont liés par des relations de transpositions et/ou d’inversion. Un K-réseau permet, au contraire, d’associer à
des objets musicaux, par exemple des accords, des diagrammes dont les sommets sont les
66
Moreno Andreatta
éléments de l’accord et les flèches sont des transformations de transpositions et d’inversions. On peut ainsi trouver des isomorphismes (ou « isographies » dans la terminologie
des théoriciens américains) entre des diagrammes correspondant à des accords n’étant
pas équivalent à une transposition et/ou une inversion près. La figure suivante montre un
exemple d’analyse musical par K-réseaux du « Choral » de l’op. 11, n˚ 2 de Schoenberg
(Lewin, 1994). Les quatre réseaux sont en relation d’isographie « positive », l’un des
possibles isomorphismes entre diagrammes ayant la propriété de préserver les relations
de transposition entre les notes des différents accords et de transformer les inversions
par l’ajout d’une constante d à leur index. Par exemple, l’expression formelle <T7 > indique qu’une inversion générique I10 , égale par définition à T10 I, est transformée dans
l’inversion générique I10+7 = I5 , c’est-à-dire T5 I. De même pour I7 , transformée dans
I7+7 = I2 . Les transpositions restent, quand à elles, inchangées. Le processus de construction des K-réseaux est récursif, car l’analyste peut ainsi construire des réseaux de réseaux
de réseaux. . .
Figure 4. Quatre réseaux de Klumpenhouwer en relation d’isographie positive et récursivité.
Reste ouverte la question de la pertinence musicale de la relation d’isographie positive ainsi que du processus récursif permettant de passer d’un réseau donné à un réseau
de réseaux et ainsi de suite. Pour une discussion épistémologique des constructions, voir
en particulier le vif échange né à la suite de l’étude critique de Michael Buchler (2007).
Nous ne rentrerons pas ici dans les problèmes théoriques et épistémologiques soulevés par
Buchler. Notons cependant que cette critique, ainsi que le débat qui a suivi, ne touche,
en réalité, qu’aux aspects mathématiques élémentaires de l’approche transformationnelle.
Une interprétation des réseaux de Klumpenhouwer en termes catégoriels (Mazzola & Andreatta 2006 ; Rahn, 2007 ; Mazzola & Andreatta 2007) ouvre, à notre avis, des perspec67
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
tives théoriques, philosophiques et computationnelles tout à fait nouvelles. En particulier,
dans le cas des isographies fortes, correspondant à des réseaux ayant des points différents
mais les mêmes configurations de flèches, l’approche catégorielle devient un instrument à
la fois qualitatif et quantitatif, car elle permet d’avoir des outils pour calculer le nombre
de configurations en relations spatiales en relations d’isographie forte. Cette classe est,
en effet, entièrement décrite par la notion de limite d’un diagramme catégoriel, ce qui
permet d’avoir en même temps une méthode pour l’énumération de ces types de configurations spatiales et une formalisation « naturelle 33 » du processus récursif que nous
avons mentionné.
Entre structuralisme phénoménologique et phénoménologie structurale du rapport mathématiques/musique
L’hypothèse d’une articulation dialectique entre progressions et réseaux transformationnels que nous avons brièvement décrite dans le cas particulier de l’analyse du Klavierstück III de Stockhausen par David Lewin 34 , ainsi que la construction d’un réseau de
Klumpenhouwer et la mise en évidence de relations isographiques, proposent une alternative aux approches sémiologiques et cognitives traditionnellement utilisées dans l’analyse
des formes temporelles. Le projet même de l’analyse musicale cognitive, tel que JeanMarc Chouvel le propose par exemple dans son récent ouvrage (Chouvel, 2006), repose
sur l’hypothèse que l’objet de l’analyse musicale est une « séquence d’événements ordonnés pour l’écoute » (p. 49). Les « diagrammes formels » que Chouvel propose comme
outil analytique capable de « rendre compte de manière dynamique de la constitution des
œuvres » (p. 50) ont tous comme l’un des deux axes celui de l’écoulement temporel. Cela
est en accord avec l’hypothèse d’une irréversibilité du temps musical (Imberty, 1997), un
aspect de l’écoute de la musique que l’approche transformationnelle propose précisément
de dépasser en s’appuyant sur le caractère spatial de la temporalité.
L’analyse transformationnelle implique d’un côté la « construction » d’un réseau d’ensembles de classes de hauteurs mais également, d’un autre côté, l’« utilisation » de cette
architecture formelle permettant de dégager des critères de pertinence pour la réception
de l’œuvre et pour son interprétation. Autrement dit, l’intérêt de construire un réseau
transformationnel réside dans la possibilité de l’utiliser, à la fois pour « structurer »
l’écoute par rapport à la singularité de l’œuvre analysée mais également pour établir des
critères formels qui pourront servir pour aborder le problème de son interprétation.
La construction d’un réseau transformationnel ou bien d’un réseau de Klumpenhouwer s’appuie, en effet, sur une volonté implicite de l’analyste de rendre « intelligible » une
logique musicale à l’œuvre dans la pièce analysée. Nous avons discuté ailleurs les implications théoriques à notre avis tout à fait nouvelles de cette démarche analytique pour les
sciences cognitives en proposant un rapprochement direct entre la théorie transformationnelle en analyse musicale et des nouveaux courants de la psychologie du développement,
33. L’adjectif souligne l’adéquation entre le processus théorique et l’outil mathématique employé pour
le décrire. L’approche catégorielle implémente, en effet, l’idée même de récurrence, car dans la catégorie
des graphes dirigés, les points peuvent être à la fois des réseaux de Klumpenhouwer, des réseaux de
réseaux et ainsi de suite.
34. Pour d’autres exemples analytiques, voir Lewin (1993).
68
Moreno Andreatta
en particulier le néostructuralisme de Halford et Wilson (1980) et ceux qu’Olivier Houdé
appelle les « derniers ajustements piagétiens » dans une approche catégorielle de l’épistémologie génétique (Houdé, 1993) 35 .
Les morphismes permettent « la prise en compte d’un aspect de la cognition logicomathématique qui ne procède pas de la transformation du réel (opérations et groupements
d’opérations) mais de la simple activité de mise en relation » (Houde et Mieville,
1993, p. 116) 36 . Cette lecture de l’approche catégorielle éclaircit, à notre avis, un aspect
fondamental de l’analyse musicale de type transformationnel, à savoir l’articulation entre
la notion de progression et celle de réseau transformationnel et, dans le cas des Kréseaux, les relations « isographiques » entre les diverses configurations spatiales et le
principe de récursivité. Dans une progression, les transformations s’enchaı̂nent selon un
ordre qui respecte le déroulement chronologique de la pièce. La logique opératoire reste
ancrée dans une notion de temporalité qui, comme dans le cas du Klavierstück III, s’avère
parfois insuffisante d’un point de vue de la réception de l’œuvre (plan esthésique). Dans
un réseau transformationnel, la « logique opératoire » est créée par le sujet (qui est
dans ce cas l’auditeur et/ou l’analyste) à travers une mise en relation d’objets et de
morphismes dans un espace abstrait de potentialités. Pour paraphraser la conclusion de
Lewin, dans le cas des progressions transformationnelles, quand nous sommes à un point
d’une telle progression, nous sommes à un instant précis du temps, de la narration de la
pièce, tandis que dans le cas d’un réseau abstrait nous sommes plutôt à un point bien
défini à l’intérieur d’un espace créé par la pièce. Dans un réseau spatial, les différents
événements musicaux
se déroulent à l’intérieur d’un univers bien défini de relations possibles tout en
rendant l’espace abstrait de cet univers accessible à nos sensibilités. Autrement dit,
l’histoire projette ce qu’on appelle traditionnellement la forme 37 .
On est au cœur des réflexions de Granger sur la dualité de l’objectal et de l’opératoire,
dualité grâce à laquelle
la saisie perceptive d’un phénomène se dédouble en acte de position d’objet et en un
système d’opérations implicitement, et peut-être virtuellement, établi, dont l’objet
est à la fois le support — en tant qu’indéterminé — et le produit — en tant que
déterminé d’une expérience 38 .
En conclusion, nous avançons l’hypothèse selon laquelle l’approche transformationnelle
non seulement représente un tournant en théorie et analyse musicales, mais elle détermine de facto une position singulière dans le nœud des relations entre mathématique,
musique et philosophie. Qu’il s’agisse d’un nœud plus que d’un simple triangle des pensées, c’est désormais — me semble-t-il — la position vers laquelle on converge après ces
quelques années du séminaire. Nous sommes ainsi passés de la question provocatrice avec
laquelle François Nicolas ouvra la première édition du séminaire (« Musique, mathématique et philosophie : que vient faire ici la philosophie ? », dans Assayag et al., 2002) à
une conscience de plus en plus forte des rapports complexes que ces trois disciplines entretiennent mutuellement. Reste probablement le désaccord sur la fonction constituante
35.
36.
37.
38.
Voir Acotto et Andreatta (2010).
Souligné dans le texte original.
Lewin 1993, p. 41.
Granger 1994, p. 57.
69
Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine...
d’une discipline par rapport aux autres ainsi que de la nécessité d’inscrire cette articulation à l’intérieur d’une position philosophique qui jouerait le rôle de « philosophie
spontanée » d’une des possibles manières de théoriser la musique avec les mathématiques, le terme « théorie », comme l’affirme François Nicolas dans un article récent
(Nicolas 2009), n’ayant pas nécessairement la signification qu’on lui attribue dans la tradition américaine, dans une théorie mathématique de la musique ou, même, dans une
démarche scientifique quelconque 39 .
On peut cependant se poser la question de la légitimité d’un rapprochement trop
direct entre formalisation mathématique en musique et positivisme. Autrement dit, ce
n’est pas parce qu’on a une démarche scientifique en théorie de la musique que l’on adhère
forcement aux thèses du positivisme logique. Pour s’en rendre compte il suffirait de citer,
à nouveau, le cas de la systémique dont la légitimité épistémologique, non réductible au
cadre positiviste, a fait l’objet de plusieurs études. Une lecture « musicale » des thèses
contenues dans la Théorie du système général. Théorie de la modélisation (Le Moigne,
1977-2006), ainsi que des trois tomes dédiés au constructivisme (Le Moigne 2001, 2002,
2003) se révèle extrêmement instructive à ce propos. En effet, à la différence de l’épistémologie positiviste, qui est une épistémologie de la vérification formelle, l’épistémologie
systémique est une épistémologie constructiviste ne visant plus « à découvrir le vrai plan
de câblage d’un univers dissimulé sous l’enchevêtrement des phénomènes ; elle vise à inventer, construire, concevoir et créer une connaissance projective, une représentation
des phénomènes : créer du sens, concevoir de l’intelligible, en référence à un projet » (Le
Moigne, 2001, p. 140). Au même titre de la modélisation algébrique en musique, dont
nous avons discuté les ramifications en analyse musicale,
les méthodes de modélisation systémique sont épistémologiquement fondées sur un
socle constructiviste, certes différent du socle post-positiviste qui augmente habituellement la modélisation analytique 40 .
De plus, la difficulté d’inscrire l’approche transformationnelle à l’intérieur de ce qu’on
appelle traditionnellement une « théorie mathématique de la musique » devrait faire douter d’un rapprochement trop simpliste entre tradition américaine et positivisme logique.
Si on est bien face à une « théorie musicale systématique mathématisée de la composante
systématique de la musique » (Nicolas, 2007a), on n’a probablement pas encore trouvé
l’orientation philosophique susceptible de rendre compte de sa singularité. Cependant, si
une telle « philosophie spontanée » existait, elle devrait être en mesure de préserver la
composante structurale de l’approche transformationnelle en ouvrant, au même temps,
la possibilité d’une nouvelle phénoménologie du rapport mathématiques/musique 41 .
39. Il reste la difficulté, à notre avis, de proposer une démarche « théorique » en musique à partir
d’un concept de « théorie » dont on peut postuler l’existence mais dont on a perdu la composante
« opérationnelle », n’ayant plus de critères normatifs pour affirmer qu’elle est éventuellement fausse !
40. Ibid., p. 180.
41. À la pertinence de la catégorie de « structuralisme phénoménologique » dans une relecture/réactivation de la tradition structurale à partir de la musique a été consacrée une séance récente
du séminaire mamuphi, qui s’est déroulée sous la forme d’une échange critique entre Jean Petitot et
l’auteur. Pour plus d’informations, voir à l’adresse : http://repmus.ircam.fr/moreno/mamuphi.
70
Moreno Andreatta
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Moreno Andreatta
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74
La créativité de Beethoven dans la
dernière variation de l’op. 109.
Une nouvelle approche analytique
utilisant le lemme de Yoneda 1
Guerino Mazzola1 et Joomi Park2
1
University of Minnesota, School of Music
and University of Zürich, Institut für Informatik
2
McNally Smith College of Music
1
Introduction
Dans cet article, nous présentons une nouvelle approche de la créativité musicale qui
est normalement attribuée au génie des grands compositeurs. Nous essayons de clarifier
leur procès créatif en utilisant un modèle qui se déduit du fameux lemme de Yoneda. Nous
l’appliquons à une nouvelle analyse de la dernière variation du troisième mouvement
de la sonate op. 109 de Beethoven. Nous examinons les pas systématiques du procès
créatif pour démystifier l’interprétation établie mais erronée de l’explosion du trille final
dans le sens d’une dominante prolongée. Nous décrivons comment Beethoven se plonge
dans le thème et finalise sa composition dans un déploiement de sa substance. Cette
substance se cristallise dans l’explosion de trille en tant que symétrie cadencielle qui
est simultanément et fortement représentée dans la structure mélodique finale. Bien que
nous ne puissions pas démontrer que notre analyse correspond au système beethovenien
propre, notre approche pourrait être une explication fidèle afin de comprendre comment
Beethoven déploie sa créativité musicale.
2
Une approche sémiotique à la créativité
Notre approche de la créativité n’est pas une astuce psychologique et elle n’invoque
pas l’état d’extase, éventuellement renforcé par des drogues ou par des produits similaires.
C’est un procès de découverte et d’invention qui est initié par une question ouverte et
persistante dans un parcours à travers une suite de pas opérationnels bien définis. Il peut
faire faillite dans la recherche d’une réponse à la question ouverte, mais on peut redémarrer le cycle jusqu’à ce qu’une solution soit repérée. On ne peut pas garantir la créativité,
1. Les auteurs souhaitent exprimer toute leur gratitude à Charles Alunni pour la relecture et correction
du manuscrit.
75
La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109
mais il y a de bonnes raisons pour l’approcher grâce à une stratégie transparente et
efficace.
Notre modèle de la créativité (décrit en détail dans [3]) démarre dans un contexte où
une question ouverte — à laquelle on voudrait répondre — est posée. Cela signifie que
la créativité n’est pas une action absolue mais doit être reliée à un contexte spécifique.
Nous proposons qu’un tel contexte soit sémiotique, c’est-à-dire un système de signes
comprenant syntaxe, sémantique et pragmatique. Cette approche garantit que la création
ajoute du signifié au contexte donné — ce n’est pas seulement un nouvel élément abstrait
qu’on vient de créer mais il signifie quelque chose de nouveau dans ce système. La seconde
spécification du concept de créativité est que le signe ajouté est introduit avec un but
spécifique, et non pas sans raison. Il importe de savoir pourquoi ce signe nouveau est
introduit. Et il importe de savoir comment cela aboutira.
Une fois que le contexte sémiotique est donné et que nous avons identifié la question
ouverte soutenant l’action créatrice, on va procéder à la première action opérationnelle
dans ce contexte, c’est-à-dire l’identification du concept (des concepts) qui est (sont)
déterminant(s) pour la question ouverte spécifiée.
Jusqu’ici la procédure n’est pas très spécifique. C’est là ce qu’on ferait généralement
pour répondre à une question ouverte : la localiser dans un contexte raisonnable et identifier les concepts critiques. Nous allons présenter le meilleur candidat pour la créativité.
Il s’agit là de savoir comment on pourrait analyser un concept critique. On assume que le
concept ne fonctionne pas bien à cause de certains attributs, et qu’il devrait être remplacé
— d’une manière ou d’une autre — par un meilleur candidat. Le problème de ces attributs est qu’ils pourraient être bien cachés, invisibles. Pour cette raison, nous appelons
ces attributs délicats qu’on pourrait facilement négliger les parois du concept. Ce sont là
des attributs qui sont tellement évidents qu’on ne les discernerait pas dans une première
approche.
Après la première action proprement créatrice — identification des parois du concept
critique — la seconde action créatrice consiste en la construction d’un espace ouvert
qui peut être conçu dès lors qu’une paroi est affaiblie ou retirée. Du moment que l’on
a construit un concept avec une “paroi ouverte”, la procédure créatrice est évidente. On
applique le concept ouvert à la question sans réponse. Si la question est résolue, on a
gagné ; sans quoi, on recule au niveau de la recherche de parois et l’on reprend le procès
décrit. En cas de succès, le contexte sémiotique a été étendu et est prêt à une investigation
créatrice ultérieure ou alors à l’application pratique dudit progrès. Pour résumer, le procès
de créativité se compose des étapes suivantes :
1. Exhiber la question ouverte
2. Identifier le contexte sémiotique
3. Trouver le concept critique dans le contexte donné pour la question ouverte
4. Identifier les parois du concept
5. Travailler ces parois et déployer de nouvelles perspectives
6. Évaluer les parois ouvertes
Il est évident que cette approche de la créativité n’est pas limitée à la musique.
Dans [3], nous avons discuté de nombreux exemples de créativité qui suivent ce schème
processuel, dont l’invention des post-it par 3M, le concept de temps relatif chez Einstein,
la technique pianistique de Cecil Taylor, etc.
76
Guerino Mazzola et Joomi Park
Ici, nous allons tenter de relier le schème général sémiotique de créativité à un contexte
plus spécifique, c’est-à-dire à la théorie mathématique des catégories. Plus précisément,
nous allons interpréter le fameux lemme de Yoneda comme étant un schème processuel
de créativité. Ensuite, nous appliquerons ce modèle mathématique à une analyse pour
comprendre la logique constructive beethovenienne des six variations dans le troisième
mouvement de la sonate op. 109. Il est remarquable que la perspective Yoneda ne soit pas
seulement notre interprétation par déformation professionnelle, mais suit d’une lecture
de textes analytiques classiques traitant des variations de la sonate, tels que [4] et [1].
3
Le modèle de créativité suivant le lemme de Yoneda
Un modèle de créativité d’orientation mathématique peut être exhibé. Cette orientation, centrée autour du lemme de Yoneda, a acquis une signification profonde pour le
développement des mathématiques une fois que la théorie des catégories a étendu son
influence en géométrie algébrique, conduisant ainsi à la théorie des topos qui s’est établie
comme fondement de la géométrie, de la logique, de l’informatique et de la physique
théorique.
Ce modèle se fonde sur le fameux lemme de Yoneda qui est un outil crucial pour
l’évolution de la théorie des topos. Ce lemme est une proposition mathématique facile,
sa démonstration ne requérant que deux lignes d’arguments. Mais ses conséquences sont
amples et profondes. On va d’abord exposer le lemme dans sa forme technique. Si X, Y
sont deux objets dans une catégorie C, alors il y a une application qui les associe à
leur foncteurs @X, @Y , i.e. les foncteurs contravariants @X : C → Sets : A �→ A@X,
l’ensemble A@X des morphismes A → X, à valeurs dans la catégorie Sets des ensembles.
Cette association fait correspondre à tout morphisme f : X → Y une transformation
naturelle @f : @X → @Y . Le lemme de Yoneda dit que cette application
∼
Hom(X, Y ) → N at(@X, @Y )
de l’ensemble Hom(X, Y ) des morphismes de X dans Y avec l’ensemble N at(@X, @Y )
des transformations naturelles de @X dans @Y est toujours une bijection. En particulier,
X et Y sont isomorphes si et seulement si leurs foncteurs @X et @Y le sont. Ceci implique
qu’on peut regarder les foncteurs au lieu des objets de départ.
Cela semble aussi abstrait qu’innocent, mais les implications en sont très profondes.
D’abord, le lemme nous dit qu’on peut regarder le foncteur @X pour comprendre X. Mais
regarder le foncteur signifie qu’on remplace l’objet abstrait X par un système d’ensembles
A@X = Hom(A, X) pour tout objet A de la catégorie C. On va appeler A une adresse
du foncteur. Pourquoi ? Parce que A@X est l’ensemble de toutes les perspectives (les
morphismes) sur X. Intuitivement, on se place sur A et on regarde X. L’énoncé global
du lemme dit que X est complètement compris (sa classe d’isomorphismes est déterminée)
une fois que l’on sait comment X nous apparaı̂t vu de toutes les adresses.
Dès lors, la première étape pour comprendre X est de choisir toutes les adresses A
et de regarder X. Évidemment, ces adresses ne sont pas indépendantes, mais possèdent
des morphismes connectifs de changement d’adresse g : B → A. Pour un tel changement d’adresse g, on a une application ensembliste g@X : A@X → B@X qui envoie
la perspective f : A → X dans la perspective f ◦ g : B → X. Très souvent, il n’est
(heureusement) pas nécessaire d’inspecter toutes les adresses pour comprendre X. Par
77
La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109
exemple, pour C = Sets, l’adresse discrète A = 1 = {∅} est suffisante pour connaı̂tre la
classe d’isomorphismes de X car 1@X est en bijection avec X, donc la cardinalité de X
est déterminée par cette perspective discrète.
L’inspection des adresses A qui aident à comprendre X est un effort majeur en théorie des catégories. Par exemple, en géométrie algébrique, les “points” d’un schéma X,
i.e. les perspectives x : A → X, sont souvent choisis dans un corps algébriquement clos,
dont les points d’adresse C sont les plus proéminents. Supposons qu’on ait choisi un système d’adresses caractéristiques, i.e. suffisantes pour caractériser X à isomorphisme près.
Supposons que ce système spécifie également des morphismes de changement d’adresse.
Formellement parlant, ceci se décrit par (1) un diagramme D dans C qui contient les
changements d’adresse gijk : Ai → Aj , avec (2) les perspectives fi : Ai → X à partir des
adresses Ai , compatibles avec les changements d’adresses. Alors, si la catégorie admet
des colimites (en particulier si la catégorie est un topos), on peut passer à la colimite
colim(D) de ce diagramme avec son morphisme canonique f : colim(D) → X induit par
les perspectives fi . Ceci représente la compréhension de X sur une perspective singulière
à partir de la “grande” adresse colim(D).
Car l’adresse de la colimite étant tellement puissante, l’étape suivante consisterait en
l’étude du foncteur @colim(D). Ceci signifie que notre procès qui démarrait avec X est
complet et que nous pourrions redémarrer sur l’adresse colimite.
Cette procédure a l’air très formelle mais elle est parfaitement analogue au procès sémiotique général de créativité décrit ci-dessus 2 . Mais mettons cette analogie en évidence.
On commence par l’identification de la question ouverte. Dans le contexte catégorique, il
s’agirait de comprendre X. Par exemple, si X = R, le problème pourrait être le fait que
tous les carrés sont non-negatifs, x2 ≥ 0. Ceci est équivalent au fait qu’il y a des polynômes quadratiques sans racines réelles, tels que x2 + 2. On spécifierait alors le contexte
sémiotique de la question. Dans notre situation, on regarderait la catégorie C, et alors
on prendrait X comme concept critique. L’étape suivante serait d’inspecter les parois du
concept. Ce qui signifie inspecter le comportement général de X et exhiber les caractéristiques. Dans le contexte mathématique, ça implique de regarder le foncteur @X, i.e.
de regarder X de toutes les adresses comme nous l’avons vu plus haut. Dans le cas de
X = R, on considérerait l’anneau de polynômes R[x] et ses quotients R[x]/P par un polynôme irréductible P . Les perspectives 3 seraient les immersions R → R[x], R → R[x]/P .
Les changements d’adresse seraient les morphisms quotients R[x] → R[x]/P .
Si l’inspection des parois conduit à un répertoire d’attributs critiques, ils sont tous
représentés par notre diagramme D d’adresses caractéristiques. Ils nous permettent de
comprendre l’objet critique X. L’ouverture de X par D nous permet une compréhension
amplifiée, et c’est ce qui se représente par la flèche f : colim(D) → X. On aurait donc
une compréhension amplifiée par ce grand objet colim(D). Il faut insister sur le fait
qu’il ne s’agit pas de “tenir un objet tel que X dans nos mains”, mais d’accéder à son
comportement au niveau technique.
2. En fait, le modèle sémiotique fut inspiré par le modèle mathématique.
3. Les flèches sont ici inversées, mais en géometrie algébrique, ceci est canonique via les spectres
premiers de ces anneaux.
78
Guerino Mazzola et Joomi Park
4
Les six variation dans le troisième mouvement de
la sonate op. 109 de Beethoven
L’exemple musical qu’on discute dans cette section est le troisième mouvement de
la sonate op. 109 de Ludwig van Beethoven en Mi-majeur, une suite de six variations
du thème principal de la sonate, intitulé “Gesangvoll, mit innigster Empfindung”. Nous
suivons surtout l’analyse brillante de Jürgen Uhde [4, p. 465 ff.].
Figure 1. Le thème principal de la sonate op. 109 de Beethoven.
Le thème est présenté mezza voce dans les huit premières mesures précédant la première variation (voir Figure 1). Il apparaı̂t dans quatre variantes de deux mesures chacune, la première étant le motif de cinq notes X en soprano sol�, mi, f a�, ré�, si de ce
quatuor à cordes imaginaire (Uhde). Nous incluons le f a� parce qu’il complète la triade
dominante f a�, ré�, si qui suit la triade tonique sol�, mi, (si) (dont le si apparaı̂t dans
la voix alto).
5
La métaphore perspectivique de Uhde
Les six variations V1 , V2 , . . . V6 sont des variations de ce thème, mais elles ne sont pas
indépendantes du thème (ce qui serait le cas pour les Variations Diabelli de Beethoven),
ou même les simples ornements et amorces comme dans “Ah, vous dirai-je Maman”
KV 265 de Mozart 4 . Ils dansent autour du thème en lui servant “ad maiorem gloriam”
(Uhde). Donc toutes les variations V1 , V2 , . . . V6 sont dirigées vers le thème X, un fait que
nous voudrions décrire comme si cette configuration était immergée dans une catégorie,
c’est-à-dire par six morphismes (perspectives sur X, prises des adresses V1 , V2 , . . . V6 )
f1 : V1 → X, f2 : V2 → X, . . . f6 : V6 → X.
Chacune de ces perspectives met en relief un aspect particulier de X, et Uhde dessine
une image magnifique de cette configuration de perspectives variables. Quand les cinq
premières perspectives sont jouées, il se demande s’il existe toujours une position efficace
pour une sixième, et il ajoute :
4. Il semble que Mozart regarde du dehors, flottant dans les cieux. Ceci pourrait être la raison pour
laquelle sa musique semble être sans fond — opposée à Beethoven, dont la perspective est substantielle,
de l’intérieur.
79
La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109
Wurde das Thema nicht von allen Seiten aus der Nähe und aus der Ferne, nach Klang
und Struktur ausgeleuchtet ? Die bisherigen Variationen ‘umtanzten’ das Thema,
und jede huldigte einer anderen thematischen Eigenschaft.
Donc Uhde interprète véritablement ces variations comme étant des perspectives variées sur le thème X. Chaque perspective focalise un aspect spécifique. Nous ne voulons
pas ouvrir ces aspects en détail, mais simplement résumer leur caractère général :
1. Une variation mélodique f1 : V1 → X basée sur une composition homophonique
avec accompagnement de valse.
2. Une variation rythmique f2 : V2 → X avec des déplacements sophistiqués des notes
du thème dans une suite d’arpeggios intervalliques.
3. Une variation contrapuntique f3 : V3 → X construite sur des correspondances par
inversion du thème et sa redistribution sur différentes voix.
4. Une variation par permutations f4 : V4 → X qui échange quelques notes du thème
pour saisir la puissance de chant dans une présentation type fughetta.
5. Cette variation f5 : V5 → X est encore de type permutationnel, mais elle se voue à
un renouvellement de la force de la tierce, intervalle initial (g�, e) du theme original.
Dans notre version mathématique du procès créatif, cette liste de perspectives fi
constitue l’ouverture des parois du concept critique. Nous inspectons le thème X comme
s’il était un foncteur @X et nous observons comment il se comporte vu d’un nombre de
perspectives caractéristiques fi . Et de même que dans notre version mathématique de
créativité, Uhde met en relief que ces cinq perspectives sont “tout ce qui peut être dit” :
elles sont caractéristiques.
Figure 2. Le début de l’explosion de trille dans la m. 164 du troisième mouvement de l’op. 109.
6
Pourquoi une sixième variation ?
Suivant notre modèle mathématique, nous voulons maintenant regarder la colimite 5
colim(D) du système D de ces cinq perspectives et de leurs relations. Cette colimite
représenterait une perspective unifiée et concise (unifiant les cinq perspectives isolées)
qui contient toutes les connaissances dans un seul objet.
5. Intuitivement parlant, la colimite est la réunion des adresses et leur recollement le long des changements d’adresses de leur diagramme.
80
Guerino Mazzola et Joomi Park
Figure 3. Premier mouvement de la sonate KV 545 en Do-majeur de Mozart. Le trille re, mi
prépare la tonique do en fonction cadentielle.
Il est naturel d’interpréter la sixième variation comme étant précisément cette colimite que l’approche mathématique requiert. Évidemment, nous ne sommes pas dans
un contexte d’une catégorie mathématique bien définie, mais on peut néamoins essayer
d’interpréter la sixième variation en termes de la propriété essentielle d’une colimite. En
fait, une colimite permet une synthèse d’un nombre de perspectives sur X dans un seul
objet. Tout ce qui fut dit des cinq variations peut maintenant être vu en forme concentrée
dans la sixième variation. Il est fascinant de lire l’interprétation de la sixième variation
par Uhde. Il la voit comme si elle était un corps de six micro-variations, et il décrit ce
corps comme un “paysage connecté par des ponts”, les ponts connectant les six microvariations. Ceci est très proche de la construction d’une colimite, qui est aussi un paysage
connecté par les ponts des changements d’adresse.
Si l’on observe la sixième variation, elle contient en fait un nombre de répétitions du
thème, mais elle converge dramatiquement vers un finale qui est une espèce de synthèse
de tous ces aspects, et Uhde décrit cette explosion finale d’énérgie qui est initiée par l’axe
vibrant de la dominante dans un trille très prolongé si − do�. Reste toutefois un point
critique : qu’une dominante dure aussi longtemps (m. 165-187, presque la moitié de la
sixième variation !) sans être résolue dans la tonique. En attendant la fonction cadentielle
de la dominante, l’auditoire éprouverait un fort ennui par la préparation sans fin de la
tonique.
En réalité, la fonction de ce trille doit être différente. Nous sommes capable de comprendre plus précisément la function de cette explosion. La vibration de la dominante est
plus concrètement présentée comme alteration entre si et son voisin do� dans la gamme
de Mi-majeur. Cette rotation est d’abord composée comme ensemble de notes explicites
puis, avec une intensité croissante, converge vers un finale fulminant du trill si − do� (voir
figure 2). Dans sa description du finale de l’op. 109 [1, Vol I, p. 90], W. Kinderman écrit :
Through a kind of radioactive breakup, the theme virtually explodes from within,
yielding an array of shimmering, vibrating sounds. One might regard the sustained
81
La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109
trill on B with its upper neighbor C � , which migrates into the treble in the passage
before the thematic reprise, as the utmost elaboration of the melodic peak of the
sarabande on these two notes.
Figure 4. Gauche : l’inversion symétrique de Mi-majeur (noms des notes en anglais) ; Droite :
les intervalles 1,2,3,4,5 dans les mesures 173-174, arrangés de manière symétrique. Les intervalles
1,4,5 sont symétriques, et les intervalles 2,3 se correspondent sous la symétrie de Mi-majeur.
Cet accouplement de trille n’est pas seulement un effet émotionnel fascinant d’énergie
de rotation, mais il a une interprétation en termes de cadence de la tonalité sous-jacente.
En fait, l’inversion Isi/do� est identique à l’inversion If a� , l’unique symétrie de la gamme
de Mi-majeur. La gamme diatonique de Sol� a la même symétrie, mais les deux notes du
trille l’excluent. En d’autres termes, le trille caractérise la tonalité de Mi-majeur par sa
symétrie.
Aussi, cette fonction cadentielle n’est pas standard en harmonie, mais nous avons
prouvé dans d’autres analyses de l’œuvre de Beethoven [2, ch, 28.8] que ce point de
vue est une réalité dans ses structure compositionnelles. Le trille est fréquemment utilisé
dans une fonction cadentielle avec les notes secondes et troisièmes de la gamme pour
préparer la tonique, comme montré sur la figure 3 pour la sonate KV 545 de Mozart. Et
la figure 5 met en évidence que Beethoven arrange la suite d’intervalles arpégés dans les
mesures 173-174 en correspondance forte avec la symétrie de Mi-majeur. On ne serait
pas étonné si ce fait était une composante consciente de l’approche beethovenienne de
la tonalité, mais on n’en sait rien. Toutefois, les structures confirment cette théorie. En
résumé on peut dire que la sixième variation ‘colimite’ démontre une explosion du thème
qui se résoud dans une rotation (inversion cadentielle) brulante du trille et qui exprime
la tonalité fondamentale de la sonate.
En termes de créativité, nous avons interprété la dernière variation comme but créatif
issu d’une extension caractéristique des parois des première cinq variations du thème
critique X. Mais nous avons aussi appris que variation peut signifier des choses fort
différentes en musique. Alors que l’approche de Mozart dans “Ah, vous dirai-je Maman”
(voir la figure 6) est une vue de l’extérieur, extensionnelle dans le sens que le thème qu’il
varie est pris comme garanti et sert ensuite de squelette pour être affublé de différents
vêtements, l’approche de Beethoven est intentionnelle : il ouvre l’anatomie du thème et
se plonge dans sa substance interne.
82
Guerino Mazzola et Joomi Park
Figure 5. La suite d’arpeggios intervalliques est arrangée avec une haute symétrie par rapport
à la symétrie caractéristique If a� = Isi/do� . Voir aussi la figure 4.
Figure 6. Le finale dans “Ah, vous dirai-je Maman” de Mozart.
Bibliographie
[1] Kinderman W., Artaria 195, University of Illinois Press, Urbana and Chicago 2003
[2] Mazzola, G. et al., The Topos of Music. Geometric Logic of Concepts, Theory, and
Performance, Birkhäuser, Basel et al. 2002
[3] Mazzola, G., J. Park, F. Thalmann, Musical Creativity. Strategies and Tools in Composition and Improvisation, Springer, Collection “Computational Music Science”,
Heidelberg et al. 2011
[4] Uhde J., Beethovens Klaviermusik III. Reclam, Stuttgart 1974
83
Des sons et des quanta
Thierry Paul
Centre de Mathématiques Laurent Schwartz
CNRS / Ecole polytechnique
Résumé. Dans cet article nous voudrions montrer certains liens entre musique, en
particulier notation musicale, et formalisme quantique. Il apparaı̂t en effet que la notation
notes/portées permet d’apprivoiser un peu le formalisme mathématique de la mécanique
quantique, réputé abstrait — comme d’ailleurs l’est la notation musicale. La discussion
s’articulera sur deux points : la notion d’intrication qui est une extension “inaudible”
(littéralement) de celle d’accord et l’aléatoire quantique qui, lui, est bien représenté dans
la notation mathématique et dont le pendant musical, dans les œuvres ouvertes, n’a pas
d’écriture appropriée. Plusieurs autres points, plus musicaux et moins techniques, seront
discutés.
***
Introduction
Musique et Mécanique Quantique, voilà deux concepts qui semblent difficiles à rapprocher. Bien sûr la Mécanique Quantique est une Mécanique Ondulatoire, et le support
physique de la Musique est bien l’acoustique, la théorie des variations ondulatoires de
la pression de l’air. Mais que le lecteur soit rassuré, ce n’est pas la direction que l’on va
choisir ici. L’idée de cet article est plutôt d’aborder la question sous l’angle du formalisme
mathématique de la Mécanique Quantique et de la notation musicale. Une telle idée vient
d’un défi : comment exprimer à des non-spécialistes, des non-scientifiques, le formalisme
quantique réputé abstrait et contrintuitif ? Il s’agit bien du formalisme quantique et donc
il n’est pas question de se dérober par une approche physique, et de mettre des électrons, que tout le monde connaı̂t mais que personne n’a vu, partout et et de les exhiber
“comme si”. Le formalisme quantique réalise un changement de paradigme brutal, mais
il peut s’apprivoiser. Nous allons voir comment l’écriture musicale convient à ce propos,
comment elle aide à entrevoir l’une des vrais révolutions quantiques : l’intrication. Mais
aussi nous verrons comment la notation musicale nous permettra d’aller jusque “juste
avant l’intrication”, mais pas plus loin. Et là se passera un revirement qui suscitera une
écriture, avec la notation quantique, d’un type de musique que l’on ne peut pas écrire
seulement sur des portées.
Cette bascule s’effectuera autour d’une dimension commune, selon nous, à la musique
et à la Mécanique Quantique : l’aléatoire. Aléatoire structurel, indispensable à la Mécanique Quantique ; mais aléatoire que nous verrons comme partie prenante de la dimension
proprement musicale du phénomène acoustique.
85
Des sons et des quanta
Une autre dimension essentielle commune aux deux activités est certainement le
temps, le phénomène temporel : instant de rupture et de continuité dans les deux (rupture
lors de la mesure/exécution, continuité lors de l’évolution (équationelle) quantique/développement musical). Karlheinz Stockhausen a dans, “...wie die Zeit vergeht...”, parlé de
façon originale de la temporalité musicale ; la troisième partie de cet article y sera brièvement consacrée. Mais seulement afin d’entrevoir, dans cette débauche d’arithmétique,
comment un article fondateur de ...rien (comme ces préludes qui ne préludent à rien
(Jankélévich)) a pu susciter quelques uns des grands chefs d’œuvre de la musique (Klavierstück X, Gruppen,...). Tout comme l’aléatoire si critiqué par Pierre Boulez nous a
donné les Structures II, la Troisième Sonate et autres “Éclats”. Là encore l’aléatoire quantique nous proposera une solution sous la forme de ce qui pourrait apparaı̂tre comme une
boutade, mais qui a une réalité bien scientifique : l’aléatoire quantique est incroyablement
précis.
La dernière partie de cet article traitera de l’image, qui trouve une réalisation très spéciale dans la reproduction de la musique enregistrée. Que capte-t-on de l’œuvre musicale
lors de l’audition d’un disque ? Qu’est-ce que l’image en mathématique ? Nous verrons
que la Mécanique Quantique se confronte à ce concept de façon alternative à la musique :
on ne peut pas “enregistrer” un système quantique.
Avertissement 1 : l’auteur de ses lignes n’est pas un théoricien de la musique, et
demande l’indulgence du lecteur spécialisé.
Avertissement 2 : on pourrait peut-être croire, à la lecture de cette introduction, que
ce texte conviendrait plus à un séminaire physique/musique que mathématique/musique.
Il n’en est rien, et le formalisme mathématique de l’axiomatique quantique est suffisamment riche pour, selon nous, exister sans (trop d’) incarnation physique. Et sans non
plus se réduire à une écriture de la physique. La physique vit, en quelque sorte, dans le
formalisme mathématique (ce qui ne veut pas dire dans la rigueur mathématique, qui est
la vraie caractérisation des mathématiques). On a du mal à reconnaı̂tre ce fait dans le cas
de la Mécanique Quantique. C’est étonnant. Dans le cas de l’astronomie par exemple, on
fait très bien l’amalgame entre physique (étoiles composées d’atomes, de neutrons), mathématiques (point matériel, trajectoire) et philosophie (espace absolu, temps objectif) ;
pour la théorie de la relativité aussi (que le temps soit une quatrième dimension spatiale
ne pose vraiment de problème à personne). Mais le cas quantique est à part, tout semble
exploser ; l’ontologie a changé (et effraie quelque peu les philosophes) et on “interprète”
le formalisme mathématique. Cependant, depuis que la théorie quantique est bien assise
expérimentalement, les chose changent, et du coup, on voit du quantique partout. Cela
a certainement trait au fait que la Mécanique Quantique est avant tout un processus
dynamique (Paul, 2007), plus une théorie des transformations que des concepts, une dimension d’ailleurs qu’elle partage avec la musique. Les “Groupes Quantiques” sont des
groupes .... quantiques, c’est-à-dire quantifiés. La nouvelle logique de J.-Y. Girard est une
logique quantifiée. C’est dans cet esprit là que nous abordons cet article : le formalisme
mathématique de la théorie quantique et ses échos en musique.
Ondes/corpuscules notes/instrument
Si l’on essaie de prendre la Mécanique Quantique dans son aspect le plus axiomatique,
le plus structurel, il y a essentiellement deux signes, au tout début : le + et le ⊗.
86
Thierry Paul
Le signe + réfère aux ondes, c’est le + de l’optique ondulatoire, de l’acoustique aussi.
Les ondes s’ajoutent, se superposent comme les sons, et donnent des accords. C’est le
premier axiome de la Mécanique Quantique.
Le deuxième axiome traite de l’évolution. Laissons-le tomber pour l’instant, nous y
reviendrons à la fin de cette section.
Le troisième axiome est crucial pour ce qui nous concerne. Tournons-nous vers l’écriture musicale pour le définir.
En musique on a des notes et on a des instruments. Chaque instrument peut, le plus
souvent, jouer plusieurs notes qui forment un accord où règne le +. On note cela sur des
portées, qui peuvent “porter” plusieurs notes.
En Mécanique Quantique on “note” un accord de trois notes sol ré fa par :
|sol > +|ré > +|fa > .
Si c’est un violon qui joue on notera plus précisément :
|v, sol > +|v, ré > +|v, fa > .
Si un violon joue avec un alto, on notera quantiquement :
(|v, sol > +|v, ré >) ⊗ (|alt, si > +|alt, sol >) .
(1)
Le + lie les notes à l’intérieur de la portée, le ⊗ lie les portées.
Jusqu’ici rien de très nouveau, ni excitant. On a bien une idée corpusculariste qui se
marie bien avec une idée instrumentiste :
Figure 1. Klangfarbenmelodie dans la symphonie “Héroı̈que” de Beethoven.
87
Des sons et des quanta
Mais la Mécanique Quantique arrive si l’on autorise la symétrisation de l’usage de +
et de ⊗. Un accord quantique pourra tout à fait bien être :
(|v, sol > ⊗|alt, si >) + (|v, ré > ⊗|alt, sol >)
(2)
et donc pourra bien être, littéralement un accord inaudible, dans le sens que l’on ne
peut pas se le représenter acoustiquement, l’écrire avec la notation musicale. En effet il
pourrait venir à l’esprit de “penser” à l’“accord” précédent (2)
• soit comme deux accords joués par le violon et l’alto. Mais alors il s’agirait de :
(|v, sol > +|v, ré >) ⊗ (|alt, si > +|alt, sol >) ,
parfaitement audible, mais qui n’a rien à voir avec (2) et qui, d’ailleurs, a déjà été évoqué
au début de cette section (cf. (1)).
• soit comme la juxtaposition/superposition sonore/acoustique de deux duos “altoviolon”. Mais alors on aurait l’accord :
|v1, sol > ⊗|alt1, si > ⊗|v2, ré > ⊗|alt2, sol >
parfaitement audible lui aussi, mais n’ayant non plus rien en commun avec (2), puisque,
par exemple, vivant dans un espace complètement différent. Nous verrons plus bas qu’une
façon de penser musicalement un accord du type (2) se trouve dans les œuvres dites
“ouvertes”.
Voilà, c’est (presque) tout ; du vieux avec du neuf, en somme : pendant les siècles
précédents on avait utilisé le + (ondes), et le ⊗ (particules), mais ils ne s’étaient jamais
rencontrés.
Un accord du type
(· · · ⊗ . . . ) + (· · · ⊗ . . . )
qui ne peut pas être factorisé est dit intriqué car il représente des particules qui ont
interagi ensemble dans le passé, et qui, même si, maintenant, on les sépare spatialement,
restent dans un état du même type, qui ne peut pas se factoriser.
Un accord inaudible ne peut s’entendre, mais il peut s’écouter. C’est le quatrième et
dernier axiome de la Mécanique Quantique. Et si on l’écoute, on l’écoute activement, on
le transforme, il devient tout d’abord audible, et alors on peut l’entendre. C’est ce que
l’on appelle en Mécanique Quantique la réduction du paquet d’ondes. En musique nous
verrons bientôt que c’est ce qui se passe dans Éclat de Pierre Boulez.
En Mécanique Quantique ce phénomène est très simple ; si on mesure
le résultat de la mesure sera 1
1
� �� �
(· · · ⊗ . . . )
+
2
� �� �
(· · · ⊗ . . . )
1
� �� �
(· · · ⊗ . . . )
1. je suppose que l’on est ici en l’absence de dégénérescence, mais c’est seulement un point technique.
88
Thierry Paul
ou bien
2
� �� �
(· · · ⊗ . . . )
chacun de ces deux états étant bien un accord “audible”. Le quatrième axiome de la
Mécanique Quantique demande à ce que cette réduction, ce choix entre 1 et 2, se fasse au
hasard, un hasard intrinsèque, sans variables cachées. En musique Pierre Boulez demande,
pour l’exécution de Éclat, à ce que ce choix soit spontané, et vraiment effectué au moment
où l’œuvre est exécutée. Ce sera le thème de la prochaine partie de cet article.
Concluons cette section par un petit résumé, et par l’axiome manquant. Particules
et ondes sont comme sons et instruments, mais ils se mélangent mieux. Les accords
quantiques sont (parfois) inaudibles mais existent vraiment, on les manipule dans les
laboratoires. On pourrait d’ailleurs se demander si certains traits de la musique contemporaine (les trémolos si fréquents chez Boulez par exemple) ne sont pas des intrications
et si le système quantique ne peut pas aussi se révéler dans le mystère d’une polyphonie
continue dans le signal acoustique. Nous allons choisir ici une autre direction que nous
allons exposer dans la section suivante. Disons enfin quelques mots sur l’évolution quantique (hors mesure), l’axiome 2. Elle semble se référer à la logique de la composition :
fixée dans ses propres règles, un peu trop algorithmique et demandant à être bousculée
par des accidents, tels la mesure/exécution.
Notons pour finir que l’auteur de cet article ne considère pas du tout qu’il y ait en
Mécanique Quantique une dualité onde-corpuscule. Si ces termes apparaissent ici c’est
seulement pour illustrer le propos. De façon analogue sons/instruments ne correspond
certainement pas à la réalité musicale (il semble que l’on compose, ou a composé, souvent
avant d’orchestrer, par exemple). Mais il n’est pas rare que le lien entre deux concepts
inexistants se révèle fructueux.
L’aléatoire, la mesure et l’exécution
La Mécanique Quantique vit dans un espace qui ne nous est pas accessible, du moins
pas entièrement. Seuls les accords audibles, nous parviennent “librement”, seuls les états
produits tensoriels nous sont directement visibles.
La théorie offre de façon certes minimaliste, mais ô combien efficace, et surtout,
c’est un miracle, de manière cohérente avec le reste de son axiomatique, l’interface avec
le monde de l’observateur : si l’on mesure le système, celui-ci “choisit” au hasard de
se présenter dans un état accessible. Un accord choisit dans les accords audibles qui
le composent celui qui va être exécuté. Cette réduction-projection, perte d’information
irréversible, a posé beaucoup de problèmes “d’interprétation”. Elle peut néanmoins tout
à fait être considérée comme positive : le système oublie, comme l’ordinateur de Georges
Perec est “supérieur à l’homme en ce qu’il peut tout oublier”. On pourrait d’ailleurs,
là aussi, voir dans d’autres disciplines du XXe siècle le bonheur de l’oubli (psychologie,
informatique, biologie probablement) et la douleur de ne rien oublier, mais concentrons
nous sur le pendant musical de cette “source de liberté” qu’est l’aléatoire quantique..
Nous avons mentionné comment un état superposition pouvait avoir lieu en musique,
par exemple dans Éclat de P. Boulez. Nous allons y revenir, mais avant cela, remarquons
89
Des sons et des quanta
que l’écriture quantique englobe facilement le hasard. L’état
1
� �� �
(· · · ⊗ . . . )
+
2
� �� �
(· · · ⊗ . . . )
contient (dans sa structure algébrique) les états
1
� �� �
(· · · ⊗ . . . )
et
2
� �� � .
(· · · ⊗ . . . )
Pour certaines séquences de Éclat, l’interprète (le chef) choisit au hasard (c’est-à-dire
d’ailleurs, en principe, ne choisit pas) au dernier moment l’ordre et le début d’intervention
des différents instrumentistes. On a donc bien une seule œuvre Éclat, et divers résultats
d’interprétation, de mesure. Comment note-t-on cela en musique ? Et bien il faut sortir
du cadre de la notation musicale.
Au moment de la partition de Éclat (Boulez, 1965) où le chef doit décider de l’ordre
et du point de départ de chaque instrumentiste, voici ce qui est “écrit” dans la partition :
c Copyright 1965
Figure 2. Extrait de la pièce Éclat | für 15 Instrumente de Pierre Boulez. �
by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 17746. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur
et du compositeur.
90
Thierry Paul
On a du donc écrire, et ici, dans la première version publiée, à la main ;
“Sur le signe du chef, et son indication du chiffre, on commencera par l’une des 4
figures, et achèvera le cycle (Ex : III IV I II ou II III IV I ; etc...)”
Chaque réalisation de ce passage équivaut donc bien à une mesure .... d’un système
qui les contient toutes.
Toute interprétation, bien sûr, s’inscrit dans un tel phénomène : même dans une
œuvre classique, sans aléas, chaque interprétation est différente. De ce point de vue là, il
nous semble, qu’il y a un assez grand lien ontologique entre Musique et Mécanique Quantique 2 , l’œuvre étant “déposée” dans la partition, comme le système dans son espace des
états. Mais ce qui est important ici est de remarquer comment des œuvres présentant
une dimension d’“ouverture”, c’est-à-dire dans lesquelles la partition contient des indications d’aléatoire, se lisent musicalement comme on mesure en Mécanique Quantique.
Cet aléatoire-là exclut en particulier les cadences concertantes dans le style classique,
et l’improvisation qui nous semble relever d’une tout autre problématique. Mais ce type
d’aléas très encadré, algorithmique si l’on peut dire, avait été déjà pressenti avant les
années cinquante. Par exemple l’ordre d’exécution des mouvements de la IXe symphonie
de Mahler n’a pas été fixé par le compositeur. Il semble aussi que Chopin ne demandait
pas à ce que l’on joue ses préludes, opus 28, dans leur totalité. La façon qu’a S. Richter de
n’en jouer qu’une sélection, et dans un ordre à chaque fois différent, réalise d’ailleurs une
“ouverture” de l’opus 28 passionnante musicalement, et probablement contestée musicologiquement. De façon plus générale, le désir (pervers) d’authenticité (né au moment le
plus fort d’utilisation de l’aléatoire en musique contemporaine, d’ailleurs) a certainement
créé une “ontologie” théorique musicale bien différente de celle de la fin du XIXe siècle.
Lorsque l’on écoute Mahler jouer au piano le premier mouvement (pas l’adagietto !) de
sa Ve symphonie, on est fasciné d’imaginer cet orchestrateur de génie “enregistrer” sa
musique sur un piano mécanique, et l’on comprend bien que la musique vit en dehors de
son incarnation orchestrale. et la volonté de certains spécialistes baroques de retrouver
le “son” de l’époque devient, selon nous, funeste, et prend la saveur d’une autopsie. Les
“pleureuses de la Mécanique Quantique” qui veulent à tout prix au nom d’une authenticité classique, accéder à l’état du système sans le mesurer me semblent relever de la
même fantasmatique.
L’aléatoire en musique va atteindre son apogée (ses limites ?) avec André Boucourechliev. Dans ses “archipels”, il ne s’agit plus alors de simples choix d’ordres d’exécution,
mais de puiser le matériau musical dans des réservoirs de notes. Le jeu des possibles
devient beaucoup plus grand, les exécutions plus riches en variétés ; bref le spectre, au
sens quantique du terme, de l’œuvre plus large.
Ce que nous voudrions retenir de cette brève discussion est la chose suivante : l’exécution d’une œuvre (correcte ou pas) représente bien un accès à l’œuvre, une interface
entre un public (non musicien a priori) et l’œuvre (uniquement accessible à un musicien). La mesure quantique réalise l’interface entre un système quantique dans un état
fixé mais inconnu et le monde, le système classique de l’observateur. Regarder l’œuvre de
l’intérieur, en “pro”, c’est un peu tricher (je pense que c’est la raison de l’impopularité,
2. on peut d’ailleurs remarquer la parenté chronologiquement et géographiquement entre Niels Bohr
(fondateur de la théorie quantique) et Carl Nielsen (qui propose une séquence aléatoire dans une de ses
symphonies).
91
Des sons et des quanta
par exemple, du quintette à vents de Schoenberg chez les musiciens, qui l’analysent et
ne l’écouteront plus), mais c’est possible ; manipuler l’état du système quantique sur le
papier est aussi possible. Mais se projeter mentalement l’état qu’il choisira lors de la
mesure est strictement impossible, tout comme entendre Éclat sans l’exécuter.
En guise de conclusion : du hasard et de la nécessité.
Pourquoi du hasard ? En Mécanique Quantique c’est un axiome minimal et sublime, une
clé qui ferme logiquement la théorie et ouvre ses potentialités. Mais des possibilités très
limitées et précises. Rien à voir avec un aléas “fourre-tout”. En musique je ne reproduirai
que l’argument de Boulez concernant Éclat : l’aléatoire crée chez les musiciens une tension
qui génère une relation particulière avec le chef, et avec l’œuvre. Une idée dont on peut
trouver un pendant quantique : c’est une intrication.
... wie die Zeit vergeht ...
En 1956 Karlheinz Stockhausen écrit un article, intitulé “... comment passe le temps
...”, sur le temps en musique, le temps dans toutes ses dimensions (Stockhausen, 1957).
Quelques échelles :
1s
�
��
�
....................r y t h m e....................
1
460 s
�
��
�
..........n o t e..........
10−5
� �� �
...timbre...
que l’on pourrait penser à compléter en :
1mn
�
��
�
..............................oe u v r e..............................
1s
�
��
�
....................r y t h m e....................
1
460 s
�
��
�
..........n o t e..........
10−5 s
� �� �
...timbre...
92
Thierry Paul
et même :
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La remarque fondamentale de Stockhausen est que, en musique, on traite ces différentes échelles de manière mathématiquement fort différentes : l’échelle du rythme dans
l’arithmétique simple 12 , 14 , 18 . . . et l’échelle des sons en échelle logarithmique : réaliser
un octave consiste à diviser par deux la longueur d’une corde.
Mais d’autre part il n’y a qu’un temps en musique. Plus exactement tout le phénomène
acoustique est monodimensionnel, une fonction
R → R,
temps → pression.
Bien sûr nous avons deux oreilles, il semble qu’une partie de l’acoustique passe par la
boite crânienne, mais l’essentiel passe par cette mono-dimension là. C’est d’ailleurs aussi
le courant électrique qui sort de notre amplificateur. Cette remarque identifie rythme et
hauteurs. mais alors une question simple se pose ; comment entend-on plusieurs instruments dans un tel signal ?
La réponse convoque la magie des harmoniques qui, se regroupant élégamment, donnent
un timbre, caractéristique de l’instrument. Nous voyons donc que les trois échelles de
temps réalisent les trois aspects essentiels (dans sa notation en tous cas) de la musique
rythme-note-instrument, notation qui agı̂t en (re)séparant les diverses composantes d’un
même signal monodimensionnel. On est donc bien près de considérations fondamentales
de la Mécanique Quantique.
Mais la fonction d’onde quantique fait plus : la complexité de celle-ci pouvant révéler
non seulement des situations multiparticulaires, mais aussi des situations intriquées, tout
cela avec une fonction d’onde. Les découpages soigneux en instruments sont effacés, et
faux. On est donc dans les deux cas (quantique et musique) au cœur du problème.
Je voudrais illustrer cette discussion par une expérience personnelle qui reflète bien
une problématique de mélange d’échelles. Rappelons tout d’abord que lorsque l’oreille
entend un la, elle effectue une transformée de Fourier. Le signal ondulatoire est codé
en la 440, on perçoit de grandes oscillations, très rapide, et on entend la 3 . Lors d’un
concert à Lens, Sviatoslav Richter interpréta le final de la sonate en fa majeur opus 54
3. si l’on descend dans le spectre cela ne marche plus, et en dessous du la le plus bas du piano on
commence à entendre les vibrations acoustique, le vrai signal, non sa transformée de Fourier.
93
Des sons et des quanta
de Beethoven, perpetuum mobile, de manière si strictement régulière dans le tempo et
les nuances, que je me surpris à entendre un signal non plus défilant dans le temps, mais
succession lente et “immobile” d’harmonies se succédant sans que le détail des notes ne
soit plus perceptible. Une espèce de transformée de Fourier macroscopique avait agi, qui
réalisait à l’échelle du rythme, ce qui agit en principe à l’échelle des notes : le perpetuum
l’avait emporté sur le mobile.
C’était, je crois, non pas un effet gratuit, mais une démarche de grand interprète
particulièrement attentif à la composition du programme : à ce final succédait le premier
mouvement de l’“Appassionata”, emblématique précisément du phénomène contraire.
L’article de Stockhausen a suscité divers types de réactions. une lecture par trop locale
y révèle une arithmétique un peu lourde et approximative, voire fausse. Peu importe :
quelques Klavierstücke, Gruppen sauvent le sujet.
L’important pour l’auteur est de montrer, de réaliser comment une organisation temporelle du son donne une complexité suffisante pour supporter une vraie création musicale ; ou comment la complexité d’une fonction d’onde dans un espace tensoriel peut
supporter une véritable représentation du monde.
L’image et le (non)clone
Un des théorèmes surprenants de la Mécanique Quantique est le théorème d’impossibilité de clonage quantique. Son énoncé sec est le suivant :
Théorème
il n’existe pas d’opérateur unitaire linéaire U tel que
U (|a > ⊗|0 >) = |a > ⊗|a > ∀ |a > .
La preuve est instructive.
Démonstration. Si U existait, alors
U ((|a > +|b >) ⊗ |0 >) = (|a > +|b >) ⊗ (|a > +|b >) par hypothèse,
mais aussi
U ((|a > +|b >) ⊗ |0 >) = |a > ⊗|a > +|b > ⊗|b > par linéarité,
ce qui est impossible, par exemple si |a > est orthogonal à |b >
�
On ne peut donc pas cloner, stocker l’état d’un système en le dupliquant dans un autre
système. Autrement dit : on ne peut enregistrer un système quantique. L’importance de
ce théorème s’est surtout révélé dans le domaine du calcul et de l’information quantiques.
Mais il est tout à fait symptomatique des racines même de la Mécanique Quantique :
l’état d’un système nous échappe tant que nous n’effectuons pas une mesure. Nous devons
absolument perdre l’information sur le système si nous voulons y avoir accès. On ne peut
pas enregistrer un tel état dans un fichier auxiliaire, qui serait le témoin de l’histoire de
son évolution.
94
Thierry Paul
C’est à mon sens une différence avec la Musique. J’ai mentionné au début de cet
article comment il était fascinant de remarquer l’enthousiasme des compositeurs envers
les moyens de reproduction sonore. Que percevons nous d’un disque par rapport à une
œuvre ? Bien sûr un enregistrement ne donne pas tout ce qui est contenu dans une œuvre,
en particulier au niveau sonore, mais aussi au niveau du “fait” d’aller à un concert. Il y
a tout de même quelque chose de particulier à la musique, par rapport aux autres arts,
dans ce rapport à la reproduction : le musée est ouvert souvent, les concerts sont rares 4 .
Peut-on oser se confronter avec la même problématique en mathématiques ? Un concept
qui traverse les disciplines se “clone-t-il” en images successives ? Les avis divergent : certains affirment que les concepts mathématiques sont extérieurs à leur historicité, d’autres
leur rétorquent que les énoncés sont plongés dans leur histoire.... Et puis quel est véritablement le statut d’une exécution musicale effectuée en studio, spécialement pour
l’enregistrement ?
Conclusion
Le lien quantique/musique nous semble se situer dans l’idée de “dépôt” d’un système
dans un monde inaccessible ; inaccessible pour l’observateur qui ne voudrait pas activement observer, inaccessible à l’auditeur non musicien. On doit exécuter une œuvre pour
l’entendre comme on doit réduire un état quantique pour le mesurer.
L’aléatoire en musique a quelque peu mauvaise presse de nos jours, en Mécanique
Quantique il est fondamental. Pourquoi cette différence ? Et bien parce que l’aléatoire
quantique est nécessaire à la Mécanique Quantique, et la Mécanique Quantique nécessaire
à une description convenable du monde. Rappelons qu’elle a été inventée pour résoudre
un paradoxe, celui de la stabilité de la matière, impossible dans l’image planétaire classique de l’atome. Ceux que l’aléatoire dérange se consolent par l’extrême puissance du
formalisme quantique, à la fois conceptuelle (on ne dira jamais assez à quel point le formalisme quantique est plus simple que la Mécanique Classique) et aussi, plus récemment,
opérationnelle avec l’informatique quantique.
L’aléatoire en musique est resté comme une nouveauté singulière, comme une originalité un peu extérieure au processus de composition. D’où probablement le désintérêt
à son égard par la plupart des grands compositeurs du siècle, y compris ceux qui l’ont
brillamment utilisé. Ce petit article a seulement voulu suggérer des points communs et
des différences.
Une vraie Musique utilisant l’aléatoire devrait l’utiliser comme moyen d’accès interprétatif à l’œuvre, dans une démarche de composition musicale probablement ancrée dans
de nouveaux paradigmes 5 .
4. l’auteur a dû attendre (très longtemps) pour entendre pour la première fois “Le marteau sans
maı̂tre”, parce que il s’était “imposé” de découvrir cette œuvre en concert.
5. L’auteur tient à remercier François Nicolas pour une lecture attentive du manuscrit, ainsi que les
deux autres organisateurs du Séminaire mamuphi.
95
Des sons et des quanta
Bibliographie
[1] P. Boulez, Éclat, Universal, Vienne 1965.
[2] J.-Y. Girard, Le point aveugle, Hermann, Paris 2007.
[3] T. Paul, “La Mécanique Quantique comme processus dynamique”, dans Logique,
dynamique et cognition (dir. J.-B. Joinet), collection “Logique, langage, sciences,
philosophie”, Publications de la Sorbonne, Paris 2007.
[4] K. Stockhausen, “...wie die Zeit vergeht...”, die Reihe, 3, 1957. Traduction française
“ ...comment passe le temps...”, Analyse musicale 6, 1987.
96
Description d’un tempérament égal
non classique
Yves Hellegouarch
Laboratoire de Mathématiques Nicolas Oresme
Université de Caen
Introduction
Dans un exposé que j’avais fait à Strasbourg le 16 décembre 2008 à l’occasion du
tricentenaire de la naissance de Leonhard Euler [3] j’avais défini un tempérament égal à
douze demi-tons dans l’octave qui n’est ni le tempérament officiel, c’est-à-dire le groupe
multiplicatif < 21/12 >, ni celui de Serge Cordier [1], c’est-à-dire le groupe multiplicatif
< (3/2)1/7 > et je l’avais baptisé le « tempérament de Ravel ».
Cependant j’aurais aussi bien pu l’intituler le « tempérament de Rachmaninov » pour
des raisons décrites plus loin. Je l’appellerai donc le tempérament de « RachmaninovRavel » (pour des raisons d’ordre chronologique) et je le noterai « tempérament (R-R) ».
L’idée qui préside à la définition de ce tempérament est de choisir l’intervalle de quinte,
que je note x, de telle sorte que l’harmonique de rang 10 de la corde de « do » d’un
violoncelle, soit égale à l’harmonique de rang 3 de la corde de « la ». On doit donc ainsi
avoir l’équation :
10 = 3 · x3
où x désigne l’intervalle de quinte que l’on cherche (entre les cordes voisines de l’instru1/3
ment). Ceci entraı̂ne que x = ( 10
et on définit donc la gamme « R-R » comme le
3 )
1/21
groupe multiplicatif < ( 10
)
>
car
il
y a 7 demi-tons dans une quinte.
3
Exercices :
1. J’ai écrit dans [3] que le « mi » supérieur d’un violoncelle à cinq cordes accordé
en quintes justes (i.e. 3/2) se trouve un comma de Didyme (i.e. 81/80 voir [2] ou [3])
au-dessus de l’harmonique de rang 5 de la corde de « do ». En effet on a bien :
3
81
( )4 =
·5
2
80
2. Cherchons maintenant le rapport (multiplicatif !) entre une quinte « pure » (ou
1/3
« juste ») et une quinte de Rachmaninov-Ravel x. On a vu que x = ( 10
= 1, 1856...
3 )
Donc (voir[2]) :
1000 · log10 (x) ∼
= 174, 29 savarts
97
Tempérament de Ravel
En savarts encore, on a :
quinte juste (ou « pure »)-quinte(R-R)=176,09-174,29=1,80 ce qui est beaucoup moins
que le comma de Didyme (ou syntonique) 81/80 (voir [2]).
3. Revenons à un violoncelle à 4 cordes accordé en quintes de (R-R) sur lequel nous
considérons l’harmonique de rang 3 du « la ». L’intervalle entre cette harmonique et le
« do » est 3·x3 = 10 autrement dit la dernière harmonique atteinte sur la corde de « do »
par un violoncelliste jouant sur un violoncelle accordé en (R-R) le trio de Ravel (premier
mouvement, voir la fin de cet exposé) coı̈ncide avec l’harmonique de rang 3 de la corde
de « la » : cette harmonique (dans le tempérament (R-R)) est donc naturelle et juste,
ce qui serait impossible avec les deux autres tempéraments.
4. Finalement le premier mi de la corde de « la » vaut : 32 · x3 (en attribuant la fréquence
1 au « do »). Son harmonique de rang 2, i.e. 3x3 , est égale à l’harmonique de rang 10
du do, elle permet d’obtenir la résonance de la caisse de l’instrument ce qui lui confère
un timbre « profond », autant dû au violoncelle qu’au violoncelliste !
Comparaison de quelques intervalles dans les trois
gammes tempérées
Nous allons nous borner à comparer les demi-tons, quinte et octave de nos trois
gammes tempérées (s signifie « savart »).
intervalle
demi-ton
quinte
octave
tempérée officielle
1
2 12 ∼
= 25s
7
∼
12
2 = 176s
2∼
= 301s
Serge Cordier
1
( 32 ) 7 ∼
= 25s
3 ∼
= 176s
2 12
( 32 ) 7 ∼
= 302s
(R-R)
1
21 ∼
( 10
)
3 1 = 25s
3 ∼
( 10
3 ) = 174s
10 47 ∼
( 3 ) = 299s
On voit donc que l’octave de la gamme (R-R) est plus petite que 2, mais qu’elle est encore
acceptable...
Remarque : en poussant un peu plus loin les calculs, on voit que l’octave de (R-R)
est à 3 savarts au-dessous de celle de S. Cordier et à 2 savarts 1/4 au-dessous de l’octave
officielle.
Accord d’un instrument du quatuor selon le tempérament (R-R)
On suppose qu’un piano a été accordé selon le tempérament (R-R) avec un « la »
arbitraire (par exemple « la »=440 hertz) et on lui demande le « la » pour accorder
un instrument du quatuor en suivant un décorum ancestral... Pour simplifier on suppose
que l’instrument est un alto ou un violoncelle (et on ne demande pas le même « la »
dans les deux cas !). On commence par accorder l’instrument en quintes pures 3/2 en
98
Yves Hellegouarch
suivant la méthode expliquée dans [3] : il faut obtenir la coı̈ncidence de l’harmonique de
rang 2 du « la » avec celle de rang 3 du « ré », etc. Lorsque c’est terminé l’instrument
est accordé en quintes pures 3/2 et on constate alors que les « ré », « sol », « do »
sont de plus en plus bas par rapport au piano, car les quintes sont pures. Ensuite on
commence donc par remonter le « do » (sans l’aide du piano !) d’un petit intervalle afin
que l’harmonique d’ordre 3 du « la » soit égale à l’harmonique d’ordre 10 du « do ».
Comme on l’a vu, le « do » est alors accordé. On a donc relevé le « do » d’un intervalle
égal à 10/3. Mentalement, on essaie de le diviser en trois intervalles égaux x : on remonte
le « sol » de 2x (additif, ou x2 multiplicatif) et le « ré » de x.
Remarque : pour déterminer x, on peut utiliser la célèbre « loi de Fechner » (si on y
croit) qui affirme que la sensation est « le » logarithme de l’excitation, ou bien procéder
par essais et erreurs...
Pourquoi Rachmaninov et Ravel ?
La Danse Orientale en la mineur, op. 2 de Rachmaninov fut créée en 1892 à Moscou
avec le violoncelliste Anatole Brandoukov et le compositeur. Après quelques accords au
piano, le violoncelle commence une longue mélodie sur un « mi » rêveur qui est la quinte
du « la » de la corde supérieure. Mais quelle « quinte » ? Ce choix pose un problème
sur un instrument très résonant car ce « mi » entre alors en conflit avec l’harmonique
de rang 5 de la corde de « do ». C’est cette circonstance qui m’a suggéré de relever le
« do » de (10/3)1/3 .
Le trio de Ravel, avec piano, en « la » mineur date de 1914 et fut joué pour la première
fois en 1915 à Paris. Il est composé de quatre mouvements très largement indépendants
les uns des autres [4]. Nous sommes intéressés ici par la « sublime » coda du premier
mouvement qui est reproduite ci-dessous. Sur la partie de violoncelle les indications de
Ravel concernent une suite d’harmoniques naturelles « sul Do », mais les rangs de ces
harmoniques sont de ma main. Il se trouve que la dernière harmonique du « do », c’està-dire l’harmonique de rang 10 est un vrai problème : elle sonne beaucoup trop bas
par rapport aux autres instruments lorsqu’ils sont accordés dans le tempérament officiel
< 21/12 >. La solution que la plupart des violoncellistes adoptent consiste à remplacer
les harmoniques naturelles par des harmoniques artificielles, mais cela me paraı̂t être une
trahison et c’est pour cela que j’ai introduit le tempérament égal de (R-R). Voici le texte
de Ravel avec, en plus, les rangs des harmoniques pour plus de commodité. A vous de
juger...
Bibliographie
[1] Cordier, S., Piano bien tempéré et justesse orchestrale, Paris : Buchet/Chastel, 1982.
[2] De Candé, R., Dictionnaire de la Musique, Paris : Seuil, 1961.
[3] Hellegouarch, Y., « Remarques eulériennes sur l’art de se servir d’un instrument à
cordes », Strasbourg : éditions du CNRS, 2012.
[4] Tranchefort, F.-R., Guide de la musique de chambre, Paris : Fayard, 1989.
99
Tempérament de Ravel
TRIO de RAVEL (1914) : Fin du premier mouvement
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Figure 1. La coda du premier mouvement du trio de Ravel, avec indication des rangs des
harmoniques du « do ».
La partie de violoncelle est entièrement en harmoniques naturelles, y compris
la septième harmonique, à l’exception du pizz final : les ordres de ces harmoniques sont indiqués en chiffres arabes. Pour la commodité des violoncellistes, nous
reproduisons la partie de violoncelle avec les doigtés :
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pizz.
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100
Au lieu de donner des noms aux intervalles comme le faisait Euler dans le
Tentamen ([Y.H.3] p.72-75) ou comme le fait Roland de Candé dans ([D.C.], “intervalles”) je préfère écrire les notes sur une portée et compter le nombre de lignes
et interlignes qui les sépare. Pour cela il faut définir une échelle “chromatique”
des intervalles, c’est ce que j’ai fait dans un assez grand nombre de publications
([Y.H.1] ,..., [Y.H.5]) et ce que je résume ici (dans le cadre eulérien de 1764) pour
plus de commodité et en m’inspirant de la présentation de Roland de Candé dans
Quelques remarques sur les
tempéraments
Franck Jedrzejewski
Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives
Saclay
L’intonation juste est un courant musical né aux États-Unis autour de Harry Partch
et de quelques compositeurs comme Ben Johnston, Ezra Sims ou Lou Harrison qui n’a pas
connu en France la diffusion qu’il mérite. L’axe principal de ce courant est la recherche de
nouveaux systèmes d’accordage des instruments plus adaptés à la résonance naturelle que
ne l’est notre système tempéré (officiel dit Y. Hellegouarch). Il s’ensuit un pythagorisme
revisité où la théorie musicale joue un rôle prépondérant, issue de l’expérimentation
musicale sur les relations entre fréquences sonores.
Un tempérament égal non-octaviant
Le tempérament de Rachmaninov-Ravel (RR) que propose Y. Hellegouarch est un
tempérament égal non-octaviant, ce qui signifie que l’intervalle séparant deux notes consécutives est toujours le même et que la répétition de cet intervalle ne conduit pas à une
octave après le parcours des 12 demi-tons mais à 1191 cents, soit une octave raccourcie
de 9 cents (ce qui est assez peu). Le musicologue ou le musicien averti contestera l’emploi
du terme tempérament au lieu de système d’accordage (qui est la traduction de l’anglais
tuning), mais le lecteur aguerri excusera volontiers cet abus de langage. Le tempérament est en effet l’action de tempérer les quintes, c’est-à-dire de diminuer légèrement les
quintes justes (de rapport 3/2) de façon à répartir le comma excédentaire lors de l’accord
de l’instrument pour retrouver une octave juste (de rapport 2), en parcourant le cycle
des quintes. Comme l’équation
� �p
3
= 2q
2
n’a pas de solution entière non nulle, on est contraint à utiliser des approximations.
L’approximation classique est obtenue pour p = 12 et q = 7. Elle indique que lorsqu’on
parcourt 12 quintes justes, on se trouve très près d’une fréquence qu’on aurait atteint
après le parcours de 7 octaves. La différence entre les 12 quintes justes et les 7 octaves
forme le comma pythagoricien (de rapport 312 /219 , environ 23 cents). C’est cet excédent
que l’on réparti en diminuant les quintes pour former un tempérament. Lorsque toutes
les quintes sont diminuées de manière égale d’un douzième de comma pythagoricien, nous
retrouvons le tempérament égal classique dont le demi-ton (de rapport 21/12 ) est de 100
cents. Rappelons que l’octave est décomposée en 1200 cents.
101
Quelques remarques sur les tempéraments
Dans la littérature, les tempéraments non-octaviants sont très rares. Nous connaissons
principalement trois systèmes. Ceux de Wendy Carlos, l’auteur(e) de la musique de film
de Stanley Kubrick Orange mécanique dont le générateur est une fraction de quinte juste.
Celui de Heinz Bohlen et de John Pierce dans lequel l’octave (de rapport 2) est remplacée
par la douzième (de rapport 3). Enfin, celui de Serge Cordier qui a proposé d’augmenter
légèrement l’octave pour faire entrer l’excédent et avoir ainsi un système d’accordage
fait de quintes justes. Le tempérement d’Hellegouarch apporte une quatrième et nouvelle
composante à ces tempéraments.
L’idée d’Hellegouarch est, nous l’avons vu, de faire coı̈ncider la dixième harmonique
du do avec la troisième harmonique du la, ce qui revient à employer une quinte de rapport
(10/3)1/3 . Si, comme dans l’expérience précédente, nous répétons cette quinte p fois, nous
espérons nous retrouver dans le même voisinage après avoir parcouru q octaves pour des
valeurs convenables des entiers p et q. Autrement dit, ce que nous souhaitons est de
résoudre l’équation
� �p/3
10
= 2q
3
qui n’a pas de solution entière non triviale. Les réduites du développement en fractions
continues
p
q
=
=
3 ln(2)
= [1; 1, 2, 1, 1, 1, 66, 1, 1, 1, 44, 1, 3, ...]
ln(10/3)
1
1+
1
1+
2 + ···
montrent que la fraction p/q peut être approchée par 2, 5/3, 7/4, 12/7, 19/11, 1266/733, ...
Elles fournissent essentiellement deux approximations : l’une de 12 quintes RR pour 7 octaves et l’autre de 19 quintes RR pour 11 octaves. La valeur des entiers dans les réduites
suivantes (1266/733) condamne leur utilisation puisque les théoriciens de l’intonation
juste cherchent des rapports acoustiques simples. Dans la première approximation, le
diesis RR est la différence entre 7 octaves et 12 quintes RR
δRR =
7 octaves
27
648
=
=
12 quintes RR
625
(10/3)12/3
Cela correspond à un intervalle bien connu appelé le grand diesis (environ 63 cents) qui
est la différence entre une octave et quatre tierces mineures justes (6/5). Dans la seconde
approximation, le comma RR est la différence entre 19 quintes RR et 11 octaves
cRR =
19 quintes RR
(10/3)19/3
=
11 octaves
211
soit un intervalle d’un peu moins d’un cent (0,94 cents). On comprend dès lors la proximité
du tempérament RR et du tempérament égal.
102
Franck Jedrzejewski
Les harmoniques modèles de Deliège
Célestin Deliège dans un article important 1 a relancé l’analyse spectrale en donnant
aux sons harmoniques et à la résonance la place qu’ils avaient perdue dans la théorie
analytique. « La résonance acoustique – dit Deliège dans les premières lignes de l’article
– est sans doute le principe universel le plus authentique auquel la musique puisse recourir
quel que soit son mode d’existence. » Si l’on se fonde sur la résonance naturelle, il est facile
d’établir une correspondance entre les classes de hauteurs et les rangs des harmoniques,
sauf pour le treizième harmonique (840 cents) qui est soit trop bas (son 13− ) soit trop
haut (son 13+ ) ainsi que le montre le tableau suivant.
2
0
3
7
5
4
7
10
9
2
11
6
13−
8
13+
9
15
11
17
1
19
3
21
5
sons harmoniques
classes de hauteurs
Célestin Deliège se sert de cette correspondance pour étudier ce qu’il appelle les
mutations de fondamentales qui sont, lors d’un changement de note de basse, les positions
des classes de hauteurs relativement aux harmoniques. Il développe ensuite le concept
d’harmonique modèle qui, comme précédemment, réfère un son relativement aux sons
harmoniques, mais cette fois dans un système d’accordage arbitraire représenté par des
nombres décimaux. Ainsi dans la décomposition des harmoniques entre les rangs 16 à 31
(voir le tableau ci-dessous), la quinte (de classe de hauteur 7) est le 24e son harmonique.
Dans le système tempéré égal, cette même quinte de 700 cents est légèrement plus basse,
voisine du 24e harmonique. Dans le continuum des fréquences, elle se situe à la place d’un
harmonique modèle situé au rang décimal à 23.97. Dans le système RR, cette quinte est
encore plus basse et repérée par son harmonique modèle à 23.90.
0
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
Harmonique
Cents Rangs
105
17
204
18
298
19
386
20
471
21
628
23
702
24
775
25
906
27
969
28
1088
30
1200
32
Egal
Cents Rangs
100
16.95
200
17.96
300
19.03
400
20.16
500
21.36
600
22.63
700
23.97
800
25.40
900
26.91
1000
28.51
1100
30.20
1200
32
RR
Cents Rangs
99
16.94
199
17.94
298
19.00
397
20.12
496
21.31
596
22.57
695
23.90
794
25.31
893
26.80
993
28.39
1092
30.06
1191
31.84
Table 1 – Les harmoniques modèles de rangs entre 16 et 32.
1. C. Deliège, « L’harmonie atonale : de l’ensemble à l’échelle », Musique contemporaine, Perspectives
théoriques et philosophiques, sous la direction de Irène Deliège et Max Paddison, Mardaga, 2001, 85-108.
103
Quelques remarques sur les tempéraments
Les distances entre les sons harmoniques et les sons émis mesurent la qualité de la
résonance. Dans le trio de Ravel, à la fin du premier mouvement, sur une pédale de do, le
violoncelle joue – ainsi que l’a noté Y. Hellegouarch – les harmoniques de rang 4 à 10 (do,
mi, sol, si bémol, do, ré et mi ). Juste avant l’émission de l’harmonique de rang 5 (mi ),
Ravel enchaı̂ne l’accord de septième [0, 3, 7, 10] à l’accord parfait majeur [0, 4, 7]. Dans
la résonance du do, le ré dièse (classe de hauteur 3) est un son harmonique très éloigné
(rang 19). Par le jeu de la mutation des fondamentales, on démontre que la position des
classes de hauteur est plus serrée lorsque le ré dièse est à la base de la résonance (voir le
tableau ci-après).
2
0
3
7
10
3
7
10
0
5
7
10
9
7
11
13−
13+
15
17
19
3
21
0
3
0
10
3
7
rangs harmoniques
fondamentale do
fondamentale ré �
fondamentale sol
fondamentale si b
Dans le tempérament RR, le ré dièse (classe de hauteur 3) coı̈ncide avec l’harmonique
naturelle alors qu’il s’en éloigne dans le tempérament égal. Le même phénomène se produit lorsque le violoncelle joue l’harmonique de rang 9. Ravel enchaı̂ne alors l’accord [0,
5, 7, 10] à l’accord parfait majeur [0, 4, 7]. Le fa de l’accord de septième est l’harmonique
de rang 21 lorsque le do est note fondamentale. Si l’on change de fondamentales, une des
notes de l’accord est toujours un harmonique de rang élevé (19 ou 21), sauf lorsque le si
bémol est à la basse. D’après la table des harmoniques modèles, ce si bémol (de classe
de hauteur 10) est plus proche de l’harmonique naturelle dans le tempérament RR que
dans le tempérament égal. On comprend dès lors que l’harmonie elle-même peut justifier
l’utilisation du tempérament RR.
104
Franck Jedrzejewski
ANNEXE :
deux aides pratiques pour la contribution
de Franck Jedrzejewski 2
Remarque sur les cents et les savarts
Lorsque l’on traverse la Manche (à fortiori l’Atlantique), les objets scientifiques changent de noms et de définitions : les pouces deviennent des inches et les savarts des cents
(inventés au XIXe siècle par A. J. Ellis). On sait que les intervalles musicaux, qui ne
sont rien d’autre que des éléments du groupe multiplicatif des réels positifs, se mesurent
lorsqu’ils sont petits à l’aide de savarts (en deçà du Channel) et de cents (au-delà du
Channel).
Un « savart » est l’intervalle dont le logarithme en base 10 vaut 0,001 : c’est donc
(le réel) 1,0023...Un « cent » est un centième de demi-ton dans la gamme tempérée
1
« officielle », c’est donc une octave divisée par 1200, soit 2 1200 ∼
= 1, 00058, pour parler
1
hexagonal. Un demi-ton tempéré (2 12 ) vaut donc 25,086... savarts ou 100 cents (donc 1
savart ∼
= 4 cents).
Accordage pratique d’un violoncelle en R-R
On suppose qu’un diapason a donné le « la » officiel au violoncelliste et que la corde
de « la » est accordée conformément à la loi en vigueur 3 .
Alors on procède en trois étapes :
- Dans la première étape on accorde le « ré », le « sol », puis le « do » en quintes
justes renversées (2/3) successives (i.e. on s’arrange pour que l’harmonique d’ordre 2
de la corde supérieure coı̈ncide avec l’harmonique d’ordre 3 de la corde inférieure)
- Ensuite on constate que l’harmonique d’ordre 3 du « la » est plus haute que l’octave
de l’harmonique d’ordre 10 du « do ». On remonte la corde de « do » jusqu’à obtenir
l’égalité.
- On remonte légèrement la corde de « sol » pour que l’harmonique d’ordre 3 du
« do » dépasse légèrement l’harmonique d’ordre 2 du « sol ». Puis on remonte très
légèrement la corde de « ré » pour que l’harmonique d’ordre 3 du « sol » dépasse
très légèrement l’harmonique d’ordre 2 du « ré ».
Et l’intonation bien tempérée ?
Aux antipodes de Ravel, le pianiste Andrei Gavrilov et Neville Marriner ont réalisé
un enregistrement des concertos pour piano de J.-S. Bach (EMI classics, 2006) qui me
paraı̂t approcher de près ce que Bach pouvait imaginer dans son Clavier bien tempéré
en matière de tempérament. Pour utiliser un vocabulaire mathématique, Gavrilov et
Marriner semblent s’efforcer de remplacer les sons de leur instruments par des « germes »
de sons (comme on parle de « germe » de fonctions analytiques) qui, eux, peuvent être
perçus comme bien tempérés. Mais ceci est une tout autre histoire...
2. par Yves Hellegouarch, qui remercie Franck Jedrzejewski pour sa brillantissime contribution.
3. B. Pascal aurait peut-être dit que le « la » officiel appartient à « l’ordre des corps » et que les
intervalles appartiennent à « l’ordre des esprits ».
105
A LA LUMIERE DES
MATHEMATIQUES
Le problème de l’orientation dans la
pensée mathématique et l’art des
conjectures
Yves André
CNRS/Ecole normale supérieure
Le titre de cet article 1 fait écho à la célèbre question de Kant :
Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?
Au-delà du strict champ philosophique où Kant la posait, cette question paraı̂t centrale dans tout type d’intellectualité, et c’est dans le cadre de l’intellectualité mathématique que je vais l’aborder.
Vue de l’extérieur, la mathématique avance en produisant sans relâche théories et
théorèmes. Mais d’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Comment le mathématicien s’oriente-til dans son chemin de pensée ?
Ce n’est ni en philosophe (que je ne suis pas), ni comme mathématicien au travail,
que je vais m’exprimer sur ces questions, mais avec le « léger surplomb » 2 que peut avoir
un mathématicien sur son activité prise dans sa globalité.
Je précise d’emblée que dans ce texte, « mathématicien » désigne « quelqu’un qui
démontre des théorèmes » (sous-entendu : nouveaux). Ceci appelle deux remarques :
i) cette acception est très restrictive : par mathématicien, j’entends donc ici exclusivement
le « compositeur de mathématiques » — l’usage n’ayant pas retenu, hélas, cette expression
plus précise qui rappelle la musique ;
ii) je ne veux pas dire que faire des mathématiques se réduit à démontrer des théorèmes
nouveaux — pas plus que faire de la musique ne se réduit à en composer. Les mathématiques constituent d’ailleurs un domaine d’activité quelque peu anachronique où la division
du travail est beaucoup moins avancée qu’en musique ou ailleurs. Ainsi, le mathématicien
n’est pas seulement compositeur, mais bien souvent aussi, à lui seul, (l’équivalent d’)
interprète, musicologue, critique, copiste, éditeur de partitions, organisateur de festivals,
enfin tout sauf ce qui concerne l’histoire ancienne de sa discipline et l’enseignement des
éléments de son solfège (dont s’occupent des professions voisines).
1. compte rendu légèrement remanié de l’exposé du 10 Décembre 2005 au Séminaire mamuphi de
l’ENS Paris. Je remercie Charles Alunni, Moreno Andreatta et François Nicolas de m’avoir donné l’occasion de m’y exprimer et pour leurs commentaires, et je tiens aussi à les féliciter pour l’initiative de ce
dialogue original entre musiciens, philosophes et mathématiciens.
2. pour reprendre la belle formule que F. Nicolas emploie à propos de l’intellectualité musicale.
109
Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique...
Au reste, même en me limitant aux mathématiques dites pures — donc en laissant de
côté, comme je ferai, tout ce qui touche aux applications — je ne pourrai qu’effleurer le
problème. Je vais surtout m’attacher à mettre en lumière un aspect remarquable, peutêtre propre aux mathématiques, du problème de l’orientation dans la pensée : à savoir,
le rôle qu’y joue l’art des conjectures. Ce rôle stratégique (à plus ou moins long terme)
est difficile à sous-estimer et a de quoi intriguer : hétérogènes à l’appareil déductif du
discours mathématique, les conjectures ont un statut transitoire et semblent suspendues
à leur mystérieux pouvoir d’énonciation. Pourtant, ce rôle ne semble pas avoir retenu
l’attention des épistémologues des mathématiques.
Avant d’aborder mon thème proprement dit, il va me falloir déblayer un peu le terrain.
En effet, les nombreuses conversations que j’ai pu avoir sur les mathématiques avec des
philosophes, littéraires et artistes, me laissent penser que l’image des mathématiques dans
le public cultivé est gravement défigurée. C’est pourquoi, pour commencer, je vais tenter
de récuser deux des préjugés les plus tenaces.
I. L’arbuste.
Le premier préjugé que j’ai en vue a trait à l’architecture des mathématiques. Je
l’épinglerai par l’image de « l’arbuste des mathématiques » . En référence, bien sûr,
à la célèbre image cartésienne de l’arbre de la connaissance. Rappelons-nous : l’arbre
dont les racines sont la métaphysique ; le tronc, la physique ; les branches : la morale,
la médecine, la mécanique, chacune ayant ses fruits. Et les mathématiques, dans cette
image cartésienne ? Elles sont la sève de l’arbre.
L’arbuste des mathématiques, lui, aurait pour racines la logique, pour tronc la théorie
des ensembles, et pour branches l’algèbre, l’analyse, la géométrie.
Je voudrais soulever quatre objections contre cette image de l’arbuste.
Première objection : c’est une image totalement faussée de l’état des lieux, qui paraı̂t
donner un rôle central et nourricier à la logique et à la théorie des ensembles. En réalité,
i) ces deux disciplines occupent une place à la fois marginale et relativement exiguë dans
le paysage mathématique (ce qui n’ôte rien à leur intérêt propre) ;
ii) loin d’entretenir un rapport nourricier avec la « grande composante connexe » des
mathématiques (algèbre, théorie des nombres, géométrie algébrique et différentielle, topologie algébrique et différentielle, les grands domaines de l’analyse linéaire et non-linéaire,
etc...), elles en sont presque isolées 3 .
Deuxième objection (plus sévère) contre le réductionnisme qui accompagne cette
image. Ce réductionnisme, qui opère en deux mouvements, est surtout le fait d’un certain courant d’épistémologie bien implanté ; j’appellerai ses adeptes les « épistémologues
courants » (en empruntant le mot à A. Badiou).
Le premier mouvement de réduction est l’élagage de l’arbuste : ces « épistémologues
courants », tout préoccupés de fondements, se figurent que pour penser les mathématiques, il suffit, si celles-ci reposent sur la logique et la théorie des ensembles, de ne
3. les quelques liens qui sont apparus tout récemment (théorie des modèles et la géométrie arithmétique...) ne relèvent pas du tout de la problématique des fondements.
110
Yves André
retenir que ces dernières en ignorant tout le reste. Ce « reste » ne serait qu’épiphénomènes laissés aux techniciens.
Une fois ce sciage de branches effectué, ils sont alors aussi bien placés pour parler des
fondements des mathématiques que le serait un sourd n’ayant jamais ouvert une partition
(mais possédant un brin de solfège) pour parler des fondements de la musique !
Mais voici, après l’élagage, le second mouvement de réduction, le rabougrissement de
l’arbuste : pour « améliorer » encore leur point de vue, nos « épistémologues courants »
se sont avisés qu’on ne comprend jamais si bien un domaine de la pensée qu’à travers ses
crises. Dès lors, ils focalisent toute leur attention sur la petite trentaine d’années dite de
« la crise des fondements », au début du siècle dernier.
À les lire, on a l’impression que les mathématiques furent pendant une génération
entière comme frappées de tétraplégie, jusqu’à ce que l’organe central, la logique, eût
enfin réparé les ravages causés par le traumatisme des paradoxes. Il est à peine besoin de
mentionner à quel point cette vision est fausse, absurde, ridicule : le début du XXe fut en
réalité une époque extraordinairement fertile, qui vit la naissance de l’algèbre abstraite,
de l’analyse abstraite, de la topologie générale et algébrique, etc...
Troisième objection contre le caractère de fondement de la logique. A. Lautman avait
soutenu dès sa thèse de 1937 — je cite 4 — :
cette idée que la véritable logique n’est pas a priori par rapport aux mathématiques
mais qu’il faut à la logique une mathématique pour exister.
Cette idée trouve dans les travaux contemporains très influents de J.-Y. Girard, créateur de la logique linéaire, une confirmation éloquente. Outre ses objections vigoureuses
contre le piètre fondement que constitue la traditionnelle régression à l’infini des méta-,
méta-méta-théories logiques, se soutenant l’une l’autre en gigogne, je mentionnerai son
programme actuel qui, renversant l’image traditionnelle, vise à fonder la logique sur les
mathématiques, et les mathématiques parmi les plus avancées : la géométrie non commutative.
Il y a un autre aspect de l’évolution de la logique mathématique qui conduit à lui
dénier tout statut d’exception, c’est le rôle récent et de plus en plus important qu’elle
joue en informatique théorique, rôle qui n’est pas du tout celui d’un fondement, mais
celui d’un outil au service de l’invention de nouveaux langages de programmation ou
d’algorithmes...
A mon sens, c’est une émancipation : enfin des rôles créatifs et non plus de soutènement ! Le logicien Atlas est libéré, sans que la voûte des mathématiques ne s’effondre
dans le Tartare !
Quatrième objection (plus large) contre l’illusion de la recherche « essentialiste » de
fondements immuables. Pendant qu’Atlas s’en est allé cueillir les pommes de silicium au
jardin de l’informatique, il n’est nul besoin qu’un Hercule le remplace...
Je ne développerai pas ce point, qui m’entraı̂nerait trop loin, et me contenterai de
remarquer que la critique la plus radicale à cet égard est celle d’A. Badiou, pour qui il ne
saurait être question de fondements ontologiques sur lesquels s’appuieraient les mathématiques, puisque, selon la thèse inaugurale de son livre « l’être et l’évènement » (d’une
4. Essai sur les notions de structure et d’existence en mathématiques, fin du ch. 1 (Les mathématiques, les idées et le réel physique, Vrin, Problèmes et controverses (2006)). Avant Lautman, F. Enriques
avait soutenu en pionnier une opinion similaire.
111
Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique...
radicalité stupéfiante pour un mathématicien) : mathématiques = ontologie ; ou plus
précisément :
les mathématiques sont l’historicité du discours sur l’être-en-tant-qu’être.
Si on le suit, les « épistémologues courants » sont au mieux des chroniqueurs de l’ontologie, desquels on est en droit d’exiger une connaissance des mathématiques vivantes 5 .
Voilà pour les objections contre l’image de l’arbuste.
II. Le tricotin.
Venons-en au second préjugé, qui touche non plus à l’architecture des mathématiques
vivantes, mais à leur nature même. J’épinglerai ce préjugé par l’« image du tricotin »,
ce jouet de bois jadis populaire, portant quatre épingles, à l’aide duquel on tricotait
indéfiniment une tresse de laine, la seule variation possible étant celle des couleurs des
fils enroulés autour des épingles.
Ce que je vise ici, c’est une certaine forme vulgaire de logicisme, et cette image
des mathématiques qu’elle véhicule : des axiomes enroulés ad libitum autour de quatre
épingles, tricotés indéfiniment en une tresse ininterrompue de vérités qui s’en déduisent,
modus ponens, modus tollens, maille à l’endroit, maille à l’envers !...
Je voudrais de nouveau soulever quatre objections contre cette image.
Première objection. Certes, le discours mathématique est un discours déductif, qui
soumet ses énoncés à un ordre rigoureux. Mais l’image du tricotin omet un point évident
(déjà chez Euclide), à savoir qu’un texte mathématique n’est pas un enchaı̂nement uniforme d’implications, mais apparaı̂t polarisé entre « énoncés » d’un côté, et « démonstrations » de l’autre ; en outre, le côté « énoncé » est lui-même stratifié suivant une hiérarchie
d’importance et de profondeur, en lemmes, propositions, théorèmes, corollaires. Ni cette
polarisation, ni cette hiérarchie, ne résultent d’une loi formelle, mais de choix délicats du
mathématicien qui vont bien au-delà de simples choix rédactionnels ou stylistiques ; ces
choix symptomatiques pointent des situations.
Deuxième objection. Elle porte contre le réductionnisme du logicisme vulgaire, qui
consiste à réduire les mathématiques à la suite de symboles dont est tricoté le texte
mathématique, et aux règles élémentaires du tricotage.
Si la mathématique s’est, parmi les sciences, dotée d’une écriture propre, elle ne
se réduit pas pour autant à son écriture. Rien n’empêche, certes, d’étudier de manière
purement formelle un certain discours mathématique idéalisé, comme le fait notamment
la théorie de la démonstration ; pourvu qu’on ne prétende pas représenter ainsi la pensée
5. sous peine de devenir les xylophonistes fossiles d’un Carnaval de Non-Sens !
Je suis conscient qu’il peut paraı̂tre paradoxal de terminer mon réquisitoire contre l’image de l’arbuste
en invoquant Badiou comme témoin à charge, lui qui de bout en bout de son livre emploie le mot
« mathématique » pour ne parler que de théorie des ensembles. Mais : 1) il n’occulte pas ce point mais
s’en explique judicieusement dans son introduction (§5), se confrontant aux critiques du « mathématicien
qui soupçonne toujours le philosophe de n’en pas savoir assez pour avoir droit à la parole », 2) il n’y
a pas trace du réductionnisme que je stigmatisais, 3) il n’est pas philosophe des mathématiques mais
philosophe « tout court », puisant dans la théorie des ensembles non pas tant des objets d’étude que des
figures de pensée, et surtout : 4) ce qu’il dit est, à mon sens, d’une autre profondeur que ce qu’on trouve
chez les « épistémologues courants ».
112
Yves André
mathématique, ni même les démonstrations réelles des mathématiciens, mais seulement
leur trace formelle.
Une des aberrations les plus visibles de ce réductionnisme grossier est de faire table
rase de toute heuristique, à commencer par l’opposition fondamentale — mais bien entendu pas absolue — dans la pensée du mathématicien entre le trivial et le profond.
Troisième objection : la démonstration, celle pratiquée par le mathématicien au travail, n’est pas un processus formel, elle ne tient pas de la bureaucratie des formules et
des procès-verbaux. Démonstration n’est pas identique à vérification. Certaines vérifications peuvent être automatisées (certains espèrent que toutes pourront l’être !). Mais la
démonstration présuppose une idée, ce que les mathématiciens appellent une « idée de
démonstration », qui peut d’ailleurs prendre la forme réduite d’un calcul.
Pour la plupart des mathématiciens au travail, il y a primat de la compréhension
sur la vérification. Ils savent bien qu’à cet égard, il y a des démonstrations de qualités
bien différentes (indépendamment des questions de rigueur), et ils passent beaucoup de
temps à reprouver des théorèmes connus pour les comprendre mieux et différemment.
Les démonstrations les plus frustes, et frustrantes, sont celles qui se réduisent à un calcul : elles emportent conviction, certes, mais il reste à comprendre le calcul lui-même —
pourquoi cela marche. À l’opposé, il y a des démonstrations qui illuminent, qui ouvrent
des horizons, qui sont conceptuellement si nouvelles et fécondes qu’elles finissent par faire
presque oublier, ou par rendre dérisoire, le résultat prouvé.
Quatrième objection : contre l’arbitraire des axiomes. Que sont les axiomes, en fait ?
Des parties constitutives de la définition d’un concept, ou plus largement d’un cadre
conceptuel mathématique. Les mathématiciens sont généralement de grands adeptes
du rasoir d’Ockham, et détestent la multiplication gratuite des concepts (et donc des
axiomes) ; ils travaillent assidûment à la recherche du « bon cadre conceptuel », qui fait
l’objet de débats passionnés entre spécialistes, et est tout sauf arbitraire. Les changements
de systèmes d’axiomes correspondent à des changements de cadre conceptuel, à des mutations de point de vue, hautement significatifs pour l’histoire de la discipline. Si, comme
disait Cantor, l’essence des mathématiques, c’est la liberté, la liberté du mathématicien
ne consiste certainement pas dans l’arbitraire et le gratuit.
On rejoint ici notre problème de l’orientation dans la pensée mathématique... ces lieux
où, comme disait G. Châtelet,
l’orientation ne s’obtient pas à titre gracieux et où le vrai ne se laisse pas saisir
comme le vérifiable.
En terminant ces objections contre l’image du tricotin, il me faut avouer que les mathématiciens ont leur part de responsabilité dans la diffusion de cette image purement
ludique, irresponsable, de leur activité : interrogés par un public curieux de leurs motivations, ils se réfugient bien souvent — soit qu’ils répugnent à prendre quelque surplomb
sur leur travail technique, soit qu’ils n’aient pas les mots pour l’exprimer — dans cette
réponse un peu courte : « parce que ça m’amuse ».
113
Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique...
Comme si les mathématiques n’avaient pas d’autres enjeux ! Rappelons l’avertissement
de H. Weyl 6 :
Si les mathématiques, au nom de la sécurité, se retiraient sérieusement sur cette ligne
de défense du simple jeu, elles se retrancheraient totalement de l’histoire universelle
de l’esprit.
III. Objets généraux et objets particuliers.
Ayant déblayé le terrain, il me faut le préparer encore un peu par quelques considérations sur les objets mathématiques. J’écarterai d’emblée, comme hors-sujet, la question
générale de leur nature. Du reste, d’après G. Châtelet,
une philosophie offensive ne saurait se contenter de ratiociner indéfiniment sur le
« statut » des objets scientifiques et doit se situer résolument aux avant-postes de
l’obscur,
et le conseil vaut aussi pour le mathématicien !
Je distinguerai deux types d’objets mathématiques, que j’appellerai généraux et particuliers respectivement (on pourrait aussi dire génériques et singuliers, si ces deux termes
n’étaient déjà bien employés en mathématiques).
Les objets généraux sont les mieux connus : ce sont ceux sur lesquels portent les
discours traditionnels sur le statut des objets mathématiques. Ils forment souvent les
objets d’une catégorie (le langage des catégories occulte délibérément la structure interne
des objets, pour mettre l’accent sur leurs rapports mutuels).
Les objets particuliers sont peu connus des non-mathématiciens ; je vais donc m’y
attarder un peu. Ce sont des sortes de « personnages » qui ont un nom propre. Ils interagissent les uns avec les autres, et avec les objets généraux. Chaque communauté de
mathématiciens, voire chaque mathématicien, a ses objets particuliers familiers, plus ou
moins apprivoisés (même les catégoriciens en ont au moins un : la catégorie des (petites) catégories). Ceux-ci sont à la fois des objets d’étude per se (voire des objets de
dévotion !), mais aussi, et de manière essentielle, les éléments du viatique d’exemples de
chaque mathématicien, dont il n’hésite pas à se servir même pour ses crash-tests !
Ces objets particuliers sont d’autant plus fascinants qu’ils sont plus protéiformes et
ubiquitaires, c’est-à-dire qu’ils admettent de nombreuses descriptions différentes et interviennent de façon différente dans plusieurs théories mathématiques. Cette combinaison
de singularité et d’ubiquité enchante bien des mathématiciens, qui considèrent de tels
objets particuliers remarquables comme les joyaux de leur discipline. Leur apparition inopinée dans une théorie mathématique qui les ignorait est le présage de développements
fertiles, l’un des catalyseurs de l’unité des Mathématiques en acte. L’explication de cette
apparition passe souvent par le façonnage d’objets mathématiques généraux tout à fait
nouveaux, qui ne sont pas des généralisations de l’objet particulier considéré, mais dont
la fonction est d’interagir avec lui pour « le faire parler ». L’exploration de ces nouveaux
inconnus peut alors mener en retour, au fil d’un travail de classification (ou d’une analyse
des dégénérescences ou des singularités), à de nouveaux objets particuliers (classifiants).
6. Le Continu, et autres écrits, Vrin, Mathesis (1994).
114
Yves André
Cette dialectique entre objets généraux et objets particuliers (bien plus subtile et
profonde que la dialectique triviale « généralisation/particularisation »), qui nous semble
être l’un des moteurs de la recherche mathématique — et fournir matière à des vues
nouvelles (et non a priori) sur le statut des objets mathématiques — , ne semble pas
avoir attiré l’attention des épistémologues.
IV. Brouillards et analogies.
Nous sommes maintenant prêts à aller au cœur du sujet de cet exposé. J’irai vite,
pour arriver enfin aux conjectures ; qu’on me pardonne de commencer un peu comme un
catéchisme !
Qu’est-ce qui meut le mathématicien dans sa pensée ?
Le désir.
Quel désir ?
Le désir de comprendre.
Comprendre quoi ?
Certaines choses concernant les objets mathématiques, généraux ou particuliers, et
surtout les mystères de leurs rapports mutuels.
Et ce qui excite ce désir ?
Le mystère-même ; le mystère qui enflamme l’imagination, qui elle-même fait surgir
les idées nouvelles, qui déchireront le voile.
La plupart du temps, il est vrai, cette pêche au mystère, cette recherche des problèmes,
n’est qu’un cabotage le long des côtes bien familières des théories constituées. Souvent
aussi, il s’agit de la recherche d’un isthme entre deux terres connues mais jusque-là
séparées. Quelquefois, il s’agit vraiment de pêche en eaux profondes.
De ce qui s’y joue, aucun mathématicien n’a mieux parlé peut-être qu’André Weil
dans un célèbre article « De la métaphysique aux mathématiques » 7 :
Rien n’est plus fécond, tous les mathématiciens le savent, que ces obscures analogies,
ces troubles reflets d’une théorie à l’autre, ces furtives caresses, ces brouilleries
inexplicables ; rien aussi ne donne plus de plaisir au chercheur. Un jour vient où
l’illusion se dissipe ; le pressentiment se change en certitude ; les théories jumelles
revèlent leur source commune avant de disparaı̂tre ; comme l’enseigne la Gītā, on
atteint à la connaissance et à l’indifférence en même temps. La métaphysique est
devenue mathématique, prête à former la matière d’un traité dont la beauté froide
ne saurait plus nous émouvoir. [...] Heureusement pour les chercheurs, à mesure que
les brouillards se dissipent sur un point, c’est pour se reformer sur un autre.
Ainsi, ces « obscures analogies » conditionnent-elles, orientent-elles à la façon d’une
boussole — mais encore dans le trouble — le cheminement de la pensée mathématique.
7. texte de 1960, reproduit dans ses Oeuvres, vol. II, p. 408-412, Springer.
115
Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique...
V. Points de vue féconds.
C’est là, dans le passage mystérieux des troubles reflets initiaux à la découverte de
questions, notions, théorèmes nouveaux, que se pose la question de l’orientation de la
pensée mathématique. Le jour « où l’illusion se dissipe » n’advient qu’après la longue
patience de ce travail d’orientation. A. Grothendieck a admirablement décrit le rôle qu’y
joue la recherche de points de vue féconds. Je le cite 8 :
[...] ces innombrables questions, notions, énoncés [...] ne prennent [...] un sens qu’à
la lumière d’un tel « point de vue » — ou pour mieux dire, ils en naissent spontanément, avec la force de l’évidence. [...] Le point de vue fécond est celui qui nous révèle,
comme autant de parties vivantes d’un même Tout qui les englobe et leur donne un
sens, ces questions brûlantes que nul ne sentait, et (comme en réponse peut-être à
ces questions) ces notions tellement naturelles que personne n’avait songé à dégager, et ces énoncés enfin qui semblent couler de source, et que personne ne risquait
de poser, aussi longtemps que les questions qui les ont suscités, et les notions qui
permettent de les formuler, n’étaient pas apparues encore. Plus encore que ce qu’on
appelle les théorèmes-clef en mathématique, ce sont les points de vue féconds qui
sont, dans notre art, les plus puissants outils de découverte — ou plutôt, ce ne sont
pas des outils, mais ce sont les yeux même du chercheur qui, passionnément, veut
connaı̂tre la nature des choses mathématiques.
VI. Conjectures.
L’idée que je voudrais développer est que dans cette traversée « de la métaphysique aux mathématiques », comme disait Weil, dans ce long cheminement labyrinthique
allant des brouillards vers la clarté du théorème, ce qui oriente la pensée non plus à la
manière d’une boussole, mais comme un phare éclairant de loin la petite porte cachée qui
ouvre sur la clarté, c’est la conjecture. Aux avant-postes de ces points de vue dont parle
Grothendieck, les conjectures marquent et éclairent un but... mais pas du tout le chemin
pour l’atteindre.
« Conjecture » a un sens bien précis en mathématiques. Il s’agit d’un énoncé destiné
à devenir un théorème. Ce qui manque encore, c’est la démonstration.
La conjecture fait donc partie du domaine heuristique. Son existence, en tant que
conjecture, est en principe transitoire. Elle n’a aucune place dans l’image logiciste des
mathématiques.
Une fois la conjecture formulée, la question de l’orientation de la pensée dans cette
aventure mathématique devient celle de la recherche de stratégies de démonstration (ou
de réfutation, éventuellement !). Après maint tatônnement, on a fini par mettre un doigt
sur le noeud du mystère, on en a un condensé formulé, un précipité ; et l’aventure se
poursuit sur un mode plus concret et souvent plus technique.
Cela peut même se traduire par un relai des compétences : l’énoncé d’une conjecture
marque souvent ce moment où les « theory-makers » (les bâtisseurs de théorie) passent
le relais aux « problem-solvers » (ceux qui résolvent les problèmes). Mais le cycle se
referme : la résolution des grandes conjectures s’accompagne souvent d’idées tout à fait
8. Récoltes et semailles, §2.6.
116
Yves André
nouvelles, dont l’approfondissement est alors l’occasion d’un passage de relai dans l’autre
sens.
Critères. Pour être acceptée comme telle, une conjecture doit satisfaire à certains
critères (qui naturellement sont bien différents des critères de vérité, de preuve rigoureuse,
exigés pour un théorème). J’en distinguerai quatre :
1) puisqu’elle est censée devenir, telle quelle, un théorème, son énonciation doit satisfaire aux mêmes critères formels que ceux d’un théorème : précision, absence d’ambiguité, unité interne. Une conjecture n’est pas une simple question. Notons incidemment
que tout comme un théorème, elle peut porter tant sur les objets généraux que sur les
objets particuliers.
2) À défaut de preuve, elle doit être accompagnée de ce qu’on appelle en anglais
« some evidence » (ce qui n’est pas de l’évidence, mais ce qu’on pourrait traduire par
« témoignage en faveur de » ou « bien-fondé heuristique »). Cette « evidence » peut être
de nature diverse et hétérogène : il peut s’agir d’expérimentations (numériques ou non),
de la démonstration de cas particuliers, ou encore d’analogies précises avec des énoncés
qui sont déjà des théorèmes.
3) La conjecture doit être en situation, se rapporter à un problème identifié. On doit
pouvoir lui attribuer une portée non nulle. Cela exclut les simples devinettes.
4) En formulant une conjecture, l’auteur de la conjecture s’engage, prend parti. C’est
une sorte de pari (la réputation de l’auteur, comme expert et comme visionnaire, joue un
rôle dans l’obtention de l’assentiment de la communauté). Ce dernier critère doit toutefois
être nuancé lorsqu’il s’agit de conjectures anciennes, parfois présentées par leurs auteurs
comme des questions intéressantes « qui les entraı̂neraient trop loin » ; c’est la postérité
qui en a fait des conjectures.
Gestes. J’ai parlé, à propos de conjecture, de condensation, de prédiction, d’engagement, de pari. La conjecture, par nature transitoire, est suspendue au mystérieux pouvoir de son énonciation. G. Châtelet écrivait ceci
les vérités mathématiques sont bien éternelles, mais leur conquête, en vue de leur
stratification dans un savoir, présuppose des gestes qui les font ressortir pour les
arracher au tissu de l’Être.
Ainsi sont ces gestes qui posent les conjectures architectoniques, gestes qui captent et
qui pointent. Et qu’il ne faut pas confondre avec ces évènements capitaux, ces grands
catalyseurs de la pensée mathématique, que sont les irruptions d’idées nouvelles ; autres
gestes : déchirure, coup d’aile.
Typologie. En tant que « phares », les conjectures sont de portée très variable. Les
plus puissantes sont celles que j’appellerai, en suivant le mathématicien Barry Mazur,
architectoniques : elles façonnent le paysage conjectural d’un domaine.
Parfois, elles engendrent de véritables programmes de travail mettant en jeu de nombreux mathématiciens, ce qu’on a pu ironiquement appeler les plans quinquénaux des
mathématiques.
Par ailleurs, il arrive dans certains domaines mathématiques que les conjectures ne
soient pas isolées, mais nombreuses et liées les unes aux autres par des liens logiques ou
heuristiques très forts ; c’est typiquement le cas dans la théorie des « motifs », créée par
Grothendieck, où les conjectures forment comme l’armature idéale dans laquelle s’échafaude la théorie.
117
Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique...
VII. Exemples.
Ce sont deux des plus célèbres conjectures architectoniques des mathématiques que je
vais rapidement présenter et commenter, l’une concernant les nombres (Riemann), l’autre
les formes (Poincaré-Thurston).
La conjecture, ou « hypothèse », de Riemann. 9 Elle concerne les nombres premiers
p = 2, 3, 5, 7, 11..., ces « particules élémentaires de l’arithmétique ». Euclide savait deux
choses à leur propos :
1) tout nombre entier > 1 est produit de nombres premiers (avec répétitions, mais de
manière unique) ; exemple : 60 = 2 × 2 × 3 × 5.
2) il existe une infinité de nombres premiers.
Pour prouver 2), il ne s’agit pas de faire des listes, aussi longues soient-elles, il faut
une idée ! Deux millénaires et demi plus tard, la preuve d’Euclide n’a rien perdu de sa
fulgurance : soient p1 , p2 , ..., , pm des nombres premiers. Formons leur produit et ajoutons
un ; notons n le nombre ainsi formé : n = Πpi + 1. Ce nombre est > 1 donc il admet un
diviseur premier p. Si p était l’un des pi , il diviserait à la fois n et n − 1 = Πpi , donc aussi
1, ce qui est impossible. Donc p est un « nouveau » nombre premier distinct des pi 10 .
Jusqu’au XVIIe siècle (Fermat), on en est à peu près resté là. Au XVIIIe , en pleines
mathématiques baroques, L. Euler 11 a eu l’idée de « traduire » le point 1) ci-dessus en
termes de séries (c’est-à-dire de sommes indéfinies), de la façon suivante : si l’on multiplie
1
les séries 1 + p + p2 + p3 + · · · = 1−p
entre elles, pour tous les nombres premiers p, on
trouve
(1 + 2 + 22 + · · · ) × (1 + 3 + 32 + · · · ) × (1 + 5 + 52 + · · · ) × ... = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + · · ·
soit, en notation compacte :
Π
�
1
=
n.
1−p
Par le même argument, on a formellement, pour tout entier s (positif ou négatif),
Π
�
1
=
n−s ,
−s
1−p
ce qui suggère un
entre la distribution des nombres premiers et le comportement des
� lien
séries du type
n−s . Euler a entrepris de calculer la somme de ces séries pour certains
s, et y est parvenu pour tout entier pair positif, par exemple (1735) :
�
n−2 = 1 +
1
1
π2
+ 2 + ··· =
.
2
2
3
6
9. Pour plus de détail, dans un style informel et très accessible, on peut consulter : M. du Sautoy, “The
Music of the Primes : Searching to Solve the Greatest Mystery in Mathematics”, HarperCollins (2003).
On peut aussi consulter la présentation plus formelle de E. Bombieri sur www.claymath.org/millennium.
10. pour les puristes, signalons que l’énoncé précis d’Euclide est le suivant (Eléments, IX-20) : « les
nombres premiers sont plus nombreux que toute multiplicité donnée de nombres premiers », et que la
preuve n’y est faite que dans le cas particulier de m = 3 nombres premiers.
11. qui, soit dit en passant, a aussi écrit des volumes sur la théorie de la musique, sévèrement critiqués
au siècle suivant par un autre Riemann...
118
Yves André
�
Bien sûr, pour s = −1, la série
n = 1 + 2 + 3 + · · · diverge : sa somme est infinie ; mais
Euler, l’un des plus grands virtuoses ès séries de l’Histoire (avec Jacobi et Ramanujan),
voyait beaucoup plus loin, et affirmait qu’en un certain sens, tout se passait comme si
�
1
n=− ,
12
un nombre négatif ! En fait, il�affirmait qu’il y avait lieu de
la divergence et
� surmonter
d’attribuer une valeur finie à
n2k−1 , directement liée à
n−2k .
Cent-vingt ans s’écoulèrent avant que cette prédiction géniale soit rigoureusement
justifiée, lorsque le grand mathématicien romantique B. Riemann introduisit la célèbre
fonction
�
ζ(s) =
n−s
n>0
où la variable s n’est plus nécessairement un entier, mais un nombre complexe. C’est là
un point capital : quand s se déplace sur l’axe réel vers la gauche, ζ(s) est bien définie
jusqu’au point 1 et devient infinie en 1. Mais dans le plan complexe, on peut contourner
l’obstacle 1, et obtenir en fait une fonction définie partout, sauf en 1. C’est là une instance
du principe du prolongement analytique, l’un des outils les plus puissants en mathématiques pour passer du local au global 12 . Dans son article visionnaire (1859) 13 , Riemann
prouve, pour tout nombre complexe s, la symétrie suggérée par Euler entre ζ(s) et ζ(1−s),
et il explique le lien, basé sur la formule ζ(s) = Π 1−p1 −s , entre la distribution des nombres
premiers et la position des zéros de ζ (c’est-à-dire des valeurs de s pour lesquelles ζ(s)
s’annule). C’est en suivant ces arguments que J. Hadamard et C. de la Vallée-Poussin
ont démontré qu’entre 1 et n, il y a environ logn n nombres premiers (1896).
La conjecture de Riemann 14 , qui préciserait de manière essentielle et optimale ce
résultat, dit que les zéros non triviaux 15 de ζ se trouvent tous sur l’axe de symétrie,
c’est-à-dire la droite verticale d’abscisse 1/2.
Commentaire. Notons en premier lieu que cette conjecture porte sur un objet particulier, la fonction ζ de Riemann. Elle n’en est pas moins une conjecture architectonique de
la théorie des nombres. Elle domine toute la théorie des nombres premiers, et sa portée
est en fait beaucoup plus grande (surtout sous sa forme généralisée aux cousines de la
fonction ζ que sont les fonctions L de Dirichlet). Selon A. Connes (je traduis),
l’hypothèse de Riemann est probablement le problème le plus basique des mathématiques, au sens où il s’agit de l’entrelacement de l’addition et de la multiplication.
C’est un trou béant dans notre compréhension... 16
12. rappelons à ce propos le mot célèbre d’Hadamard : « le plus court chemin entre des vérités dans
le domaine réel passe par le domaine complexe ».
13. “Über die Anzahl der Primzahlen unter einer gegebenen Grösse”, Monatsberichte der Berliner
Akademie.
14. Riemann l’énonce avec une discrétion remarquable : “Man findet nun in der That etwa so viel
reelle Wurzeln innerhalb dieser Grenzen, und es ist sehr wahrscheinlich, dass alle Wurzeln reell sind.
Hiervon wäre allerdings ein strenger Beweis zu wünschen ; ich habe indess die Aufsuchung desselben
nach einigen flüchtigen vergeblichen Versuchen vorläufig bei Seite gelassen, da er für den nächsten Zweck
meiner Untersuchung entbehrlich schien.” La conjecture de Riemann est reprise par Hilbert comme l’un
de ses 23 problèmes.
15. la fonction ζ s’annule aux entiers pairs strictement négatifs, qu’on appelle « zéros triviaux ».
16. cité dans K. Sabbagh, Dr. Riemann’s Zeros (Atlantic, 2002), p. 208.
119
Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique...
De quelle « evidence » dispose-t-on en faveur de cette conjecture ?
Les premiers tests numériques sont dus à Riemann lui-même 17 . Aujourd’hui, des
calculs parallèles sur un réseau (zetagrid) de plus de 10000 machines ont calculé les 250
milliards de zéros non triviaux les plus proches de 1/2, qui tous semblent se trouver
sur l’axe de symétrie de ζ. Mais ce n’est pas, tant s’en faut, la justification la plus
convaincante. Incidemment, en 1897, Mertens avançait une conjecture « un peu plus
forte » que celle de Riemann. Elle fut réfutée 88 ans plus tard par Odlyzko et te Riele,
en suivant une voie très indirecte ; ces experts estiment par ailleurs que la conjecture de
Mertens est probablement vraie jusqu’à des valeurs de l’ordre de 1020 ; de sorte qu’en
attendant les ordinateurs quantiques, les calculs numériques ne pourraient que confirmer
la conjecture fausse !
L’argument heuristique le plus convaincant vient sans doute de l’analogie entre corps
de nombres et courbes algébriques sur un corps fini : E. Artin avait montré dans sa thèse
que l’hypothèse de Riemann avait un analogue dans ce contexte, et Weil a démontré cet
analogue.
Weil a en outre généralisé la formule explicite qu’avait donnée Riemann pour le
nombre de nombres premiers inférieurs à une quantité donnée. La formule de Weil présente quelque analogie troublante avec les formules de points fixes en topologie (ou dans
la théorie des systèmes dynamiques). Pour quel espace sous-jacent ? L’une des analogies
possibles serait un « sphéroı̈de » de dimension 3. 18
A propos de ζ, c’est donc un « texte » à trois colonnes qui se dévoile, dont seule la
colonne « courbes algébriques sur un corps fini » est, pour le moment, bien comprise.
Combien de temps faudra-t-il encore pour que notre pierre de Rosette, à nous autres
arithméticiens, rencontre son Champollion ? (Weil, ibid.)
Passons à notre second exemple, qui concerne les formes.
Les conjectures de Poincaré et de Thurston. 19 Il s’agit de la classification, en topologie
différentielle, des variétés de dimension 3 (en termes informels, il s’agit de décrire les
différentes formes possibles à trois dimensions en « géométrie du caoutchouc »). On se
limite aux variétés compactes (pour éviter les « fuites » vers l’infini) et orientables (on
ne se laisse pas désorienter par Möbius...).
La classification en dimension 1 est très simple : on ne trouve, à équivalence 20 près, que
le cercle S 1 . Contrairement aux apparences, les noeuds sont bien équivalents au cercle :
leur caractère « noué » tient au plongement choisi dans un espace ambient, mais c’est
d’une classification intrinsèque qu’il s’agit ici (une fourmi parcourant le noeud a-t-elle le
moyen de « savoir » qu’il est noué ?).
17. retrouvés dans le Nachlass de Riemann par C. L. Siegel.
18. l’analogie entre corps de nombres et espaces (éventuellement pincés) de dimension 3 est plus récente
que celle entre corps de nombres et courbes algébriques sur les corps finis ; l’une des premières pierres
du gué étant que la dimension cohomologique étale des corps de nombres est 3.
19. Pour plus de détail, dans un style informel et très accessible, on peut consulter le texte de la
conférence de S. Lang : « Faire des maths : grands problèmes de géométrie et de l’espace », revue du
Palais de la Découverte, vol. 12, n˚ 114 (1984). On peut aussi consulter la présentation plus formelle de
J. Milnor sur www.claymath.org/millennium.
20. i. e. homéomorphie, ou même difféomorphie.
120
Yves André
En dimension 2, la classification est comprise depuis le XIXe : on trouve les tores (ou
« bouées ») à g trous. Celle sans trou (g = 0) est la sphère S 2 .
Par ailleurs, pour g > 1, le tore à g trous s’obtient en recollant g copies du tore à
1 trou (recollement le long d’un cercle quand on découpe un disque). La seule surface
irréductible pour cette opération est le tore à 1 trou. Celui-ci peut d’ailleurs s’écrire
comme quotient du plan euclidien R2 par un groupe discret d’isométries (engendré par
les translations entières horizontales et verticales).
L’étude bien plus ardue de la dimension 3 commence avec H. Poincaré. En 1904,
il conjecture 21 que toute 3-variété (compacte orientable) sans trou est équivalente à la
sphère S 3 de dimension 3.
Comme en dimension 2, on peut « composer » les variétés de dimension 3, par recollement le long d’une sphère quand on découpe une boule ; les variétés irréductibles pour
cette opération sont un peu comme les nombres premiers vis-à-vis de la multiplication.
Le programme de W. Thurston, qui date de la fin des années 70, vise à classifier les
variétés de dimension 3 irréductibles. Pour cela, il construit 8 « modèles canoniques »
(S 3 , l’espace euclidien R3 , l’espace hyperbolique H 3 , et cinq autres variétés métriques
explicites, non compactes mais très « symétriques »), et il conjecture que toute variété
de dimension 3 irréductible admet une décomposition canonique en morceaux quotients
de l’un des 8 modèles par un groupe discret d’isométries. La conjecture de Poincaré en
est un cas particulier.
Commentaire. Les conjectures de Poincaré et Thurston portent sur des objets généraux. La conjecture de Thurston est éminemment architectonique : elle prédit la classification complète des variétés de dimension 3. Son ancêtre, la conjecture de Poincaré, l’était
aussi, pour avoir puissamment contribué à la naissance de la topologie différentielle.
Ces conjectures occupent actuellement le devant de la scène mathématique, car elles
viennent probablement d’être démontrées. L’esquisse de démonstration, due à G. Perelman, est prise très au sérieux par les experts mais n’est pas complètement vérifiée à
l’heure actuelle, et l’on est au point d’oscillation entre conjecture et théorème 22 . La méthode de Perelman est un tour de force, et l’aboutissement d’une approche très originale
ouverte en 1982 par R. Hamilton, dans laquelle font irruption les méthodes d’un autre
domaine (calcul des variations).
VIII. Conclusion.
On sera peut-être surpris de n’avoir pas entendu, jusqu’à ce point, de tirade sur la
beauté des mathématiques, comme aiment à en faire les mathématiciens. C’est que, s’il
est aisé de chanter l’épithalame de la beauté et de la vérité en mathématiques, il semble
21. voir ses Oeuvres, t. VI, pp. 486, 498. En fait, il ne la pose que comme question, en ajoutant « mais
cette question nous entraı̂nerait trop loin ».
On peut étendre, de manière évidente, la conjecture en toute dimension n ≥ 1. Mais, ce qui peut
paraı̂tre surprenant, la difficulté du problème n’augmente pas avec n, au contraire : l’énoncé en dimension
n = 5 a été démontré en 1961 (Zeeman), n = 6 en 1962 (Stallings), n ≥ 7 en 1961 (S. Smale, qui a étendu
ultérieurement sa preuve aux cas n = 5, 6) ; n = 4, cas beaucoup plus difficile, en 1982 (M. Friedman) ;
le cas n = 3 de la conjecture originale est le plus difficile.
22. j’écrivais ceci fin 2005. A présent (2012), les détails de la démonstration de la conjecture de Thurston
ont éte soigneusement mis au point et sont publiés, les experts n’ont plus de doute semble-t-il : la
conjecture est devenue théorème.
121
Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique...
bien difficile en revanche de penser leur union, ou même de cerner les modalités de leur
rencontre.
En guise de conclusion, je voudrais hasarder que les conjectures architectoniques illustrent la modalité suivante :
Beauté, promesse de vérité.
Il ne s’agit que d’une « conjecture » ! Et la seule « evidence » que j’ai à verser au
dossier, c’est que je ne connais pas d’exemple de conjecture architectonique qui se soit
révélée fausse ! Ce qui étaie quelque peu le sentiment fréquent du mathématicien devant
les grandes idées heuristiques : « c’est trop beau pour être faux » .
Au reste, même si cela arrivait, ce serait peut-être encore plus intéressant — que le
bouleversement complet de nos conceptions dans le domaine qu’elle éclaire conduise à une
nouvelle traversée du désert, ou bien qu’elle s’accompagne de la découverte d’une réalité
mathématique insoupçonnée. L’essentiel n’est peut-être pas d’atteindre le but marqué par
la conjecture : il est plutôt dans les idées nouvelles qui surgissent dans l’effort déployé
vers ce but, et dont la portée peut dépasser celle de la conjecture originaire au point de
rendre celle-ci dérisoire.
Une des sources de la beauté en mathématique réside dans la cohérence et l’harmonie.
Il en est ainsi dans ces constellations de conjectures que j’évoquais. Voici ce qu’en dit A.
Grothendieck 23 , grand maı̂tre ès conjectures s’il en fut - je lui laisse le dernier mot :
Dix choses soupçonnées seulement, dont aucune [...] n’entraı̂ne conviction, mais
qui mutuellement s’éclairent et se complètent et semblent concourir à une même
harmonie encore mystérieuse, acquièrent dans cette harmonie force de vision. Alors
même que toutes les dix finiraient par se révéler fausses, le travail qui a abouti à
cette vision provisoire n’a pas été fait en vain.
23. Récoltes et semailles, p. 211.
122
Que faire, aujourd’hui,
des mathématiques ?
Pierre Lochak
Centre de Mathématiques de Jussieu
Université Pierre et Marie Curie
« L’imagination est au pouvoir depuis toujours ;
elle, et non pas la réalité, la raison ni le long travail du négatif 1 . »
Cette phrase, tirée de la courte introduction à un livre toujours dérangeant, nous
redit aussi ce que nous savions déjà, entre autres combien Grèce antique et romantisme
allemand font encore pour nous bon et étrange ménage. Car il importe fort de préciser
que l’imagination dont il est ici question est bien entendu cette faculté qui occupe le
philosophe, l’explicite Einbildungskraft, et non ce que les romantismes, anglais et français
d’abord, ont pu nous glisser à fleur de tête. Cette phrase ne se rapporte donc pas à un
éternel mai 68. Mince prétexte que cet éclaircissement, pour s’attarder un instant avec
Paul Veyne :
Cette imagination est une faculté, mais au sens kantien du mot ; elle est transcendantale ; elle constitue notre monde au lieu d’en être le levain ou le démon. Seulement,
chose à faire s’évanouir de mépris tout kantien responsable, ce transcendantal est
historique, car les cultures se succèdent et ne se ressemblent pas. Les hommes ne
trouvent pas la vérité : ils la font, comme ils font leur histoire, et elles le leur rendent
bien.
En quoi tout ceci touche-t-il à la question du titre ? Et vers quoi cette question
peut-elle bien faire signe ? Dans cette courte note je me bornerai à quelques indications
nécessairement elliptiques, éparses, très incomplètes, probablement souvent trompeuses.
Je pourrais donc à longueur de pages rassurer le lecteur inquiet de certaines très possibles divagations, lui confirmer que ce sont là des chemins que l’on ne peut emprunter
qu’au risque d’une certaine naı̈veté optimiste, que cette naı̈veté est tout de même parfois calculée etc. etc. Je n’en ferai rien ou presque au-delà de ces quelques lignes ; j’ai
tâché de développer tout cela beaucoup plus amplement et de manière je l’espère moins
simpliste dans un texte intitulé provisoirement ‘Mathématiques et finitude’, auquel je
renvoie globalement.
Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? Et que faire de cette interrogation ? Je
commencerai par une première thèse fatalement ici trop massive : les mathématiques ont
été de grandes exilées de l’histoire des idées depuis plus d’un siècle et demi. L’expression
1. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris,
Editions du Seuil, 1983.
123
Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ?
d’‘histoires des idées’, délicieusement désuète par certains côtés, rappelle par ailleurs
Michel Foucault, lui-même précieux interlocuteur de Paul Veyne qui se reconnaissait
dans le mot d’ordre de son ami et collègue au Collège de France : l’histoire des idées
ne commence véritablement qu’avec l’historicisation de l’idée philosophique de vérité.
Proposerais-je de reprendre cette maxime, ou plutôt de l’étendre aux mathématiques ?
Certainement pas, ou du moins pas d’une manière simple ni immédiate — et me voici
déjà à me renier, à poser de fragiles garde-fous plutôt que de tenter d’avancer.
Pour l’heure, j’aimerais m’en tenir à quelques considérations simples. À supposer
que les mathématiques aient été en quelque façon ‘exilées’, l’interrogation du titre se
rapporte à n’en pas douter à leur possible ‘réinsertion’. D’autre part ces mathématiques
ont constamment vécu de leur vie propre, souvent heureuse et féconde, durant cette
même période, toutefois largement à l’écart d’une marche des choses devenue d’ailleurs
pour nous bien élusive, et ceci en dépit de nombreux malentendus mais aussi de quelques
importants trop-bien-entendus ; en cela il est question de désenclavement autant que de
réinsertion. Tout ceci s’accompagne d’une clause qui va de soi mais n’en est pas moins
excessivement difficile à respecter, à savoir que l’on se doit de tenter de désenclaver sans
dénaturer, de réinsérer sans trahir. J’aimerais tâcher de recenser sommairement quelques
uns — quelques uns seulement — des obstacles qui se dressent en foule devant une telle
entreprise, par elle-même beaucoup trop volontariste si l’on se borne à l’énoncer ainsi.
Certains sont évidents, certains peuvent apparaı̂tre tout à fait formidables, davantage
même qu’à Don Quichotte ces terribles guerriers qui brassent le vent, certains sont plus
cachés, plus inattendus. Leur grande vertu commune tient peut-être justement à leur
foncière hétérogénéı̈té, à leurs natures si diverses qu’elles donnent déjà à penser lorsque
l’on s’amuse à observer comme à la dérobée cette ‘histoire des idées’ depuis un soupirail
inattendu et tout de même excentré : les mathématiques. Peut-être n’irai-je ici à peine
plus loin qu’un constat très partiel et qui n’a rien de négatif — ni de positif, mais qui laisse
entrevoir une sorte de cahier des charges minimal difficile à tenir, qui indique aussi que
le passage du nord-ouest ne pourrait s’ouvrir à nous qu’au terme d’une longue traversée.
Mais commençons, il n’est que temps. Et reprenons cette question pas tout à fait
rhétorique : Où donc les mathématiques ont-elles été exilées ? Réponse : au Paradis.
Ou plutôt en toutes sortes de paradis, qui perdent leur majuscule en se multipliant ; le
paradis du synthétique a priori, le paradis cantorien beaucoup plus tard, d’autres encore.
Des paradis qui les ont justement préservées, ces mathématiques, et de la ‘réalité’, et de
ce long travail du négatif. Chacun sait d’ailleurs que le travail, forme spécifique d’une
certaine Aufhebung, est l’une des grandes affaires du XIXe siècle. Or depuis toujours, c’està-dire depuis le jeune Hegel, les mathématiques sont exclues de cette arène. Rappelonsnous les célèbres critiques à l’emporte pièce du moins jeune Hegel dans la préface à la
Phénoménologie de l’Esprit : en mathématiques, dans le résultat (le théorème), le chemin
(la démonstration) a plutôt disparu. Rien n’est plus faux ; il n’empêche, la conclusion est
sans appel : les mathématiques ne travaillent pas 2 . Habermas, à qui les mathématiques
sont foncièrement étrangères, est pourtant ici un témoin aussi involontaire qu’éloquent à
2. Sur les positions de Hegel au sujet des mathématiques, positions souvent d’ailleurs étonnamment
modernes, on lira avec intérêt Hegel und die Mathematik, texte (disponible en ligne) qui date du centenaire de la mort de Hegel, en 1931, et qui a aussi l’intérêt d’avoir pour auteur un jeune mathématicien,
Reinhold Baer, dont le nom reste attaché entre autres à ses contributions à la théorie des extensions de
groupes, donc aux débuts de l’algèbre homologique moderne.
124
Pierre Lochak
sa manière, par la reprise en profondeur de thèmes jeunes-hegeliens d’abord mais surtout
pour nous au moment du Positivismusstreit, au début des années soixante, l’une de ces
fécondes querelles qui fleurissent dans l’Allemagne philosophiques et la déborde parfois 3 .
Qu’y découvrons-nous pour notre compte ou plutôt celui des mathématiques ? Rien ;
elles ne sont pas de la partie. Habermas, avec Adorno et quelques autres, y adoube,
l’air de rien, comme chose allant de soi, le positivisme logique de Carnap et Popper en
tant que théorie de la science, une théorie qui a, selon eux, déjà fait toutes les preuves
de sa validité, de sa fécondité. Rappelons que le débat porte sur le point de savoir si
ce modèle incontestable parce qu’incontesté se pourrait d’une manière ou d’une autre
importer dans les sciences sociales. Encore une fois le succès du positivisme logique dans
le domaine scientifique y apparaı̂t comme un présupposé, souvent implicite.
On pourra bondir de ce que j’associe tranquillement Carnap et Popper sous l’étiquette
‘positivisme logique’, eux qui se sont tant chamaillés, en particulier sur le sempiternel
problème de l’induction. Mais, du dehors, il importe à vrai dire très peu que Popper
se considère au plus comme un compagnon de route, et d’ailleurs les représentants de
l’école de Francfort ne sont pas eux-mêmes plus regardants. Le positivisme logique est
sans doute, en termes purement statistiques – critère stupide mais peu importe — la philosophie la plus influente du vingtième siècle, a fortiori parmi les philosophies des sciences.
Quels que puissent être ses mérites (bien minces selon l’auteur, mais peu importe, une
fois encore !) il est de fait que les mathématiques en sont simplement absentes. En aval et
très banalement, celles-ci ne figurent d’ailleurs pas dans les pays anglo-saxons au nombre
des ‘sciences’. Il vaut la peine de s’attarder un instant sur l’histoire de ce mouvement,
qui constitue l’un de ces énormes malentendus pour certains, trop-bien-entendus pour
quelques autres, dont l’histoire récente est pavée. D’où a bien pu lui venir sa légitimité,
si l’on met à part un Zeitgeist à l’évidence favorable ? Et pourquoi les mathématiques
en sont-elles à ce point absentes 4 , ce qui n’empêche nullement qu’elles soient enrôlées in
abstentia, comme très souvent ? La réponse à la première question est assez claire (nous
laisserons ici la seconde de côté) : de la supposée rencontre avec la mécanique quantique.
Car la mécanique quantique constitue à l’évidence, avec les débuts de la logique mathématique jusqu’aux théorèmes d’incomplétude de Gödel, et dans une moindre mesure la
relativité générale, le socle positif qui a nourri en principe les philosophies des sciences du
vingtième siècle. Dans ce domaine 5 nous restons largement tributaires, pour le meilleur
mais aussi pour le pire, de ces rencontres souvent forcées. La soi-disant affinité de la
mécanique quantique avec le positivisme logique constitue un cas d’école. Dès le début
les propagandistes viennois voient dans la rencontre supposée entre physique et logique
autour du berceau de la mécanique quantique, et d’abord sur la question de la mesure
quantique, comme l’épicentre, l’illustration et la justification ‘moderne’, ‘technique’, de
3. À s’enquérir un tant soit peu du destin philosophique des mathématiques on rencontre au moins, à
des titres divers, quatre de ces débats : le Pantheismusstreit (la querelle sur Jacobi), le Grundlagenstreit
(sur les fondements des mathématiques) bien évidemment, le Positivismusstreit et le récent Historikerstreit (sur le Nazisme) qui entre de manière peut-être moins évidente mais certainement pas moins
brûlante.
4. On ne compte pratiquement pas de mathématiciens dans le Cercle de Vienne. Hans Hahn constitue
une exception notable mais il a eu peu d’influence, tout occupé qu’il était par ses... mathématiques,
d’ailleurs fort intéressantes.
5. À ce propos on aura compris, mais autant mettre les points sur les i, que nous ne sommes pas ici
occupés de philosophie des sciences, ni d’épistémologie si l’on tient à la distinction.
125
Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ?
leurs positions. Ils s’attachent alors à se garantir l’appui et l’approbation de ceux des physiciens qui sont a priori les plus réceptifs dans ce domaine, dont surtout les représentants
de l’‘École de Copenhague’ avec à leur tête N. Bohr et W. Heisenberg. Les positivistes
organisent donc un grand congrès dans cette ville, où philosophes d’avant-garde — encore que souvent ennemis déclarés de la ‘philosophie’ — et tenants de l’interprétation,
plus tard qualifiée d’‘orthodoxe’, de la mécanique quantique, sont censés mettre en scène
l’accord de leurs positions. Et... Je préfère ne pas conclure et laisser le lecteur se faire
une opinion par lui-même, en lisant ou relisant simplement le chapitre 17 du livre bien
connu de Heisenberg, La Partie et le Tout. Tout ceci se passait il y a bien longtemps,
près de quatre-vingts ans. Ne sont-ce là que vieilleries ? Point. Car cette histoire avance à
reculons et l’alliance volontariste entre physique et logique, si même le passé ne témoigne
guère en faveur de sa fécondité, demeure d’une paradoxale actualité.
Nous avons donc parcouru, infiniment trop vite et trop négligemment, un de ces très
nombreux chemins que le vingtième siècle a laissé ouverts, parfois en déshérence, parfois étonnamment encombrés. Les mathématiques n’y ont objectivement presque aucune
part. Bien entendu Hilbert, Weyl, von Neumann, qui sais-je encore, ont participé de manière admirable au développement de l’appareil quantique et la physique le leur a rendu
sous la forme de magnifiques questions ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Popper,
Carnap, Schlick, ou encore Wittgenstein, enrôlé de force pour la circonstance par les
précédents, n’ont rien à voir dans des travaux qu’ils ne connaissent d’ailleurs pas ou très
mal. Traçons donc un triangle au sommet duquel apparaissent la logique, la physique et
les mathématiques. Étonnamment ces dernières apparaissent incontestablement comme
le sommet le plus faible, au point que le triangle sans arrêt menace de s’écraser sur l’un
de ses côtés. Le premier se nomme logique-et-physique et avouons que s’il n’était si nettement, si massivement attesté dans l’histoire malgré elle philosophique — mais non pas
du tout scientifique — du XXe siècle, il apparaı̂trait à n’en pas douter comme l’alliance
la plus improbable, la plus académique, la plus formelle. N’y revenons pas ici puisqu’il
s’agit essentiellement du positivisme logique ; que celui-ci soit moribond sinon légalement
décédé ne change rien à l’affaire.
Il n’est guère possible de commenter brièvement, sous peine de ridicule assuré, le
deuxième côté du triangle, mathématiques-et-physique. Ses succès sont cette fois ceux
d’une bonne partie des mathématiques et il est banal de suggérer qu’il n’y a pas même lieu
de faire de distinction. Récemment encore, Gilles Châtelet, dont je suggèrerais volontiers
qu’il restera comme le troisième martyr du continu, après Cantor et Brouwer, parlait
ainsi :
Pensée comme apprentissage, comme élan prométhéen et non comme combinaison
manipulatoire d’étants, comme ‘jeu abstrait’, la mathématique s’accomplit nécessairement dans la physique.
Je ne sais ; je prendrais personnellement exception de cette maxime réaliste, mais
ce n’est pas ici le point. Convenons simplement de nommer ‘galiléisme’ cette alliance
déraisonnablement productive des mathématiques et de la physique, et remarquons au
passage qu’il est devenu tentant aujourd’hui de renverser la phrase de Galilée : il libro
della matematica è scritto in lingua naturale ?
Quant au troisième sommet, le logique-et-mathématique, il évoque évidemment deux
massifs de l’histoire récente que l’on aura garde de confondre : les fameux ‘fondements des
mathématiques’, et le mouvement analytique tout entier, entendu à nouveau en un sens
très large. Là encore il est à peine pensable de s’en tenir à de brève et légères remarques
126
Pierre Lochak
flottant sur un océan de papier ; il le faut bien pourtant. Sur les fondements, quelques
mises au point très simples ne sont peut-être pas déplacées. D’abord les mathématiciens,
en règle générale, ne sont guère friands de logique et seule une nécessité impérieuses
les contraint à s’y intéresser 6 . Ensuite cette nécessité, qui advient durant les périodes
‘fondationnelles’, dont la nôtre n’est d’ailleurs pas, se manifeste rarement et ne concerne
elle-même qu’une infime partie des mathématiques, dont il est pour le moins hardi de
décréter qu’elle est seule digne d’intéresser les philosophes. Par ailleurs il convient de
méditer des évidences, comme la réplique bien connue de Jean Dieudonné : « Bourbaki
ne s’occupe pas de fondements des mathématiques. » Où se confirme qu’il y a bien
fondements et fondements : ceux qui passionnent les logiciens, et ceux qui contribuent
à élargir la maison commune des mathématiques. En ce sens Grothendieck, tout comme
Bourbaki, ‘ne s’occupe pas de fondements’. On a donc incontestablement assisté à une
crispation fondationnelle qui ne s’est guère préoccupée de l’avis des praticiens et c’est ainsi
par exemple que Bourbaki a pu servir de caution brillante et lointaine à des entreprises
qu’il ne réprouvait même pas. C’est l’indifférence qui primait, laquelle prévenait même
le désir de dissiper certaines équivoques, sauf lorsque Dieudonné se permettait une sortie
occasionnelle et apparemment furibonde. En somme les mathématiciens, depuis plus de
quatre-vingts ans, sont certainement ‘coupables’ sur un point : n’avoir pas même pris
la peine, essentiellement par indifférence — ars longa vita brevis — de faire entendre
leur voix. Je serai évidemment le dernier à songer à leur jeter la pierre, d’autant que
la situation évolue peut-être enfin aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que leur long
silence n’a pas été sans conséquences, la plus évidente étant cet amalgame qui prévaut
largement, symbolisé par d’étranges traits d’union. Il suffit d’ouvrir un manuel ou une
collection d’article de philosophie analytique 7 pour constater que les mathématiques en
sont tout à fait absentes ; on n’y trouvera que du très élémentaire ‘logico-mathématique’,
avec cette appellation.
Tâchons au moins de résumer à trop grands traits quelques questions, quelques assertions, quelques impressions sur ce matériau que l’histoire nous a laissé en partage. On
peut commencer par nommer deux grands absents du mouvement analytique : l’espace
et les ‘objets’ mathématiques. Le premier constitue pourtant comme chacun sait l’acteur
vedette des mathématiques contemporaines. Il suffit de songer aux immenses développements qui se peuvent englober dans un programme de géométrisation de la physique,
lequel, pour s’en tenir à un passé récent, a immédiatement retenu l’attention philosophique de personnalités aussi différentes que Gilles Châtelet et René Thom, jusqu’à créer
parfois entre eux une complicité aussi réelle qu’inattendue. Il suffit encore d’évoquer le
non moins énorme programme de géométrisation de l’arithmétique, qui pourrait entres
autres circonscrire le grand œuvre de Grothendieck, selon d’ailleurs sa propre Promenade
à travers une œuvre. Et ceci va jusqu’à la logique, avec en particulier W. Lawvere qui
n’hésite pas à écrire dans sa célèbre contribution à l’ICM de Nice, en 1970 : « In a sense,
logic is a special case of geometry ». Manière de dire que les topos sont d’abord ceux de
la géométrie, et donc de Grothendieck, avant de trouver une place, par ailleurs tout de
même très marginale, en logique. Les interactions entre l’œil et le langage sont infiniment
6. Toutes les assertions de ce texte sont évidemment logiquement déficientes, du fait de leur absurde généralité. Par exemple on trouve aujourd’hui, dans des cercles il est vrai très restreints, un fort
mouvement pour tâcher de conjoindre géométrie algébrique et théorie logique des modèles.
7. Entre cent, De Vienne à Cambridge, édité par Pierre Jacob, Gallimard, 1980.
127
Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ?
complexes, certes, mais les mathématiciens auraient bien du mal à se passer du premier.
Ils ne se passeront pas davantage des ‘objets’ mathématiques et ici j’aimerais oser une
proposition très contestable en suggérant que le débat sur ce genre de sujets ne peut
retrouver de réelle fécondité qu’en sortant de manière décisive du cadre d’une théorie de
la connaissance. Bien entendu les sciences cognitives entendues au sens le plus positif du
mot constituent une apparente exception. Nul ne conteste que l’on puisse faire de fortes
intéressantes découvertes dans le domaine purement scientifique de la vision ou d’ailleurs
de l’audition etc. Mais il s’agit de tout autre chose, à savoir le véritable repli ou recroquevillement sur une ‘théorie de la connaissance’ auquel on assiste massivement aujourd’hui,
ou plutôt cette curieuse tripartition d’un mouvement analytique triomphant et pourtant
exténué, de sciences cognitives toujours plus ‘scientifiques’, et d’une immédiate politisation que je passerai ici sous silence. Hors cette dernière, on en vient parfois à imaginer
un Yalta entre philosophie analytique, phénoménologie et sciences cognitives, tandis que
Kant fait lentement, les mains croisés dans le dos, sans bruit, les cent pas autour de
la table. Aborder la question des objets mathématiques, pourtant ici centrale, mènerait
trop loin, loin du ‘dilemne de Benacerraf’ (alias Platon) très certainement. Il est pourtant
intéressant de rouvrir Desanti sur ce thème. On y découvre par exemple une stratégie
assumée et très curieuse, celle du ‘comme si’. Desanti insiste fréquemment sur le fait qu’il
écrit sur ce qu’il nomme les idéalités mathématiques dans la langue de la phénoménologie, mais que c’est là seulement une commodité, pour ne pas dire un tic professionnel,
qui n’est pas à prendre au sérieux ; tout se passe ‘comme si’ il y avait de la subjectivité,
de l’intentionnalité, peut-être même du désir et de l’histoire, mais là encore ces mots ne
sont surtout pas à prendre à la lettre. Seulement Desanti écrit, après Cavaillès, à l’aube
du rêve structural, avant que ce que j’appellerais volontiers l’‘illusion systémique’ se soit,
sinon écroulée, du moins largement dissipée — pour être reprise d’ailleurs parfois de très
curieuse manière par les sciences cognitives. Il importe de réfléchir à deux fois, avec Desanti lui-même, au fait que l’écriture de la suite obligée des Idéalités mathématiques fût
devenue, pour son auteur, impossible.
Pourquoi ce repli sur la théorie de la connaissance ? Pour mille et une raisons qui ne
sont pas toutes proprement philosophiques, loin de là. Cela a pu commencer par exemple
à Marburg où l’on a cru devoir interpréter l’Esthétique transcendantale de manière quasiment ‘scientifique’, de sorte qu’il faille se mettre en demeure de la rapetasser eu égard
à la relativité einsteinienne. On connaı̂t le dangereux remède, à savoir le Kantbuch de
Heidegger. Ne versons pas dans les images d’Épinal mais il est de fait que le soupirail
des mathématiques fournit du siècle une vision curieuse. Ainsi le mouvement analytique
n’en finit pas aujourd’hui de se diluer en s’étendant 8 . Mais ce qui demeure en lui de plus
intéressant, c’est tout simplement l’énigme historique que constitue son extraordinaire
succès actuel. La philosophie analytique, ou de quelque nom que l’on veuille la nommer,
est moribonde, si par exemple l’on tient que toute philosophie se nourrit d’abord d’une
absurde intransigeance. Elle n’entretient plus guère de liens avec son coup d’envoi, ni
d’ailleurs aucune relation que ce soit avec les mathématiques d’aujourd’hui ; quant à ses
liens présumés avec la logique, ils sont pour le moins distendus, précaires et laborieusement montés en épingle. Mais tout ceci est sans importance. Il est plus intéressant et
plus fructueux aujourd’hui de réfléchir aux causes profondes de son succès, car celles-ci
8. Parce que ce livre a connu un certain succès, on consultera avec intérêt et parfois amusement What
is Analytic Philosophy ?, de H.-J. Glock, CUP, 2008.
128
Pierre Lochak
racontent beaucoup sur notre époque. Il y a une histoire interne, il y a un rapport à
la phénoménologie etc. il y a le Yalta que j’évoquais plus haut. Mais au delà ? Au delà
il y a ce rapport étonnant à toutes ou presque les grandes ‘idéologies’ du siècle. Il est
difficile de contester que le mouvement analytique, en un sens précisément si large qu’il
se laisse à peine circonscrire, est admirablement adapté à l’excellence et au consensus
du grand marché intellectuel global d’aujourdhui. S’il avait vécu, Gilles Châtelet n’aurait guère eu de peine à actualiser ses féroces pamphlets. Le rapport au communisme
a été plus diffus et pourtant significatif. Ainsi peut-on en trouver des traces à l’époque
du maccarthysme, lorsque des émigrés allemands, souvent juifs, parfois célèbres, a priori
suspects de sympathies bolchéviques, mettaient sauf rares exceptions toute leur bonne
volonté à se fondre dans un système universitaire américain sélectivement accueillant, à
abandonner leur langue maternelle au profit de l’anglais pauvre, terne, plat, sans aspérité
ni saveur, qui est de règle aujourd’hui. Mais l’influence de la catastrophe nazie est à n’en
pas douter la plus déterminante, la plus intéressante, la plus profonde aussi. Il suffit de
songer à la figure d’Oskar Becker par exemple, pour prendre quelque peu la mesure de ce
qui a été alors brisé ou forclos. Je ne m’y attarderai pas ici, invitant le lecteur curieux à
des découvertes tragiques et notant que le personnage apparaı̂t dans le petit livre de Karl
Löwith (Ma vie en Allemagne avant et après 1933) sous sa seule initiale : ‘Mr. B’. Où
l’on voit aussi que le ressort de l’intuitionnisme ne consiste nullement à rejeter l’axiome
du choix, mais dans une certaine conception silencieuse de la liberté. J. Habermas, encore
lui, a passé sa thèse avec O. Becker, curieuse et instructive coı̈ncidence à tout le moins.
Il ne semble pas absurde d’imaginer que seul le spectre du Nazisme, associé à la victoire
américaine, a pu rendre au moins un tant soit peu plausible quelque chose comme une
théorie du ‘consensus rationnel’, un de ces ingrédients dont la philosophie ‘internationale’,
à défaut d’être expressément analytique, se nourrit à l’heure qu’il est. On concluera non
sans quelque excès que la victoire sans partage de ce vaste mouvement est avant tout une
donnée historico-politique. D’autre part on constatera cette fois comme une évidence et
comme un indice de la plausibilité de la dernière thèse que le mouvement analytique a
perdu depuis longtemps tout contact avec la science positive, les mathématiques en particulier. Or les mathématiques tout particulièrement lui ont, avec la mécanique quantique
en son temps, et pour ce qui les concernent toujours in abstentia, conféré une indéniable
aura, sur laquelle il y aura là aussi beaucoup à explorer. Toujours est-il que ladite aura
ne se partage pas davantage que la fameuse bénédiction paternelle, et c’est sans doute
aussi pour cela que la tâche a priori excentrée et peut-être apparemment ingrate d’une
possible réinsertion des mathématiques dans le ‘paysage intellectuel’ prend une importance inattendue et toute particulière. On peut évidemment trouver d’autres raisons plus
positives à cette importance potentielle, qu’ici encore je laisserai de côté.
Que faire ? Peut-être écouter d’abord. Écouter une rumeur venue du fin fond de cieux
que nous aurions pu croire glacés. Écouter par exemple de grands logiciens contemporains
spécialistes de la théorie des ensembles, laquelle est devenue difficile d’abord, même aux
mathématiciens. Voici ce qu’écrivent S. Shelah et S. Feferman 9 , revenant de très loin, du
9. La première citation de S. Shelah est extraite de « Logical Dreams », dans le Bulletin AMS, 2003.
La suivante, de S. Feferman, est tirée de son article « Does mathematics need new axioms ? », American
Mathematical Monthly, 1999. Ces deux textes sont disponibles en ligne et l’on ne peut évidemment
que recommander leur lecture, pas toujours facile même s’ils sont destinés à des (mathématiciens) non
spécialistes. On trouvera de plus sous le même titre que l’article de Feferman les compte-rendus d’une
129
Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ?
plus loin que l’esprit humain a pu, dans une certaine direction, s’aventurer. Le premier :
I do not agree with the pure Platonic view that the interesting problems in set
theory can be decided, that we just have to discover the additional axiom. My
mental picture is that we have many possible set theories, all conforming to ZFC. I
do not feel ‘a universe of ZFC’ is like ‘the Sun’, it is rather like ‘a human being’ or
‘a human being of some fixed nationality’.
Nous nous permettrons de lire cette déclaration assez naı̈vement, tout en gardant vaguement conscience de la masse de questions techniques qui sont en jeu et qui prennent
souvent leur source dans les fantastiques intuitions de Gödel de la fin des années trente
et des années quarante. Écoutons donc avec simplicité, sans faire trop de cas de l’adjectif ‘platonicien’, sinon pour rappeler que Gödel lui-même était, en ce sens au moins,
furieusement ‘platonicien’ 10 . Nous découvrons que les théories logiques elles-mêmes, ou
les myriades de variantes de la théorie moderne des ensembles, loin de ressembler à d’inaccessibles et froids luminaires plantés sur la sphère des étoiles fixes, se présentent plutôt
au regard aiguisé d’un logicien qui les a longtemps fréquentées, et avec quel profit, comme
des êtres humains, des êtres humains qui plus est pourvus d’un passeport. Elles ne sont
donc pas tant là pour être géographiquement découvertes, géologiquement creusées et
fouillées ou astronomiquement observées et contemplées, pas davantage façonnées selon
nos caprices ni même suscitées par la caresse de nos gestes et de nos regards, mais plutôt,
si l’on peut dire, fréquentées, au gré de nos besoins, de nos goûts, de nos envies. Solomon
Feferman va peut-être plus loin encore dans la même voie ; écoutons-le :
I think the Platonist philosophy of mathematics that is currently claimed to justify
set theory and mathematics more generally is thoroughly unsatisfactory and that
some other philosophy grounded in inter-subjective human conceptions will have to
be sought to explain the apparent objectivity of mathematics 11 .
Il importe, je crois, de prendre la pleine mesure de ces doutes et de ces suggestions,
méditer d’où elles nous viennent et ne pas hésiter à s’en étonner profondément avant
de les reprendre, peut-être, avec le sérieux qu’elles exigent. Elles sont, potentiellement
du moins, renversantes. Le projet de Jean-Yves Girard, s’il concerne d’autres branches
de la logique, me paraı̂t à tout le moins consonnant. Un grand topologue et géomètre
d’aujourd’hui, W. Thurston, ne nous dit pas autre chose à sa manière 12 :
It may sound almost circular to say that what mathematicians are accomplishing is
to advance human understanding of mathematics. I will not try to resolve this by
discussing what mathematics is, because it would take us far afield. Mathematicians
generally feel that they know what mathematics is, but find it difficult to give a
good direct definition. It is interesting to try. For me, ‘the theory of formal patterns’
has come the closest, but to discuss this would be a whole essay in itself.
très intéressante discussion ou controverse entre logiciens autour des thèses que celui-ci défend, publiée
dans The Bulletin of Symbolic Logic (2000).
10. Pour une discussion approfondie de ce ‘platonisme’ assortie de nombreuses références et pour
des thèses à débattre, je renvoie en particulier aux travaux de Jean Petitot sur le sujet (dont certains
disponibles en ligne).
11. Souligné dans l’original.
12. « On Proof and Progress in Mathematics », Bulletin of the AMS 30 (1994), p. 161–177 (disponible
en ligne).
130
Pierre Lochak
Retenons le presque circulaire qui nous évite de tomber dans la tautologie plus ou
moins provocatrice si ce n’est nihiliste. Ces logiciens, ce mathématicien ne nous soufflentils pas que l’introduction d’un doigt de corrélationnisme — pour reprendre le mot heureux
de Quentin Meillassoux — jusqu’au cœur de la logique la plus ‘abstraite’ ne serait pas
déplacée, voire pourrait se révéler bénéfique si ce n’est nécessaire ? Bien sûr Kant fait
toujours les cent pas autour de la table, mais la résistance indéniable du kantisme en tant
que sens commun de la modernité scientifique tient à bien davantage qu’au théorique ;
elle ne se maintient et ne fait sans cesse retour que de se légitimer ailleurs, un ailleurs que
l’on pourra dire pratique, politique ou amoureux, c’est selon. Toujours est-il qu’il paraı̂t
absurde de vouloir retrouver cet ailleurs du désir comme improbable corollaire d’une
théorie de la connaissance aux infinis raffinements soi-disant scientifiques. Ou encore, et
pour y revenir, l’objet mathématique est d’abord visée intentionnelle pour ne pas dire
objet de désir — et souvent de frustration. Il ne se laisse submerger ni par le fondationnel
ni par la structure, ou de quelque nom qu’on la désigne : il résiste ; c’est bien là son
moindre défaut. S’il fallait se laisser aller à donner quelque coloration insurrectionnelle
à tout cela, j’avancerais qu’il est grand temps de remettre enfin Frege sur ses pieds.
Par exemple en proposant, comme n’hésite pas à le faire Jean-Yves Girard, de fonder
plutôt la logique sur les mathématiques que l’inverse. Après tout, nous avons depuis
longtemps cessé de croire qu’il était possible de nous multiplement encoquiller en plein
cœur d’une immense poupée russe constituée de ‘meta’ soigneusement emboı̂tés. Il est
intéressant d’ailleurs de noter que Gödel nous avait très tôt prévenus de tout cela. Très
fort et très près avec ses théorèmes d’incertitudes bien sûr, mais aussi plus subtilement,
à mi-voix, dans une note de bas de page du fameux article de 1931 sur lesdits théorèmes,
note apparemment ajoutée après coup et devenue elle-même célèbre par la préscience des
développements ultérieurs qu’elle implique (voir par exemple l’article de S. Feferman cité
dans la note 8 ci-dessus). Nous aurions aussi peut-être à chercher du côté de la théorie
descriptive des ensembles, et dans bien d’autres lieux encore.
C’est ainsi que si l’on prétend préserver les droits de ce pauvre ‘objet’ mathématique,
aussi élusif soit-il, droits qui ont été pour le moins bafoués par tout le mouvement analytique ne serait-ce que de par une ignorance subjective devenue commodément objective,
si l’on prétend restaurer par exemple une forme d’intentionnalité et de désir, il nous faut
trouver quelque part du subjectivisme sinon de la subjectivité, pour ne pas dire de l’intersubjectivité, l’une des croix de la philosophie moderne, comme entre mille la dernière
des Méditations cartésiennes de Husserl l’illustre à sa façon. Oserons-nous donc un dernier renversement, faisant passer l’intersubjectif — devenu ipso facto bien mal nommé
— devant le ‘subjectif’ ? Gardons-nous de trop mettre la charrue avant les bœufs. Après
tout il serait déjà extraordinaire de parvenir à se convaincre de l’importance d’une possible mais difficile et hasardeuse réinsertion des mathématiques dans le fleuve turbulent
et désorienté de l’histoire des idées, si l’on tient à éviter l’histoire tout court. Mais il est
de fait que les exils les plus dorés finissent par lasser. Autre ‘slogan’ possible, difficile à
tenir, même à titre de slogan : La mal nommée ‘révolution copernicienne’ pourrait bien
demander à s’achever avec et par les mathématiques. Copernicienne ou ptolémaı̈que, c’est
paradoxalement comme on voudra, et je renvoie ici aux analyses de Q. Meillassoux sur
le sujet, dans son livre Au delà de la finitude. Autant le dire aussi ; le chemin irait alors
à rebours de celui que propose Alain Badiou. Il ne s’agit pas de contrecarrer le corrélationnisme dévoyé, ou si l’on veut l’‘hyperfinitude’ poussée jusqu’à l’absurde qui reste
la marque d’un certain post-modernisme. S’il est des vérités éternelles apparues dans le
131
Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ?
temps, nous nous intéressons plutôt au miracle de leur apparition et à ses modalités, sans
avoir jamais douté, pour avoir trop fréquenté l’infini ( !), de leur éternité. C’est même
l’exil absurdement perpétué par un mouvement analytique intellectuellement exsangue
et pourtant triomphant qui peut, politiquement si l’on y tient, nous retenir. Il va sans
dire que préciser tout ceci exige de longs développements.
Je n’irai pas ici plus loin que cette courte traversée, beaucoup trop débridée pour être
honnête. Et, peut-être pour faire excuser ou pour contrebalancer certaines sorties intempestives, je terminerai sur une note quelque peu rabat-joie, ou du moins sur la mention
d’un autre obstacle de taille. Est-ce un écueil ? Oui, sans doute. Une tentation ? Sûrement. Je l’appellerai ‘technologie du concept’. Constatons d’abord que les mathématiques
tels que nous les connaissons aujourd’hui, et cela peut contribuer, volens nolens, à nous
éloigner des Grecs, sont dotées, se sont dotées d’un étonnant pouvoir de présentation, de
Darstellung. Ne craignons pas de le dire avec simplicité, en utilisant un mot qui appartient davantage au vocabulaire d’une certaine physique qu’à celui de la philosophie : les
mathématiques sont devenues aptes, redoutablement, à modéliser diverses situations, y
compris de celles que l’on qualifierait traditionnellement, peut-être même avec Cavaillès
— qui n’a pas pu nous livrer le fin mot de sa pensée sur le sujet –, de conceptuelles.
Or cette puissance de modélisation conceptuelle n’a peut-être pas été discutée comme
elle mériterait de l’être. Je ne le ferai certainement pas ici mais la question est d’importance 13 . Ne serait-on pas ainsi conduit à souhaiter réintroduire un peu de la finesse
des tropes dans le monde brutal de la dialectique, fût-elle presque reniée ? Présentation,
Darstellung, certes, mais aussi, venues d’autres horizons, métaphore, analogie et beaucoup d’autres ; et puis cette moderne et brutale intruse, modélisation. Concluons, faute
d’avoir pris le loisir d’argumenter : dans ce qui touche à la ‘philosophie’ entendue en tout
sens que l’on voudra, y compris raturée, il convient de tout accorder aux mathématiques
comme analogie, de tout, ou presque tout leur refuser comme modèle.
13. Je note par exemple que, s’agissant d’ontologie, le mot de ‘quasi’ vient naturellement, dans ce
contexte, sous la plume d’auteurs que par ailleurs tout sépare, comme F. Tardy et J. Petitot. Ils paraissent
du moins s’accorder sur ceci que la théorie des ensembles, entendue en un sens extrêmement élémentaire
chez le premier, beaucoup plus élaboré pour le second, n’est susceptible en tout état de cause que de
dessiner une quasi-ontologie. Je ne suggère nullement qu’ils prêtent à cet adverbe des sens comparables
ni même compatibles. Peut-être en l’occurrence ne partagent-ils guère que la naturalité de son emploi
en la circonstance. Ce serait déjà beaucoup.
132
Modélisation qualitative
catégoricienne :
modèles, signes et formes
René Guitart
Institut de Mathématiques de Jussieu
Université Paris 7 Denis Diderot
On veut commencer ici à cerner les enjeux de la modélisation ou du modelage et la
possibilité de les écrire et les développer mathématiquement à l’aide de la théorie des
catégories. Il s’agit d’identifier les contraintes principales pour le projet de la construction systématique d’une théorie catégorique de la modélisation, basée ab initio sur le
seul usage des flèches et des propriétés universelles et d’exactitude, considérée ensuite
comme une analyse du défaut d’universalité ou d’exactitude, et in fine comme un calcul
catégorique de la variation et du nouveau comme cohomologie. Cette approche concerne
aussi bien les modèles de la théorie mathématique des modèles que ceux fabriqués par
l’ingénieur ou l’artiste, ou encore les théories de la nature et du monde, voire même les
instruments et outils. Elle touche, en son départ, à la question de l’imitation et aux calculs
de “différences” qualitatives, plutôt qu’aux questions a priori de logique, de déduction,
de preuve et de vérité.
En mathématiques notamment cette approche vise à l’avancement théorique par analyse et synthèse des gestes d’imitations dans le travail mathématique avec les prétendus
objets et leurs transformations, avec leurs coordinations, plutôt que par la formalisation
univoque serrée d’un objet substantiellement construit et du calcul interne d’icelui. On
ne la confondra donc pas avec le formalisme, ni avec un certain structuralisme formel.
Pour cette approche dans la science de la nature, ou dans les arts — mais nous ne
développerons pas ce point ici — il serait question notamment d’éviter le recours a priori
au numérique et à la mesure aveugle. Les modèles seront à élaborer au plus près des
gestes du praticien.
Pour cette fois nous allons donc examiner seulement quelques aspects de trois points
basiques : la question du sens même du terme “modélisation” — et des variations de sens
qui sur ce point pulsent —, la question de la sémiotique et du système d’écriture que
nous visons, par fléchages uniquement, avec ce que nous appelons les “autographes”, et
la question de la “forme” d’un objet inconnu (et notamment de tout système de signes)
analysable comme un recollement de ses composantes connues.
Modèles
On commence par quelques observations sur l’équivocité propre au terme même de
“modèle”.
133
Modélisation qualitative catégoricienne
Admettons, comme le propose Herbert Stachowiak 1 que le modèle M soit toujours modèle de quelque chose (représentation), représentant des “originaux” O, qui sont naturels,
artificiels, voire d’autres modèles, que le modèle ne soit pas identique à l’original mais
en constitue une présentation réductrice (compression) c, et que le modèle soit instrumental pour de l’interprétation en vue de certains actes ou pensées (pragmatique). Sur
la question cruciale de “l’original”, nous renvoyons aux travaux indispensables de Charles
Alunni 2 notamment en relation avec la question de la traduction, de la trahison. En tous
cas modéliser c’est à la fois nécessairement trahir et être fidèle, et nous soulignons cette
hésitation constitutive du modèle : est-il un vrai modèle (une copie) ou un faux modèle
(un original) ?
L’idée de modèle pulse entre idéal à réaliser et réalisation empirique d’un idéal : on
pensera par exemple — comme le souligne Laurent Coppey — aux sens équivoques du
terme “modèle” dans les phrases ”Je voudrais ce modèle de chaussure” et ”Ce modèle me
fait mal au pieds”. On se demandera aussi si l’idée d’un modèle exceptionnel unique n’est
pas paradoxale.
Et “Modèle” pulse encore entre fiction libre et explication, entre imitation et expression, traduction et trahison, duplication et duplicité, construction et déconstruction,
transposition et interprétation, copie et motif, schématisme et systématisme, etc. Il y a
là un vaste champ pulsatif à constituer, voire à modéliser, ce que nous ne ferons pas ici.
Nous n’irons pas plus loin maintenant dans cette direction d’analyse, et nous tiendrons
compte essentiellement des seules conséquences des deux alternatives du concept et du
savoir-faire, du monde et de l’entendement que nous explicitons maintenant, et à cause
desquelles l’idée de modèle admet encore en gros quatre acceptions ou orientations, au
demeurant bien évidentes :
– modèle théorique de la théorie (EC),
– théorique de la pratique (MC),
– pratique de la théorie (EF),
– pratique de la pratique (MF),
ainsi croisées :
.
Concept
Savoir-Faire
Entendement
EC
EF
Monde
MC
MF
.
D’après Alain Badiou 3 , Louis Althusser parlait de “théorie de la pratique théorique”
pour parler de la philosophie comme science de l’effet de connaissance ; cela dit en entendant par “pratique théorique” la pratique scientifique, soit : les différentes sciences,
1. H. Stachowiak, Allgemeine Modelltheorie, Springer, Wien, 1973.
2. C. Alunni, 1) “La langue en partage”, Revue de Métaphysique et de Morale, 1989, n˚ 1, Armand
Colin, p. 59-68 ; 2) Tradition – Transmission – Traduction, l’action d’un foncteur universel, HDR, Ecole
Normale Supérieure, 15 novembre 2003.
3. A. Badiou, Petit panthéon portatif, La fabrique éditions, 2008, p. 61-62.
134
René Guitart
la mathématique, la philosophie. On situera cette détermination de la philosophie dans
notre tableau comme la diagonale MC-EF.
– La première alternative porte sur le sens de “cognitif”. Si l’on considère que le
modèle produit un lien de connaissance entre un phénomène observé et une théorie,
ce lien est-il de nature (concevable) ou de fonctionnement (exécutable) ; c’est-à-dire le
modèle déclenche-t-il le savoir sur l’objet en surplomb d’icelui et en semblant indiquer sa
nature substantielle constitutive, comme quand on lit une carte, ou bien propose-t-il un
lieu théorique d’activité, tel que l’activité en ce lieu soit éprouvable par celui qui la fait
comme homologue à l’activité du système, comme quand on circule dans un labyrinthe ?
Voilà l’alternative encore : la carte du labyrinthe versus la circulation dans le labyrinthe.
Ceci n’est pas sans rapport avec une question centrale de l’intelligence artificielle :
veut-on fabriquer une machine dont l’intérieur soit analogue à celui de notre cerveau, ou
bien veut-on une machine dont les productions soit analogues à celles de notre cerveau ?
Comprendre et modéliser le cerveau, est-ce comprendre la nature de ses constituants ou
la nature de ses productions ? Le modèle permet-il de le voir et de s’identifier à ce qu’il
est en substance, ou permet-il de se mettre à sa place pour produire ce qu’il produit ?
Retenons que dans le terme “cognitif” il y a cette pulsation entre connaissance accomplie et connaissance différée et à faire, entre compréhension par concept et compréhension
par savoir-faire, les deux aspects étant aussi l’un la raison d’être de l’autre.
L’enjeu est entre, d’une part, la compréhension théorique, qui forme du lien achevé
entre théories, de l’idéologique pur, et d’autre part la compréhension en acte, qui forme
de la résonance ouverte entre gestes, et partant entre les gens, les praticiens d’artisanats,
entre des savoir-faire.
Concernant par exemple la modélisation de la musique, nous nous rencontrons ici,
dans l’attention à cette première alternative, avec la proposition de François Nicolas 4
d’élargir à un “ordre du faire” la question du rapport entre mathématique et musique, de
sorte à “faire de la mathématique à partir de la musique, faire de la musique à partir de
la mathématique”.
Nous proposons alors de mettre en place ici des éléments d’une méthode de modélisation mathématique catégoricienne qui soit générale dans son principe, et valable
notamment aussi bien du côté des concepts que du côté des savoir-faire.
– La seconde alternative, suivant l’axe de la saisie du réel, vise le dilemme entre
observer et comprendre : ou bien mettre plutôt l’accent sur l’observation et la supposition
qu’il y a un monde réel à observer, etc., l’objet réel, ou bien mettre plutôt l’accent sur
l’intelligibilité, la supposition qu’il y a l’entendement, le sujet maı̂tre.
Il s’agit tantôt de modélisation d’une nature externe, d’une étrange répétition du
monde, tantôt de modélisation de la compréhension interne, d’un paradoxal outil d’autoanalyse de l’entendement. Dans les deux cas on tombe donc sur le paradoxe qu’il y ait
nécessité pour connaı̂tre de répéter quelque chose, du même ou de l’autre.
Et nous avons ensuite, paradoxal encore, qu’entre les deux points (le même et l’autre)
il est urgent de ne pas choisir, si nous voulons envisager une théorie et une pratique de
la modélisation accomplies, qui se fasse tension créatrice de calculs.
4. F. Nicolas, “Pour des rapports d’un type nouveau entre mathématiques et musique, en germe dans
l’échange Euler/Rameau de 1752”, Journée “Mathématique et musique”, SMF, 21 juin 2008.
135
Modélisation qualitative catégoricienne
Notre méthode catégoricienne de modélisation aura donc à fonctionner aussi bien visà-vis de la clarté du sens pour l’entendement que de la justesse dans la saisie du monde
observable. Et donc, si elle est bien aussi respectueuse de la tension entre concepts et
savoir-faire, elle devrait permettre de saisir les gestes de pensée et de perception.
L’approche catégoricienne que nous engageons, par les flèches et leurs propriétés,
devrait permettre effectivement de tenir ensemble, en un monde de signes homogènes
combinables, les pensées et les perceptions, les actions et les corps. Ceci parce que, une
fois une donnée exprimée de façon spécifique, par une construction dans une catégorie qui
lui est propre, elle peut être transformée en la spécification d’un régime d’assimilation
ou bien finalement d’un fléchage associatif (au sens précisé au paragraphe suivant) voire
d’une simple catégorie, ou d’un diagramme de catégories.
Dans cette approche, toute donnée, de n’importe quel niveau, est assimilable à une
catégorie — et notamment la catégorie qu’est la forme d’un objet (voir au troisième
paragraphe) — est la multiplicité d’une catégorie, et non pas l’Un d’un objet détaché :
dès lors, toutes les données sont homogènes, comparables, et peuvent entrer dans un jeu
d’échanges. Ce qui alors s’échange ce sont les nombres des multiples en cours et leurs
variations, les substitutions de places et les déplacements provisoirement fixés : les calculs
et les transmissions de calculs.
On poursuit en insistant sur le fait que sous le terme de “modélisation” — ou bien
de “modelage”, que nous traduirions en américain par “modeling” [of a system, of a
process] — nous voulons donc très-expressément tenir ensemble les deux grandes variétés
de “modèles” à tort fréquemment dissociées qui sont :
– d’une part, les modèles scientifiques du monde depuis l’époque de Thalès, les modèles pour les sciences physique, biologique, médical, sociologique, etc. (Naturwissenschaften) et les modèles pour l’ingénieur, dans divers artisanats ou arts, philosophie, histoire, etc., et jusqu’aux instruments et outils qui souvent subsument en
actions des théories, et donc les “mathématiques mixtes” en un sens étendu (Geisteswissenschaften) ;
– et d’autre part, les“modèles”que sont les théories, et particulièrement les théories en
mathématiques pures — classiques ou non — et les modèles de ces théories, ce que
l’on nomme aussi les structures. En effet ces derniers modèles sont aussi des modèles
scientifiques, relatif à la pratique de la science mathématique. Cela est d’autant
plus vrai que l’on considère ces modèles non pas comme des élaborations logicoensemblistes visant à assurer de l’existence “en substance” d’objets, mais comme
des motifs et patrons d’activités, des gestes à reconnaı̂tre (pattern recognition) et
à refaire. En fait si l’on s’efforce avec ces modèles de réduire la tension inaugurale
syntaxe/sémantique, on réalise alors le modèle comme outil, et simultanément en
tant qu’avatar de la vérité d’un jugement, le modèle s’efface.
Il est en fait essentiel de ne pas confondre, dans le travail mathématique, le moment
de modélisation et le moment de preuve en vérité. Qu’il y ait de la preuve “en vérité”
vaut comme preuve que du mathématique a été produit, mais le travail mathématique
auquel on demande de garder comme horizon ce souci du vrai, commence toujours dans
le régime (imaginaire) de l’imitation, l’abstraction, la modélisation. Un modèle n’est pas
“vrai” ou “faux”, il est d’abord imaginé, d’une imagination que l’on a su écrire, et cette
écriture est un outil, mis à l’épreuve ; l’épreuve à laquelle le modèle est soumis n’est pas
immédiatement une épreuve de vérité, mais une épreuve d’économie. Un bon modèle est
un modèle économique, où peu d’hypothèses simples permettent d’expliquer beaucoup
136
René Guitart
de faits très divers. Ainsi en est-il de la théorie de Newton de la gravitation universelle.
Ainsi aussi la notion de groupe est un bon modèle d’un certain geste mathématique au
sein de tout éventuel calcul, car on le retrouve très souvent, et sur sa base abstraite seule
beaucoup de faits peuvent se déduire. Et de même pour la notion de treillis, pour la
notion de catégorie.
Comme le dit Nicolas Bouleau, les modèles sont des simulacres utiles ou représentations partisanes, valant comme engagement dans l’action, pour agir et décider 5 . Les
modèles ne sont pas des vérités mais des possibilités à expérimenter, des conceptions
et calculs à faire travailler. Et, insistons-y, cela vaut pour nous pour les théories, qui
sont bien des modélisations, pour les modèles en mathématique que sont les structures
mathématiques (groupes, espaces métriques, etc.), lesquelles simulent en effet l’activité
mathématique, et jouent comme langage pour exprimer et compter les inventions d’agencements mathématiques, dans une mise à distance utile de la question du logique et de
la vérité directe.
Bien sûr nous faisons l’hypothèse dans notre perspective que les modèles rationnels
ou scientifiques de toutes espèces seront finalement exprimables comme structures mathématiques, architectures d’objets, de fonctions et relations, à l’imitation d’un “original
de la réalité”, c’est-à-dire simultanément posé comme du réel (expérimental) et prétendu
comme une conception.
On fait souvent le distinguo entre d’une part une modélisation dite d’“ingénierie inverse” où, à l’imitation d’une connaissance partielle d’une situation réelle, d’une chose
ou d’un phénomène naturel, on décrit une “machine” ayant les même propriétés observables, et d’autre part une modélisation où l’on fabrique un mécanisme devant réaliser
une fonction déjà bien déterminée. Dans le premier cas le modèle vise à découvrir une
compréhension théorique d’un bricolage empirique qui marche, dans le second cas le modèle vise à fournir un plan rationnel pour réaliser une fonction architecturée. Dans les
deux cas on part d’une sémantique (donnée par un objet ou par une fonction) et le modèle est comme une syntaxe convenant à cette sémantique. Par exemple le canard de
Vaucanson imite la digestion et les mouvements d’un canard, la machine d’Anticythère
reproduit le mouvement de la lune, du soleil et des planètes, suivant la connaissance
grecque antique.
Précisons bien que le sens du terme “modélisation” est à envisager d’après beaucoup
d’autres points de vue encore, suivant que le modèle est axiomatique ou empirique, fait
pour analyser un détail ou simplifier un ensemble, présenter et mettre en valeur un point
unique ou au contraire le re-présenter autrement, pour connaı̂tre et comprendre ou bien
pour rectifier, prédire et agir, voire comme simple prétexte pour penser de façon ouverte,
ou se familiariser avec une situation. L’élaboration puis l’efficacité d’un modèle seront
sous condition d’un jeu de tels points de vue.
On devrait donc encore examiner nombre de pulsations entre les sens divers du terme
“modèle”, et préciser sous condition de quelle épistémologie — située relativement aux
questions de causalité, d’objet, d’expérience, de cohérence, d’axiomatique, de fondement,
etc. — il convient d’envisager la détermination même de ce qu’est un modèle ; et ceci prioritairement pour comprendre si la théorie de la flèche et des catégories est effectivement
pertinente dans cette détermination.
5. N. Bouleau, Philosophies des mathématiques et de la modélisation. Du chercheur à l’ingénieur,
L’Harmattan, 1999, p. 301.
137
Modélisation qualitative catégoricienne
In fine, dans l’après-coup des pulsations constitutives du sens de la modélisation, nous
devrions pouvoir soutenir efficacement que tout modèle mathématique procède de flèches
et de systèmes de flèches, parce qu’il note et calcule des différences, parce qu’il fait signe,
et parce que son sens est la manière dont il intervient comme signe dans la sémiosis.
Signes
Une catégorie C au sens mathématique est donnée d’un ensemble E dont les éléments
X, Y, ... sont nommés les objets de C, pour chaque paire d’objets (X, Y ) d’un ensemble
noté C(X, Y ) de flèches f : X → Y entre les objets, avec une loi de composition binaire
partielle (g, f ) �→ g.f associant à toute paire de flèches consécutives, soit disons f : X →
Y et g : Y → Z une flèche composé g.f : X → Z, la composition en question étant
associative (c’est-à-dire telle que pour tout h : Z → W on ait h.(g.f ) = (h.g).f , et, enfin
chaque objet X possédant une flèche dite identité ou unité que l’on note 1X : X → X,
telle que pour tout f : X → Y et toute f � : Y � → X on ait : f.1X = f = 1X .f � .
C’est avec cette seule idée initiale de catégorie que l’on voudrait proposer de procéder
à toute modélisation. On y a donc notamment deux idées déjà, problématiques, celle de la
flèche et celle de l’objet. Nous allons à l’instant recommencer la définition des catégories
sans utilisation des objets ni des identités sur les objets, avec la seule donnée primitive
de systèmes de flèches.
Par cette reprise nous montrons donc que la difficulté avec la stabilité constitutive
des objets dans toute modélisation, et aussi la difficulté avec l’introduction de plusieurs
niveaux ou types de flèches, sont deux points que l’on peut rejeter à plus tard, le système
pur des flèches — qui représentent toujours des différences ou des transformations —
pouvant être directement posé. Nous insistons donc par là sur la primauté de la flèche
seule, sans objets, quand dans cette flèche seule, le domaine statique de la variable de
la transformation que la flèche représenterait, comme le codomaine où elle prendrait ses
valeurs, ne sont pas encore figés. Cette flèche représente alors du pur transport, sans que
l’on sache d’où à où, ni ce qui est transporté. La flèche serait une sorte de différence
pure, le sens (sémiotique) de la flèche étant son sens (géométrique), qui marque le “signe”
(+ ou −) de la différence que la flèche indique entre deux autres flèches qui en sont le
domaine et le codomaine, pas encore dénotés.
Soit donc l’idée d’une flèche, qu’on rattachera évidemment à la théorie du signe développée par Charles S. Peirce 6 :
c : O −→ M,
qui montre l’original O comme un objet source (éventuellement mythique ou fictive) et
le modèle M comme objet but (le plus pratique possible), le symbole c indiquant la
“compression”; et chaque objet O ou M est à son tour de la forme d’une flèche F −→ f ,
qui va de sa cause ou fondement vers son effet ou fonctionnement, etc. Immédiatement
donc nous sommes installé dans du diagramme de toutes dimensions, comme nous en
avions déjà envisagé la nécessité 7 à propos de la question de la représentation.
6. C. S. Peirce, Collected Papers, vol. I-VI : 1931-35 par C. Hartshorne, P. Weiss ; vol. VII-VIII : 1958
par W. Burks, Harvard, Harvard University Press.
7. R. Guitart, “Que peut-on écrire et calculer de ce qui s’entend ?”, dans Assayag, G., Nicolas, F. et
138
René Guitart
Charles Morris 8 divise la sémiotique en syntactique, sémantique, pragmatique, qui en
sont peut-être plus précisément trois dimensions, l’objet d’étude étant toujours le même,
le phénomène de la sémiosis. Pour Peirce déjà la sémiosis est “une action ou influence qui
est, ou implique, une coopération de trois sujets, le signe, son objet et son interprétant,
telle que cette influence tri-relative ne puisse en aucune façon se résoudre en actions entre
couples” (cité CP : 5.584 par Eco 9 ). Nous serions tenté d’y voir un dispositif borroméen.
Mais d’abord il s’agit implicitement de la promotion du ternaire pur de la flèche.
La sémiotique à la manière de Peirce, théorie du signifié et des interprétants, est bien
résumée par Umberto Eco en cinq points 10 , que l’on entendra résonner fortement du
côté de la pratique en théorie mathématique des catégories (théorie de la composition
des flèches) :
– toute expression est interprétée par une autre expression ;
– l’interprétation est le seul moyen de définir le contenu des expressions ;
– le signifié s’accroı̂t à travers les interprétations ;
– le signifié complet d’un signe est l’enregistrement historique du travail pragmatique
qui a accompagné chacune de ses apparitions contextuelles ;
– interpréter un signe signifie prévoir tous les contextes possibles où il peut être inséré.
À quoi nous ajoutons la précision que la prévision est aussi une invention ou libre
découverte d’un sens ; la théorie des structures en terme d’esquisse au sens d’Ehresmann
consiste précisément en l’art d’une telle prévision, dans le pur jeu diagrammatique des
flèches. En effet esquisser un type de structure donné demande de prévoir des effets de
réalisations de spécifications de diagrammes commutatifs et de propriétés universelles.
Dans cet art il y a suffisamment de liberté pour permettre l’émergence de difficultés
nouvelles.
Nous proposons donc d’essayer la théorie des catégories comme modèle de la sémiosis,
comme support théorique privilégiée de la sémiotique.
Le fond visuel général où s’inscrit notre pensée organisatrice est donc celui d’une
grille de bifurcations indéfinies où chaque flèche f s’origine dans le travers d’une flèche
a = df et atteint le travers d’une autre cf = b, etc., comme le montre par exemple le
tapis suivant, qui constitue donc un fragment élémentaire du fond général, binairement
codé à la profondeur 3 pour les domaines et codomaines de f — avec d pour “domaine”
et c pour “codomaine” —, autour d’un signe f en forme de flèche, comme on le montre
sur le diagramme suivant. Nous donnons ensuite un fragment plus complexe où chaque
flèche part d’une flèche, et va vers une flèche, etc., sauf en des places non-saturées. Les
places non saturées d’entrées sont marquées par des � et celle de sorties par des � ; on
peut donc considérer que le tapis est une sorte de multi-flèche (connexe dans l’exemple)
de multi-source les neuf � et de multi-but les huit �. Ce tapis répond de la conception
du signe chez Peirce, mais ce seront d’abord des catégories que nous utiliserons, et les
catégories apparaissent alors comme des versions simplifiées de ce fond que nous dirons
Mazzola, G. (dir.), Penser la musique avec les mathématiques ?, Collection “Musique/Sciences”, IrcamDelatour France, 2006, p. 139-158.
8. C. Morris, Foundations of a Theory of Signs, Chicago University Press, 1938.
9. U. Eco, Les limites de l’interprétation, Grasset, 1992, p. 288.
10. Ibid., p. 299.
139
Modélisation qualitative catégoricienne
peircéen, avec un seul niveau d’imbrication, chaque flèche partant d’un objet et arrivant
à un objet.
du
ddu
�
p
cdu
�
q
�
�
u
ddf
�
dddf
dcf
cddf
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��
�
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�
�
��
�
�
s
�
cv
�
�
�
cf =b
�
�
cdcf
�
dv=f
cdf
�
ddcf
f =cu
a=df
dcdf
�
�
�
�
�
�
��
�
�
�
��
�
�
��
�
��
Un mini exemple intéressant est le dessin du schéma de ce qu’est un modèle au sens
ensembliste : on se donne pour commencer comme sémantique un univers U (“modèle”
naı̈f) d’une théorie des ensembles �, et alors est syntaxique un σ donné comme habitant
du même niveau d’écriture que la théorie des ensembles � dont l’univers considéré est un
modèle, et pour quoi cela fait sens de pouvoir être représenté comme élément dans cet
univers U . Nous avons donc là un schéma d’organisation de l’idée de modèle qui s’écrit
par un fléchage qui se dessine :
σ
�
M
U
�
140
� �?
René Guitart
Un autre exemple est l’autographe “borroméen” qui se liste :
r : s → t, s : t → r, t : r → s
et se dessine d’un coup :
r
�
s
�
�
t
Suivant le même principe, on obtient automatiquement un fléchage à partir d’une “mise
à plat” d’un nœud ou d’un entrelac quelconque ; ici dessus l’exemple procède de la mise
à plat du nœud de trèfle.
On trouverait encore une image mathématique précise mais hétérogène du fond peircéen du côté des n-catégories voire des ∞-catégories, où sont considérées des flèches de
différentes dimensions, et leurs compositions. Mais nous ne rentrerons pas ici dans la
description de ces structures (voir toutefois ci-dessous quelques indications sur les 2catégories), d’autant plus que l’on peut tout directement, sans introduire a priori un jeu
de dimensions — lequel se récupérerait ensuite après-coup dans un calcul de différences de
niveaux et par l’ajout de compositions successives à chaque niveau — faire un modèle de
ce fond peircéen par ce que nous appelons un fléchage associatif. En fait les 2-catégories,
les catégories doubles, les n-catégories, sont au bout du compte descriptibles comme des
fléchages ordinaires (sans qu’il soit nécessaire a priori d’introduire divers types ou niveaux de flèches). Plus généralement tout fléchage “étiqueté” (où chaque flèche est d’un
“niveau” déterminé) est équivalent à la donnée d’un simple fléchage.
Une fléchage (partiel) est un ensemble F d’éléments nommés “flèches”, certaines
flèches f ayant une source ou domaine df et un but ou codomaine cf qui sont encore des
flèches (et non pas, comme dans les catégories, des objets ou des flèches identités), et on
écrit alors f : df → cf ; c’est donc la donnée sur F d’une relation ternaire particulière Φ,
telle que (u, v, w) ∈ Φ si et seulement si u = dv et w = cv.
Le fléchage est complet si toute flèche à une source et un but. C’est donc la simple
donnée d’une fonction
F −→ F 2 .
Un fléchage complet est aussi appelé un autographe. Ce nom est justifié si l’on considère qu’un automate est représenté par des états et des flèches indiquant des changements
entre ces états, le système des flèches s’appliquant à la donnée extérieure des états, tandis
qu’ici les états sont internes au système, ce sont les flèches elles-mêmes. Un autographe
simule un jeu de gestes d’auto-transformation d’un système de gestes.
Dans un fléchage incomplet chaque entrée � et chaque sortie � peut être considérée
comme une flèche a : a → a, et alors on est en présence d’un autographe.
Un fléchage complet à composition associative est un fléchage où les flèches consécutives se composent associativement : pour toute donnée de f : u → v et g : v → w il est
141
Modélisation qualitative catégoricienne
spécifié une flèche notée g.f : u → w et appelée composée de f suivie de g, et cela de
façon que si h : w → x alors
h.(g.f ) = (h.g).f.
Les flèches “identités” sont alors définies comme les flèches i qui sont neutres pour la
composition et qui sont en boucle, c’est-à-dire avec di = ci, et on demande alors que
pour toute flèche f il soit déterminé une flèche identité if : f → f . Par suite toute
identité i s’écrit de manière unique i = if , de sorte que tout flèche f est aussi assimilable
à un objet reconnu comme objet par son identité if ; et si l’on note X = if un objet,
alors l’unique f pourra se noter φ(X).
Une catégorie, telle que définie au début de ce paragraphe, est bien alors un fléchage
complet associatif à identités, c’est-à-dire où de plus pour tout f on a
idf = df
et icf = cf.
Étant donné un fléchage F (ou bien en particulier une catégorie C), on en construit
un autre, dit opposé et noté F op (ou C op ), en renversant le sens de toutes les flèches : une
flèche de F op est une donnée notée f op : v op −→ uop où f : u −→ v est une flèche de F.
Un fléchage associatif à identité revient encore à la donnée d’une catégorie équipée
d’une fonction φ associant à tout objet X une flèche φ(X) = f avec pour tout g ayant
X comme source dg = φ(X). On ne confondra par φ(X) avec IdX = if . En bref, un
fléchage associatif est une catégorie où chaque objet X “est” aussi une flèche φ(X). Ce
φ(X) est pensé comme l’érection de X, On pourra aussi appeler un fléchage associatif
une autocatégorie.
On notera qu’une autocatégorie — ainsi nommée en prolongement de la terminologie
“autographe” — aurait peut-être aussi pu être appelée une “hypercatégorie”, en parallèle
avec la notion d’hyper-ensemble (hyperset) : dans les hyper-ensembles l’axiome de fondation qui permet une hiérarchie constructive des ensembles est abandonné, comme dans
une autocatégorie est abandonnée la hiérarchie des dimensions que l’on pose dans les
n-catégories (cet abandon permettant d’intégrer comme cas les mises à plat de nœuds).
Mais dans les hyper-ensembles l’axiome de fondation n’est pas seulement abandonné, il
est remplacé par un autre axiome précis qui le contredit.
Partant d’un fléchage F complet à composition associative, on peut décider déclarer
être une identité d’objet toute flèche ψ qui est un domaine ou un codomaine d’une flèche
f , soit donc de la forme ψ = df ou ψ = cf , remplacer cette flèche ψ par un “objet”
Xψ , et faire disparaı̂tre toutes les flèches ψ � de source ou but une telle ψ, toute ψ �� de
source ou but une ψ � , etc ; c’est-à-dire que l’on identifie 1Xψ = ψ = ψ � = ψ �� = ... ;
après ces identifications, il reste seulement des flèches entre des objets (sur lesquels il
y a des identités), et les compositions éventuelles dans le fléchage initial sont à leur
tour passées au quotient, c’est-à-dire que pour ce faire il faut éventuellement encore de
nouvelles identifications, et on arrive ainsi à un graphe multiplicatif associatif associé au
fléchage, qui en fait est une catégorie C = D(F) — à lire “Dessus” de F — associée à F
par écrasement des domaines et codomaines sur des identités, et conservation des flèches
dites du-dessus. Toute catégorie peut évidemment s’obtenir ainsi de multiples façons, et
un tel F est une sorte de “présentation” de C par “en-dessous”.
On retiendra que la considération des autographes, qui inclut les catégories, et aussi
bien les n-catégories et les mises à plat d’entrelacs, vaut, au plan de la modélisation
du fait de faire jouer à la seule flèche le rôle de signe élémentaire, et cela est permis en
142
René Guitart
dissociant trois idées qui sont habituellement fusionnée dans la notion de catégorie : l’idée
d’un objet, l’idée d’un domaine ou d’un codomaine, l’idée d’une identité ou unité sur un
objet. Une telle dissociation semble indispensable au développement d’une mathématique
précise de la sémiotique peircéenne.
Toutefois ici nous utiliserons explicitement les objets de catégories, tant la fonction
abréviative de l’objet est précieuse. Et il nous faut encore préciser les notions de foncteur,
de 2-catégorie, et enfin le lemme de Yoneda. Nous comprendrons alors pourquoi, parmi
les fléchages, les catégories avec leurs objets doivent être privilégiées.
On appelle foncteur F : A −→ B d’une catégorie A vers une catégorie B une fonction
F associant à toute flèche f ∈ A une flèche F (f ) ∈ B de façon compatible avec la composition et la détermination des sources et buts. Les catégories appartenant à un univers U
modèle de la théorie des ensembles, et les foncteurs entre ces catégories, constituent à leur
tour une catégorie Cat qui est au centre du travail des catégoriciens. Ensuite entre deux
foncteurs F, G : A −→ B on détermine un nouveau type de flèches, les transformations
naturelles t : F ⇒ G, une telle t étant la donnée d’une famille (tA : F (A) → G(A))A
indexée par les objet de A telle que pour tout a : A → A� on ait
G(a).tA = tA� .F (a).
Cela conduit à faire de Cat une 2-catégories 11 , ce que nous ne développerons pas ici
formellement. Indiquons seulement ce qu’il en est dans le cas de Cat.
Avec F, G : A −→ B et t : F ⇒ G on définit :
– t.K : F.K ⇒ G.K par (t.K)A� = tK(A� ) , avec K : A� −→ A
– L.t : L.F ⇒ L.G par (L.t)A = L(tA ), avec L : B −→ B �
– t� t : F ⇒ H par (t� t)A = t�A .tA ; avec t� : G ⇒ H. Il s’agit de la composition “verticale”
des transformations naturelles :
F
t
�
A
F
G
�
t�
�
�B
�
=
A
�
�B
t� t
�
H
H
Et enfin on compose “horizontalement”, considérant — dans la figure ci-dessous — que t
va de A vers B et que s va de B vers C :
F
A
M
t
�
G
�
�B
s
�
M.F
�
=
�C
N
A
s.t
�
�
�C
N.G
suivant
st := (s.G)(M.t) = (N.t)(s.F ).
11. J. Bénabou, Introduction to bicategories, SLN 47, (1967) Springer, p. 1-77.
143
Modélisation qualitative catégoricienne
Ainsi les transformations naturelles “sont” des flèches” en deux sens, et forment une catégorie “verticale”, une catégorie “horizontale”, et les lois horizontales et verticales commutent au sens que
(s� s).(t� t) = (s� .t� )(s.t).
Si A et B sont deux catégories, on note B A la catégorie dont les objets sont les
foncteurs de A vers B et les morphismes les transformations naturelles entre ces foncteurs
(avec la composition verticale).
op
Enfin en notant Ens la catégorie des ensembles, on pose C� = EnsC , et on définit le
foncteur de Yoneda
�
YonC : C −→ C,
par
YonC (C) : C � �→ {f : C � −→ C},
et pour g : C −→ D,
YonC (g) : (f : C � −→ C) �→ YonC (g)(f ) = (g.f : C � −→ D).
On voit donc que le foncteur de Yoneda, donné en abrégé par : Yon(g)(f ) = g.f , détermine
très exactement la loi de composition de C ; de plus c’est un foncteur précisément parce
que la loi de composition est unitaire et associative. C’est pourquoi la notion de catégorie
est si fondamentale parmi les fléchages, car elle permet pile-poil la construction des
� qui représentent chaque catégorie concrètement, par action
foncteurs YonC : C −→ C,
sur elle-même,
comme sous-catégorie pleine de celle de toutes les actions de C, qui est
op
C� = EnsC , laquelle catégorie est très régulière, à savoir un topos.
Pour conclure ce paragraphe à propos du signe, nous considérons donc que la flèche
dessinée est matériellement le quantum d’écriture, le trait orienté, et s’il s’agit d’en donner
à lire tout un tapis, cela vaut bien en soi comme une sorte de nombre généralisé.
Le “chiffre fondamental” ou l’ingrédient élémentaire de la modélisation, en tant qu’il
doit s’agir de la trace d’un signe quelconque, sera donc la flèche — et partant de là les
fléchages et les multi-flèches, les diagrammes, les catégories, les foncteurs, etc., et tout
système de flèches — laquelle flèche jouera d’abord du point de la pulsation de son équivoque constitutive qui est de signifier ou bien du change, une action de transformation,
une différence, ou bien du même, une stabilité, une identité préservée, une assimilation.
Au demeurant la flèche est le schème du geste fondamental qui consiste à montrer du
doigt, et ce geste en effet est toujours équivoque, car on n’y reconnaı̂t pas a priori s’il
pointe un chemin à suivre ou un chemin à éviter, chemin vers un “objet” qui peut bien
lui-même être un autre doigt pointé.
Formes
Après avoir proposé la flèche comme unité élémentaire de signe, et le développement
initial de la théorie des catégories (jusqu’au lemme de Yoneda, et avec les fléchages et autocatégories) comme modèle basique de l’activité de la sémiosis, nous pouvons poursuivre
la modélisation catégoricienne avec une idée supplémentaire décisive, l’idée de forme.
Il existe donc une théorie de la forme (Shape Theory) très générale de portée, et très
simple dans sa mise en place, par laquelle il est naturel de continuer notre mise en place
de la modélisation en mathématiques.
144
René Guitart
On dispose d’une catégorie X d’objets “complexes” à étudier, et d’un foncteur
J : M −→ X ,
où M est une catégorie bien maı̂trisée d’objets bien connus (considérés comme des “modèles abstraits”, idéaux et simples). Concrètement, la catégorie M peut être la catégorie
des modèles d’une théorie, par exemple d’une algèbre figurative, d’une esquisse, etc. Mais
M peut aussi être une catégorie d’objets “simples”, comme par exemple la catégorie des
polyèdres, la catégorie des inclusions entre ouverts d’un espace numérique, les sites Diff∞
des applications indéfiniment différentiables entre ouverts d’espaces numériques, ou Stoch
la catégorie des probabilités de transitions entre espaces probabilisés, etc.
L’idée est d’analyser alors chaque objet inconnu X ∈ X comme recollement d’objet
J(Mi ) venant d’objets connus M de M, soit sous la forme d’une limite X = limi J(Mi ),
et cette limite est construite suivant un patron qui s’appelle la catégorie de forme de X,
à savoir la catégorie J/X ayant pour objets les couples (M, m) avec M un objet de M
et m un morphisme m : J(M ) → X, et pour morphisme de m vers m� un morphisme
h : M → M � tel que m� .J(h) = m. Cette catégorie est équipée d’un foncteur
[J/X] : J/X → M,
lequel est à proprement parler la J-forme de X, ou simplement la forme de X.
La construction qui directement à R : C op −→ Ens associe la fibration ou catégorie
d’hypermorphismes associée HR : H(R) −→ C se retrouve comme exemple ici :
HR � [YonC /R],
avec YonC le plongement de Yoneda introduit au paragraphe précédent.
Et d’autre part, pour un J quelconque on a
[J/X] � HYonX (X).J op .
On appelle catégorie de J-co-forme de X la catégorie X/K = (K op /X)op , et elle est
équipée du foncteur [X/K] = [K op /X]op : X/K = (K op /X)op −→ M.
Un exemple particulièrement intéressant et bien développé est la géométrie algébrique
à la façon de Grothendieck, dont l’amorce peut se présenter comme voici.
Soit Annc.u. la catégorie des anneaux commutatifs unitaires, soit Aff = Annc.u. op la
catégorie duale, et le plongement de Yoneda :
op
YonAff : Aff −→ EnsAff .
Si S : Annc.u. −→ Ens, — par exemple si S est un schéma — alors la YonAff -forme de S
est le domaine de définition des S-champs, lesquels sont des lax-foncteurs particuliers
C : YonAff /S � Cat.
Dans le cas abstrait on pourrait imiter cet exemple, et considérer un X- champ comme
un lax-foncteur
C : J/X � Cat,
ou bien, plus particulièrement, une fibration sur J/X, soit un objet de Fib(J/X).
145
Modélisation qualitative catégoricienne
La prise en compte de cette notion de forme équivaut de fait au lemme de Yoneda, du
fait de considérer pour tout J : M −→ X le foncteur de J-forme, de X vers la catégorie
Fib(M) des fibrations sur M, qui a tout objet X de X associe la fibration [J/X] :
[J/] : X → Fib(M).
Et par cette opération [?/] qui à tout foncteur J associe le foncteur [J/] on détermine
enfin un foncteur
[?/] : Fonc(M, X ) −→ Fonc(X , Fib(M))op .
On peut comprendre ce dernier foncteur comme l’extension naturelle au cas des catégories
de l’opération ensembliste
(?)−1 : Fonction(E, F ) −→ Fonction(F, P(E)).
qui à toute fonction f : E → F d’un ensemble E vers un ensemble F associe la fonction
notée f −1 : F → P(E) : y �→ {x ∈ E; f (x) = y} et dite “image réciproque par f ”, de F
vers l’ensemble des parties de E. L’opération ensembliste (?)−1 est fondamentale, elle est
à la racine de l’opérabilité logique du topos des ensembles et son universalité est l’axiome
original des topos, et de même l’opération catégoriste [?/] est cruciale dans l’étude de la
2-catégorie des catégories. Elle permet notamment d’unifier deux domaines X et Y au
titre d’un aspect commun M, déterminé par deux foncteurs
J : M → X,
K : M → Y.
En effet on dispose alors de
[J/] : X → Fib(M), [K/] : Y → Fib(M),
qui représentent X et Y comme deux zones inconnues d’un même milieu connu Fib(M).
Ce que l’on énonce : si deux catégories ont en elles un fragment commun, alors elles sont
dans un lieu commun. On pourrait à partir de là développer une théorie systématique
des correspondances ou des relations entre catégories.
Cela s’applique par exemple lorsque M est la catégorie Graph des graphes, X et Y
les catégories des espaces topologiques et des k-spectroids (comme manipulés pour la
théorie des gestes et des formules 12 ) : on peut alors comparer un espace topologique
et un k-spectroid en les considérant comme des présentations de fibrations sur le topos
Graph. Par suite les “gestes” et les “formules” introduits par Guerino Mazzola et Moreno Andreatta sont unifiés : ce sont des présentations de morphismes de la catégorie
Fib(Graph). Autrement dit la dualité entre algèbre et géométrie sera active dans cette
situation en raison de l’alternative entre chercher à présenter un morphisme donné de
Fib(Graph) à partir d’une formule ou à partir d’un geste.
Ainsi, indépendamment de la façon singulière originale dont la catégorie X a été
construite, indépendamment du contenu que l’on a mis dans chacun de ses objets X, via
[J/], chaque objet de X est maintenant vidé de son contenu singulier, lequel est remplacé
par un contenu universel exprimé en termes “connus” (M joue le rôle du connu). Chaque
12. G. Mazzola et M. Andreatta, “Diagrams, gestures and formulae in music”, Journal of Mathematics
and Music, vol. 1, n˚ 1, Mars 2007, p. 23-46.
146
René Guitart
objet X est maintenant assimilé à une catégorie J/X ou plutôt à une fibration [J/X],
dont le contenu n’est que d’agencements d’objets abstraits et flèches abstraites, ce qui
décrit ce que du point de vue J on sait de X, au seul niveau de ses rapports à certains
autres objets de sa catégorie X , soit ce que J sait de la place de X dans X . Par ce procédé
on livre au calcul commun la part universelle de X, mettant entre parenthèses ce qui de sa
singularité est impropre au calcul. Les calculs cohomologiques, soit l’essentiel des calculs
analysant la constitution de X, et permettant les comparaisons entre la constitution de
X et celle d’un Y , se trouvent être des invariants de formes : ils ne dépendent que de
la forme, pour un J adapté. Ce passage à la forme nous l’appelons l’évidement 13 . Nous
tenons là une définition de la forme : la forme d’un objet est ce qui prenant le dehors
“connu” de l’objet comme substance première de celui-ci se constitue comme la cohérence
de cet objet vis-à-vis de ses alter ego, et vient prendre place de sa constitution singulière
accidentelle ; c’est ce qui place l’objet au lieu de l’universel et du partage en calcul.
Notre hypothèse est que dans le travail de modélisation nous n’accédons jamais aux
objets, mais à des formes d’objets, qui valent comme sens des objets en question. Et ces
formes, véritables propositions d’accès mathématiques à l’objet par composition à partir
d’objets familiers, vont permettre alors des calculs qualitatifs (par propriétés universelles,
extensions de Kan et analyses cohomologiques).
13. R. Guitart, “L’évidement des objets et le dehors comme substance”, Colloque Le lemme de Yoneda
“enjeux mathématiques et philosophie”, organisé par Ch. Alunni et A. Badiou, ENS, 18 juin 2007.
147
Du vieux et du neuf sur les allégories
Jean Bénabou
Université de Paris-Nord
Introduction
Les allégories sont une axiomatisation, en termes de catégories, du calcul des relations
binaires. Elles ont été introduites en 1990 dans un livre de Freyd et Scedrov (1990).
Ce livre intéressant et ambitieux, présente quelques particularités qui méritent d’être
soulignées.
(i) Les notations diffèrent radicalement des notations usuelles et la terminologie pléthorique (plus de 500 références dans l’index) diffère elle aussi souvent de la terminologie
usuelle. Cela impose un effort, injustifié, pour lire les parties les plus connues de la théorie
des catégories, en vue d’aborder les notions vraiment nouvelles. Que ces notations soient
inutiles est attesté par le fait qu’elles ont disparu de tous les textes sur les allégories
postérieurs à Freyd et Scedrov (1990)
(ii) Plus “frustrant” encore , il n’y a aucune bibliographie, ce qui donne l’impression
que les allégories sont apparues “out of the blue”, alors qu’elles sont l’aboutissement d’un
très long cheminement. On trouvera dans Johnstone (2002) un exposé très clair, avec des
notations plus classiques, que nous utiliserons ici, des principales notions et résultats de
Freyd et Scedrov (1990) sur les allégories. Mais sa bibliographie est ahurissante à bien
des égards. Pas moins de 1262 références, allant jusqu’à : P. Freyd, « Numerology in
topoi », preprint, c.1980. Mais on y cherchera vainement les noms de Eilenberg, Kan,
Quillen, Gödel, Cohen et bien d’autres dont les travaux sont amplement utilisés. Et, pour
le calcul des relations et les catégories régulières, ceux de Tarski, Riguet et Grillet.
Il n’est pas question, dans le cadre de cet article, d’aborder tous les aspects de la
théorie des allégories et de ses applications. Pas question non plus d’écrire un “vrai” texte
mathématique. Mais je me suis attaché à donner des définitions et résultats précis — sans
démonstration évidemment — et n’ai pas hésité à l’émailler de nombreuses remarques
historiques et surtout heuristiques (voir par exemple 2.2 et 3.3.4).
Au §1 je décris brièvement les principales étapes qui ont mené du “calcul des relations”
dans les ensembles aux allégories.
Au §2 je dresse un “état des lieux” sommaire de la théorie des allégories telle qu’elle
figure dans Freyd et Scedrov (1990) et Johnstone (2002) et indique certaines questions
importantes que ces auteurs n’abordent pas.
Au §3 je définis la 2-catégorie A ll des allégories et étudie quelques-unes de ses propriétés. Les quatrains qui jouent le même rôle dans les allégories que les carrés commutatifs
dans les catégories, sont un ingrédient essentiel pour cette étude.
Puis je mets en évidence un rapprochement, un peu surprenant, entre deux façons bien
connues de construire des “quotients” de catégories : congruences, et calcul de fractions.
149
Du vieux et du neuf sur les allégories
Je ne saurais terminer cette introduction sans exprimer ma gratitude à François Nicolas qui m’a souvent invité à parler au séminaire mamuphi et m’a incité à écrire cet article.
Tous mes remerciements aussi à Jacqueline Zizi qui a eu la gentillesse, et la patience, de
taper ces notes à partir de brouillons manuscrits, maintes fois modifiés.
1
Avant les allégories
1.1
La préhistoire ou l’ère pré-catégorique
Dès la fin du XIXe siècle le “calcul” des relations binaires, dans E ns a intéressé Frege,
Peirce, De Morgan, Schroeder et d’autres. Cet intérêt s’est prolongé jusqu’aux années
1940, notamment avec Tarski. Mais il est allé en décroissant au profit des seules fonctions.
L’influence de Bourbaki avec ses structures et leurs morphismes a sans doute beaucoup
contribué à cette “désaffection”.
Le dernier travail important sur ce “calcul” date de 1948 et est dû à Riguet (1948). Il
l’étudie de façon très complète et met notamment en évidence l’importance de “l’inégalité
de Dedekind”, devenu dans Freyd et Scedrov (1990) l’axiome de modularité.
Mais son travail n’utilise pas les catégories et il passe ainsi tout près de la notion d’allégorie introduite 42 ans plus tard. Il est regrettable que ce travail ne soit pas mentionné
dans Freyd et Scedrov (1990), ni même dans la bibliographie gigantesque de Johnstone (2002).
1.2
Les catégories régulières
1.2.1 Si A et B sont deux objets d’une catégorie E , une relation entre A et B, notée
E)(A, B) l’ensemble de ces relations
ϕ : A � B, est un sous-objet de A × B. On note R el(E
E) la réunion des R el(E
E)(A, B) pour tous les couples (A, B) d’objets de E .
et R el(E
On a immédiatement les structures suivantes :
E)(A, B) sont ordonnés par l’inclusion des sous-objets ;
(i) Les ensembles R el(E
(ii) À toute ϕ : A � B l’isomorphisme A × B � B × A associe une relation ϕ0 : B � A
E) respectant l’ordre ;
d’où une involution ϕ � ϕ0 sur R el(E
(iii) Si f : A → B est une flèche de E , son graphe Γ(f ) , i.e. le sous-objet de A × B
représenté par le mono (id, f ) : A −→ A×B est une relation A � B et l’application
E) → R el(E
E).
f �→ Γ(f ) est une injection F l(E
Cela permet d’identifier les flèches de E à des relations particulières qu’on appelle
fonctions et qu’on note f : A → B.
Bien évidemment, si on fait des hypothèses supplémentaires sur E , ces structures auront des propriétés additionnelles. Par exemple si E a des limites (finies), les ensembles
E)(A, B) auront des infs (finis) préservés par l’involution ϕ � ϕ0 .
ordonnés R el(E
Mais pour avoir un “vrai” calcul sur ces relations, analogue au cas des ensembles, il
E) une catégorie et de
manque un ingrédient essentiel. Une composition qui fasse de R el(E
l’injection Γ un foncteur.
Bien avant l’avènement des catégories, dans les années 1930-40, Tarski et d’autres ont
montré que cette composition était possible dans les “variétés” i.e. les catégories de structures algébriques usuelles : monoı̈des, groupes, anneaux, . . .
150
Jean Bénabou
Dans les années 50 un tel calcul a été utilisé dans les catégories abéliennes. Mais il a fallu
attendre l’introduction des catégories régulières par Grillet (1971) pour avoir le cadre
général.
1.2.2 Il y a beaucoup de définitions équivalentes des catégories régulières. La plus simple
est : une catégorie E est régulière si :
(i) Elle a des limites (projectives) finies ;
(ii) Toute flèche A → B se factorise en A � . � B où m est un mono et e un épi
e
m
strict ;
(iii) Les épis stricts sont stables par produits fibrés le long d’une flèche arbitraire.
E) se fait alors de la façon suivante :
La composition dans R el(E
Si ϕ : A � B et ψ : B � C sont représentées par les monos r : R � A × B et
s : S � B × C, on factorise la flèche canonique R×B S → A × C en : R×B S � T � A × C
et ψϕ est le sous-objet de A × C représenté par t.
e
t
Si E et E’ sont régulières, un foncteur F : E → E’ est régulier s’il préserve les limites
E) → R el(E’
E’
finies et les épis stricts. Il se prolonge alors en un foncteur : R el(F ) : R el(E
E’)
qui préserve les structures définies dans 1.2.1.
Avec la composition de ces foncteurs, et les transformations naturelles usuelles, on
obtient la 2-catégorie R eg des catégories régulières.
2
Allégories
2.1
Notions de base
2.1.1 Une allégorie A est une catégorie, dont les flèches sont notées ϕ : A � B (et doivent
être pensées comme des relations), munies des structures additionnelles suivantes :
(i) Pour tout couple (A, B) d’objets de A une relation d’ordre sur
A (A, B) notée ϕ ≤ ϕ� , compatible avec la composition, i.e. vérifiant :
ϕ ≤ ϕ� et ψ ≤ ψ � =⇒ ψϕ ≤ ψ � ϕ�
et telle que tout couple (ϕ, ϕ� ) de A (A, B) a un inf, noté ϕ ∩ ϕ� ;
A) dans lui-même, ϕ : A � B �→ ϕ0 : B � A vérifiant :
(ii) Une application de F l(A
0 0
(ϕ ) = ϕ; ϕ ≤ ψ =⇒ ϕ0 ≤ ψ 0 ; (idA )0 = idA ; (ψϕ)0 = ϕ0 ψ 0
et l’axiome de modularité suivant :
si ϕ : A � B, ψ : B � C et χ : A � C, alors : ψϕ ∩ χ ≤ (ψ ∩ χϕ0 )ϕ
2.1.2 Une ϕ : A � B est une fonction si elle admet un adjoint à droite, i.e. s’il existe
ϕ� : B � A telle que
idA ≤ ϕ� ϕ et ϕϕ� ≤ idB .
�
0
Dans ce cas ϕ = ϕ . La notation f : A → B signifiera que f est une fonction.
A) des fonctions est une sous-catégorie de A contenant tous les isomorL’ensemble M ap(A
phismes de A .
Si f et g : A → B et f ≤ g alors f = g
151
Du vieux et du neuf sur les allégories
p
q
2.1.3 Une tabulation de ϕ : A � B est un span A ←− S −→ B tel que q p0 = ϕ et
(p, q) est collectivement mono, i.e tel que :
si h et h� : T
S sont tels que ph = ph� et qh = qh� , alors h = h� .
Une telle tabulation est unique à un iso unique près.
Si toute ϕ a une tabulation on dit que A est tabulaire.
2.1.4 Si A et B sont des allégories, un morphisme de A dans B , appelé aussi une représentation, est un foncteur F : A → B respectant les structures de 2.1. Un tel F respecte
A)→ M ap (B
B)
les fonctions et induit un foncteur : M ap(F ) : M ap (A
Avec la composition évidente des représentations, on obtient la catégorie des allégories, notée A ll. On note T ab la sous-catégorie pleine de A ll ayant pour objets les catégories
tabulaires. M ap est un foncteur de A ll dans C at.
On trouvera dans Freyd et Scedrov (1990) ou Johnstone (2002) beaucoup d’exemples
de sous-catégories non pleines de A ll. Le plus simple est décrit ci-dessous.
2.1.5 Une unité de A ll est un objet U tel que : pour tout ϕ : U � U on a ϕ ≤ idU , et
pour tout A ∈ A il existe ϕ : A � U tel que idA ≤ ϕ0 ϕ.
A).
Un tel U est alors objet final de M ap(A
Un F : A → B est unitaire si A et B le sont et F préserve les unités.
On note A llun la sous-catégorie, non pleine, de A ll des allégories unitaires et T abun la
sous-catégorie pleine de A llun ayant pour objets les allégories tabulaires et unitaires.
2.1.6 Une congruence R sur une allégorie est une relation d’équivalence telle que :
(i) ϕ ∼ ϕ� =⇒ ϕ et ϕ� ont même source et même but ;
(ii) R est compatible avec les opérations partielles définissant les allégories, i.e. vérifie :
ϕ ∼ ϕ� =⇒ ϕ0 ∼ ϕ�0 ; ϕ ∼ ϕ� et ψ ∼ ψ � =⇒ ϕ ∩ ψ ∼ ϕ� ∩ ψ � et ψϕ ∼ ψ � ϕ�
Le quotient A /R est une allégorie et la projection A → A /R est une représentation.
Si A est tabulaire, il en est de même de A /R.
Si A est unitaire il en est de même de A → A /R.
2.2
Pourquoi les allégories ?
E) est une allégorie tabulaire unitaire et E �
2.2.1 Si E est une catégorie régulière, Rel(E
Map (R
Rel(E
E)). Inversement, si A est tabulatire unitaire, Map(A
A) est régulière et A � Rel
M
A
(M ap (A )). Ainsi catégories régulières et allégories tabulaires unitaires “c’est la même
chose”. Plus formellement :
A) et E �→ R el(E
E) définissent des foncteurs :
Les correspondances A �→ M ap(A
M ap : A ll −→ C at
et
R el : R eg −→ T abun
∼
et le foncteur M ap induit par restriction une équivalence de catégories : T abun → R eg.
A)
On peut préciser cette équivalence en caractérisant les allégories A telles que M ap(A
est une catégorie régulière vérifiant des conditions supplémentaires, par exemple est un
topos.
On peut étendre un peu cette correspondance en caractérisant les catégories E de la
A) où A est tabulaire mais pas unitaire. On dira qu’une telle catégorie est
forme M ap(A
semi-régulière.
152
Jean Bénabou
En généralisant un peu la notion de relation on associe à E semi-régulière une allégorie
E) et à nouveau on a : E � M ap(R
Rel(E
E)) ; et l’équivalence ci-dessus se
tabulaire R el(E
∼
prolonge en une équivalence T ab → SR eg, où SR eg désigne la catégorie des catégories et foncteurs semi-réguliers. Tout cela est de la “technique catégorique”, facile mais
fastidieuse, que nous épargnerons au lecteur.
E) où E a une notion de relation perCeci étant, toutes les allégories de la forme R el(E
mettant un “bon calcul” sont tabulaires. Les remarques qui suivent montreront l’intérêt
des allégories générales.
2.2.2
(i) Outre la plus grande généralité, qui à elle seule, serait une motivation un peu faible,
les allégories permettent plus de souplesse que les seules allégories tabulaires. Beaucoup
de constructions, possibles dans A ll, ne le sont pas dans T ab. Par exemple, A ll a des
produits fibrés, mais pas T ab. Ou encore, toute sous-catégorie pleine A� d’une allégorie
A est une allégorie. Mais si A est tabulaire, A� peut ne pas l’être.
Cette souplesse permet la démarche suivante : pour construire une catégorie régulière,
Bi)
voire même un topos, ayant certaines propriétés, à partir d’allégories non tabulaires (B
A)
bien choisies, on construit une allégorie tabulaire A et on montre que la catégorie M ap(A
a les propriétés désirées.
Cette démarche a été effectivement utilisée pour la construction de certains topos.
Elle est encore un peu “pionnière”, mais devrait se répandre.
(ii) En plus de l’aspect “utilitaire” évoqué ci-dessus, il y a d’autres raisons de s’intéresser aux allégories. Les axiomes sont peu nombreux, simples et élégants. Pour un
mathématicien c’est une bonne motivation. Plus profondément, la structure d’allégorie
est esquissable par limites (projectives) finies. Les catégories de telles structures sont
bien connues et ont de très nombreuses propriétés. On “hérite gratuitement” de toutes
ces connaissances pour A ll.
C) des
On peut de plus, si C est une catégorie à limites finies, définir la catégorie A ll(C
catégories internes à C . Rien de tout cela n’est possible pour les allégories tabulaires, les
catégories régulières, etc.
Malgré le paradoxe apparent, les allégories sont donc plus simples que les catégories
régulières. Cela explique la souplesse de A ll.
(iii) Les correspondances de 2.2.1 ne sont pas très satisfaisantes. On y rencontre de
nombreux foncteurs X → Y où l’une des deux catégories X ou Y a une structure de
2-catégorie, mais pas l’autre. Au §3 nous remédierons à cela en définissant la stucture
de 2-catégorie sur All, et nous montrerons comment des constructions 2-fonctorielles
importantes, bien connues pour Reg, se prolongent à All.
3
3.1
La 2-catégorie des allégories
Quatrains
3.1.1 Soit A une allégorie. Un quatrain de A est un diagramme :
153
Du vieux et du neuf sur les allégories
où f et g sont des fonctions, et qui vérifie :
(Q)
ϕ ≤ g 0 ϕ� f .
A) l’ensemble de ces quatrains, et pour des raisons qui apparaı̂tront
On désigne par Q (A
plus loin on note indifféremment un tel quatrain :
(ϕ, ϕ� ) : f � g
ou
(f, g) : ϕ → ϕ�
3.1.2 Si f et g sont des fonctions, (Q) est équivalent à chacune des conditions :
(Q� )
g ϕ ≤ ϕ� f
(Q�� )
g ϕ f 0 ≤ ϕ�
(Q0 )
0
ϕ0 ≤ f 0 ϕ� g
3.1.3 Remarques
(i) Si A est l’allégorie des ensembles, (f, g) : ϕ → ϕ� ssi, pour tout (a, b) ∈ A × B, on
a : ϕ(a, b) =⇒ ϕ� (f a, gb) ce qui explique (Q) ;
(ii) Il résulte de (Q� ) que si ϕ et ϕ� sont aussi des fonctions, le diagramme est un
quatrain ssi il est commutatif ;
(iii) De (Q0 ) on déduit que (ϕ, ϕ� ) : f � g ssi (ϕ0 , ϕ�0 ) : g � f ;
(iv) Si F : A → B est un morphisme d’allégories, il préserve les quatrains.
3.1.4 Si (ϕ1 , ϕ�1 ) : f � g et (ϕ2 , ϕ�2 ) : f � g sont deux quatrains (de même source f , et
même but g), (ϕ1 ∩ ϕ2 , ϕ�1 ∩ ϕ�2 ) : f � g est un quatrain.
Cela se généralise aux familles (ϕi , ϕ�i ) : f � g (i ∈ I) telles que les intersections
(ϕ = ∩i ϕi ) et (ϕ� = ∩i ϕ�i ) existent. On a alors (ϕ, ϕ� ) : f � g.
3.1.5 Soit (ϕ, ϕ� ) : f � g tel que ϕ et ϕ� aient des tabulations.
Il existe une fonction unique h : T → T � rendant commutatif le diagramme
154
Jean Bénabou
3.1.6 On peut recoller les quatrains de deux façons (voir diagramme ci-dessous) :
(i) à (ϕ, ϕ� ) : f � g et (ψ, ψ � ) : g � h on associe (ψϕ, ψ � ϕ� ) : f � h
(ii) à (f, g) : ϕ � ϕ� et (f � , g � ) : ϕ� → ϕ�� on associe (f � f, g � g) : ϕ → ϕ��
Cela définit deux lois de composition partielles, associatives et unitaires, qui commutent
en un sens évident, i.e. définissent une catégorie double au sens d’Ehresmann, notée
A).
Q tr(A
3.2
Transformations
=⇒ G est
3.2.1 Si F et G : A
B sont des représentations, une transformation f : F=⇒
une famille de fonctions de B , (fA : F A → GA)A∈ObA
telle
que
pour
tout
ϕ
:
A
�
A1 ∈ A
A
le diagramme ci-dessous est un quatrain.
FA1
FA
fA1
fA
GA
GA1
Le recollement de 3.1.6 (ii) fournit la composition horizontale des transformations qui
A, B ) ayant pour objets les représentations de A dans B et
détermine la catégorie A ll(A
pour flèches les transformations.
Le recollement de 3.1.6 (i) fournit les accouplements :
A, B ) × A ll (B
B , C ) → A ll (A
A, C )
A ll (A
et l’on obtient ainsi la 2-catégorie A ll des allégories. Bien évidemment :
R el : R eg → A ll et M ap : A ll → C at sont des 2-foncteurs.
3.2.2 Si E est régulière, il en est de même de la catégorie EX des foncteurs X → E , où
X est une (petite) catégorie. Nous allons étendre cette construction aux allégories.
Si A est une allégorie et X une catégorie on note AX l’allégorie suivante :
155
Du vieux et du neuf sur les allégories
A).
Ses objets sont les foncteurs F : X → M ap(A
Un morphisme ϕ : F � G est une famille (ϕX : F X � GX)X∈ObX
X telle que pour
tout x : X → Y ∈ X le diagramme ci-dessous est un quatrain :
Si ϕ : F � G, ϕ0 : G � F est défini par (ϕ0 )X = (ϕX )0
Si ϕ et ϕ� : F � G, ϕ ≤ ϕ� ssi (ϕX ) ≤ ϕ�X pour tout X.
Cette construction a toutes les propriétés formelles auxquelles on peut s’attendre, notamment :
AX ) = (M
A))X ;
(i) M ap(A
(Map(A
(ii) Si A est tabulaire il en est de même de AX ;
(iii) Si E est régulière on a un isomorphisme canonique d’allégories
X
E)X � R el(E
EX
R el(E
);
(iv) Pour toute allégorie B on a un isomorphisme canonique
X
X , A ll( B , A )).
B, AX
A ll (B,
) � C at(X
(Pour les experts A ll est “cotensorisée” sur C at) ;
(v) Elle est bien sûr 2-fonctorielle en A et X .
3.2.3 La 2-catégorie A ll a des limites projectives “fortes” i.e. telles que :
B , lim Ai ) � lim A ll(B
B , Ai )
A ll(B
←−
←−
A2
Le 2-foncteur A �→ A , où 2 est la catégorie 0 → 1, a les mêmes propriétés formelles
que dans C at.
Il en résulte que la 2-catégorie A ll a toutes les propriétés “australiennes” décrites
dans la section B1.1. de Johnstone (2002). En particulier on peut construire les allégories
(F, G) où F : A → C et G : B → C
À nouveau le 2-foncteur M ap préserve toutes ces notions.
E).
3.2.4 Si E est une catégorie régulière, il en est de même de E /X pour tout X ∈ Ob(E
Nous allons étendre cette construction aux allégories arbitraires.
A). On définit l’allégorie A /X comme suit.
Soit A une allégorie et X ∈ Ob((A
Un objet est une fonction a : A → X de A .
Un morphisme a � b, où b : B → X, est un ϕ : A � B tel que b ϕ ≤ a c’est-à-dire que
le carré ci-dessous est un quatrain.
156
Jean Bénabou
L’involution et l’ordre partiel sont évidents et font de A /X une sous-allégorie, non pleine
de A2 .
E )/X � R el(E
E /X).
A/X) � M ap(A
A)/X et, si E est régulière, R el(E
On a : M ap(A
Si A est tabulaire, il en est de même de A /X. Le foncteur source δ0 : A /X → A est un
morphisme d’allégories, fidèle et conservatif. Mais A /X est unitaire et δ0 ne l’est pas,
même si A est unitaire.
A) → A ll.
La correspondance X �→ A /X est un foncteur M ap (A
3.2.5 Dans ce qui précède nous n’avons décrit qu’une petite partie des propriétés de
la 2-catégorie A ll. Il n’est pas possible d’en donner beaucoup plus dans le cadre de cet
article. Mentionnons sans détail, la suivante : si Φ : S op → A ll est un pseudo foncteur,
où S est une �catégorie arbitraire la construction de Grothendieck est possible, et fournit
un foncteur Φ : A → S , où A est une allégorie.
Cela conduit à la notion d’allégorie fibrée sur S , et dualement cofibrée sur S , qui mériterait
de longs développements.
A) qui est une allégorie cofibrée
L’exemple le plus simple est le foncteur but : A2 → M ap(A
scindée. De plus, si A est tabulaire, c’est aussi une allégorie fibrée.
3.3
Congruences et calcul de fractions
E) et
3.3.1 Soit E une catégorie régulière, R une congruence sur R el (E
E) → R el(E
E)/R la projection canonique.
Π R : R el(E
Appelons noyau de R l’ensemble
Rel(E
E) /ΠR (f ) est un iso}
K er(R) = {f ∈ E = M ap(R
Ce noyau vérifie :
(i) K er(R) a un calcul de fraction à droite dans E ;
Ker(R)−1 ] est régulier ;
(ii) le foncteur canonique PR : E −→ E [K
(iii) f ∈ K er(R) ssi PR (f ) est inversible ;
E/R) � R el(E
E[K
Ker(R)−1 ]).
(iv) R el(E
E) = {K
K ⊂ Fl (E
E) / K vérifie (i) (ii) et (iii)} et Cong(E
E) l’ensemble des congruences
Notons K (E
E).
sur R el(E
E) sur K(E
E).
La correspondance R �→ K er(R) est une bijection de Cong(E
157
Du vieux et du neuf sur les allégories
E) la congruence R(K
K) sur R el(E
E) définie de la
La bijection réciproque associe à K ∈ K(E
façon suivante. Soient ϕ0 et ϕ1 ∈ A (A, B) tabulées par
p0
q0
p1
q1
A ←− S0 −→ B et A ←− S1 −→ B.
p
q
Si A ←− S −→ B est une tabulation de ϕ0 ∩ ϕ1 , on a deux fonctions uniques
d0
d1
S0 ←−
S −→
S1 rendant commutatif le diagramme :
S0
p0
q0
d0
A
S
p
q
B
d1
p1
q1
S1
K) est définie par ϕ0 ∼ ϕ1 si d0 et d1 ∈ K
et R(K
Remarque :
Ker(R)]−1 on rajoute à E des
la condition (iv) ci-dessus peut sembler paradoxal. Dans E [K
K
R
E
inverses formels des k ∈ er(R), alors que dans el(E )/R on n’ajoute aucune flèche à
Rel(E
E). Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Si k ∈ Ker(R), on a dans Rel(E
E) la relation
0
k , et elle devient l’inverse de k par ΠR .
K) est
3.3.2 Les flèches d0 et d1 sont des monos de E . Il en résulte que la congruence R(K
déterminée par l’ensemble des monos de K .
Soit alors R une congruence arbitraire. on dit qu’un mono d est dense pour R s’il est
dans K (R) et on note D (R) l’ensemble de ces monos.
L’ensemble D (R) vérifie les conditions suivantes :
(i) Il est stable par composition et contient tous les isos de E ;
(ii) Il est stable par produits fibrés le long d’une flèche quelconque de E ;
(iii) Il est local, i.e. pour tout produit fibré :
d
d'
e
où e est un épi strict, si d� ∈ D (R), il en est de même de d ;
(iv) Si m est un mono, et md ∈ D (R), il en est de même de d.
158
Jean Bénabou
E) vérifiant les conditions précédentes sera appelé idéal de E et on
Un ensemble D ⊂ F l(E
E) l’ensemble de ces idéaux. Nous pouvons ainsi énoncer le résultat principal
notera I(E
de cette section :
Pour toute catégorie régulière E , la correspondance R �→ D (R) est une bijecE) des congruences sur Rel(E
E) sur l’ensemble I(E
E)
tion de l’ensemble Cong(E
E
des idéaux de .
3.3.3 Tout ce qui précède s’étend au cas semi-régulier. Si E est semi-régulière on peut
E), notons D (R) la sousdéfinir la notion d’idéal de E . Pour toute congruence R sur R el(E
catégorie de E ayant les mêmes objets et pour flèches les f : A → B telles que idA = f 0 f
et f 0 f ∼ idB . C’est un idéal, et la correspondance R �→ D (R) est à nouveau bijective.
C’est de la technique, que nous ne décrirons pas, et nous nous restrindrons aux catégories
régulières.
3.3.4 Oublions un moment le formalisme, et faisons une analogie, naı̈ve mais féconde.
E) × R el(E
E),
Si E est régulière, une congruence R sur E est une sous-catégorie de R el(E
vérifiant des axiomes où l’involution ϕ �→ ϕ0 intervient. Un idéal D de E est beaucoup
E) et les axiomes que D doit vérifier ne font
plus petit. C’est une sous-catégorie de M ono(E
E).
aucune référence à l’involution ni à l’ordre dans R el(E
La situation est très semblable à celle des anneaux. Une congruence R sur un anneau
A est un sous-anneau de A × A. Elle est déterminée par l’idéal I = {a/a ∼ 0}. Et le
calcul sur les congruences est avantageusement remplacé par le calcul sur les idéaux. Il en
E) où E est régulière. Une différence majeure
va de même pour les congruences sur R el(E
K−1 ] dont les propriétés
cependant : la projection p : A → A/I est remplacée par E → E [K
font intervenir de façon essentielle le fait que R eg et A ll sont des 2-catégories.
3.3.5 Les congruences ont peu été abordées dans la “littérature allégorique”. Rien à leur
sujet dans Johnstone (2002) et très peu dans Freyd et Scedrov (1990). Avant même
l’introduction des allégories et de leurs congruences, j’avais jeté les fondements de ce
2-calcul dans Bénabou (1989) par le biais des calculs de fractions. J’avais caractérisé les
catégories K vérifant les propriétés (i) (ii) et (iii) de 3.3.1, que j’avais même, de façon
“prémonitoire”, appelées congruences. Et avec des notations et une terminologie un peu
∼
E) → I(E
E).
différente j’avais établi la bijection : K(E
Le lecteur intéressé trouvera dans cet article bien des développements sur ce “2-calcul”
des congruences et des idéaux.
Bibliographie
[1] J. Bénabou, « Some remarks on 2-categorical algebra », Bull. Soc. Math de Belgique
Vol XLI, 1989, p. 127-194.
[2] P. Freyd & A. Scedrov, Categories, allegories, North Holland, 1990.
[3] P. Grillet, Regular Categories, Springer Lecture Notes in Mathematics, 236, 1971,
p. 121-222.
[4] P. T. Johnstone, Sketches of an Elephant, Oxford University Press, 2002. Voir particulièrement p. 18-30, et 130-160.
[5] J. Riguet, « Relations binaires, fermetures, correspondances de Galois », Bull. Soc.
Math. Fr. 76, 1948, p. 114-155.
159
Des jets aux infiniment petits :
quand l’intuition se mue en rigueur
Francis Borceux
Département de Mathématique,
Université Catholique de Louvain,
Le plan tangent à une surface — disons, une surface de l’espace réel usuel à trois
dimensions — est quelque chose que nous pouvons définir facilement, de beaucoup de
façons différentes d’ailleurs, en utilisant quelque part des dérivées. Rappelez-vous : la
dérivée d’une fonction
f : R −→ R, x �→ f (x)
c’est la fonction
df
: R −→ R,
dx
x �→ pente en x de la tangente à y = f (x).
Pour raccourcir le langage, faisons une fois pour toute la convention que toutes les fonctions que je considère sont dérivables ; je ne le rappellerai plus.
On définit donc le plan tangent au moyen de dérivées ; mais la dérivée de quoi ? Ce
que nous devons dériver c’est l’équation, ou les équations, qui décrivent la surface dans
l’espace ambiant. Les équations qui nous disent où se trouve précisément la surface dans
l’espace. Mais une sphère, ou un tore, ou un ellipsoı̈de, ce sont des surfaces qui existent
par elles-mêmes, indépendamment de la manière dont on les plonge dans un espace à
trois, quatre, ou cinq dimensions. Quand je vous parle du plan tangent à une sphère,
vous comprenez ce que je veux dire : je n’ai pas besoin de vous donner des équations,
de vous préciser la position de la sphère dans l’espace. Donc on devrait pouvoir parler
de l’espace tangent à une surface, indépendamment de tout plongement de cette surface
dans un espace à trois, ou quatre, ou cinq dimensions. Et c’est a fortiori vrai si l’on pense
à des surfaces telles que le plan projectif : le plan usuel auquel on a ajouté des “points à
l’infini”. Voilà une surface que plusieurs d’entre nous ont rencontrée . . . en général sans
même savoir que le plan projectif se plonge dans l’espace à six dimensions !
Les mathématiciens savent depuis pas mal de temps déjà comment définir une surface
de manière intrinsèque, sans la regarder comme une partie d’un espace de dimension
supérieure. Je me limiterai à l’approche la plus intuitive, même si elle est loin d’être la
plus générale.
Aucun d’entre nous, je pense, n’a encore eu l’occasion d’embarquer dans un vaisseau
spatial pour regarder la Terre de loin et faire de la géographie de visu, en vraie grandeur.
Quand nous nous intéressons à recueillir une information concernant la surface de la
Terre — la position d’une ville, le cours d’un fleuve, un itinéraire routier, l’altitude
d’une montagne — nous ne montons pas dans une fusée pour aller embrasser tout cela
161
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
d’un seul coup d’oeil, non : nous consultons un atlas géographique. C’est quoi, un atlas
géographique ? C’est une collection de cartes locales, chacune représentant une partie de
la surface de la Terre. Aujourd’hui je choisis de me simplifier la vie : je vais m’intéresser
à une seule carte, pas à la façon dont on passe d’une carte à l’autre.
Et une carte de géographie, c’est quoi ? C’est la représentation, sur un morceau de
plan, d’une surface qui dans la réalité, n’est pas plate du tout. Prenez une carte de
l’Institut Géographique National : c’est une feuille toute plate, de la taille d’une table,
mais qui — par exemple, grâce aux courbes de niveau — vous permet de déduire ce
qu’est le relief sur une étendue de plusieurs kilomètres carrés. Les lignes de niveau vous
permettent de repérer les collines, les vallées. L’écartement entre les lignes de niveau vous
permet de juger d’un coup d’oeil si la pente est raide ou si elle est douce. Etc.
Mathématiquement, une “carte” d’un morceau de surface est la donnée d’un morceau
du plan R2 et d’indications métriques qui permettent, à partir de cette représentation
fatalement faussée qu’est la carte, de recalculer ce que sont les vraies longueurs, les vrais
angles, les vraies directions sur la surface. J’ai bien dit recalculer — comme ont l’habitude
de le faire les marins — pas simplement mesurer à l’échelle : car la carte est plate, alors
que la surface de la Terre ne l’est pas. Plus généralement, une surface de Riemann est un
atlas de cartes, c’est-à-dire de morceaux de R2 , munis d’indications métriques permettant
de calculer les vraies longueurs et les vrais angles sur la surface, ainsi que d’indications
sur la manière dont des cartes voisines se chevauchent.
Mais revenons-en à nos bonnes vieilles surfaces plongées dans l’espace à trois dimensions. Des surfaces que nous voulons étudier à partir d’une carte bien plate, d’un morceau
de R2 muni d’indications métriques. Le plan tangent en un point de la surface, c’est tout
simplement l’espace de tous les vecteurs tangents en ce point. Et il reste à définir ce qu’est
un vecteur tangent. Mais attention n’oublions pas que nous sommes à la recherche d’une
définition intrinsèque, une définition qui ne fait pas référence au plongement particulier
de la surface dans l’espace à trois dimensions. Une définition que nous pouvons donner à
partir de notre carte toute plate et de ses indications métriques.
Le problème est qu’un vecteur tangent, cela ne se trouve pas à l’intérieur de la surface,
cela se trouve en dehors de celle-ci, dans l’espace ambiant. Donc le vecteur tangent n’est
pas représenté à l’intérieur de la carte. Mais un vecteur tangent à la surface, c’est en
particulier un vecteur tangent à une courbe tracée sur la surface, une courbe qui elle,
est bel et bien à l’intérieur de la surface. Donc une courbe que je peux représenter sur
ma carte. Bien sûr, beaucoup de courbes différentes, tracées sur la surface, peuvent avoir
le même vecteur tangent. Qu’à cela ne tienne : il suffit de faire ce que l’on appelle un
quotient. Déclarons équivalentes en un point deux courbes tracées sur la surface et qui
ont le même vecteur tangent en ce point. Pour préciser un vecteur tangent en un point,
je peux tout aussi bien préciser quel est le “paquet” de toutes les courbes tracées sur la
surface et admettant ce vecteur comme vecteur tangent. Donner l’ensemble de tous ces
“paquets” de courbes, c’est équivalent à donner l’ensemble de tous les vecteurs tangents.
Je peux donc définir le plan tangent à la surface comme étant l’ensemble de tous ces
“paquets” de courbes, deux courbes étant dans le même “paquet” quand elles admettent
le même vecteur tangent.
Mais cela ne résoud en rien notre problème car si les courbes sont bien tracées sur la
surface, la relation d’équivalence entre deux courbes — le fait d’avoir le même vecteur
tangent — utilise explicitement ce vecteur tangent . . . la chose précisément que nous
cherchions à définir intrinsèquement.
162
Francis Borceux
Mais cette nouvelle difficulté est facile à surmonter. Considérons une surface S dans
l’espace à trois dimensions et une carte de cette surface. Il s’agit d’un morceau C du plan
R2 et d’une fonction
f : C −→ S ⊆ R3 , (u, v) �→ f (u, v)
qui me dit quel point de la surface correspond à chaque point de la carte. Plus des
données métriques que je ne précise pas ici. Pour supporter l’intuition, imaginez le cas
d’un morceau S de la sphère et pensez que u et v sont la “longitude” et la “latitude” du
point correspondant sur la sphère.
Une courbe sur la surface peut bien sûr être décrite en dessinant cette courbe sur la
carte, c’est-à-dire en donnant une fonction
g : ]a, b[−→ C ⊆ R2 ,
t �→ g(t).
La courbe dans l’espace, la vraie courbe, sur la vraie surface, est alors simplement le
composé
g
f
]a, b[−→ C −→ S.
Pour la facilité des notations, convenons que nous avons choisi les paramètres de sorte
que 0 ∈]a, b[ et que g(0) = (u0 , v0 ) soit le point en lequel nous voulons calculer le plan
tangent.
Vous ne serez guère étonnés si je vous dis que deux courbes tracées sur la surface sont
tangentes si et seulement si leurs représentations sur la carte sont tangentes. Si ce n’était
pas le cas, avouez que la carte serait d’une piètre qualité ! C’est bien le cas, rassurez-vous,
et cela se démontre facilement à coup de dérivées partielles. Je vous fais grâce des détails.
Considérons donc une autre courbe tracée sur la surface et passant par le même point
de coordonnées (u0 , v0 ). Il n’y a bien sûr aucune restriction à écrire cette seconde courbe
en fonction du même paramètre t :
f
h
]a, b[−→ C −→ S.
Cette seconde courbe sur la surface admet le même vecteur tangent que la première,
précisément quand les deux courbes tracées sur la carte
g : ]a, b[−→ C,
h : ]a, b[−→ C
admettent le même vecteur tangent. Et rappelons-nous qu’une tangente, cela se calcule
au moyen d’une dérivée. Donc finalement les deux courbes f ◦ g et f ◦ h tracées sur la
surface admettent le même vecteur tangent au point considéré si et seulement si
dg
dh
(0) =
(0).
dt
dt
Cette fois c’est gagné : il s’agit là d’une condition exprimée uniquement dans la carte
C, sans plus recourir à la fonction f qui nous explique comment la surface est positionnée
dans l’espace. Deux courbes tracées sur la carte C par un point de paramètres (u0 , v0 )
sont donc décrétées équivalentes en ce point lorsqu’elles ont le même vecteur tangent
dans cette carte, c’est-à-dire quand
dh
dg
(0) =
(0).
dt
dt
163
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
Une classe d’équivalence pour cette relation d’équivalence, un “paquet de courbes” équivalentes en ce sens, c’est ce qu’on appelle un jet. L’ensemble de ces jets, c’est ce qu’on
appelle l’espace tangent à la surface au point de paramètres (u0 , v0 ). Et on a ainsi défini
l’espace tangent, à partir de la carte, sans se référer au plongement dans l’espace.
La notion de jet est due à Charles Ehresmann (1951). Celle que j’ai définie ici est
celle de 1-jet, car elle n’utilise que des dérivées premières. Il y a plus généralement une
notion de r-jet, utilisant des dérivées jusqu’à l’ordre r. Et bien sûr au lieu de courbes et
de surfaces, c’est-à-dire d’objets géométriques de dimensions 1 et 2, la théorie des jets
s’applique tout aussi bien en dimensions supérieures. Cette théorie des jets, due à Ehresmann, est aujourd’hui utilisée de manière universelle en géométrie différentielle, au point
que beaucoup de gens ne savent plus d’où elle vient, tellement elle apparaı̂t naturelle. La
notion de jet a en particulier été utilisée par d’autres grands mathématiciens tels René
Thom et André Weil (1953) pour étudier les singularités des variétés différentiables. Et
bien, même si cela ne saute pas encore aux yeux, cette notion de jet nous amène aux
portes d’une théorie des infiniment petits, suivant une idée de F. William Lawvere (1998)
et de Anders Kock (1951). Pour comprendre cela, intéressons-nous au cas particulier
d’une parabole tracée dans notre carte C de la surface y = x2 .
Pour reprendre les notations antérieures, cette parabole est la courbe
g : ]a, b[−→ C,
t �→ (t, t2 ).
Le vecteur tangent à cette parabole est donné par la dérivée de g :
dg
(t) = (1, 2t).
dt
et sa valeur à l’origine est
dg
(0) = (1, 0).
dt
Comme seconde courbe, considérons l’axe des x, qui est d’équation y = 0. Avec les
notations antérieures, il s’agit de la courbe
h : ]a, b[−→ C,
t �→ (t, 0).
Le vecteur tangent est donné par la dérivée de h
dh
(t) = (1, 0).
dt
C’est un vecteur constant, qui ne dépend plus de t, donc en particulier
dh
(0) = (1, 0).
dt
Conclusion : la parabole et l’axe des x admettent le même vecteur tangent à l’origine
dg
dh
(0) =
(0).
dt
dt
La parabole et l’axe des x définissent le même jet à l’origine.
164
Francis Borceux
Intuitivement, deux courbes g et h donnant lieu au même jet en un point, c’est-à-dire
ayant le même vecteur tangent en un point, donc la même tangente en ce point, sont de
plus en plus indiscernables lorsque l’on s’approche de plus en plus du point considéré.
En d’autres termes, si t est un réel de plus en plus petit, les deux morceaux de courbes
déterminés par g et h sur l’intervalle ] − t, +t[ sont de plus en plus indiscernables. Et si
cela avait un sens, et bien on pourrait dire que pour une valeur de t infiniment petite, les
deux courbes g et h coı̈ncident.
Et bien pendant un moment, faisons semblant de croire que des nombres réels infiniment petits, cela existe. Faisons semblant de croire que nos deux fonctions g et h qui
ont le même vecteur tangent à l’origine sont égales “sur tous les nombres réels infiniment
petits”. Alors pour tout nombre réel t infiniment petit
(t, t2 ) = g(t) = h(t) = (t, 0).
Conclusion : si nous prenions au sérieux l’existence de nombres réels infiniment petits,
notre raisonnement nous conduirait à admettre que t2 = 0 pour tout nombre réel t
infiniment petit.
Mais tout cela n’était qu’un jeu bien sûr, car nous savons tous que le seul nombre réel
t tel que t2 = 0, c’est t = 0. Ce n’est certainement pas un mathématicien qui va vous
dire le contraire.
Pourtant c’est bien là l’idée de la théorie des infiniment petits de Lawvere et Kock.
Un nombre petit a un carré encore plus petit : un millième au carré, cela ne fait plus
qu’un millionième. Un nombre très très petit a un carré presque négligeable. Et bien un
nombre est décrété infiniment petit quand son carré devient tout bonnement nul. Existet-il de tels nombres, que bien sûr dans la suite j’éviterai d’encore appeler nombres réels ?
Pourquoi pas !
Bien sûr votre religion vous interdit de penser qu’il puisse exister des nombres autres
que 0 dont le carré soit nul. C’est bien dommage : vous devriez changer de religion.
Rappelez-vous, à une certaine époque, le même genre d’attitude interdisait aux mathématiciens de penser qu’un nombre négatif puisse avoir une racine carrée. Et pourtant
Dieu sait — le dieu que vous voulez, puisque je vous ai dit de changer de religion —
et pourtant Dieu sait si les nombres complexes sont importants en mathématique et en
physique. Mais puisque nous sommes d’accord aujourd’hui de considérer qu’un nombre
négatif puisse avoir une racine carrée — racine carrée qui n’est plus un nombre réel, mais
un nombre complexe — posons-nous sérieusement la question de savoir s’il n’existerait
pas une autre notion de nombre, plus générale que celle de nombre réel, pour laquelle un
nombre non nul pourrait avoir un carré nul.
Oh, des objets de carré nul, il en existe beaucoup en mathématique. Par exemple,
prenez la théorie des matrices. Il existe beaucoup de matrices non nulles dont le carré est
nul. Par exemple :
�
��
� �
�
0 r
0 r
0 0
=
.
0 0
0 0
0 0
Mais voici un autre exemple, beaucoup plus significatif pour le problème qui nous
intéresse. Vous savez tous ce que sont des polynomes, comment on les additionne, on les
165
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
soustrait, on les multiplie. Par exemple :
(aX + b) + (cX 2 + dX + e) = cX 2 + (a + d)X + (b + e) ;
(aX + b) − (cX 2 + dX + e) = −cX 2 + (a − d)X + (b − e) ;
(aX + b) × (cX 2 + dX + e) = (ac)X 3 + (bc + ad)X 2 + (ae + bd)X + (be).
Les polynomes constitutent ce que l’on appelle un anneau : un ensemble muni d’une
addition, d’une soustraction et d’une multiplication, qui satisfont à toutes les égalités
arithmétiques usuelles de ces opérations.
Et bien maintenant faisons ce que l’on appelle le quotient de l’anneau des polynomes
par l’équation
X 2 = 0.
Cela veut dire quoi ? Et bien cela veut dire qu’à partir de maintenant je remplace systématiquement X 2 par zéro. Absurde me direz-vous. Peut-être, mais pas tant que cela.
Faisons une comparaison.
Imaginez que vous ayez une petite calculatrice de poche, reçue en cadeau dans une
boı̂te de poudre à lessiver, une calculatrice qui travaille uniquement avec huit décimales.
Que vous le veuillez ou non, pour votre calculatrice, un millionième au carré, c’est égal
à zéro :
(0, 00000100)2 = 0, 00000000.
Et bien sûr aussi,
π = 3, 14159265
pas une décimale de plus ! Pourtant votre calculatrice fait des calculs, de manière parfaitement logique : son arithmétique répond à des règles précises, est tout ce qu’il y a de
plus cohérent. Et de plus utile, avouez-le. Pourtant cette arithmétique de la calculatrice
n’obéit pas aux règles usuelles de la vraie arithmétique des vrais nombres réels. Puisque
par exemple, un millionième au carré est égal à zéro !
Et bien faisons maitenant une chose analogue avec les polynomes, en identifiant cette
fois X 2 à 0. A fortiori
X 3 = X 2 · X = 0 · X = 0,
X 4 = X 2 · X 2 = 0 · X 2 = 0, . . . etc.
Tout ce qu’il nous reste, ce sont les polynomes du premier degré. Notre “calculatrice” à
polynomes travaille donc uniquement dans l’ensemble
A = {aX + b|a, b ∈ R}
des polynomes du premier degré. Vous serez je suppose d’accord avec moi pour dire qu’il
est parfaitement légitime, même si un peu curieux, de vouloir se restreindre à travailler
uniquement avec les polynomes du premier degré. Bien sûr si on additionne ou si on
soustrait des polynomes du premier degré, on trouve toujours des polynomes du premier
degré. Mais qu’en est-il de la multiplication ?
(aX + b) × (cX + d) = (ac)X 2 + (ad + bc)X + (bd).
Le résultat n’est plus un polynome du premier degré ! Mais bien sûr, puisque nous avons
choisi d’identifier X 2 à 0, il parait cohérent de considérer les opérations suivantes sur
166
Francis Borceux
notre ensemble A des polynomes du premier degré :
(aX + b) + (cX + d) = (a + c)X + (b + d) ;
(aX + b) − (cX + d) = (a − c)X + (b − d) ;
(aX + b) × (cX + d) = (ad + bc)X + (bd).
Voilà, c’est tout. Imposer l’équation X 2 = 0 cela revient à dire qu’au lieu de travailler
avec tous les polynomes, on se restreint à ne considérer que des polynomes du premier
degré. Et sur les polynomes du premier degré, on définit les trois opérations ci-dessus,
parfaitement légitimes, même si la troisième est tout-à-fait inhabituelle.
Et bien figurez-vous que contrairement à l’arithmétique de la calculatrice, ces nouvelles opérations continuent à vérifier toutes les égalités arithmétiques auxquelles vous
êtes habitués, du genre
�
� �
� �
�
p(X) × q(X) + r(X) = p(X) × q(X) + (p(X) × r(X)
pour trois polynomes du premier degré ; etc. On a toujours ce que l’on appelle un anneau : un ensemble A muni d’une addition, d’une soustraction et d’une multiplication
qui vérifient toutes les égalités arithmétiques usuelles de ces opérations. Mais cette fois,
il y a bel et bien dans A des polynomes non nuls dont le carré est nul : à commencer par
le polynome p(X) = X, qui est un vrai polynome non nul du premier degré, mais qui est
tel que
p(X) × p(X) = (1X + 0) × (1X + 0) = 0.
Vous voyez : imposer l’égalité X 2 = 0 dans l’anneau des polynomes, ce n’est pas de la
fumisterie, cela revient tout simplement à construire à partir de l’anneau des polynomes
un autre anneau A dans lequel cette équation X 2 = 0 est maintenant satisfaite. Mais la
multiplication de ce nouvel anneau A est cette fois une multiplication inhabituelle obtenue
en combinant la multiplication usuelle et l’équation X 2 = 0 que l’on veut imposer.
C’est ce que l’on appelle un quotient algébrique : le quotient de l’anneau des polynomes
par l’équation X 2 = 0. Le processus du quotient par une équation est une opération
fondamentale de l’algèbre moderne.
Quand on veut manipuler des racines carrées de nombres négatifs, on commence bien
entendu par remplacer les nombres réels par les nombres complexes. Et bien la théorie
des infiniment petits de Lawvere et Kock commence elle aussi par remplacer les nombres
réels R par un certain anneau R contenant tous les nombres réels usuels et à l’intérieur
duquel il est bien entendu parfaitement légitime de considérer
D = {r ∈ R|r2 = 0}
l’ensemble des éléments de carré nul. Jusque là, rien d’extraordinaire. Et rien ne nous
empêche, si cela nous amuse, d’appeler les éléments de D les infiniment petits de l’anneau
R. Mais Lawvere et Kock vont plus loin : ils prennent au sérieux l’idée que sur les
infiniment petits, une fonction devient indiscernable de sa tangente, c’est-à-dire, devient
une fonction du premier degré. Ils introduisent dès lors l’axiome :
Toute fonction f : D −→ R s’écrit de manière unique sous la forme
f (t) = at + b, avec a, b ∈ R.
167
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
Bien sûr faisant t = 0 on trouve b = f (0). D’autre part s’il y a dans ce contexte une
bonne notion de dérivée, on doit avoir
df
d(at + b)
(0) =
(0) = a.
dt
dt
Lawvere et Kock prennent tout simplement cela comme définition : avec les notations de
leur axiome, il définissent la dérivée de f par
df
(0) = a.
dt
Voilà, c’est tout. La géométrie différentielle synthétique, dont l’étude a été initiée par
Lawvere et Kock, c’est la géométrie différentielle obtenue en remplaçant les nombres réels
par un anneau R satisfaisant à l’axiome ci-dessus, et la notion usuelle de dérivée par celle
évoquée ci-avant.
Mais j’entends bien vos légitimes objections. Tout d’abord, un tel anneau R, est-ce
que cela existe ? Et même si un tel anneau existe, que diable tout cela a-t-il à voir avec la
géométrie au sens usuel du terme ? Et bien pour vous mettre d’emblée . . . on ne peut plus
mal à l’aise, observez simplement qu’un tel anneau, cela ne peut pas exister ! Du moins,
un tel anneau avec de vrais infiniment petits non nuls. En effet considérez la fonction
�
0 si t = 0
f (t) =
1 si t �= 0.
L’axiome de Kock–Lawvere force cette fonction à être du premier degré sur les infiniment
petits :
f (t) = at + b, pour tout t ∈ D.
On a alors
0 = f (0) = a0 + b = b.
Et s’il existe un infiniment petit non nul t, on obtient
1 = f (t) = at + b = at.
Mais 2t est encore infiniment petit puisque
(2t)2 = 4t2 = 4 × 0 = 0.
Donc
1 = f (t + t) = a(t + t) = at + at = 1 + 1
et en simplifiant par 1, on trouve 0 = 1 ! C’est raté ! Il ne peut exister aucun infiniment
petit non nul t.
L’axiome de Kock–Lawvere est-il donc vide de sens ? Pas exactement. Car observez
que pour donner le contre-exemple trivial ci-dessus, nous avons utilisé la règle du tiersexclu : un nombre est nul, ou il ne l’est pas. Plus généralement : une affirmation est
vraie ou elle est fausse. Le principe du tiers-exclu est certainement une règle de base
de la logique classique, une logique qui — il faut bien le reconnaı̂tre — est finalement
assez éloignée de la logique de monsieur tout le monde. Si je vous affirme : En France il
fait beau, vous n’allez pas me dire que j’ai raison — ou que j’ai tort. Vous me direz que
168
Francis Borceux
certains jours à certains endroits j’ai raison, alors que d’autres jours à d’autres endroits
j’ai tort. La valeur de vérité de la phrase En France il fait beau, ce n’est pas vrai ou faux,
c’est plus subtil que cela.
Il est bien connu qu’à l’intérieur des mathématiques les plus classiques qui soient, il
existe des modèles intuitionistes de la théorie des ensembles, des modèles où le principe du
tiers-exclu ne s’applique pas. Parmi ces modèles on trouve notamment ce que l’on appelle
les topos : par exemple, les topos de faisceaux. Un objet d’un tel univers, d’un tel topos,
n’est plus quelque chose de rigide, mais — par exemple — est un objet mathématique
qui se déforme de manière continue en fonction d’un certain paramètre : un paramètre
qui peut être le temps, ou n’importe quoi d’autre. Dans une telle structure, vous pouvez
très bien avoir un élément x dont le carré n’est pas nul à l’instant t, mais dont le carré
devient nul à un instant ultérieur. Et dans un tel univers intuitioniste, il peut cette fois
très bien exister des anneaux satisfaisant à l’axiome de Kock–Lawvere.
L’exemple le plus connu de topos est celui du topos des faisceaux sur un espace
topologique. Un espace topologique, c’est tout simplement un ensemble dans lequel on
dispose d’une bonne notion de partie ouverte et de partie fermée. Prenons l’exemple le
mieux connu, le plan R2 usuel. Une partie est fermée quand elle contient tous les points
de sa frontière ; elle est ouverte quand elle ne contient aucun point de sa frontière. Et
bien un faisceau sur le plan, vu comme espace topologique, c’est un ensemble qui évolue
en fonction d’un paramètre, un paramètre qui prend comme valeurs possibles tous les
ouverts du plan.
Pour comprendre, voyons un exemple concret de faisceau sur le plan. Intéressons nous
à nouveau aux surfaces : les surfaces dans R3 d’équation
Z = f (X, Y ).
Certaines de ces surfaces sont définies pour toutes les valeurs de X et de Y , comme par
exemple le paraboloide
Z = X 2 + Y 2.
Mais d’autres ne sont pas définies partout, comme par exemple
Z=
1
1
+
X
Y
qui n’est définie que pour X �= 0 et Y =
� 0. Cela montre que toutes les surfaces qui nous
intéressent s’organisent naturellement en un faisceau
�
�
F = F (U ) U ∈O
où
•
•
Bien
•
O est l’ensemble de tous les ouverts du plan ;
F (U ) estl’ensemble de toutes les surfaces définies sur l’ouvert U .
sûr un tel faisceau possède une structure interne assez naturelle :
si une surface est définie sur un ouvert U , elle est a fortiori définie sur n’importe
quel ouvert plus petit ;
• si on a une surface définie sur l’ouvert U1 et une autre définie sur l’ouvert U2 , et
si ces deux surfaces coincident sur l’intersection U1 ∩ U2 , on peut les “recoller” de
manière unique pour obtenir une surface définie sur la réunion U1 ∪ U2 des deux
ouverts ; le même argument s’applique à une famille quelconque (Ui )i∈I d’ouverts,
pas seulement U1 et U2 .
169
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
Ce sont là précisément les deux axiomes qui définissent un faisceau.
Tout topos possède, comme je l’ai dit, une logique intrinsèque — de nature intuitioniste, c’est-à-dire sans la règle du tiers-exclu — une logique dans laquelle on peut
interpréter toutes les formules de la théorie des ensembles. Dans le cas particulier du
plan, on peut démontrer que la logique intrinsèque du topos de faisceaux se réduit à une
expression particulièrement simple : la logique locale. En voici la description :
Une formule ϕ de la théorie des ensembles est localement valide dans notre
faisceau F si et seulement si, pour chaque point du plan, elle est valide au
sens classique du terme sur tout un voisinage de ce point.
Et cela change tout ! Cela fournit une logique toute différente de la logique classique !
Voyons le sur deux cas particuliers.
Tout d’abord, quand on a une surface partout définie
Z = f (X, Y )
il est bien clair qu’en chaque point (X, Y ) du plan
f (X, Y ) = 0 ou f (X, Y ) �= 0.
C’est le tiers-exclu ! Et bien cela est faux dans la logique locale ! En effet, pour que cela
soit vrai dans notre logique locale, il faudrait qu’étant donné un point (X0 , Y0 ) quelconque
du plan, l’une des deux conditions suivantes soit satisfaite :
• f (X, Y ) = 0 pour tous les points (X, Y ) dans un voisinage de (X0 , Y0 ) ;
ou
• f (X, Y ) �= 0 pour tous les points (X, Y ) dans un voisinage de (X0 , Y0 ).
La première condition cause un réel problème : f (X0 , Y0 ) peut très bien être nul sans
que ce soit le cas pour aucun autre point (X, Y ) voisin. Par exemple dans le cas du
paraboloide
Z = X 2 + Y 2,
f (X, Y ) = X 2 + Y 2 s’annule en (0, 0), mais en aucun autre point au voisinage de (0, 0).
La formule
f (X, Y ) = 0 ou f (X, Y ) �= 0,
vraie classiquement, n’est pas valable dans la logique locale. La logique locale ne se
contente pas du fait qu’une des deux propriétés soit vraie en chaque point du plan, elle
exige que quand une propriété est vraie en un point, elle soit vraie également tout autour
de ce point.
Voyons un autre exemple, offrant des conclusions opposées.
Il existe un entier n ∈ N tel que la fonction f est bornée par n.
C’est évidemment faux classiquement : prenez à nouveau le paraboloide
Z = X 2 + Y 2.
Quand X et Y deviennent grands, la fonction f (X, Y ) = X 2 + Y 2 peut prendre des
valeurs aussi grandes que l’on veut, donc n’est bornée par aucun entier. Mais sur un petit
voisinage de chaque point (X0 , Y0 ), la fonction X 2 + Y 2 est bornée, donc est bel et bien
bornée par un certain entier n. L’affirmation ci-dessus est dès lors vraie au sens de la
logique locale, alors qu’elle était fausse classiquement. Dans ce second exemple, la logique
170
Francis Borceux
locale est plus souple que la logique classique, car elle nous autorise à choisir un autre
entier n chaque fois que nous changeons de point (X0 , Y0 ).
Voilà esquisée, à travers quelques exemples concrets, une très brève évocation de ce
qu’est la logique intrinsèque d’un topos, une logique qui — en particulier — n’admet pas
la loi du tiers-exclu. Mais je l’ai déjà dit : un topos, muni de sa logique intrinsèque, c’est
un modèle intuitioniste de la théorie des ensembles. Ce n’est pas trivial à démontrer, bien
entendu. Mais le résultat est magnifique ! Car il signifie qu’aussi compliqué que puisse
être le topos particulier qui nous intéresse :
Tout théorème que je peux démontrer dans les ensembles, en n’utilisant que
les règles de la logique intuitioniste — c’est-à-dire sans le tiers-exclu — est
automatiquement valable dans tout topos.
C’est la loi du tiers-exclu qui vidait de son sens l’axiome de Kock–Lawvere ! Mais
elle n’est plus valable dans un topos. Et bien je vais maintenant tenter d’esquisser la
construction d’un topos dans lequel il existe un anneau R qui satisfait à l’axiome de
Kock–Lawvere, quand on interprète cet axiome dans la logique intrinsèque du topos.
Un anneau A, c’est comme nous l’avons vu un ensemble muni d’une addition, d’une
soustraction et d’une multiplication et satisfaisant aux règles arithmétiques usuelles. Mais
alors, chaque fois que l’on prend un polynome à coefficients entiers, par exemple
p(X) = 2X 3 − 3X 2 + X − 2
on peut construire une fonction correspondante sur l’anneau A, fonction que je noterai
encore p
p : A −→ A, a �→ p(a) = 2a3 − 3a2 + a − 2
puisque cela ne requiert que des additions, des soustractions et des multiplications. Plus
généralement, si
p(X1 , . . . , Xn )
est un polynome à plusieurs variables à coefficients entiers, on obtient une fonction correspondante
p : An −→ A, (a1 , . . . , an ) �→ p(a1 , . . . , an )
sur l’anneau.
Et bien de manière analogue, une C ∞ -algèbre est par définition un ensemble A muni,
pour toute fonction infiniment dérivable
f : Rn −→ R, (r1 , . . . , rn ) �→ f (r1 , . . . , rn )
d’une opération correspondante, que pour la facilité on continue à noter de la même
manière
f : An −→ A, (a1 , . . . , an ) �→ f (a1 , . . . , an )
Les axiomes entre toutes ces opérations définies sur A sont toutes les égalités valides
entre les fonctions correspondantes sur les réels.
Voyons un exemple concret, montrant tout l’intérêt de cette notion en géométrie.
Toute surface S au sens usuel donne lieu à une C ∞ -algèbre, à savoir, l’ensemble des
fonctions infiniment dérivables de S dans R
A = C ∞ (S, R).
171
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
C’est bien une C ∞ -algèbre, car toute fonction infiniment dérivable
f : Rn −→ R
induit par composition une opération
C ∞ (S, R)n −→ C ∞ (S, R),
(h1 , . . . , hn ) �→ f (h1 , . . . , hn )
où bien entendu
f (h1 , . . . , hn ) : S −→ R,
�
�
x �→ f h1 (x), . . . , hn (x) .
L’argument qui précède n’a évidemment rien à voir avec le fait que S soit une surface
de dimension 2. Vous pouvez tout aussi bien prendre une variété différentiable S de
dimension quelconque. Ou encore remplacer S par R, tout simplement.
Parmi toutes les C ∞ -algèbres, il y a celles de présentation finie : celles que l’on peut
décrire au moyen d’un nombre fini de générateurs et un nombre fini d’équations. Qu’est-ce
que cela veut dire ?
Faisons le parallèle avec les anneaux. Je dirai que trois éléments a, b, c d’un anneau
A engendrent cet anneau, si tout élément de A peut se reconstruire à partir de a, b, c
au moyen des opérations d’anneau, c’est-à-dire par additions, soustractions et multiplications. Par exemple si
A = R[X, Y, Z]
est l’anneau des polynomes à trois variables X, Y , Z, les trois polynomes
q(X, Y, Z) = X,
r(X, Y, Z) = Y,
s(X, Y, Z) = Z
engendrent l’anneau A. Car par exemple le polynome
p(X, Y, Z) = 2XY 3 − 3XY Z
peut s’écrire
p(X, Y, Z) = XY Y Y + XY Y Y − XY Z − XY Z − XY Z
c’est-à-dire une combinaison des trois polynomes q, r, s au moyen des opérations d’anneau. Et bien sûr après cela on peut forcer des équations, comme nous l’avons fait toutà-l’heure pour l’équation X 2 = 0.
Je fais donc de même avec les C ∞ -algèbres : je m’intéresse à celles que je peux reconstruire entièrement à partir d’un nombre fini de générateurs et un nombre fini de quotients
par des équations, le tout au moyen des opérations de C ∞ -algèbres.
Allez, juste une phrase à l’intention de ceux qui connaissent bien les topos. En notant
A la catégorie des C ∞ -algèbres de présentation finie, on définit sur la catégorie duale Aop
une topologie au sens de Grothendieck. Et l’on choisit comme univers de travail, le topos
de faisceaux correspondant.
Mon Dieu, qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ! Et bien cela signifie que
je vais travailler dans un univers E non plus d’ensembles rigides, mais de familles d’ensembles X = (XA )A∈A qui varient en fonction d’un paramètre A. Et cette fois l’ensemble
A des paramètres n’est plus un ensemble d’ouverts comme tout-à-l’heure, mais est l’ensemble de toutes les C ∞ -algèbres de présentation finie. Un “ensemble” de mon nouvel
172
Francis Borceux
univers E, c’est maintenant une famille d’ensembles indexée par toutes les C ∞ -algèbres
de présentation finie. Et bien sûr des propriétés de restriction et de recollement entre
tout cela, propriétés de “faisceau” dont je vous fais grâce. En d’autres termes, ce sont les
C ∞ -algèbres de présentation finie qui jouent maintenant le rôle que les ouverts du plan
jouaient dans notre exemple du faisceau des surfaces. Ce nouvel univers E est ce que l’on
appelle un topos de Grothendieck, dont les objets sont encore appelés des faisceaux.
Parmi tous ces “faisceaux” il y a celui on ne peut plus banal défini par
R = (XA )A∈A ,
XA = A pour tout A ∈ A.
C’est un anneau car l’addition, la soustraction et la multiplication
+, −, × : R × R −→ R
sont des fonctions infiniment dérivables, donc sont des opérations
+, −, × : A × A −→ A
de chaque C ∞ -algèbre.
Intéressons- nous alors aux éléments de carré nul de cet anneau R :
D = {r ∈ R|r2 = 0}.
Les calculer n’est pas immédiat. Il faut pour cela observer que pour toute C ∞ -algèbre A,
on a toujours l’isomorphisme
�
�
A∼
= Hom C ∞ (R, R), A
où Hom désigne l’ensemble des homomorphismes de C ∞ -algèbres. Cet isomorphisme est
immédiat à établir :
• étant donné f : C ∞ (R, R) → A, on lui associe f (idR ) ∈ A ;
• réciproquement étant donné a ∈ A, on lui associe l’homomorphisme
C ∞ (R, R) −→ A,
h �→ h(a) ;
ce qui a un sens puisque h est l’une des opérations qui existent sur A.
Les algébristes auront reconnu que je viens de montrer que C ∞ (R, R) est la C ∞ -algèbre
libre à un générateur. Mais peu importe.
Nous savons maintenant que notre anneau R peut de manière équivalente s’écrire
�
�
��
R = Hom C ∞ (R, R), A
.
A∈A
Reposons-nous alors la question : quand est-ce que l’élément a ∈ A correspondant à
l’homomorphisme
f : C ∞ (R, R) −→ A, h �→ h(a)
est de carré nul ? Et bien pour le découvrir considérons la fonction identité
idR : R −→ R,
et son carré
id2R : R −→ R,
173
x �→ x
x �→ x2 .
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
Cette fonction “élever au carré” est infiniment dérivable, donc est en particulier une
opération de la théorie des C ∞ -algèbres. Et puisque f est un homomorphisme, il respecte
toutes les opérations de la théorie. Donc
� � �
�2
f id2R = f (idR ) = a2 .
Il en résulte aussitôt que
� �
a2 = 0 si et seulement si f id2R = 0.
Et bien sûr, des homomorphismes non nuls mais qui envoyent cependant la fonction
x2 sur 0, il y en a en général beaucoup. Dans un autre contexte, nous avons observé
tout-à-l’heure que par exemple l’application
δ : C ∞ (R, R) −→ R,
g �→
dg
(0)
dt
est telle que
dt2
(0) = 0.
dt
Pour la petite histoire, j’ajouterai que la théorie des quotients algébriques nous permet
de conclure que f est de carré nul si et seulement si il se factorise à travers le quotient
δ(t2 ) =
C ∞ (R, R) −→ C ∞ (R, R)/�x2 = 0�,
quotient au même titre que celui que nous avons considéré tout-à-l’heure pour les polynomes. Il en résulte que le faisceau des éléments infiniment petits de l’anneau R
D = {r ∈ R|r2 = 0} ⊆ R
peut équivalemment s’écrire
�
�
��
D = Hom C ∞ (R, R)/�x2 = 0�, A
A∈A
.
Ainsi le quotient tout-à-fait classique de l’anneau C ∞ (R, R) par l’équation x2 = 0 est en
fin de compte l’opération classique qui fournit, dans la logique intrinsèque de notre topos
E de faisceaux, les éléments de carré nul de l’anneau R, les éléments que nous avons
choisi d’appeler infiniment petits.
Et bien sachez que cet anneau R que je viens de décrire satisfait à l’axiome de Kock–
Lawvere, pour autant bien sûr que l’on interprète cet axiome dans la logique intrinsèque
du topos E dont j’ai esquissé la construction. Cela demande évidemment un peu de travail
à le démontrer. Mais puisque les topos sont des modèles intuitionistes de la théorie des
ensembles, cela prouve en tout cas qu’en théorie intuitioniste des ensembles, il existe bel
et bien des anneaux satisfaisant à l’axiome de Kock–Lawvere. Nous venons précisément
d’en construire un !
Mais il y a bien mieux ! En présence de l’axiome de Kock–Lawvere, on peut développer
toute la géométrie différentielle d’une manière on ne peut plus intuitive. Une surface
est maintenant définie comme un objet qui — localement — est isomorphe à D2 . La
signification exacte de cette phrase doit bien entendu être précisée, mais elle force en
174
Francis Borceux
tout cas le fait qu’une surface est tout simplement un objet mathématique qui, à distance
infinitésimale, est isomorphe à un morceau infinitésimal du plan R2 . Et bien sûr cette
approche se généralise aussitôt aux variétés différentiables de dimension quelconque, autre
que 2. On constate alors que la plupart des résultats de géométrie différentielle classique
restent valables dans ce nouveau contexte, mais cette fois, avec des preuves en général
particulièrement simples et intuitives, en termes d’éléments infiniment petits.
Très bien me direz-vous : s’il y a des gens que cela amuse de s’intéresser à cette nouvelle
forme de géométrie, pourquoi pas. Cette géométrie est peut-être plus simple et plus
intuitive, mais moi ce qui m’intéresse, c’est d’étudier les vraies surfaces de tout le monde,
pas ces concepts bizarres sortis tout droit de quelques élucubrations surréalistes. Et bien
vous avez tort ! Car tous les résultats que l’on peut démontrer en théorie intuitioniste
des ensembles — c’est-à-dire sans utiliser le tiers-exclu — tous les résultats donc que
l’on peut démontrer ainsi à partir de l’axiome de Kock–Lawvere sont de facto valables
en géométrie différentielle classique. La géométrie différentielle synthétique, c’est aussi
une technique de démonstration nouvelle, particulièrement intuitive, pour établir des
théorèmes de géométrie différentielle classique.
Pourquoi cela ? Et bien parce qu’il existe un plongement des “bonnes” (= paracompactes, de classe C ∞ ) surfaces de tout le monde dans les surfaces au sens de Kock–
Lawvere, considérées dans le topos E de faisceaux que j’ai esquissé ci-avant. Et quand
je dis “surface”, cela peut bien entendu être une variété de dimension quelconque, pas
nécessairement de dimension 2. Rappelons-nous que pour une surface S,
C ∞ (S, R)
est une C ∞ -algèbre. Le plongement en cause de la surface usuelle S dans notre topos E
est alors donné par le faisceau
�
�
��
ϕ(S) = Hom C ∞ (S, R), A
A∈A
où Hom désigne à nouveau l’ensemble des homomorphismes de C ∞ -algèbres. Et on vérifie
que dans notre topos E, ce faisceau ϕ(S) est bien une surface au sens de la géométrie
de Kock–Lawvere. Or il se trouve que le plongement ϕ préserve et reflète toutes les
notions habituelles concernant les surfaces. Mais alors, quand un théorème concernant
ces notions peut être prouvé en théorie intuitioniste des ensembles à partir de l’axiome
de Kock–Lawvere, ce théorème est en particulier vrai dans tout topos, donc est vrai en
particulier dans notre topos E, pour l’anneau R considéré plus haut et pour la surface
ϕ(S). Et puisque le plongement ϕ reflète les propriétés des surfaces, le théorème sc trouve
démontré pour les surfaces usuelles.
Donc conclusion : en changeant de logique, simplement en excluant le tiers-exclu des
raisonnements — mais tout en continuant à travailler dans les ensembles, j’insiste — on
peut en toute rigueur utiliser des arguments en termes d’infiniment petits pour démontrer
des théorèmes tout-à-fait classiques, à propos des surfaces les plus classiques qui soient,
des surfaces qui vivent dans l’univers mathématique usuel où les infiniment petits n’ont
pas droit de cité.
175
Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur
Bibliographie
[1] Francis Borceux, Handbook of categorical algebra 3 : Categories of sheaves, Encyclopedia of Mathematics and its Applications 53, Cambridge University Press, 1994
[2] Eduardo Dubuc, « Sur les modèles de la géométrie différentielle synthétique », Cahiers de Topologie et Géométrie différentielle 20, 1979, 231–279
[3] Charles Ehresmann, « Les prolongements d’une variété différentiable », Comptes
Rendus de l’Académie des Sciences de Paris 233, 1951, 598–600.
[4] Anders Kock, Synthetic differential geometry, London Mathematical Society Lecture Notes Series 51, Cambridge University Press, 1951. Second edition, Cambridge
University Press, 1996
[5] René Lavendhomme, Basic Concepts of Synthetic Differential Geometry, Kluwer
Texts in the Mathematical Sciences 13, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht,
1996, xvi + 320 pp.
[6] René Lavendhomme, Lieux du Sujet, collection « Champ Freudien », Seuil, Paris,
2001, 356 pp.
[7] F. William Lawvere, Outline of Synthetic Differential Geometry, manuscrit non publié de 14 pp., 1998, disponible à l’adresse :
http://www.acsu.buffalo.edu/~wlawvere/downloadlist.html
[8] Ieke Moerdijk and Gonzalo Reyes, Models for smooth infinitesimal analysis, Springer,
1991
[9] André Weil, « Théorie des points proches sur les variétés différentiables », Conférence de Géométrie Différentielle, Strasbourg, 1953. Réédité dans les Oeuvres complètes, Volume II, Springer, 1979, 103–109
176
Attractions borroméennes.
De la connectivité aux temporalités 1
Stéphane Dugowson
Supméca
Institut supérieur de mécanique de Paris
Les espaces connectifs
Scission dans la connexité
Mes recherches sur les espaces connectifs ont commencé il y a une dizaine d’années, à
une époque où, malgré la simplicité et la généralité du concept, je n’avais jamais entendu
parler de cette catégorie d’espaces. Au cours d’une partie de go — un jeu de frontières et
de connectivité, où le temps et l’espace sont discrets mais qui a la saveur topologique du
continu — j’ai soudainement réalisé qu’il existait — un comble ! — une scission dans le
traitement mathématique de la notion de connexité, les définitions qui en sont données
étant formellement différentes selon qu’on se place dans le cadre de la topologie générale ou dans celui des graphes (en l’occurrence, pour le jeu de go, des graphes simples
non orientés). Certes, de tels graphes sont souvent considérés comme des espaces topologiques particuliers en y incluant tous les points, en puissance continue, de leurs arêtes,
mais ce n’était pas mon point de vue : peut-être parce qu’on ne joue pas sur les arêtes
mais uniquement sur les intersections du goban, je voyais plutôt les graphes comme des
espaces ayant pour points les sommets du graphe mais dont la structure était donnée par
les arêtes, vues non pas comme constituées d’une infinité continue de points mais plutôt
comme l’indication symbolique d’une connection entre leurs deux extrémités. Ainsi considérés, certains graphes admettent pour ensemble des parties connexes un ensemble qui
ne peut d’aucune façon coı̈ncider avec celui d’un espace topologique. C’est par exemple
le cas des graphes cycliques ayant un nombre de sommets impair et supérieur ou égal à 5.
1. Je veux d’abord remercier les organisateurs du séminaire mamuphi — François Nicolas, Charles
Alunni et Moreno Andreatta — de m’y avoir invité à parler librement de mes recherches sur les espaces
connectifs, le 27 janvier 2007, puis, quatre ans plus tard, de m’avoir proposé d’écrire le présent article, en
m’inspirant peut-être de l’intervention initiale [10] — j’en ai gardé le titre : « Attractions borroméennes »
— mais en n’hésitant pas à y incorporer des développements plus récents — d’où la deuxième partie du
titre : « De la connectivité aux temporalités » — et ce avec l’affirmation renouvelée de leur part d’une
liberté pour moi d’autant plus précieuse que, mes recherches ne rencontrant pas explicitement la musique
et n’ayant moi-même pas de compétence particulière en la matière, elle me permettra d’aborder avec
une certaine légèreté les quelques thèmes musicaux, en particulier ceux liés au concept de temps, qui
ont surgi dans le cours de ce travail. Alors que les notions temporelles sont, à l’évidence, nécessairement
en jeu dans toute pensée de la musique, nous verrons en effet qu’elles surgissent très naturellement de
l’étude du connectif, notamment à travers l’idée des dynamiques connectives.
177
Attractions borroméennes
Le constat d’une telle scission me conduisit naturellement à m’interroger sur la possibilité d’un traitement unifié de la connexité. Partant de la propriété fondamentale fort
simple satisfaite par l’ensemble des parties connexes aussi bien d’un graphe que d’un
espace topologique, à savoir que l’union de telles parties est nécessairement connexe dès
qu’elles ont au moins un point commun, la définition de la catégorie des espaces connectifs s’impose d’elle-même : un objet de cette catégorie, autrement dit un espace connectif,
est un ensemble (de points) muni d’une structure, dite structure connective, constituée
d’un ensemble de parties — les connexes — librement choisies à la seule condition que la
propriété fondamentale énoncée ci-dessus soit satisfaite, tandis que les flèches de cette catégorie sont les applications transformant les connexes en connexes. Question subsidiaire,
sur zéro point : la partie vide doit-elle nécessairement être considérée comme connexe ?
Deuxième question subsidiaire, nettement plus importante : les singletons, c’est-à-dire
les parties constituées d’un unique point, doivent-ils obligatoirement être connexes ? Il
s’avère qu’il y a de bonnes raisons de ne pas intégrer cette contrainte dans la définition
même des espaces connectifs, étant entendu que le cas où les singletons sont connexes est
suffisamment important pour le considérer en tant que tel, ce que je fis en parlant dans
ce cas d’espaces connectifs intègres.
Sans le savoir 2 , je retrouvai ainsi la définition posée en 1981, du moins dans le cas
particulier des espaces intègres, par le mathématicien allemand Reinhard Börger [1, 2] :
un espace connectif est un couple X = (|X|, κ(X)) formé d’un ensemble |X| et d’un
ensemble non vide κ(X) de parties de |X| tel que pour toute famille I ∈ P(κ(X)), on ait
�
�
K �= ∅ =⇒
K ∈ κ(X).
K∈I
K∈I
L’ensemble |X| est le support de X, l’ensemble κ(X) est la structure connective de l’espace
X, et les éléments de κ(X) sont les parties connexes de l’espace X. Un espace connectif
est dit intègre si tout singleton est connecté. Un morphisme connectif, ou application
connective, d’un espace connectif (|X|, κ(X)) vers un autre (|Y |, κ(Y )) est une application
f : |X| → |Y | telle que
∀K ∈ κ(X), f (K) ∈ κ(Y ).
Un espace borroméen
Assez rapidement, je trouvai un exemple d’espace connectif fini intègre dont la structure n’était ni celle d’un espace topologique ni, a fortiori, celle d’un graphe 3 . Cet espace
connectif possède uniquement trois points, et outre le vide et les singletons, sa seule
partie connexe est l’ensemble complet des trois points. Autrement dit, les seules parties
non connexes de cet espace sont les parties à deux points. Or, l’analogie avec le nœud
borroméen 4 , auquel Jacques Lacan s’est tellement intéressé dans les années 1970, était
2. Quelques repères historiques sur la notion d’espace connectif seront donnés dans le cours de cet
article. Ils sont récapitulés et précisés dans la dernière section.
3. Dans un espace topologique fini, s’il existe deux points non reliables par une suite de points
connectés deux à deux de proche en proche, on peut facilement construire deux ouverts non vides
disjoints qui recouvrent l’espace, ce qui prouve qu’un tel espace est non connexe. On en déduit que les
espaces connectifs finis dont la structure est celle d’un espace topologique sont entièrement déterminés
par les paires de points connectés : une telle structure connective est donc celle d’un graphe.
4. Selon la terminologie en vigueur en mathématiques il serait plus juste de parler de l’entrelacs
borroméen, mais nous conserverons tout de même l’expression consacrée par l’usage.
178
Stéphane Dugowson
Figure 1. Nœud borroméen
évidente, trois « ronds de ficelles » y étant liés sans pour autant qu’ils le soient deux
à deux, en sorte qu’à en couper un l’ensemble se défasse (voir la figure 1). En l’occurrence, il est assez facile d’exprimer rigoureusement le fait que la structure connective du
nœud borroméen est donnée par l’espace connectif à trois points en question que, pour
cette raison, je baptisai espace borroméen. Plus généralement, aux entrelacs brunniens,
ainsi nommés en 1976 par Rolfsen [23], en hommage aux travaux d’Hermann Brunn,
correspondent les espaces connectifs brunniens, à savoir les espaces connectifs finis pour
lesquels la seule partie connexe non triviale (i.e. non vide ou, dans le cas intègre, non
réduite à un point) est la partie pleine.
La relation entre espaces connectifs et borroméanité — le fait que les espaces borroméens et brunniens constituent des exemples fondamentaux d’espaces connectifs, le fait
que les espaces connectifs permettent une juste description de la borroméanité en tant
que telle — aura peut-être joué dans le souhait des organisateurs du séminaire mamuphi
d’entendre un exposé sur ces sortes d’espaces. En effet, la borroméanité intéresse mamuphi, non pas tellement d’ailleurs pour qualifier le nouage des mathématiques, de la
musique et de la philosophie au sein du séminaire — François Nicolas a été parfaitement
clair à cet égard lorsque dans la version écrite [22], publiée en janvier 2007, de son intervention de février 2005 intitulée « “Rai sonnances”, mathématiques en musique » il
remarque, je cite
Passer par la philosophie est la voie royale pour nouer mathématiques et musique
[...] L’auteur de cette chronique, ami de la philosophie tout autant que de la mathématique, aime à expérimenter ce nœud mais, ce dernier n’étant pas un entrelacs
borroméen, il est possible de nouer musique et mathématiques directement.
— mais plutôt comme un outil remarquable de théorisation 5 , comme en témoignent en
particulier plusieurs interventions de René Guitart consacrées, par des voies a priori fort
5. Voir par exemple l’article de François Nicolas consacré à Muriel, un film d’Alain Resnais : « L’étrangeté familière de Muriel (d’un nouage borroméen entre images, mots et musique) », in L’art du cinéma,
n˚ 57-58. Quelques éléments sont repris par l’auteur dans sa contribution au présent recueil.
179
Attractions borroméennes
différentes des miennes, à diverses constructions catégoriques, algébriques ou logiques
borroméennes 6 .
Le théorème de représentation
Que l’espace borroméen soit un des tous premiers exemples d’espace connectif, qu’il
représente même l’exemple le plus simple d’espace proprement connectif au sens où cet
espace ne peut être « sauvé » par la topologie générale ou par les graphes, devait naturellement conduire à s’interroger sur la représentabilité des espaces connectifs, au moins
ceux ne comportant qu’un nombre fini de points, par le moyen d’entrelacs plongé dans
notre espace ordinaire à trois dimensions. Je fus ainsi conduit à formuler la conjecture
suivante : tout espace connectif fini devait admettre une telle représentation. Je m’en allai
poser la question à plusieurs spécialistes de la théorie des nœuds mais, indice de l’originalité du point de vue connectif, mes explications donnèrent d’abord lieu à quiproquo
et, au moins dans un premier temps, mes interlocuteurs diagnostiquèrent chez moi une
confusion facheuse entre topologie générale et topologie algébrique. Lorsque finalement
ma proposition fut comprise, il me fut répondu premièrement que ce résultat n’était pas
connu, deuxièmement que, si la conjecture était vraie, cela indiquerait effectivement l’intérêt de la catégorie des espaces connectifs mais que, troisièmement, une telle conjecture
devrait être assez difficile à démontrer. Je n’avais que peu progressé — quelques résultats
très partiels, sous une forme d’ailleurs impubliable car encore éloignée des critères rigoureux des démonstrations en topologie algébrique — lorsqu’un ami psychanalyste, Gilles
Chatenay, m’appris que l’article [3] publié par Hermann Brunn en 1892 — article dont
je connaissais l’existence du fait de l’hommage rendu à Brunn par Rolfsen dans son livre
[23], mais dont j’ignorais l’essentiel du contenu, sinon qu’y figuraient des entrelacs brunniens — avait reçu en 1982 une traduction française par des mathématiciens travaillant
avec Pierre Soury dans le voisinage de Lacan, et que cette traduction avait été publiée
[4, 5] en 1982 dans la revue lacanienne Ornicar ? Or, il s’avère que l’objet essentiel de
cet article est précisément la conjecture en question : ayant défini la structure connective
des entrelacs, Brunn se demande si toute structure de ce genre, définie abstraitement, est
bien la structure d’un entrelacs réel. Brunn est obligé d’insister sur cette notion bizarre
d’entrelacs réel, car les structures en jeu, émergeant à l’occasion de l’examen des entrelacs, peinent à s’affirmer avec l’autonomie indispensable à la pleine compréhension de la
question. Quoi qu’il en soit, les structures connectives finies sont clairement définies dans
cet article, et la conjecture de leur représentabilité dans tous les cas par des entrelacs
n’est pas seulement posée : Brunn répond positivement à la question, avec une démonstration qui certes sera jugée ultérieurement incomplète par les deux mathématiciens qui
reprendront la question 7 mais qui contient l’idée essentielle, à savoir une construction
d’entrelacs appuyée sur l’ingrédient fondamental que constitue un certain entrelacs brunnien, où toutes les composantes sauf une sont disposées en cercles concentriques. Effet
paradoxal de l’hommage de Rolfsen à Brunn : d’un coté on lui doit probablement de
n’avoir pas oublié le nom de Brunn, d’un autre coté, en suggérant que le mérite de Brunn
6. Voir en particulier les interventions de René Guitart du 6 février 2010 et du 8 octobre 2011.
7. Le Suisse allemand Hans Debrunner [6, 7] dans les années 1960, puis le Japonais Taizo Kanenobu
[17, 18] en 1985, celui-ci donnant, pour la première fois, deux preuves distinctes de la conjecture, devenue
ainsi théorème de Kanenobu que, pour notre part, nous préférons appeler théorème de Brunn-DebrunnerKanenobu en considération des apports de chacun des trois mathématiciens.
180
Stéphane Dugowson
Figure 2. Entrelacs brunnien de code aba∗ b∗ cbab∗ a∗ c∗
avait été dans la découverte de ces entrelacs-là, il aura occulté la construction universelle
dont ces entrelacs particuliers n’étaient que les briques.
Tissages brunniens
La structure de ces briques, la manière dont sont construits ces entrelacs brunniens
particuliers, est en elle-même intéressante. Pour obtenir un entrelacs à n composantes,
on commence par en mettre une de coté et par disposer en cercles concentriques les n − 1
autres « ronds de ficelle ». À chacune de ces n − 1 composantes associons une lettre : a,
b, c, etc. La construction de l’entrelacs qui nous intéresse procède alors d’une sorte de
tissage : partant d’un point situé un peu à l’écart des n − 1 cercles, on va successivement
venir tourner autour d’eux, en passant soit au-dessus, soit en dessous. On désignera par
exemple par la lettre a le fait de venir tourner autour de la composante a en passant par
en dessous, et par a∗ le fait de venir tourner autour de ce même brin mais en passant
par au-dessus ; de même, les symboles b et b∗ seront associés au fait de tourner autour
du brin b en passant respectivement par dessous ou par dessus. Un entrelacs brunnien
sera alors caractérisé par un « mot brunnien » 8 à n − 1 lettres, c’est-à-dire une suite
finie de symboles a, a∗ , b, b∗ , etc, telle que la suppression de toutes les occurrences d’une
quelconque des n − 1 lettres, par exemple la suppression de tous les a et de tous les a∗ ,
conduise au mot vide, étant entendu que, dans le cas où ils se suivent directement, les
symboles b et b∗ s’annulent, de même pour c et c∗ , etc (voir la figure 2).
Par exemple, le mot aba∗ b∗ est brunnien, car en supprimant les occurrences de b il
reste aa∗ = ∅, et de même en supprimant les occurrences de a il reste bb∗ = ∅. On peut
8. La considération des mots brunniens, qui constituent un sous-groupe distingué du groupe libre à
n − 1 lettres, est développé par P. Gartside et S. Greenwood dans leur article « Brunnian links » [14],
paru en 2007.
181
Attractions borroméennes
Figure 3. Entrelacs brunnien de code aba∗ b∗ cbab∗ a∗ c∗ (fragment)
vérifier que, dans le cas où n = 3, le mot brunnien aba∗ b∗ définit précisément le plus connu
des entrelacs brunniens à trois composantes, à savoir le nœud borroméen. Pour n = 4,
on vérifie facilement qu’un exemple de mot brunnien est donné par aba∗ b∗ cbab∗ a∗ c∗ , et
sur le même principe, retrouvant les entrelacs de Brunn, on construit sans difficulté une
suite de mots brunniens pour chaque valeur de n.
Le clé de ces tissages brunniens est la non-commutativité de la composition — en
l’occurrence, la concaténation — des caractères et des mots, qui correspond en termes
de construction d’entrelacs à la non-commutativité de la composition des lacets (que
l’on retrouve dans la non-commutativité du groupe fondamental du complémentaire des
entrelacs). Ce n’est, en effet, pas la même chose d’effectuer, dans cet ordre, les opérations aba∗ b∗ et aa∗ bb∗ : dans les deux cas, tout ce qui est fait finit par être défait mais,
alors que pour la seconde opération le défaire suit immédiatement le faire, dans la première opération des actions intermédiaires séparent chaque faire de son défaire. Les mots
brunniens représentent ainsi une manière de faire qui se tient au plus proche de ne rien
faire, sans jamais y tomber (sauf à supprimer l’une des lettres en jeu, autrement dit, en
termes topologiques, à couper l’une des composantes de l’entrelacs). L’idée est si générale
et élégante qu’on pourrait y voir le principe d’une sorte de philosophie brunnienne de
l’existence, à la limite du non-faire, comme conjugaison créatrice du faire et du défaire.
Or, si cette non-commutativité peut s’interpréter comme fondamentalement temporelle, il est également frappant de constater que, géométriquement parlant, le tissage
brunnien donne lieu à des figures évoquant les partitions musicales, les cercles concentriques constituant la portée où vient s’inscrire cette drôle de musique brunnienne (voir
la figure 3).
D’étranges dynamiques
Comme je l’ai indiqué en introduction, c’est à travers les notions temporelles, en particulier celles liées à l’idée de dynamique, que j’envisage ici d’éventuelles relations entre
la musique et le thème mathématique des espaces connectif. J’aborderai de front, dans
la dernière partie, la question des dynamiques connectives. Néanmoins, avant toute élaboration précise à ce sujet, certaines situations dynamiques pointent d’emblée le bout de
leur nez. La présente section est consacrée à trois d’entre elles : l’attraction borroméenne,
l’effondrement homotopique et les temporalités ultra-denses.
182
Stéphane Dugowson
Figure 4. Attracteur borroméen
Attractions borroméennes
Dès que l’on dispose de quelques exemples d’espaces connectifs — l’espace borroméen
et les espaces brunniens, les graphes non orientés, les espaces topologiques, etc... — on
se met à chercher des flèches. Peut-on, par exemple, construire un morphisme connectif
non trivial défini sur le plan euclidien et à valeur dans l’espace borroméen à trois points ?
Un tel morphisme devra transformer toute partie connexe du plan en une partie connexe
de l’espace borroméen. Identifiant par exemple les éléments de l’espace borroméen aux
trois couleurs bleu, rouge et vert, la question revient à construire un coloriage du plan
tel que toute partie connexe de plan, par exemple tout disque fermé, contienne soit
une seule des trois couleurs, soit les trois, mais jamais deux couleurs uniquement. Il
est remarquable que, du moins si l’on se restreint à la structure connective sur le plan
qu’engendrent 9 les disques fermés 10 , un tel exemple de coloriage existe déjà « dans la
nature » (mathématique), à savoir l’association aux points du plan complexe de l’une des
valeurs considérées selon leur bassin d’attraction pour la méthode de Newton appliquée
à l’approximation des racines cubiques de l’unité (les points de la frontière commune
aux trois bassins, qui constitue un ensemble de mesure nulle dit « ensemble de Julia »,
pouvant être coloriés de façon quelconque. Voir la figure 4).
Ce qui est remarquable dans cet exemple, qui constitue une illustration naturelle —
au sens où il s’agit d’un objet mathématique pré-existant (et présentant en outre une
parfaite symétrie) et non construit ad hoc pour les besoins de la cause — de la notion
de morphisme connectif, est qu’il est de nature essentiellement dynamique, ce qui n’est
pas de façon évidente le cas des ingrédients de base de cet exemple que sont le plan
connectif considéré et l’espace borroméen. La nature dynamique des bassins d’attraction
en question se manifeste notamment par la fractalité de la frontière commune à chacune
9. Pour tout ensemble donné de parties d’un ensemble, il existe une plus fine (i.e. « moins connectante ») structure connective telle que ces parties soient connexes : c’est la structure connective engendrée
par ces parties. Cela est lié au fait que dans la catégorie des espaces connectifs, comme dans d’autres
catégories « topologiques », les structures sur un ensemble de points s’organisent en treillis complets,
entre une structure discrète et une structure grossière. Voir [11].
10. Et, a fortiori, si on se limite aux connexes obtenus à partir des disques ouverts, ces derniers étant
nécessairement connexes si les disques fermés le sont.
183
Attractions borroméennes
Figure 5. 0 > x �→ sin
1
x
des trois parties du plan associées à chacune des trois couleurs de l’espace borroméen.
Qu’une telle dynamique surgisse ainsi spontanément dans la recherche de morphismes
mettant en jeu le plus simple des espaces proprement connectifs est un indice sérieux
d’une certaine nature dynamique de la connectivité en tant que telle 11 .
Effondrement homotopique
La différence entre topologie (au sens de la topologie générale 12 ) et connectivité (au
sens des espaces connectifs), apparaı̂t notamment dans le fait que, si toute application
continue est connective (pour les structures connectives définies par les topologies en jeu
dans la continuité), il existe des applications connectives qui ne sont pas continues. Par
1
exemple, la fonction numérique de la variable réelle définie par t �→ sin pour t < 0 et
t
t �→ 0 pour t ≥ 0 est connective — on vérifie facilement qu’elle transforme tout intervalle
en un intervalle — mais elle n’est pas continue en 0 car, oscillant une infinité de fois entre
ses bornes dans tout voisinage de l’origine, elle n’y admet pas de limite à gauche (voir
la figure 5). Une telle fonction présente d’étonnantes propriétés en termes de connexité.
Ainsi, le graphe de cette fonction semble séparer le plan dans lequel on le trace en deux
parties, à savoir d’une part les points situés au-dessus du graphe, et d’autre part les points
situés en dessous. Pourtant, l’ensemble de tous ces points constitue une partie connexe
du plan, comme si les oscillations au voisinage de l’origine rendaient ce graphe poreux
vis-à-vis de son complémentaire. Comme le graphe lui-même est connexe, on a là deux
parties disjointes du plan — le graphe et son complémentaires — qui sont toutes les deux
connexes et qui pourtant, en un sens, se « traversent » l’une l’autre (voir la figure 5).
Que le comportement de cette fonction soit connectif a également des conséquences
dramatiques quant à l’élaboration d’une version connective de la théorie topologique de
11. Au moins en ce qui concerne la fractalité, on pourrait songer à faire une remarque analogue au
sujet des espaces topologiques, du fait que les fonctions numériques continues de la variable réelle sont,
typiquement, nulle part dérivables. Mais, outre que le fait qu’il s’agit là de phénomènes assez subtils, ils
résultent davantage de la nature de la droite numérique que de la continuité en tant que telle, tandis que
dans notre exemple c’est bien la contrainte borroméenne qui est à l’origine de la fractalité et de l’aspect
dynamique de la solution obtenue.
12. Depuis la publication, en 1914, de l’ouvrage [16] de Felix Hausdorff, les structures de la topologie
générale sont le plus souvent définies en spécifiant les parties ouvertes de l’espace (les ouverts).
184
Stéphane Dugowson
l’homotopie, c’est-à-dire des modifications continues que l’on peut faire subir à des êtres
mathématiques qui sont eux-mêmes des chemins ou des transformations. En topologie,
l’homotopie permet de différencier divers types d’espaces selon les trous qu’ils comportent.
Par exemple, de ce point de vue, un cercle se distingue fondamentalement d’un simple
point (ou, plus généralement, d’un espace qui pourrait se contracter en un point) parce
que le trou qu’entoure le cercle constitue un obstacle homotopiquement incontournable :
il est impossible, en restant dans le cercle, de le transformer continument en l’un de ses
points. Lorsque l’on essaie de transposer dans les espaces connectifs les notions homo1
topiques, les comportements connectifs style t �→ sin produisent un effondrement : en
t
donnant à un cercle un mouvement de rotation sur lui-même régi par cette fonction pour
t < 0, et en l’envoyant sur l’un quelconque de ses points pour t ≥ 0, la montée dans les
fréquences infinies qui se produit à l’approche de l’instant t = 0 permet que l’explosion
du cercle qui se produit ensuite ne rompe jamais la contrainte connective. Ainsi, la simple
transposition dans le domaine connectif des définitions homotopiques ouvre la porte à
une sorte de « magie » en un sens amusante, mais qui détruit la possibilité de rendre
compte homotopiquement de la différence entre un cercle et un point. En analysant de
plus près les causes de cet effondrement, on se rend compte qu’il est également lié aux
spécificités de l’intervalle temporel [0, 1], morceau de l’axe réel sur lequel est construite
la définition des transformations homotopiques. Ceci suggère que, pour répondre à l’effondrement de l’homotopie dans le cadre connectif, une solution pourrait consister à
remplacer l’intervalle temporel réel par d’autres objets mathématiques, mieux adaptés
au connectif. Si une telle piste devait se révéler intéressante, les bizarreries homotopiques
du connectif pourraient alors être vues comme l’une des origines d’un renouvellement des
notions temporelles.
Ultra-denses temporalités
Une autre pression connective en direction d’un renouvellement de nos conceptions
temporelles tient à la facilité avec laquelle de drôles d’espaces connectifs peuvent être
conçus, où le mouvement ne sauraient se produire sur la base des temporalités ordinaires. En effet, étant donné un ensemble de points, on peut associer à tout cardinal c
une structure connective particulière en décidant que les parties connexes non triviales
(c’est-à-dire les parties non vides et, si l’on veut une structure intègre, les parties non
réduites à un point) seront toutes les parties dont le cardinal est supérieur ou égal à c.
Ce type de structures connectives est particulier en ceci que l’union de parties connexes
non triviales est encore connexe, que ces parties aient ou non un point commun. Plus généralement, on peut considérer des structures connectives incluses dans les précédentes,
c’est-à-dire telles que toute partie connexe non triviale soit de cardinal supérieur ou égal
à un cardinal donné. Considérons par exemple l’ensemble RR de toutes les fonctions
R → R, et munissons cet ensemble de la structure connective intègre engendrée 13 par
ℵ0
ceux des intervalles fermés 14 dont le cardinal est égal à celui de RR , c’est-à-dire 22 .
Dans un tel espace, les chemins connectifs réels, c’est-à-dire les applications connectives
13. Voir la note 9.
14. C’est-à-dire les parties de la forme [f0 , f1 ] = {f : R → R, f0 ≤ f ≤ f1 }, où la relation d’ordre
(partiel) ≤ est définie par f ≤ g ⇔ ∀x ∈ R, f (x) ≤ g(x).
185
Attractions borroméennes
définies sur R (ou sur l’intervalle réel [0, 1]) et à valeurs dans cet espace, sont nécessairement constants. En effet, il n’y a pas suffisamment d’instants sur l’axe des réels pour que
l’image d’une de ses parties quelconque puisse être connexe dans l’espace que nous avons
défini. Autrement dit, le temps ordinaire n’est pas suffisamment puissant pour permettre
en cet espace d’autre mouvement connectif que le sur-place. Ici encore, il faudrait pouvoir
faire appel à un autre type de temporalité, en l’occurrence des temporalités donnant lieu
à des ensembles d’instants de cardinalité supérieure.
Points de vue catégoriques
Feuilletages et représentations
Le théorème de Brunn-Debrunner-Kanenobu affirme la possibilité de représenter tout
espace connectif fini par un entrelacs. Mais qu’en est-il de la représentation des espaces
connectifs infinis ? On connaı̂t des entrelacs possédant une infinité de composantes. C’est
le cas de la fibration de Hopf 15 , dans laquelle une infinité continue de cercles sont deux à
deux entrelacés. Un autre exemple est donné par le célèbre papillon de Lorenz, un système
dynamique continu défini par un système d’équations différentielles et dont les solutions
périodiques forment un entrelacs constitué d’une infinité dénombrable de composantes.
Plus généralement, un axe de recherche pour les systèmes dynamiques continus dans un
espace tridimensionnel consiste précisément à étudier les propriétés de l’entrelacs formé
par les solutions périodiques. D’ailleurs, la fibration de Hopf entre également dans ce
cadre, car on peut l’associer à l’étude d’un système mécanique très simple : le pendule
sphérique linéaire. On voit déjà sur ces exemples que la question de la représentation des
espaces connectifs infinis semble devoir être lié à l’étude des systèmes dynamiques.
Mais, pour aller plus loin, il est nécessaire de préciser la notion de représentation
connective elle-même. Par exemple, doit-on considérer que le cylindre obtenu en plongeant dans l’espace tridimensionnel le produit cartésien d’un cercle avec un intervalle
réel constitue une représentation par entrelacs de cet intervalle ? Certes, la manière dont
les cercles parallèles d’un tel cylindre sont connectés les uns aux autres est similaire à la
connection des réels dans l’intervalle utilisé mais, précisément, est-ce encore de l’entrelacement ?
Voici, à gros traits, la suite de l’histoire, dont le lecteur trouvera le détail mathématique dans mes textes récents ([12], [13]). En premier lieu, on peut effectivement, sans
grande difficulté, formaliser la notion générale de représentation d’un espace connectif
dans un autre. Pour interpréter les représentations par entrelacs comme des représentations connectives particulières, il faut alors munir l’espace tridimensionnel d’une structure
connective spécifique, davantage « connectante » que celle associée à la topologie usuelle.
En effet, pour la topologie usuelle, l’union de cercles disjoints entrelacés ne constitue pas
une partie connexe de l’espace.
D’un autre coté, la description connective des systèmes dynamiques susceptibles de
fournir des représentations connectives conduit à développer la notion de feuilletage
connectif. Il s’agit d’une variante et d’une généralisation d’une notion généralement considérée dans le contexte des variétés. Afin de pouvoir l’appliquer à une grande diversité
15. Pour une introduction accessible à tous à la fibration de Hopf, voir le film d’animation [15], dont
la musique est signée du contrebassiste Florent Ghys.
186
Stéphane Dugowson
de systèmes dynamiques, y compris les dynamiques discrètes, la notion de feuilletage
connectif doit répondre à une définition très peu contraignante. Finalement, la définition
retenue est la suivante : un feuilletage connectif est un ensemble de points muni de deux
structures connectives, l’une étant qualifiée de structure interne, et l’autre de structure
externe. Un feuilletage connectif n’est donc rien d’autre qu’un espace connectif, muni en
plus d’une structure connective (interne). Les composantes connexes de la structure interne sont appelées les feuilles. Il y a alors deux procédés différents pour munir l’ensemble
des feuilles d’une structure connective héritée de la structure externe du feuilletage.
A ce stade, on découvre plusieurs procédés pour associer représentations et feuilletages connectifs. Plus précisément, à chaque représentation connective, on peut associer
un feuilletage admettant pour structure externe la structure de l’espace dans lequel la
représentation a lieu et pour structure interne une structure qui dépend de la représentation en jeu, selon plusieurs paramètres que je ne peux détailler ici. Réciproquement, à
tout feuilletage connectif, on peut associer une représentation de l’espace de ses feuilles
dans son espace externe. Or, sous certaines conditions, ces opérations apparaissent partiellement réciproques les unes des autres. Plus exactement, toute représentation connective admettant un minimum de bonnes propriétés se révèle équivalente à une certaine
représentation connective de l’espace des feuilles d’un certain feuilletage associé à la représentation de départ. Au lieu d’équivalente, j’aurais pu dire ici : isomorphe. Autrement
dit, pour exprimer précisément ces relations réciproques entre feuilletages connectifs et
représentations connectives, il faut commencer par définir une catégorie des feuilletages
connectifs, et une catégorie des représentations connectives. On constate alors que les
associations décrites rapidement ci-dessus sont en fait de nature fonctorielle, et la réciprocité indiquée se révèle consister précisément en une adjonction entre deux foncteurs
reliant, en sens inverses, les catégories en question.
La notion de feuilletage étant connue en topologie comme essentiellement dynamique,
l’adjonction découverte ici entre une catégorie de représentations connectives et une catégorie de feuilletages connectifs donne un fondement structurel à notre remarque initiale
selon laquelle les représentations connectives semblent devoir être trouvées du coté des
systèmes dynamiques. En un sens, on pourrait dire que les représentations connectives
constituent une façon de regarder les feuilletages connectifs, donc les dynamiques. Du
reste, la remarque vaut déjà pour les représentations connectives les plus simples, comme
la représentation de l’espace borroméen par le nœud du même nom, dans la mesure où ce
dernier se trace au tableau, voire dans l’espace, et qu’une trace est celle d’un mouvement,
c’est-à-dire, en un sens, d’une dynamique (voir la figure 6).
Ainsi, d’emblée, les espaces connectifs pointent vers des questions dynamiques. En
particulier, ayant associé à tout espace connectif un ordinal, éventuellement infini, appelé
l’ordre connectif de cet espace — je ne vais pas expliquer ici ce dont il s’agit, je me
contenterai d’indiquer que si la structure connective du nœud borroméen est d’ordre 1,
on peut construire un borroméen de borroméens à neuf composantes (voir la figure 6)
qui s’avère être d’ordre 2 — le développement d’une théorie des dynamiques connectives
permet à son tour d’associer à toute dynamique un ordre connectif 16 .
16. On en connaı̂t au moins une d’ordre infini : la dynamique de Ghrist, dont les orbites périodiques
réalisent tous les entrelacs finis possibles. Par contre, la fibration de Hopf et le papillon de Lorenz sont
d’ordre connectif 1.
187
Attractions borroméennes
Figure 6. Entrelacement borroméen de trois entrelacs borroméens
Repenser les temporalités
À partir des considérations précédentes, sur quelle base développer une théorie des
systèmes dynamiques connectifs ? Le constat d’une scission dans le traitement classique
de la connexité a été à l’origine de notre intérêt pour les espaces connectifs. Eh bien, il
se trouve qu’un constat du même type peut-être fait concernant la notion de système
de dynamique, avec d’un coté les systèmes discrets, qui s’appuient sur une temporalité
donnée par N ou Z, d’un autre coté les systèmes continus, pour lesquels le temps est
donné par R+ ou par R. En outre, on constate une certaine confusion entre les durées
d’une part, et les instants d’autre part : si on soupçonne que les relations des premiers
aux seconds est analogue à celles qui lient les espaces vectoriels aux espaces affines, ou
encore les flèches aux objets, il pourrait valoir la peine de préciser cet aspect des choses
en distinguant plus clairement les deux notions. De plus, si les durées s’ajoutent, les
instants, eux, sont ordonnés ; mais quelle place faut-il accorder à l’aspect ordonné des
instants, dans une reprise unifiée des notions temporelles, si l’on songe que la relativité
en physique et le calcul parallèle en informatique suggèrent de renoncer à l’idée qu’un
ordre total serait obligatoire dans tous les cas ?
Finalement, l’idée qui s’est progressivement imposée est la suivante : on prend pour
écoulements (« temporels ») les flèches de n’importe quelle petite catégorie. La composition des écoulements est donnée par la composition des flèches, elle est donc astreinte à
la compatibilité exprimée par les types de temporalités que sont les objets de la catégorie
en question. Une dynamique sur cette catégorie d’écoulements temporels est un foncteur défini sur cette catégorie et à valeurs des ensembles d’états, objets de la catégories
des ensembles pour les dynamiques déterministes et, plus généralement, nos dynamiques
n’ayant pas vocations à rester dans le cadre du déterminisme, objets de la catégorie des
relations 17 . Pour toute petite catégorie d’écoulements E, on construit ainsi la catégorie
17. C’est-à-dire la catégorie ayant pour objets les ensembles, et pour morphismes les relations entre
ensembles.
188
Stéphane Dugowson
des dynamiques sur E, dont les flèches — dont je ne peux détailler ici la définition —
sont appelées dynamorphismes. Il faut remarquer qu’à ce stade la notion d’instant n’est
pas encore apparue dans la construction. C’est que l’idée des systèmes dynamiques est
avant tout celle d’une loi de comportement, indépendante du moment où ces comportements prennent place. Que sont alors les instants ? Eh bien, à toute catégorie E, se
trouvent fonctoriellement associées deux dynamiques déterministes particulières, dites
dynamique essentielle et dynamique existentielle de E. Ce sont les états de ces dynamiques qui constituent les instants, respectivement essentiels et existentiels, associés à
E. Les dynamorphismes issus de ces dynamiques particulières et de but une dynamique
quelconque constituent les solutions, respectivement essentielles et existentielles, de la
dynamique en question.
En termes plus intuitifs, la construction précédente des dynamiques catégoriques signifie qu’une telle dynamique peut changer de type de temporalité au cours de son déroulement, par exemple passer d’une temporalité discrète à une temporalité continue, ou
inversement. Mais l’éventail des modes de temporalité possibles, chacun d’eux considéré
en lui-même correspondant à un monoı̈de, est très vaste : outre les temporalités discrètes
— associées au monoı̈de (N, +) dans le cas irréversible et au groupe (Z, +) dans le cas réversible — et continues — le monoı̈de (R+ , +) dans le cas irréversible, et le groupe (R, +)
dans le cas réversible — on trouve des temporalités cycliques (nécessairement réversibles,
car identifiées à des groupes, en l’occurrence cycliques), des temporalités arborescentes
à la Borgès, où la composition des écoulements n’est pas commutative, des temporalités
bornées définies par des monoı̈des non réguliers, etc. En outre, une petite catégorie est
plus que la somme des monoı̈des qu’elle contient, les flèches entre objets distincts jouant
évidemment un rôle fondamental. Par exemple, on sait que les éléments d’un ensemble
ordonné peuvent s’interpréter comme les objets d’une petite catégorie. Du coup, à un
monoı̈de ordonné tel que (R+ , +, ≤), on peut associer deux catégories d’écoulements
temporels très différentes, que l’on pourrait appeler respectivement « temporalité réelle
horizontale » et « temporalité réelle verticale », à savoir d’une part le monoı̈de (R+ , +),
vu comme catégorie ayant un seul objet et dont les flèches, identifiées aux réels positifs,
se composent en s’ajoutant, et d’autre part la catégorie associée à l’ensemble ordonné
(R+ , ≤), qui admet un type de temporalité différent pour chaque réel positif. La temporalité horizontale donne lieu à des lois dynamiques « à coefficients constants », tandis que
la temporalité verticale permet d’incorporer dans la définition même de la loi l’instant
auquel elle s’applique. L’étude des relations entre la catégorie des petites catégories et
celle des dynamiques fait notamment apparaı̂tre un foncteur de verticalisation : la temporalité verticale résulte ainsi de l’action de ce foncteur sur la temporalité horizontale,
via la dynamique existentielle de celle-ci. Une nouvelle itération de ce processus de verticalisation — en quelque sorte une verticalisation du vertical — conduit à un type de
temporalité qui nous est finalement assez familier : chaque instant y contient en quelque
sorte la trace des instants passés, mais se distingue en outre par une pointe de présent
pur, le présent du présent, à l’origine d’un mouvement totalement neuf. Et de nouvelles
itérations de la verticalisation produiront d’autres types de temporalités encore.
Pour définir une dynamique catégorique connective, il ne reste plus alors qu’à munir
de structures connectives d’une part la catégorie des écoulements temporels, d’autre
part l’ensemble de ses états. On obtient ainsi respectivement la structure interne et la
structure externe d’un feuilletage connectif dont l’espace des feuilles associé conduit à
l’ordre connectif de la dynamique catégorique connective en question.
189
Attractions borroméennes
Interprétation de temporalités
En guise de conclusion, je voudrais soutenir ici l’hypothèse philosophico-poétique selon
laquelle la musique, au moins dans certaines de ses dimensions et pour certaines œuvres,
serait comme l’interprétation ou la projection, dans notre temporalité ordinaire, des
myriades de temporalités différentes, multiplement arborescentes, cycliques ou linéaires,
discrètes ou continues, bornées ou non, finies ou non, que constituent les petites catégories
connectives et dont j’ai essayé de donner une première idée dans les lignes précédentes.
Dans les moments intenses, où chaque pas est un défi, chaque avancée une naissance, la
temporalité sous-jacente pourrait être ultra-dense. Des temporalités borroméennes, sans
ordre total, et d’autres, arborescentes, seraient discrètement à l’œuvre dans certaines
compositions de Boulez, je pense en particulier à Éclat, dont l’interprétation dépend
du choix, au dernier moment, de l’ordre de succession de plusieurs motifs. Les notions
de temps lisse et de temps strié ou pulsé, théorisées par Boulez, renvoient d’ailleurs
explicitement à l’idée d’une diversification temporelle. Les compositions présentant de
fortes symétries, tel le « canon en crabe » de l’Offrande musicale de Bach, pour lequel
Jos Leys a réalisé un film qui en montre la structure en ruban de Möbius 18 , celles dont
les partitions se présentent elles-mêmes avec des structures non linéaires, comme pour
le Makrokosmos de George Crumb au début des années 1970, renvoient clairement à
des temporalités circulaires ou plus complexes. Quant au contrebassiste qui, après avoir
cherché toute sa vie la note juste et l’ayant finalement trouvée ne joue plus que celle-là,
sa temporalité pourrait bien dès lors être celle, minimale, d’un instant éternel.
18. http://www.josleys.com/Canon/Canon.html
190
Stéphane Dugowson
ANNEXE : repères historiques
Un aspect remarquable de l’histoire des espaces connectifs est le fait que chaque
mathématicien y ayant contribué aura eu le sentiment d’être le premier. Dans le cas
d’Hermann Brunn, cela a effectivement dû être le cas : ce mathématicien allemand est
en tout cas l’auteur, en 1892, de la plus ancienne contribution que je connaisse sur le
sujet [3].
Reprises par Hans Debrunner au début des années 1960 ([6, 7]) puis par Taizo Kanenobu [17, 18] en 1985, les structures connectives n’y sont pas vraiment considérées pour
elles-mêmes — elles ne surgissent qu’en relation avec les entrelacs — elles ne comportent
qu’un nombre fini de composantes et les morphismes correspondants ne sont pas définis.
Grâce à l’intérêt de Jacques Lacan pour les entrelacs, une traduction française de l’article
de Brunn a été publiée en 1982, dans la revue psychanalytique Ornicar ? [4, 5].
Indépendamment des travaux de Brunn, Reinhard Börger [1, 2] est le premier à définir
en toute généralité la catégorie des espaces connectifs 19 . Indépendamment encore, en
1988, Georges Matheron et Jean Serra [19, 20] posent une définition plus générale encore
des espaces connectifs, car fondée sur des fonctions d’appartenance généralisées, mais,
sans références catégoriques, ils négligent les morphismes.
Indépendamment, ignorant à l’époque les recherches en question, j’entreprends en
2003 mes premiers travaux sur les espaces connectifs. En octobre 2005, j’expose une
partie de mes idées sur ce thème au colloque Impact des catégories organisé à l’ENS en
hommage à Saunders Mac Lane [9].
Indépendamment, en 2006, Joseph Muscat et David Buhagiar [21] introduisent une
notion voisine, les connective spaces. La définition de Muscat et Buhagiar, plus complexe
et restrictive que celle de Brunn-Börger, rapproche les connective spaces des espaces topologiques, mais ne permet pas de rendre compte de la structure connective des entrelacs.
En 2010, je publie un article sur les espaces connectifs [11], qui contient de nouveaux
développements concernant l’engendrement des structures connectives, le « produit tensoriel » des espaces connectifs, la notion d’ordre connectif des espaces connectifs finis et
l’application de cette notion aux entrelacs, définissant ainsi un nouvel invariant. Concernant les temporalités et les dynamiques catégoriques connectives, la plupart des définitions et de nombreux exemples sont détaillés dans [12] ainsi que dans mon livre [13]. On
trouvera également une présentation de ces notions dans la vidéo disponible en ligne 20
d’une conférence sur le même thème faite au colloque « Catégories et Physique » organisé
en décembre 2011 à l’université Paris 7.
Bibliographie
[1] Reinhard Börger, Kategorielle Beschreibungen von Zusammenhangsbegriffen, PhD
thesis, Fernuniversität, Hagen, 1981.
[2] Reinhard Börger, « Connectivity spaces and component categories ». In Categorical
topology, International Conference on Categorical Topology (1983), Berlin, Heldermann, 1984.
19. Plus précisément, les espaces de Börger coı̈ncident avec ce que j’appelle les espaces connectifs
intègres, ma propre définition n’exigeant pas la connexité des singletons.
20. http://youtube/iBGWsdynyWI
191
Attractions borroméennes
[3] Hermann Brunn, « Ueber verkettung », Sitzungsberichte der Bayerische Akad.
Wiss., MathPhys. Klasse, 22, p. 77-99, 1892.
[4] Hermann Brunn, « De l’enchaı̂nement » (tr. française par C. Léger et M. Turnheim),
Ornicar ?, 25, p. 207-223, 1982.
[5] Hermann Brunn, « Errata », Ornicar ?, 26-27, p. 289-292, 1982.
[6] Hans Debrunner, « Links of Brunnian type », Duke Math. J., 28, p. 17-23, 1961.
[7] Hans Debrunner, « Über den Zerfall von Verkettungen », Mathematische Zeitschrift,
85, p. 154-168, 1964. http://www.digizeitschriften.de.
[8] Stéphane Dugowson, Espaces connectifs et espaces de partage, 2003 (inédit).
[9] Stéphane Dugowson, « Les catégories et le passage des frontières »,
Colloque impact des catégories, École normale supérieure (Paris), exposé du 13 octobre 2005). Enregistrement vidéo disponible à l’adresse :
http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=894.
[10] Stéphane Dugowson, « Attractions borroméennes », Séminaire mamuphi, École normale supérieure (Paris), exposé du 27 janvier 2007). Enregistrement vidéo disponible
à l’adresse : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1639.
[11] Stéphane Dugowson, « On connectivity spaces », Cahiers de Topologie et Géométrie Différentielle Catégoriques, LI(4), p. 282-315, 2010. http://hal.archivesouvertes.fr/hal-00446998/fr/.
[12] Stéphane Dugowson, « Introduction aux dynamiques catégoriques connectives »,
décembre 2011. http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00654494/fr/.
[13] Stéphane Dugowson, Dynamiques connectives (une introduction aux notions connectives : espaces, représentations, feuilletages et dynamiques catégoriques), Editions
universitaires européennes, 2012
[14] Paul Gartside et Sina Greenwood, « Brunnian links », Fundam. Math., 193(3),
p. 259-276, 2007.
[15] Etienne Ghys, Jos Leys, et Aurélien Alvarez, Dimensions (film d’animation, 2009).
http://www.dimensions-math.org.
[16] Felix Hausdorff, Grundzüge der Mengenlehre, Veit and Comp., Leipzig, 1914.
[17] Taizo Kanenobu, « Satellite links with Brunnian properties », Arch. Math., 44(4),
p. 369-372, 1985.
[18] Taizo Kanenobu, « Hyperbolic links with Brunnian properties », J. Math. Soc.
Japan, 38, p. 295-308, 1986.
[19] Georges Matheron et Jean Serra, Image analysis and Mathematical morphology,
volume 2, Academic Press, London, 1988.
[20] Georges Matheron et Jean Serra, « Strong filters and connectivity ». In Image analysis and Mathematical morphology, volume 2, p. 141-157, Academic Press, London,
1988.
[21] Joseph Muscat et David Buhagiar, « Connective space », Mem. Fac. Sci. Eng.
Shimane Univ. (Series B : Mathematical Science), 39, p. 1-13, 2006.
[22] François Nicolas, « “Rai sonnances” mathématiques en musique », Gazette des mathématiciens, 111, janvier 2007.
[23] Dale Rolfsen, Knots and links, Publish or Perish, Inc., Houston, 19762 , 1990.
192
A L’OMBRE DE LA PHILOSOPHIE
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour
une conjecture philosophique ?
(variations sous forme
pro-lemmatique, mais en prose)
Charles Alunni
Laboratoire « Pensée des Sciences»
Ecole normale supérieure / Scuola normale superiore
À Moreno Andreatta, Guerino Mazzola,
François Nicolas & Yves André – À mamu.
« Il se pourrait bien qu’un effort d’organisation, collectif et anonyme, tel que Bourbaki,
ne soit possible que dans un pays hautement centralisé (comme à Paris), et où les
écoliers sont exposés très tôt à une large discussion philosophique 1 . »
PREAMBULE
Première précision, quant à la formulation interrogative du titre : mon point d’interrogation ne porte pas sur la question de savoir si, dans ce lemme, il en va bien d’un enjeu
pour la philosophie (différents exposés mamuphi suffiraient à en apporter la preuve),
mais il est plutôt comme la marque insistante du fait qu’il s’agit d’une adjonction possible et en cours, d’un prolongement argumentatif, à la question centrale de mon travail :
« Qu’est-ce que s’orienter diagrammatiquement dans la pensée ? ».
J’ajoute maintenant trois petites remarques d’ordre terminologique, mais qui ne sont
pas sans rapport avec la « méthode » ou le cheminement que je suivrai.
a. LEMME.
Issu du grec λήµµα [= prémisse] ce mot est emprunté (vers 1613) au latin impérial
« lemma ».
1). En mathématiques, c’est une proposition préliminaire qui ne concerne pas
directement la thèse ou le théorème, mais qu’il est nécessaire d’établir avant de
poursuivre la démonstration ; 2) en philosophie, c’est une proposition accessoire,
démontrée ou admise, qui permet de poursuivre le raisonnement.
1. Saunders Mac Lane, « Concepts and Categories in Perspective », in Peter Duren et al. ed., A
Century of Mathematics in America, « History of Mathematics », Vol. 1, Part. 1, Providence, AMS,
p. 338.
195
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ?
b. THEOREME.
C’est encore un emprunt (vers 1539) au latin impérial « theorema » [= proposition]
(Aulus Gellius), et plus spécialement « proposition démontrable », lui-même repris
au grec θ�ωρηµα : 1. Spectacle = « ce qu’on peut contempler » ; puis, 2. « objet
d’étude », « principe », « proposition démontrable ». À noter que ce nom est luimême dérivé de θ�ωρ�ιν, qui signifie « observer », « examiner ». D’où un renvoi
direct à la θ�ωρια.
Le théorème est donc « l’objet que l’on considère ou que l’on prend en vue ».
En mathématiques, on l’opposera à postulat, axiome ou définition. Beaucoup plus
récent, on trouve THEOREMATIQUE, qui est un emprunt savant (autour de 1900)
signifiant : « qui s’accorde avec ce qu’on a observé », « qui procède par théorèmes ».
Sur ce lien, inscrit à même l’éthymème de théorème, entre « théorie » et « observation », une incise qui ne me semble pas totalement étrangère à toutes nos questions,
et dont les porteurs ne sont autres que Heisenberg et Einstein.
Dans une conférence donnée en 1968 à l’Institut de Physique Théorique de Trieste,
Werner Heisenberg rapporte un souvenir qui est beaucoup plus qu’une anecdote.
Pendant les première étapes du développement de la Mécanique Quantique, il pensait que l’idée philosophique la plus importante était d’introduire des quantités
observables :
Mais lorsque je devais donner une conférence sur la Mécanique Quantique, à
Berlin, en 1926, Einstein écoutait la conférence et corrigea ce point de vue. Il
énonça : “Qu’une chose soit observable ou non dépend de la théorie que vous
utilisez. C’est la théorie qui décide de ce qui est observable”. Il raisonnait ainsi :
“Observer signifie établir une relation entre un phénomène et notre réalisation
du phénomène. Quelque chose se produit dans l’atome, la lumière frappe la
plaque photo, nous voyons la plaque, ainsi de suite, mais dans toute cette
série d’événements — depuis l’atome jusqu’à notre œil et à votre existence
—, vous avez dû supposer que tout se passe comme dans la vieille physique.
Changez votre théorie sur cette séquence d’événements, et alors l’observation
sera évidemment modifiée”.
Je ne commenterai pas ici les enjeux théoriques et philosophiques de cette déclaration en théorie quantique relativiste.
c. CONJECTURE.
Emprunté vers 1246 au latin « conjectura » (chez Cicéron : faculté de conjecturer
les conséquences), et usité dans la langue augurale et en rhétorique (au sens d’interprétation des songes et de prédiction). [Sur cette inflexion onirique, je rappelle « en
passant » qu’Alexandre Grothendieck est l’auteur d’un volumineux traité intitulé :
La clef des songes ou Dialogue avec le Bon Dieu, dont le dernier chapitre, consacré à Mai ’68, a pour titre : Voyage à Menphis (2) : Semailles pour une mission].
« Conjectura » dérive de « conjicere », 1. de « cum » (qui donne co) et de « jacere » (qui signifie « jeter »), littéralement « jeter ensemble », d’où, parmi d’autres
sens figurés, « combiner dans l’esprit, présumer », spécialement dans la langue augurale ; 2. diriger ses yeux et son regard. Chez Cicéron, la « conjectio » n’est autre
que l’action de lancer des traits ou flèches ; et au sens figuré : la comparaison 2 .
2. Pour une approche « pensive » de la conjecture, je vous renvoie à l’exposé essentiel d’Yves André,
196
Charles Alunni
Mon cheminement sera donc « conjectural » en ce sens qu’il consistera à « jeter
ensemble » un certain nombre de lemmes philosophiques dont la connexion en forme de
« faisceau » apparaı̂tra plus explicitement au point II.
I. DE QUELQUES LEMMES CONJECTURAUX.
• Lemme constructif.
J’indiquerai d’abord une axiomatique philosophique minimale de ce que j’entends par
« construction », qui sera suivie de deux exemples d’interprétation « constructiviste » :
la notion de « FLECHE » et la notion de « NOYAU ».
Je dirai qu’une recherche philosophique peut retrouver sa légitimation, et le retour
de sa fonction propre, à l’intérieur du cadre d’orientation d’une recherche finalisée par
la découverte des différentes matrices « constructives » qui ont généré les comportements, intellectuels et motivés, des édifices linguistiques et conceptuels qui articulent et
disciplinent le contrôle de l’expérience.
Il s’agit, pour un point de vue « constructiviste », de découvrir comment une posture
de conduite, un mode de vie, une gestuelle, une modalité d’usage des objets et des instruments élaborés par voie de tentatives (ou combinés par le plus pur des hasards), sont
parvenus à la forme et au statut d’une technique procédurale, méthodique et ordonnée,
en vue d’atteindre certains buts.
Construire, c’est découvrir, par exemple, dans la transformation de la casualité en une
technique méthodique, la matrice de ce que nous définissons comme étant de l’ordre de la
pensée. Une enquête théorique de ce type constitue précisément le travail philosophique
que je qualifierais de constructiviste. L’ « opération constructive » n’est ici rien d’autre
que le cadre unifiant de toutes les fonctions assertoriques d’un système notationnel.
En ce sens, il est impossible de repérer dans un donné, dans un objet, ou dans une
entité cristallisée en situation d’isolement, le dispositif de preuves et de légitimation des
procédures exécutables à l’intérieur d’un système symbolique. Dans un contexte bachelardien, je dirais que le primitif, c’est le construit, ce qui sur -vient par construction (le
“sur -rationnel”), et non ce qui est donné par intuition. La Réalité intervient à la fin et
non au début de la construction théorique. Dès lors, l’opération constructive qui connecte
les termes au sein de la forme d’un disciplinement propre à un certain type de conduite,
représente ce qu’on définit par ailleurs comme preuve. En d’autres termes, c’est l’entière
praxis d’une forme de vie qui constitue ce que nous appelons généralement une preuve.
Dans cette identification radicale de l’invention et de la construction, la construction
conceptuelle, diagrammatique et expérimentale se retrouvent en réalité dans une même
unité de plan.
Sur le nexus « construction / dialectique / négativité », que je ne traite évidemment
pas ici, j’ai opposé ailleurs à l’« auto-destruction » heideggéro-derridienne, un opérateur
d’« hétéro-construction » 3 .
J’ajoute simplement deux indicateurs, avant de prendre mes deux exemples.
« S’orienter dans la pensée mathématique : l’art des conjectures » (Séminaire mamuphi, conférence du
10 Décembre 2005), repris dans le présent recueil.
3. Cf. Charles Alunni, « Speculum 2. Pour une métaphorologie fractale », Revue de synthèse, « Objets
d’échelle », T. 122, N˚1, janvier-mars 2001, Paris, Albin Michel, p. 154-171.
197
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ?
A. Un rappel du geste nietzschéen de généralisation de la métaphoricité par une mise
en abı̂me qui est chez lui solidaire d’une « mise en perspective » constructiviste :
Ce n’est qu’à partir de la ferme persévérance de ces formes originelles que s’explique la possibilité selon laquelle peut ensuite être constituée une construction
de concepts à partir des métaphores elles-mêmes. Cette construction est une
imitation des rapports du temps, de l’espace et du nombre sur le terrain des métaphores. À la construction de concepts travaille originellement [. . .] le langage
et plus tard la science [. . .]. [A]insi la science travaille sans cesse à ce grand
colombarium des concepts, au sépulcre des intuitions, et construit toujours de
nouveaux et de plus hauts étages, elle façonne et nettoie, rénove les vieilles
cellules [métaphore animale de la ruche], elle s’efforce surtout d’emplir ce colombage surélevé jusqu’au monstrueux et d’y ranger le monde empirique tout
entier, c’est-à-dire le monde anthropomorphique 4 .
B. Un modèle de « constructivisme fonctionnel » que Gaston Bachelard pointe chez
Riemann, et qui pourrait se prolonger dans une « ontologie nécessairement projetée », une « ontologie constructive [qui] n’est jamais à son terme puisqu’elle correspond plutôt à une action qu’à une trouvaille portant sur une réalité de seconde
intention » :
La définition de la fonction [riemannienne] par simple correspondance a ici encore une tout autre souplesse. “Cette définition, dit Riemann, ne stipule aucune
loi entre les valeurs isolées de la fonction, car lorsqu’il a été disposé de cette
fonction pour un intervalle déterminé, le mode de son prolongement en dehors
de cet intervalle reste tout à fait arbitraire”. Ainsi la connaissance parfaite
d’un être analytique dans un domaine déterminé n’implique plus la moindre
connaissance en dehors de ce domaine. L’être, en Analyse, nous apparaı̂t donc
comme le résultat d’une construction qui, dans son principe, sinon toujours en
fait, est une construction libre. En analyse comme en géométrie, les conditions
restrictives qui fixent les règles de la construction ne ruinent pas le caractère
hypothétique de l’élément analytique défini. Ainsi, en une analogie curieuse, on
retrouve pour définir une transcendante, les mêmes types de relations conditionnelles que dans l’Axiomatique de la géométrie. “Comme principe de base
dans l’étude d’une transcendante, écrit Riemann, il est, avant toute chose, nécessaire d’établir un système de conditions indépendantes entre elles suffisant à
déterminer cette fonction”. La transcendante n’établit ainsi entre ses éléments
que les seules liaisons qui sont spécifiées par le système des conditions. Elle
n’a pas de réalité en dehors de ce système qui doit être, comme un système de
postulats, complet et fondamental 5 .
La liste des signatures constructivistes serait développable ad libitum : en physique, et
à la même époque, Paul Langevin, Jean Becquerel, Hermann Weyl, Arthur Eddington ;
en mathématique, Tullio Levi-Civita, Gregorio Ricci-Curbastro — tous, et ça n’est pas
un hasard, étaient d’éminents « relativistes ».
4. Le livre du philosophe, tr. A. K. Marietti, Paris, Aubier, 1969, p. 193-195.
5. Gaston Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, Vrin, 1927 , p. 184-185.
198
Charles Alunni
Mes deux exemples tenteront de montrer en quoi l’approche « constructiviste » amène
à considérer l’action des « lignées de diagrammes » et la puissance visible de ce qu’Albert
Lautman a pu qualifier de « montée vers l’absolu ».
a. Le concept de « FLECHE ». On sait comment Saunders Mac Lane caractérise
l’originaire « diagrammaticité constructive » de la théorie des catégories :
Since a category consists of arrows, our subject could also be described as learning how to live without elements, using arrows instead. This line of thought,
present from the start, comes to a focus in Chapter VIII, which covers the
elementary theory of abelian categories and the means to prove all of the diagram lemmas without ever chasing an element around a diagram. [. . .] The
fundamental idea of representing a function by an arrow first appeared in topology [. . .]. The arrow f : X → Y rapidly displaced the occasional notation
f (X) ⊂ Y for a function. It expressed well a central interest of topology. Thus
a notation (the arrow) led to a concept (category) 6 .
À propos de l’origine de cette notation, Mac Lane précise dans « Concepts and
Categories in Perspective », qu’on peut l’attribuer à Hurewicz, vers 1940. Mais au
fond, il avoue qu’il n’en sait rien :
At first, the vivid arrow notation f : X → Y for a map was not avaible,
and homomorphisms of homology groups (or rings) were always expresssed in
terms of the corresponding quotient group or rings. Thus the familiar long
sequence of the homotopy groups of a fibration was originally described in
terms of subgroups and quotient groups ; this is the style used by all three
discoveries of the sequence and of the covering homotopy theorem (HurewiczSteenrod, Ehresmann-Feldbau, Eckmann). The practice of using an arrow to
represent a map f : X → Y arose at almost the same time. I have not been
able to determine who first introduced the convenient notation ; it may well
have appeared first on the blackboard, perhaps in lectures by Hurewicz and it
is used in the Hurewicz-Steenrod paper, submitted November 1940. At almost
this time others used a notation for a map with the same intent as the arrow 7 .
On trouve dans la littérature une attribution de paternité parallèle à Pierre Samuel
comme proto-construction de ce qui deviendra la « flèche universelle de Samuel ».
Membre de la deuxième génération Bourbaki, Pierre Samuel est à l’origine des idées
présentées par Bourbaki dans la section consacrée aux constructions universelles
(voir son article de 1948, « On Universal Mappings and Free Topological Groups »,
Bulletin of the AMS, 54, p. 591-598) 8 .
Comme toute quête des origines, le risque de côtoyer « mythes et légendes » plus
que science et rigueur est ici évident. Peu importe, au point que, si vous me le
permettez, j’en rajouterai volontiers « une couche » — comme on dit —, ne seraitce que pour la beauté de la « construction ».
6. Cf. Categories for the Working Mathematician, IIde édition, Springer, 2000, p. VII et p. 29 (Notes).
7. Saunders Mac Lane, « Concepts and Categories in Perspective », op. cit., p. 332-333.
8. Pour un développement philosophique, cf. Charles Alunni, « Des Enjeux du mobile à L’Enchantement du virtuel – et retour », Introduction à Gilles Châtelet, L’Enchantement du virtuel. Mathématique,
physique, philosophie, Édition de Charles Alunni et Catherine Paoletti, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2010.
199
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ?
Voulant en savoir plus sur le compte de Samuel et sur son geste inaugural « supposé », je vous livre le résultat de mon enquête sous forme de proto-citation :
20. Après-demain, je tirerai trois flèches comme si je visais une cible. ? 21. Et
voici, j’enverrai un jeune homme, et je lui dirai : “Va, trouve les flèches”. Si je
lui dis : “Voici, les flèches sont en deçà de toi, prends-les !” alors viens, car il y
a paix pour toi, et tu n’as rien à craindre, l’Éternel est vivant !”? 22. Mais si
je dis au jeune homme : “Voici, les flèches sont au-delà de toi !”, alors va-t-en,
car l’Éternel te renvoie.
J’ai cité le Premier livre de Samuel, Chapitre 20 de l’Ancien Testament. Et je
conclurai en disant qu’à la pointe orientée du signifiant, cette « paternité fantasmatique » rentre parfaitement dans le cadre de ce qu’on pourrait qualifier de
« construction augurale » ou de « proto-conjecture ».
b. Le concept de « NOYAU ». Le texte pour moi initiatique quant au questionnement
« constructiviste » de la notion de NOYAU est l’ouvrage de Jean-Toussaint Desanti,
Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2. Il s’agit en fait de
conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, qui sont parues chez Grasset en
1999. Il est à noter que ce livre, assez difficile et par bien des côtés admirable, se
conclut par un Appendice intitulé : « Sur le concept de Catégorie ». Alain Badiou a
déjà dit ailleurs l’importance que la théorie des Catégories avait pour Touki depuis
longtemps.
Desanti y remarque que ce nom est bien emprunté au langage le plus quotidien —
noyau de pêche, noyau d’olive, noyau de cerise. Ce qui l’intéresse (intérêt que nous
avons en partage), c’est que son usage a été étendu à des langages savants et forts
techniques : de la physique du « noyau » à l’algèbre abstraite et au « noyau »
d’un homomorphisme de structures. C’est évidemment ce dernier usage qui a été
lui-même généralisé par les Catégoriciens à des domaines d’une essentielle abstraction. La communauté mathématicienne a admis le choix du mot : « noyau » en
français, « kernel » en anglais, « Kern » en allemand, en dépit du caractère apparemment irréductible à toute “naturalité” usuelle du domaine théorique par lequel
était proposée une telle extension. La conclusion de Desanti est alors la suivante :
Il nous faut donc admettre que le sens ordinaire était propre à l’autoriser,
bien qu’il ne suffise à en régler l’usage ; ce qui veut dire que le rapport entre
“noyau de fruit” et “noyau d’homomorphisme” n’est pas de simple et arbitraire
homonymie 9 .
Si, selon son sens le plus banal, un noyau est ce qui enferme la graine, la question
pourrait être alors : pourquoi tant de dureté pour conserver au plus profond du
fruit cette petite chose rebelle ? Parce que le « noyau » protège l’arbre futur, un
autre arbre que celui dont on aurait mangé le fruit. Le noyau enferme et maintient
un arbre virtuel conforme à son espèce. C’est ce « signal » d’invariance, au sein
d’un domaine en devenir, qui paraı̂t autoriser les extensions de signification aux
champs les plus étrangers au départ à nos expériences naturelles usuelles. Il y a là
9. Jean-Toussaint Desanti, Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2. Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Paris, Grasset, « Figures », p. 138.
200
Charles Alunni
toujours conformité à une exigence d’invariance, chaque fois spécifique, et repérable
selon des procédures appropriées.
Ainsi, dans la langue des algébristes, un noyau prend précisément le sens d’INVARIANT. Plus précisément encore, en dégageant le concept de « noyau », le mathématicien établit un lien essentiel entre les sous-groupes invariants d’un groupe et la
classe de ses homomorphismes. C’est par là que la considération des sous-groupes
invariants devient un outil essentiel à la théorie des groupes : les sous-groupes invariants d’un groupe G, et eux seulement, sont les noyaux de ses homomorphismes.
Le concept de « noyau » ainsi défini permet de faire travailler le concept de groupe.
Qu’est-ce alors qui exige un tel travail ? Le rôle central que joue pour un groupe son
élément neutre, son « zéro », sans lequel aucun élément n’y étant inversible, tout un
champ d’opérations resterait interdit, parce que privé de signification universelle.
L’absence de « zéro » nous condamnerait en quelque sorte à l’oisiveté opératoire.
D’où il conviendrait d’admettre que l’idée de noyau pour le philosophe est équivalente au zéro des algébristes.
Je n’irai pas plus loin ici, sinon pour remarquer que si dans toute théorie algébrique
le « noyau » d’un morphisme f : A → B est l’ensemble des éléments a ∈ A tels que
f (a) = 0, et où 0 dénote l’élément zéro de B, dans le cadre du langage catégorique,
où il n’y a pas de référence aux éléments spécifiques des objets, il devient nécessaire
de trouver une définition alternative pour le « noyau ». Et ce sont les catégories
Abéliennes qui furent précisément introduites pour exhiber la définition, dans un
cadre catégorique, des concepts de « noyaux », de « séquences exactes », etc.
Il est enfin possible de visualiser ce court-circuit « constructiviste » du corps matériel et du concept, de la main et de l’esprit, par l’exhibition de quelques diagrammes
de noyaux.
• Lemme inductif.
Le modèle de ce « lemme inductif » est à l’œuvre dès le titre de l’un des ouvrages les
plus essentiels du XXe siècle concernant la théorie de la relativité dite générale d’Albert
Einstein : La valeur inductive de la relativité, publié par Gaston Bachelard en 1929. Dans
un compte-rendu des Recherches philosophiques parues en 1931, Albert Spaier note ceci :
Sans prendre soin de nous avertir qu’il ne tient aucun compte de la signification
habituelle du mot induction, M. Bachelard qualifie ainsi une multiplication et un
enrichissement prémédités de considérations théoriques et même, spécifiquement
mathématiques, qui ne s’orientent vers l’expérience que tardivement, par surcroı̂t 10 .
J’ai montré ailleurs que ce catégorème bachelardien provenait d’une profonde assimilation du dispositif d’induction tel qu’il s’était imposé à Einstein lui-même depuis sa
préoccupation précoce pour l’électromagnétisme. C’est dans un texte daté de 1912 qu’il
a définitivement instauré le paradigme « inductif » de la relativité générale, le titre
en déterminant déjà l’entière programmatique : Gibt es eine Gravitationswirkung die der
elektrodynamischen Induktionswirkung analog ist ? [Existe-t-il une action gravitationnelle
analogue à l’induction magnétique ? ] 11 .
10. A. Spaier, Recherches philosophiques, vol. I, 1931, p. 369.
11. In «Vierteljahresschrift für gerichtliche Medizin », Ser. 3, XLIV, 1912 (pp. 37-40).
201
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ?
C’est cette essence profondément « relativiste » du concept d’induction qui a été
à l’origine de toutes les mésinterprétations de la Valeur inductive de la relativité que
Bachelard opposait à La déduction relativiste d’Émile Meyerson [1925].
Et comme Bachelard sentait qu’il aurait du mal à être entendu sur ce point capital,
il est revenu explicitement sur le sens “physique” strict du terme « induction », cette
fois dans un texte daté de 1942 et publié dans la Revue philosophique de la France et de
l’étranger [n˚ 132, 1942-1943].
[. . .] Les critiques portent souvent plus d’attention au mot qu’à la phrase — à la
locution plus qu’à la page. Ils pratiquent un jugement essentiellement atomique et
statique. Rares sont les critiques qui essaient un nouveau style en se soumettant
à son induction. J’imagine, en effet, que de l’auteur au lecteur devrait jouer une
induction verbale qui a bien des caractères de l’induction électromagnétique entre
deux circuits. Un livre serait alors un appareil d’induction psychique qui devrait
provoquer chez le lecteur des tentations d’expression originale 12 .
Ici, l’« apparent paradoxe » est qu’il s’agit d’un article qui ne relève pas de l’ordre
proprement épistémologique. Il a pour titre : « Une psychologie du langage littéraire :
Jean Paulhan, “Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres” ». Ce précieux philosophème d’« induction psychique » sera repris en 1953 dans un autre texte intitulé :
« Germe et raison dans la poésie de Paul Éluard ».
Les poèmes d’Éluard sont des diagrammes de confiance, des modèles de dynamisation psychique [. . .] Si l’on est sensible à l’induction psychique d’éveil, de réveil
— de naissance, de rénovation — de jeunesse et de jouvence, on ne s’étonnera pas
de la puissance vraie des poèmes réunis sous le signe du Phénix. Ici encore, nous
recevons le bienfait d’une condensation de forces exceptionnelles 13 .
À noter ici, sans plus de commentaires, la mobilisation de la chaı̂ne catégoriale « dynamisation », « induction », « condensation » & « diagramme ». Je n’hésite pas à en
rapprocher ici tel énoncé d’Alain Connes :
Ainsi, pour moi, la représentation mentale algébrique a les mêmes ingrédients, à la
fois linguistique et musique, que la poésie [. . .]. La réalité mathématique brute a une
nature inductive. L’activité du mathématicien la comprend de manière projective 14 .
Bachelard encore :
Pour bien comprendre les nuances diverses de cette sublimation active et en particulier la différence radicale entre la sublimation cinématique et la sublimation vraiment
dynamique, il faut se rendre compte que le mouvement livré par la vue n’est pas
dynamisé. Le mobilisme visuel reste purement cinématique. La vue suit trop gratuitement le mouvement pour nous apprendre à le vivre intégralement, intérieurement.
Les jeux de l’imagination formelle, les intuitions qui achèvent les images visuelles
nous orientent à l’envers de la participation substantielle. Seule une sympathie pour
une matière peut déterminer une participation réellement active QU’ON APPELLERAIT VOLONTIERS UNE INDUCTION SI LE MOT N’ETAIT DEJA PRIS
12. Gaston Bachelard, Du droit de rêver, Paris, P. U. F., 1970, 19886 , p. 181.
13. Revue Europe, n˚ 93, 1953.
14. Alain Connes, « À la recherche d’espaces conjugués », in Ilke Angela Maréchal, Sciences et Imaginaire, Paris, Albain Michel, 1998.
202
Charles Alunni
DANS LA PSYCHOLOGIE DU RAISONNEMENT. Ce serait pourtant dans la vie
des images que l’on pourrait éprouver une volonté de conduire. Seule cette INDUCTION MATERIELLE ET DYNAMIQUE, cette “duction” par l’intimité du réel,
peut soulever notre être intime. Nous l’apprendrons en établissant entre les choses
et nous-mêmes une correspondance de matérialité 15 .
Je dirais que l’induction, c’est la clé de « l’imagination du mouvement », comme
« mouvement de l’imagination », à la fois scientifique et poı̈étique, que Bachelard prend
ici en vue :
α. d’abord par la mise en évidence du « petit laboratoire » électromagnétique et inductif d’une révolution scientifique nouvelle. L’appareil expérimental, chargé de théorie,
est ce qui montre et ce qui formule l’avancée relativiste et son « architecture ».
Je cite : « La distance, a-t-il dit, entre la théorie et l’expérience est telle — qu’il
faut bien trouver des points de vue d’architecture 16 . »
Cette clé de « l’imagination du mouvement » comme « imagination en mouvement » se donne également à voir
β. par le rabattement du dispositif inductif réel sur les conditions de sa « pensée »,
comme une sorte de modèle de toute pensée (scientifique, philosophique et/ou poétique). Comme dans le texte du très jeune Einstein, qui, âgé de seize ans se demandait comment un champ magnétique engendré par un courant affecte l’éther
et modifie le courant lui-même, cette induction recèle (et révèle) à nouveau son
essence de self-induction. Par une sorte d’invagination du dispositif expérimental
et du dispositif théorique, Bachelard induit, en en révélant par là le secret (et en
en rendant également visible le « spectre »), son propre dispositif philosophique.
Un élément matériel est le principe d’un bon conducteur qui donne la continuité
à un psychisme imaginant 17 .
L’enjeu philosophique profond reste celui d’une sorte de parallélisme des attributs de
la pensée et de l’étendue, de la théorie et du réel qui sont comme chiasmatiquement
auto-induits, et par quoi le mouvement livre sa dynamique.
Je conclue le survol du lemme inductif par ce que je considère comme un autre
exemple paradigmatique, et qui est celui des « courants » de De Rham.
Introducteur avec Élie Cartan des « formes différentielles », De Rham établit entre
autres, par la cohomologie, un lien des plus étroits entre propriétés locales en géométrie
différentielle (les p-formes) et propriétés globales (topologie de la variété). Ce qui m’intéresse ici, c’est la question du passage inductif des équations de Maxwell à la cohomologie
de De Rham, et retour 18 . La question essentielle pour l’orientation de la pensée physico15. Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti,
1943, p. 15.
16. Paul Valéry, L’idée fixe, Paris, Gallimard, 1934, 19612 , p. 143. Valéry cite ici Einstein qu’il écouta
à Paris en 1929 à l’IHP.
17. Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti,
1943, p. 14.
18. Sur le « tissage » technique de la théorie de la cohomologie de De Rham et de l’électromagnétisme
“généralisé” (« Liberté de jauge », « Effet Bohm-Aharonov », « Trous de ver » et « Monopôles »),
cf. l’excellent exposé de John Baez & Javier P. Muniain, Gauge Fields, Knots and Gravity, World
Scientific, « Series on Knots and Everything — Vol. 4 », Singapore, 1994, ch. 6, « De Rham Theory in
Electromagnetism », p. 103-152.
203
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ?
mathématique est de dégager la relation biunivoque entre le modèle diagrammatique
issu du dispositif matériel du bobinage électromagnétique et l’induction d’un courant
mathématique induit, qui rendra compte à son tour, d’un point de vue conceptuel, de
ce dispositif « réel » 19 . De Rham donne-t-il quelque part la clé d’un « court-circuit »
symbolique-matériel (inscrit à même les « matérialités symboliques » de la théorie) qui
serait ici lié à quelque chose comme une induction électromathématique ? Sachant que
le concept mathématique central de sa théorie des variétés différentiables n’est autre que
celui de « courant », ma requête philosophique est alors la suivante : quel modèle mental,
quel diagramme théorique préexistant aurait pu pousser Georges De Rham à baptiser un
dispositif purement mathématique et extrêmement abstrait — qui relie les notions d’homogénéité, de parité et de dimension ou de degré introduites pour les « chaı̂nes » et
les « formes » (orientation de variétés et d’applications, chaı̂nes et formule de Stokes,
etc.) — « courants » ? 20
Il s’avère qu’en cherchant un peu, on s’aperçoit que De Rham apporte lui-même la
réponse :
Le choix du terme “courant” a été motivé par le fait que, dans l’espace ordinaire
à 3 dimensions, les “courants de dimension 1” peuvent être interprétés comme des
courants électriques 21 .
Ainsi,
On voit que, dans l’espace ordinaire, une même entité physique (le courant électrique), est représentée dans un cas par un champ à une dimension (courant linéaire), dans un autre cas par une forme de degré deux (courant de volume). Cela
suggère l’idée que dans une variété à n dimensions V, un p-champ et une (n — p)forme doivent être deux aspects d’une même notion plus générale, que j’appellerai
courant à p dimensions. Telle est l’idée qui m’a conduit à la démonstration des trois
théorèmes dont on vient de parler 22 .
Puisque cette orientation inductive de (et dans) la pensée implique une géométrie de
l’entrelacement (du dispositif matériel et du dispositif formel), je la qualifierai ici d’« induction symplectique ». Il suffit de rappeler que le grec συµπλ�κτ ικoς signifie proprement
« qui entrelace », en particulier dans le contexte des sciences naturelles (« qui est entrelacé avec une autre corps ou une autre partie ») ; ce qui a donné le latin complexus
(enlacement) et complex (uni, joint), eux-mêmes dérivés de complector (qui signifie, en
son sens figuré, « SAISIR par l’intelligence, par la pensée, par la mémoire ou par l’imagination » et « embrasser [comprendre] dans un exposé » : una comprehensione omnia
19. « “Le monde corporel est réel. Telle doit être l’hypothèse de base” [. . .]. Votre énoncé me semble
en soi dénué de sens ; c’est comme si l’on affirmait : “Le monde est cocorico”. Je trouve que “réel” est en
soi une catégorie (un tiroir) vide et sans signification qui ne tient son énorme importance que du fait que
j’y range certaines choses et pas d’autre », Albert Einstein, Lettre à E. Strudy (24 septembre 1918).
20. Georges De Rham, Variétés différentiables. Formes, courants, formes harmoniques [1960], Hermann, « Publications de l’Institut Mathématique de Nancago III », Paris, 19733 .
21. Georges De Rham, ibid., p. 40, note 1.
22. Ce « court-circuit » explicite est tiré de sa conférence du 21 octobre 1935 du cycle des Conférences
internationales des Sciences mathématiques (Université de Genève) consacrées à Quelques questions
de Géométrie et de Topologie. Cf. Georges De Rham, « Relations entre la topologie et la théorie des
intégrales multiples », L’Enseignement mathématique, 35, 1936, p. 220-221. On ne manquera pas de
relever, dans ce contexte électrique, l’obsession déjà présente chez Einstein d’unification des « aspects »
séparés d’un phénomène (ici mathématique).
204
Charles Alunni
complecti = « comprendre tout dans une formule unique »). L’utilisation de ce mot
en mathématiques est due à Hermann Weyl qui, dans un effort pour éviter une confusion sémantique, a rebaptisé l’obscur (pour l’époque) « groupe du complexe linéaire »,
« groupe symplectique » 23 . Quelle que soit son étymologie, l’adjectif « symplectique »
signifie fondamentalement « tressés ensemble » ou « tissés » ; et c’est cet effet de tresse
« par self-induction » qui nous intéresse ici et avant tout.
• Lemme traductif
La question de la traduction et de la « traductibilité » est un enjeu majeur ici, mais
pour d’évidentes raisons de temps, je serai relativement expéditif.
Qu’une approche philosophique de la traduction — « traduction » désignant à la fois
la pratique traduisante, l’activité du traducteur (son versant dynamique) et le résultat de
cette activité (son versant statique) —, que cette approche ait quelque chose à voir avec
les préoccupations fondamentales du mathématicien est à mon avis des plus instructifs.
Il est tout d’abord remarquable que dans son traité de « traductologie » paru en 1979,
intitulé Traduire : théorèmes pour la traduction (pbp), et où il se propose d’inaugurer
« une linguistique inductive de la traduction », Jean-René Ladmiral mette en place un
dispositif visant à classer les traducteurs, selon l’orientation de leur pensée et de leur
pratique, en « sourciers » et en « ciblistes ». Pour Ladmiral, et selon ce que je qualifie
personnellement de conception éculée de la traduction, traduire c’est « faire passer »,
dans la transparence, et en langue-cible, ce qui ressortit à la parole dans le texte-source.
Toute théorie de la traduction est confrontée au vieux problème philosophique du Même
et de l’Autre : à strictement parler, le texte-cible n’est pas le MEME que le texte original,
mais il n’est pas non plus tout à fait AUTRE. Le concept même de « fidélité » au texte
original traduit bien cette ambiguı̈té, selon qu’il s’agit de fidélité à la lettre ou à l’esprit.
C’est le débat traditionnel sur les « belles infidèles » (titre d’un ouvrage classique de
Georges Mounin paru en 1955). En gros, la « traduction » est censée remplacer le textesource par le « même » texte en langue-cible (avec pour finalité de nous dispenser de la
lecture de l’original). Mais c’est le caractère problématique de cette « identité » qui fait
toute la difficulté d’une théorie : on parlera alors plutôt d’« équivalence ».
Au-delà (et en-deçà) de cette approche quelque peu “catégorique” et dont le « diagramme de confiance » est bel et bien la flèche, on peut montrer que ce qui marque
vraiment la « traductologie contemporaine », c’est un procès convergent d’évidement
de l’« original » et de « substantialisation » de la copie, d’évidement du « traduit »
et de « substantialisation » du « traduisant », processus fondamental de torsion et de
retournement du dual classique et de son cortège de fantômes (si ce n’est de fantasmes).
Deux auteurs sont ici les véritables opérateurs historiques de cette révolution : Giovanni
Gentile et Walter Benjamin.
Je cite Benjamin dans « La tâche du traducteur », texte introductif à sa propre
traduction allemande des Tableaux parisiens de Baudelaire paru à Heidelberg en 1924.
Ainsi la traduction a finalement pour but d’exprimer le rapport le plus intime entre
des langues [. . .] — Mais le rapport auquel nous pensons, ce rapport très intime
entre les langues, est celui d’une convergence originale [. . .] Si dans la traduction
23. Cf. Hermann Weyl, The Classical Groups. Their Invariants and Representations [1938], Princeton
University Press, Princeton, 19462 , Chap. VI, « The symplectic group », p. 165.
205
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ?
s’annonce la parenté des langues, c’est tout autrement que par la vague ressemblance
entre imitation et original [. . .] Ainsi la traduction, encore qu’elle ne puisse élever
une prétention à la durée de ses ouvrages, et en cela elle est sans ressemblance avec
l’art, ne renonce pas pour autant à s’orienter vers un stade ultime, définitif et décisif,
de tout assemblage langagier. En elle l’original croı̂t et s’élève dans une atmosphère
pour ainsi dire plus haute et plus pure du langage.
[. . .] Car, de même que les débris d’une amphore, pour qu’on puisse reconstituer le
tout, doivent être contigus dans les plus petits détails mais non identiques les uns
aux autres, ainsi, au lieu de se rendre semblable au sens de l’original, la traduction
doit bien plutôt, dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, faire passer
dans sa propre langue le mode de visée de l’original : ainsi, de même que les débris deviennent reconnaissables comme fragments d’une même amphore, original et
traduction deviennent connaissables comme fragments d’un langage plus grand.
J’ai montré ailleurs 24 la possibilité d’un plongement dans ce dispositif de la dialectique complexe présentée par Alain Connes dans Triangle de pensées, dialectique entre la
« réalité archaı̈que » ou primitive, de nature inductive, extérieure à nous, source inépuisable d’informations, et de l’autre l’outil conceptuel, la division projective en structures
que nous élaborons quand nous essayons d’appréhender cette réalité. La meilleure illustration de cette « réalité » c’est l’arithmétique : « Ce que j’appelle “réalité mathématique
archaı̈que” se limite essentiellement aux vérités arithmétiques » 25 . Il est possible (Gödel)
de « projeter » tout raisonnement sur l’arithmétique. En gros, toute notion mathématique est composée d’une portion qui fait référence à la réalité mathématique archaı̈que
et la portion qui est conceptuelle. S’y rattache une autre distinction, l’« inductif » et le
« projectif », qui traverse également toute démarche mathématique. La démarche inductive laisse à chaque objet sa spécificité, son caractère unique (la réalité archaı̈que) ; quant
à la démarche projective, elle opère sur des objets regroupés par classes (les concepts).
« L’idéal se produit lorsqu’on a tellement bien découpé les classes qu’on se trouve devant
un objet unique, que l’on connaı̂t de manière à la fois inductive et projective ». Réalité
non-matérielle, elle est non-périssable (« aussi résistante qu’un mur »), échappant à toute
forme de localisation spatio-temporelle.
Lemme traductif et lemme inductif sont effectivement exhibés par Connes dans un
texte plus ancien :
Lorsqu’on écrit une phrase mathématique, elle a un contenu par rapport à son domaine par un mécanisme de traduction, mais il y a autre chose dans les mathématiques qui n’est absolument pas réductible au langage, une sorte de réalité archaı̈que.
Elle a les mêmes traits que la réalité extérieure : elle est a priori non organisée. La
réalité mathématique brute a une nature inductive. L’activité du mathématicien la
comprend de manière projective 26 .
J’en terminerai par la convocation d’un autre mathématicien qu’on n’attendrait peutêtre pas ici, tant ses rapports à la philosophie étaient généralement plus que distendus,
24. Cf. Charles Alunni, Tradition – Traduction – Transmission. L’action d’un foncteur universel,
Mémoire d’HDR, tapuscrit, Paris, Ens, 2003.
25. Alain Connes, André Lichnérowicz et Marcel-Paul Schützenberger, Triangle de pensées, éd. Odile
Jacob, « Sciences », Paris, 2000, p. 43.
26. Alain Connes, « À la recherche d’espaces conjugués », in Sciences et imaginaire, op. cit., p. 100.
206
Charles Alunni
pour ne pas dire « critiques ». Ça n’est pas le cas de ce texte remarquable, « à la fibre »
profondément et explicitement philosophique. Dès les premières phrases du texte, l’auteur
tourne lui aussi autour du lemme traductif :
Rien n’est plus fécond, tous les mathématiciens le savent, que ces obscures analogies,
ces troubles reflets d’une théorie à une autre, ces furtives caresses, ces brouilleries
inexplicables ; rien ne donne plus de plaisir au chercheur. Un jour vient où l’illusion
se dissipe ; le pressentiment se change en certitude ; les théories jumelles révèlent
leur source commune avant de disparaı̂tre ; comme l’enseigne la Gita, on atteint
à la connaissance et à l’indifférence en même temps. La métaphysique est devenue
mathématique, prête à former la matière d’un traité dont la beauté froide ne saurait
plus nous émouvoir.
Là où Lagrange voyait des analogies, nous voyons des théorèmes. [. . .] Tant que
Lagrange ne fait que pressentir ces notions, tant qu’il s’efforce en vain d’atteindre à
leur unité substantielle à travers la multiplicité de leurs incarnations changeantes,
il reste pris dans la métaphysique. Du moins y trouve-t-il le fil conducteur qui lui
permet de passer d’un problème à l’autre, d’amener les matériaux à pied d’œuvre, de
tout mettre en ordre en vue de la théorie générale future. Grâce à la notion décisive
de groupe, tout cela devient mathématique chez Galois.
Le modèle pris en vue est ensuite celui qui engage l’analogie entre nombres algébriques
(racines d’équations dont les coefficients sont des nombres entiers) et fonctions algébriques d’une variable (racines d’équations dont les coefficients sont des polynômes à une
variable). On sait que Galois y avait orienté sa pensée, et qu’il touchait déjà à quelques découvertes de Riemann, pourtant « l’un des moins algébristes sans doute parmi les grands
mathématiciens du XIXe siècle ». Ainsi les méthodes « transcendantes » très puissantes
de Riemann n’ont tenu aucun compte des analogies avec les nombres algébriques et
n’ont pu être transposées telles quelles à l’étude de ce qui relevait traditionnellement de
l’arithmétique ou théorie des nombres. C’est Dedekind qui, algébriste consommé, appliqua à Riemann ses méthodes pour l’étude arithmétique des nombres algébriques, faisant
voir par là qu’on pouvait retrouver ainsi la partie proprement algébrique de l’œuvre riemannienne. Dès lors, l’algébriste pur (en l’occurrence incarné ici par Pierre Chevalley),
considèrant les coefficients des polynômes comme formant un corps, va pouvoir obtenir
une théorie des fonctions algébriques fort riche déjà, mais qui ne le sera pas assez pour
que les analogies avec les nombres algébriques puissent être poursuivies jusqu’au bout.
Voici maintenant comment notre auteur déploie le dispositif traductif :
Heureusement, il s’est trouvé un domaine intermédiaire entre l’arithmétique et la
théorie riemannienne, et qui possède, avec chacune de ces deux dernières théories,
des ressemblances beaucoup plus étroites qu’elles n’en ont entre elles ; il s’agit des
fonctions algébriques “sur un corps fini” [. . .]. Prenant donc les coefficients de nos
polynômes dans un « corps de Galois », on construit des fonctions algébriques
dont la théorie remonte à Dedekind mais s’est particulièrement développée avec la
thèse d’Artin. [. . .] Le mathématicien qui étudie ces problèmes a l’impression de
déchiffrer une inscription trilingue. Dans la première colonne se trouve la théorie
riemannienne des fonctions algébriques au sens classique. La troisième colonne, c’est
la théorie arithmétique des nombres algébriques. La colonne du milieu est celle dont
la découverte est la plus récente ; elle contient la théorie des fonctions algébriques
sur un corps de Galois. Ces textes sont l’unique source de nos connaissances sur
les langues dans lesquels ils sont écrits ; de chaque colonne, nous n’avons que des
207
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ?
fragments [rappelez-vous l’amphore benjaminienne !] ; la plus complète et celle que
nous lisons le mieux, encore à présent [on est en 1960 !], c’est la première. Nous
savons qu’il y a de grandes différences de sens d’une colonne à l’autre, mais rien
ne nous en avertit à l’avance. À l’usage, on se fait des bouts de dictionnaires, qui
permettent de passer assez souvent d’une colonne à la colonne voisine.
Le mathématicien sait quant à lui qu’on avait déchiffré depuis longtemps, dans la
troisième colonne, le début d’un paragraphe intitulé « fonction zêta », et que vers la fin
de ce paragraphe, on croit lire une phrase très mystérieuse disant que tous les zéros de la
fonction se trouvent sur une certaine droite. Néanmoins, jamais on n’a pu savoir s’il en
est bien ainsi ou s’il y a eu erreur de lecture. C’est la fameuse « conjecture de Riemann ».
Notre auteur poursuit ainsi le lemme :
La principale découverte d’Artin, dans sa thèse, c’est qu’il y a, dans la seconde colonne, un paragraphe intitulé aussi « fonction zêta », et qui est à peu de choses près
une traduction de celui qu’on connaissait déjà ; notre dictionnaire s’en est trouvé
beaucoup enrichi. Artin aperçut aussi, dans cette colonne, la phrase sur l’hypothèse
de Riemann ; elle lui parut tout aussi mystérieuse que l’autre. Ce nouveau problème,
à première vue, ne semblait pas plus facile que le précédent. En réalité, nous savons
maintenant que la première colonne contenait déjà tous les éléments de la solution.
Il n’était que de traduire, d’abord en théorie “abstraite” des fonctions algébriques,
puis dans le langage “galoisien” de la seconde colonne, des résultats obtenus depuis
longtemps par Hurwitz en “riemannien”, et que les géomètres italiens avaient ensuite
traduits dans leur propre langage. Mais les meilleurs spécialistes des théories arithmétiques et “galoisienne” ne savaient plus lire le riemannien, ni à plus forte raison
l’italien ; et il fallut vingt ans de recherches avant que la traduction fût mise au
point et que la démonstration de l’hypothèse de Riemann dans la seconde colonne
fût complètement déchiffrée. Si notre dictionnaire était suffisamment complet, nous
passerions aussitôt de là à la troisième colonne, et l’hypothèse de Riemann, la vraie,
se trouverait démontrée.
Ce texte intitulé De la métaphysique aux mathématiques, sous-titré à propos d’un
colloque récent qui se tenait au Japon, et plus précisément à Tokyo, est dû à la plume
d’André Weil (in Collected Papers, Vol. II, Springer, 1980, p. 408-412). Permettez-moi
de conclure par cet étrange écho benjaminien :
Toute parenté supra-historique entre les langues repose bien plutôt sur le fait qu’en
chacune d’elles, prise comme un tout, une chose est visée, qui est la même, et qui
pourtant ne peut être atteinte par aucune d’entre elles isolément, mais seulement
par le tout de leurs visées intentionnelles complémentaires ; cette chose est le langage
pur (die reine Sprache).
• Lemme compactif
Je sauterai pratiquement ce lemme pour d’évidentes raisons liées à une impossible
compactification du temps. Disons que j’y étends systématiquement (et dans un geste à
valeur systémique) l’ensemble du « dispositif traductif » au formulaire physico-mathématique. C’est l’essence même du passage compactifiant d’une constellation théorique-notationnelle et diagrammatique à une autre, d’un formalisme catégoriellement moins puissant
à un formalisme plus puissant.
208
Charles Alunni
Modèle d’invagination diagrammatique représentant une dynamique chiasmatique où
la COUCHE EXTERNE (représentant la formule compactée — « le dehors comme substance ») n’est que le repl(o)iement de ses intériorités formelles (connexion et lissage des
multi-dispositifs théoriques qui y sont impliqués : par exemple, dans le cas de l’électromagnétisme dans sa forme contemporaine, p-formes, groupes cohomologiques, géométrie
différentielle, topologie algébrique, analyse différentielle sur les variétés complexes, etc.),
et où l’INTERIORITE (le noyau articulé des indexations — comme procédure d’ « évidement des objets ») n’est que le dépl(o)iement explicitant de son enveloppe. C’est ici
une logique de la « complicatio » [enveloppement] / « explicatio » [développement] ,
de la « contractio » [réduction] et du « contractus » [ce qui est réduit], « contrahere »
signifiant à la fois resserrer, tirer de et avoir un lien.
À la « réduction expansive ou centrifuge » répond ici une « dilatation ou expansion
centripète » (Figure 1) .
Figure 1. Exemple d’invagination diagrammatique : la formule électromagnétique compactée.
II. ESQUISSE D’UNE CONJECTURE
Un mot sur la formulation de la conjecture philosophique liée à la convergence de cet
ensemble de lemmes. Diagramme constructif, diagramme inductif, diagramme tra(ns)ductif,
diagramme compactif convergent naturellement vers une situation et un site où il semble
bien que sur le bord du retournement (du local au global, du dedans au dehors, de l’original
à la copie, du traduit au traduisant, du discret au continu, de l’algébrique au géométrique,
du commutatif au non-commutatif, du classique au quantique — et inversement), « les
extrêmes se touchent » : la coupure du trait de séparation se transforme en « trait
d’union invaginant », par retournement, torsion topologique, pivotement axial. Son emblème, pour une conjecture répondant à la question initiale : « Qu’est-ce que s’orienter
diagrammatiquement dans la pensée ? », serait pour moi le diagramme topologique du
ruban de Möbius (Figure 2).
209
Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ?
Figure 2. Le ruban de Möbius comme philosophème.
Je poserai donc que « s’orienter diagrammatiquement dans la pensée » implique
pour la pensée de s’orienter sur une surface non orientable. Pensée extrêmement difficile
à penser car elle exige au fond de savoir ce qui distingue une proposition de pensée
concernant l’originarité d’une orientation. L’orientation n’est pas réductible à ce qui la
manifeste : elle n’est justement pas réductible au système des gestes qui la déploient,
qui l’effectuent. Autrement dit, elle n’est pas entièrement, inductivement constructible
à partir du repérage des gestes constituants. C’est pourquoi, comme y insiste Badiou,
« il y a toujours un moment où il faut faire une hypothèse sur ce qu’est l’orientation
dans la pensée ». Une orientation nouvelle n’est pas seulement un segment nouveau de la
science (son « fragment » !), mais en quelque manière une nouvelle façon de la traverser,
de traverser tel ou tel champ du savoir. Que ce soit là un travail extrêmement difficile
pourrait en témoigner le dernier feuillet que Gilles Châtelet nous a laissé au moment de
sa mort, voilà déjà treize ans exactement 27 .
En 1978, dans un très précieux développement consacré à la « topologie hégélienne »,
Alain Badiou posait déjà cette conjecture à propos du « Kern », du « kernel », du
« NOYAU rationnel de la dialectique hégélienne » :
Hegel anticipe sur toute pensée qui entend rompre avec des schémas spatiaux immédiats, fondés sur l’opposition du Dedans et du Dehors (le Dedans caché étant la
vérité dont le Dehors est le semblant). Appréhender l’être comme autodéveloppement contradictoire, scission affirmative, c’est poser que l’extérieur est l’être même
de l’intérieur. Hegel soutient contre Kant une nouvelle topologie du connaı̂tre. Le
destin historique de cette topologie est sa division inévitable. On peut en effet la
concevoir de façon purement structurale : extérieur et intérieur sont alors discernables en tout point, mais indiscernables dans le Tout, supposé donné. On dira qu’il
existe un sujet local de la séparation intérieur/extérieur, que commande cependant
l’inconditionnelle unité globale d’une Loi. De cette unité n’existe pas d’autre attestation que l’évidence de son effet ponctuel, lequel est de séparation. La vérité
27. Voir la reproduction de ce manuscrit in Gilles Châtelet, L’Enchantement du virtuel, op. cit., p. 60.
210
Charles Alunni
de l’Un est, mais ne peut être dite en entier, puisque l’entier existe en tout point
comme l’acte d’une partition, d’un Deux. Cette voie est suivie par Lacan (mais déjà
par Mallarmé), dans l’usage qu’il fait des surfaces non orientables, comme le ruban de Möbius. Dans sa torsion globale, le ruban n’admet pas de distinction entre
l’extérieur et l’intérieur. En chaque point, il y a un “envers”, donc un dehors. Pour
que le Tout rematérialise la scission intérieur/extérieur, il faut couper le ruban. On
sait que pour Lacan cette coupure est ce dont procède le Sujet : un Sujet est l’acte
situé entre l’Un du tout et son effet d’ordination Dedans/Dehors. “Un” Sujet est
le défait d’une torsion. Mais on peut, et on doit, concevoir en fait la corrélation
scindée extérieur/intérieur plutôt comme un processus, où ce qui fait que le réel est
simultanément à sa place et en excès sur cette place, à l’intérieur et à l’extérieur,
réside dans son déploiement comme force qualitative. [. . .] Sur le terrain commun
(hégélien) de la topologie dialectique, qui détruit l’opposition représentative intérieur/extérieur, il faut opposer au Sujet-coupure de Lacan, dont la cause fixe est le
manque, le Sujet-scission du matérialisme dialectique, dont la cause mobile est le
non-recollement de la force et de la place 28 .
Toujours dans l’esprit de cette torsion topo-logique, je termine en donnant ce qui me
paraı̂t être qualifiable d’« écho catégorique » :
La poursuite de ce savoir exact que nous appelons mathématique semble impliquer
de manière fondamentale deux aspects duaux qu’on pourra qualifier respectivement
de Formel et de Conceptuel. Par exemple, nous manipulons algébriquement une
équation polynomiale, et nous visualisons géométriquement la courbe correspondante. Autre exemple : nous nous concentrons dans un premier moment sur la
déduction de théorèmes issus des axiomes de la théorie des groupes puis, dans un
second temps, nous considérons les classes des groupes effectifs auxquels renvoient
ces théorèmes. Dès lors, le Conceptuel apparaı̂t en un certain sens comme le contenu
même du Formel 29 .
III. YONEDA COMME LEMME PHILOSOPHIQUE
CONNEXE
Après ce long « pré-lemminaire » à Yoneda, il n’y aurait plus qu’à « s’y plonger »,
ce trop long déplacement sur une surface non-orientable me reconduisant purement et
simplement à notre point de départ, compacté en une seule et belle formule qui n’est pas
de moi mais donne un tour de clé supplémentaire : L’évidement des objets c’est le dehors
comme substance 30 .
28. Alain Badiou, Joël Bellassen et Louis Mossot, Le Noyau rationnel de la dialectique hégélienne.
Traductions, introductions et commentaires autour d’un texte de Zhang Shiying. Pékin 1972, Paris,
François Maspero, « Yenan “synthèses” », p. 38-39.
29. Bill Lawvere, « Adjointness in Foundations », Dialectica, vol. 23, fasc. 2, p. 281.
30. Cette merveilleuse formule est celle d’un mathématicien à l’ombre de la philosophie : mon collègue
et ami René Guitart.
211
La théorie des catégories : un outil de
musicologie scientifique aux yeux de
la critique philosophique
Ralf Krömer
Universität Siegen
LHSP-Archives Poincaré, UMR 7117 CNRS, Nancy
1
Introduction
L’expression “musicologie scientifique” dans le titre du présent travail est terminologique. C’est-à-dire, j’y entends une approche particulière à la musicologie (approche qui
réclame pour elle-même un statut particulièrement scientifique). En le faisant, je n’ai nullement l’intention de nier un tel statut scientifique à d’autres approches ; au contraire, je
soumets ladite approche à une critique épistémologique analysant précisément la conception de scientificité sur laquelle ses auteurs semblent s’appuyer 1 .
Précisons d’abord qu’il s’agit de l’approche développée en premier lieu par Guerino
Mazzola, approche bien connue aux lecteurs du présent recueil sans doute 2 . Au travers
de citations tirées des différents textes programmatiques, on peut facilement se persuader
qu’il est admissible de parler là d’un projet de “musicologie scientifique”. Mazzola dit :
“Musicology still lacks a stable concept framework”, et il déplore un “unscientific status
of musicology” [12, p. 3]. Puis, il propose une voie pour transformer cette situation. Je
cite le compte rendu du livre par Thomas Noll qui à mon avis met très bien en évidence
les buts principaux 3 :
The preface preintimates an intended double meaning of the term topos in the title.
On the one hand, it provides a mathematical anchor, which is programmatic for
1. Je tiens à remercier les organisateurs de ce séminaire, notamment Moreno Andreatta, de la possibilité d’y présenter en 2007 mes recherches sur la théorie des catégories, et de l’occasion de publier
maintenant une version un peu plus mûre du peu que j’ai à dire au sujet des applications de cette théorie
en musicologie. J’avoue franchement que l’analyse musicale à travers la théorie des topos et notamment
les activités de Mazzola et d’autres m’étaient pratiquement inconnues avant d’entrer en ce contact et que
mes préoccupations principales ne m’ont pas permis depuis d’approfondir beaucoup ces faibles connaissances. Je suis d’autant plus reconnaissant pour la patience avec laquelle on m’a encouragé à rédiger ces
quelques pages.
2. Quand je parle souvent du “projet de Mazzola” dans la suite, c’est un raccourci s’expliquant par ma
lecture très partielle de la littérature pertinente — je m’appuie ici exclusivement sur deux livres rédigés
par Mazzola [12, 13]. Je prie les autres auteurs engagés dans cette même entreprise de bien vouloir m’en
excuser.
3. Voir Zbl.1104.00003 ou http://recherche.ircam.fr/equipes/repmus/mamux/ThomasOnToM.pdf
213
La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique
the entire approach : the concept of a cartesian closed category with a subobject
classifier. [. . . ] On the other hand, the choice of the title alludes to the general ontological and epistemological problems of music research, especially to the difficulties
to communicate musical and meta-musical knowledge by means of a clear conceptual universe. Therefore the title encapsulates a scientific program, namely to follow
the pathbreaking ideas on inner-mathematical concept formation in the intellectual
tradition of Alexander Grothendieck, William Lawvere and others and thereby to
dispel the widespread epistemological doubts about the eligibility of mathematical
investigations into music in general.
J’aimerais insister sur les deux passages que j’ai soulignés dans la citation. Les questions
qui se posent, à mon avis, sont les suivantes : est-ce que procurer un “univers conceptuel
clair” permet de communiquer sans difficultés des connaissances musicales et métamusicales ? Cet univers, pour qui et comment est-il “clair”? Est-ce qu’une poursuite d’idées
provenant de la tradition intellectuelle de Grothendieck et Lawvere est en mesure de
dissiper tous les doutes épistémologiques concernant la légitimité d’investigations mathématiques en musique ? Ce que je me propose de faire dans ce qui suit, c’est donner
quelques éléments de réponses à ces questions-là. Bien entendu : il ne s’agira pas de mettre
en question la pertinence de l’approche en elle-même (une telle entreprise dépassant de
beaucoup mes compétences, notamment musicales), mais uniquement ses revendications
décrites ci-dessus. Mes résultats ne sont d’ailleurs ni en faveur de, ni en opposition avec
cette approche ; je présente simplement une analyse neutre de quelques arguments allant
dans les deux directions.
Je procède selon les étapes suivantes : d’abord, j’esquisse le rôle d’une certaine proposition de la théorie des catégories, à savoir le lemme de Yoneda, pour l’approche de
Mazzola ; ensuite, je rappelle quelques problèmes dans les fondements ensemblistes appropriés pour l’énoncé de ce lemme. Toutefois, à la lumière du débat récent sur la nécessité
d’un fondement ensembliste de la théorie des catégories, ces problèmes seront reconnus
comme non décisifs, indépendamment de toute considération sur les cardinalités dans
les exemples utilisés par Mazzola. Je m’appuie là sur la philosophie (alimentée d’études
historiques) que j’ai développée dans [7] pour tenir compte de la pratique historique
et actuelle de cette théorie, face aux problèmes fondationnels non résolus. Finalement,
j’intègre dans la perspective de mon approche philosophique le projet d’installer une
musicologie scientifique par l’utilisation de la théorie des catégories.
2
La “philosophie Yoneda”
Dans cette section, je rappelle ce qui semble être à la base de l’emploi que fait Mazzola
de la théorie des catégories en musicologie, sa “Yoneda Philosophy”. Comme le nom
l’indique, cette conception s’appuie sur l’énoncé que les experts de la théorie des catégories
appellent le “lemme de Yoneda”, et sur le “plongement de Yoneda” qui en découle.
214
Ralf Krömer
Rappelons donc d’abord l’énoncé du lemme 4 : si C est une catégorie avec Hom(x, y)
petit pour tous les objets x, y de C, F : C → Sets un foncteur contravariant 5 (c.-à-d. un
foncteur dans C@ dans la notation de Mazzola) et c un objet de C, il y a une bijection �
entre l’ensemble image de A par F et un certain ensemble de transformations naturelles :
� : Nat(Hom(−, c), F ) ∼
= F (c).
Voici la définition de la bijection : soit h : Hom(−, c) → F une transformation naturelle ;
alors
�(h) := h(c)(Idc ).
La démonstration du lemme consiste grosso modo dans l’observation que le diagramme
suivant est commutatif :
Hom(c, c)
h(c)
� F (c)
Hom(f,c)
�
Hom(d, c)
c�
F (f )
f
�
� F (d)
h(d)
d
Cela donne maintenant lieu au plongement (embedding) de Yoneda : Soit f : x → y une
flèche de C, et soient
Y (x) := Hom(−, x)
Y (f ) := Hom(−, f ) : Hom(−, x) → Hom(−, y)
(transformation naturelle).
Cela définit un foncteur Y et son dual Y �
Y : C@ → C;
Y � : C → C@
qui en vertu du lemme sont pleins et fidèles (full and faithful), ce qui entraı̂ne à son tour
que la sous-catégorie pleine de C@ des foncteurs représentables est équivalente à C.
Quel est alors le rôle que joue ce plongement de Yoneda dans l’emploi que fait Mazzola
de la théorie des catégories en musicologie ? Mazzola s’intéresse en premier lieu à un choix
particulier de catégorie C, savoir C = Mod, la catégorie des modules avec les homomorphismes diaffines, sans préciser l’anneau (il s’agit donc ici d’une grande catégorie, on
dirait même assez grande). Dans cette situation, Mazzola écrit Y =?@ et Y (M ) = @M .
Ce choix de notation s’explique par l’interprétation envisagée :
For C = Mod, we also write F (A) = A@F , even if F is not representable. We
then have the bijection Nat(@A, F ) ∼
= A@F . This means that the evaluation of F
at “address” A is the same as the calculation of the morphisms from @A to F . This
is a justification of the name “address” for the argument A : Evaluating F at A
means “observing F under all morphisms” when being “positioned on” (the functor
@A of) A. And the Yoneda philosophy means that F is known, when it is known
while observed from all addresses 6 .
4. Dans ce qui suit, j’emploie la notation utilisée dans [12] pour faciliter la comparaison de mes
remarques avec ledit texte. J’adapte à celle-ci la notation dans des citations provenant d’autres textes,
et j’indique les notations originales en notes.
5. Dans [11, p. 61], on trouve plutôt le cas d’un foncteur covariant.
6. Voir [12, p. 1120].
215
La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique
Notons encore que Mazzola discute aussi le cas d’un F non représentable :
In mathematical terms, an object can be first defined by its functorial properties, and then, if required, retrieved among ‘real’ objects. But even if a functorial
definition fails corresponding to a real object, i.e. if the functor F ∈ C @ is not
representable [. . . ], it can be shown [. . . ] that it is the colimit of a diagram of representable functors Fι = @Xι . In other words, all behavorial definitions are reachable
via ‘objective’ definitions, i.e. representable functors 7 .
Je ne vais pas poursuivre ici l’analyse de la tâche accomplie par cette idée dans la musicologie de Mazzola ; voir la section 6.1 de [13]. Certes, il serait intéressant et important
en soi de le faire, cette “Yoneda philosophy” étant au cœur de l’entreprise de création
d’un univers conceptuel clair pour une musicologie scientifique. Mais ma contribution
s’adresse plutôt à d’autres aspects, indépendants de la pertinence de cette conceptualisation en elle-même.
3
Le lemme de Yoneda et la théorie des ensembles
Dans cette partie, je discuterai la thèse suivante :
Thèse I. Les fondements de la théorie des catégories ne sont pas suffisamment
clairs pour s’appuyer à la façon Mazzola sur cette théorie.
La discussion se fera encore à travers l’exemple du lemme de Yoneda. D’une part,
ce lemme joue un rôle central dans l’approche de Mazzola, comme on l’a vu ; le choix
d’exemples est donc pertinent dans le but d’inspecter les présupposés épistémologiques de
cette approche. D’autre part, cette entrée dans la discussion me permet de rendre visible
les points de départ de ma propre réflexion philosophique sur la théorie des catégories.
Dans la section précédente, on s’est beaucoup appuyé sur un foncteur Y s’appelant
plongement de Yoneda. Or, la définition du foncteur Y pose des problèmes de fondements
ensemblistes, parce que les catégories qui interviennent dans sa définition sont problématiques. Voici comment Mac Lane l’exprimait dans l’un de ses textes sur les fondements
de la théorie des catégories :
The only trouble is that the functor category C@ used here is not legitimate (for
C large). If we employ universes instead of classes, the category Sets does not stay
put 8 .
Mac Lane nous explique donc que parmi les deux propositions usuelles de fondement
ensembliste pour la théorie des catégories, une distinction d’ensembles et classes à la NBG
d’une part, les univers de Grothendieck d’autre part, aucune n’est capable de fournir le
foncteur Y . Car dans chaque cas, certaines catégories intervenant dans la définition de
Y ne sont pas légitimes. Les catégories de foncteurs jouant un rôle absolument central
dans toute application de la théorie des catégories à la suite de Grothendieck, on utilise
aujourd’hui presque exclusivement les univers de Grothendieck. Dans cette situation,
c’est la catégorie Sets de tous les ensembles qui pose problèmes. On regardera donc ici
plutôt une catégorie d’ensembles appartenant à un univers donné.
7. [12, p. 185]. (Mazzola à la p. 1122 fait référence à [10] pour une démonstration.)
8. [9, p. 238]. Mac Lane écrit SC pour C@ et S pour Sets.
216
Ralf Krömer
Or, du point de vue des praticiens de la théorie des catégories, cette restriction s’avère
artificielle, pour la raison suivante : quand on passe à une catégorie d’ensembles plus
grande, la démonstration des énoncés rappelés ci-dessus reste la même [11, p. 62, ex. 4]. La
situation a été très clairement décrite par Jean Bénabou dans son travail sur le fondement
de la théorie des catégories :
The Yoneda embedding of a category C into the category C@ of functors from the
dual Copp of C into the category Sets will play a major role. As we know that C@
poses some logical problems, to be on the safe side there will usually be assumptions
of some type : C is small, or we are not looking really at Sets but at the sets of a
given, usually unspecified, universe U. Yet everyone knows that as soon as U is big
enough, the properties of this functor (e.g., it is full and faithful) do not depend on
U, and are “purely formal 9 ”.
Cette citation est intéressante pour plusieurs raisons. D’abord, quand Bénabou dit “everyone knows”, il est évident qu’il s’adresse à sa communauté scientifique, aux praticiens
de la théorie des catégories. On doit être initié pour partager le système d’évidences 10
de l’auteur. Ensuite, Bénabou explique que la restriction est d’un caractère artificiel : les
propriétés de Y ne dépendent pas de U et sont, comme il dit, “purement formels”. Il me
semble que ce que Bénabou nous dit ici, c’est qu’à son avis on n’a pas vraiment besoin
d’une détermination ou réalisation des objets utilisés en termes d’entités (ensembles)
existants en vertu d’un système d’axiomes ; on peut très bien rester sur un niveau formel.
Ou, qui plus est, il vaut mieux y rester parce que c’est plus fidèle aux intentions. Cette
observation du caractère artificiel n’est pas un moindre point. Bénabou continue sa discussion en expliquant pourquoi, à son avis, le cadre des univers n’est pas un fondement
acceptable pour la théorie des catégories :
The framework of universes, adopted say in (SGA), is perfectly consistent, assuming
a strengthening of ZF, but [the remarks on the Yoneda embedding] show that it is
not quite satisfactory, and [. . . ] does not reflect the way we work with categories 11 .
Donc, un fondement pour la théorie des catégories doit, pour être acceptable, refléter la
façon dont les praticiens de la théorie travaillent avec elle. En fait, le sentiment évoqué
par Bénabou que les restrictions sont artificielles ne semble pas uniquement être commun
à ces praticiens, mais a été pris au sérieux également par un expert de la théorie des
ensembles qui s’occupe beaucoup des fondements de la théorie des catégories. Solomon
Feferman écrit :
The restrictions employed [Grothendieck universes or NBG] seem mathematically
unnatural and irrelevant. Though bordering on the territory of the paradoxes, it is
felt that the notions and constructions [as the category of all structures of a given
kind or the category of all functors between two categories] have evolved naturally
from ordinary mathematics and do not have the contrived look of the paradoxes.
Thus it might be hoped to find a way which gives them a more direct account 12 .
9. [1, p. 13]. Bénabou écrit Ĉ pour C@ et Ens pour Sets.
10. J’emprunte cette terminologie à Renaud Chorlay qui l’utilise dans sa thèse [2]. Ma propre terminologie, moins bonne en français, serait “sens commun technique”; voir [7, p. 34].
11. Voir [1, p. 13].
12. Voir [5, p. 155].
217
La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique
Feferman fait donc une différence entre les antinomies classiques de la théorie des
ensembles et les constructions problématiques en théorie des catégories. Cette différence
est la suivante : ces dernières n’ont pas, contrairement aux premières, été inventées pour
montrer qu’un système d’axiomes est incohérent (donc dans une perspective métamathématique), mais au cours d’un travail proprement dit mathématique. Une fois de plus, ce
qui marque la différence, c’est le travail des praticiens, ce qu’ils font avec les objets en
question.
C’est dans [7] que j’ai essayé de décrire en détail cette pratique et d’en tenir compte
à l’aide de conceptions philosophiques provenant de Peirce, Poincaré, et Wittgenstein.
Je ne vais répéter ici que très brièvement l’un des résultats de ces tentatives : l’illégitimité éventuelle d’un concept par rapport à la théorie des ensembles n’empêche pas la
justification de son emploi quand la source de cette justification ne réside plus dans une
architecture conceptuelle réductionniste avec des énoncés de base conçus comme intuitifs
mais dans l’intervention d’un autre type d’intuition, non plus synonyme de “connaissance
immédiate”. L’une des voies usuelles pour sortir des problèmes fondationnels de la théorie
devient compréhensible sur cet arrière-plan : remplacer la théorie des ensembles par une
axiomatique de la théorie des catégories comme fondement des mathématiques. C’est la
voie choisie par Mazzola : “One may rebuild mathematics from categories rather than
from sets” [12, p. 1115]. C’est en répondant à un argument standard contre l’usage de la
théorie des catégories comme fondement des mathématiques que je vais en dire un peu
plus sur cet autre concept d’intuition. Voici l’argument :
[ . . .] one cannot understand abstract mathematics unless one has understood the use
of the logical particles ‘and’, ‘implies’, ‘for all’, etc. and understood the conception
of the positive integers. Moreover, in these cases formal systems do not serve to
explain what is not already understood since these concepts are implicitly involved
in understanding the workings of the systems themselves 13 .
Selon Feferman, Mac Lane lui a écrit ou dit que “mathematicians are well known to
have very different intuitions, and these may be strongly affected by training 14 ”. Voici la
réponse de Feferman :
I believe our experience demonstrates [the] psychological priority [of the general
concepts of operation and collection with respect to structural notions such as
‘group’, ‘category’ etc.]. I realize that workers in category theory are so at home
in their subject that they find it more natural to think in categorical rather than
set-theoretical terms, but I would liken this to not needing to hear, once one has
learned to compose music.
Cette citation s’insère parfaitement dans notre débat présent, et cela pas uniquement par
l’allusion musicale. La comparaison avec la composition musicale est en fait excellente
parce qu’elle insiste sur les effets de l’apprentissage. Un compositeur fait des choix judicieux sans écouter tout d’abord parce qu’il a appris comment le faire 15 . Ma thèse est que
la “priorité psychologique” n’est pas pertinente, en dernière analyse, pour le problème de
13. Voir [5, p. 153].
14. Voir [5, p. 152]. Et c’est effectivement cela que j’ai pu montrer historiquement et expliquer à l’aide
de la philosophie de Peirce pour le cas des catégories.
15. Je sens bien que je cours ici le risque de complètement trivialiser la problématique entière de
l’analyse musicale. Bien évidemment, je ne veux pas dire ici quelque chose de profond sur la musique,
mais plutôt tourner contre l’argument de Feferman la comparaison qu’il utilise pour le soutenir.
218
Ralf Krömer
fonder la théorie des catégories ; on doit prendre en compte les effets de l’apprentissage
parce que sans entraı̂nement on n’est pas capable de juger de la pertinence d’un fondement. On devrait bien évidemment énormement élaborer cette thèse, mais ce n’est pas
ici le lieu de le faire.
En résumé, je pense que la Thèse I est fausse.
4
Musicologie scientifique et déformation professionnelle
Je suis entièrement d’accord avec David Corfield (et Albert Lautman) 16 que la philosophie des mathématiques devrait être une philosophie des mathématiques réelles. Du
coup, j’ai pu, dans ce qui précède, facilement renoncer aux soucis liés à l’absence d’un
encadrement satisfaisant du plongement de Yoneda dans une théorie des ensembles.
Donc, d’une part, je suis prêt à accepter que par une relecture du concept d’intuition
comme celle esquissée ci-dessus, on peut résoudre le problème des fondements de la théorie
(dans un sens faible de “résoudre”). Mais la thèse de Mazzola n’est pas celle-là, sa thèse
semble être, d’après ce qu’on a cité ci-dessus, que l’emploi du langage mathématique choisi
garantit une communication à succès des connaissances musicales et métamusicales.
Or, je ne peux maintenant m’abstenir d’appliquer mon approche philosophique à
d’autres cas. Si l’on veut savoir si cette approche est pertinente, on ne peut l’appliquer
uniquement dans les cas où les résultats obtenus sont opportuns ; il faut l’appliquer dans
tous les cas où une application est possible.
Dans le cas présent, il s’agit du gain épistémologique non pas d’une réduction de la
théorie des catégories à la théorie des ensembles, mais de la musicologie à la théorie des
catégories 17 . Or, j’arrive, dans le deuxième cas, à un résultat semblable à celui obtenu
dans le premier, et cela pour des raisons similaires.
Thèse II. L’emploi du langage mathématique choisi par Mazzola (indépendamment de ses problèmes inhérents discutés plus avant) ne garantit pas une
communication à succès des connaissances musicales et métamusicales au sein
des interlocuteurs compétents.
Mes raisons pour cela sont simples : l’utilisateur de cette langue a besoin d’une forte
initiation à ces mathématiques, initiation que personne ne peut accomplir “en passant”.
Notamment, il n’y a que très peu d’éléments qui pourraient faciliter cette initiation dans
la formation traditionnelle d’un musicien ou d’un musicologue (qui doit s’initier également
de façon aussi intense à un tout autre domaine), donc d’un “interlocuteur compétent”.
Et le problème ici ne réside pas dans le fait brut qu’on soit obligé de s’y initier.
On ne peut pas demander une science abordable sans le moindre effort d’initiation. Le
problème réside dans l’observation (que je pense avoir suffisamment justifiée dans mes
travaux antérieurs) que l’initiation vient visiblement et même nécessairement avec une
déformation professionnelle. L’usage du langage mathématique envisagé n’augmenterait
16. Voir [3].
17. Cette phrase fait certainement appel à une simplification exagérée. On pourrait dire plutôt que
certaines problématiques de la musicologie sont réduites à certains concepts mathématiques dont une
partie est liée à la théorie des catégories. C’est dans ce sens plus précis que la phrase plus marquée du
texte doit être entendue.
219
La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique
donc que peu la communicabilité de connaissances musicales et métamusicales parce que
ce qui est gagné au maximum, c’est qu’on peut maintenant se faire comprendre par
d’autres initiés (avec lesquels on partage déjà tant de convictions qu’il n’y a que très peu
de désaccord à craindre).
Le problème a bien sûr été vu par les experts. Je cite encore le résumé de Noll (et
c’est encore moi qui souligne) :
Many considerations, such as in the introductory sections to each chapter, are also
of interest to a more general readership. But to read the whole book – even with help
of the appendices – essentially requires general education in mathematics. Mazzola
somewhat provocatively takes this requirement of as a matter of course and thereby creates a source of irritation for unprepared readers. But the more it becomes
accepted that insights into music can be convincingly communicated through mathematics and that the underlying mathematical facts cannot effectively paraphrased
in a non-mathematical language, the easier it becomes for the community to digest
a book like ToM.
Je me demande si on ne remplace pas l’obscurum par l’obscurius ici. On attribue souvent
aux mathématiques un statut de certitude et de clarté inédit par rapport aux autres
sciences. Et pourtant, on peut également observer qu’elles sont, du fait de l’énorme effort
d’initiation qu’elles exigent, une science très hermétique, presque ésotérique, incompréhensible pour beaucoup de gens pourtant intelligents et cultivés. Cet état des choses nous
conduit plutôt à la tâche philosophique de mieux comprendre le processus de connaissance mathématique, et son statut dans le système de la connaissance humaine, au lieu
de se confier aux mathématiques pour communiquer sur d’autres types de connaissances.
De toute façon je ne crois pas vraiment que les appendices du livre de Mazzola, aussi
denses et réduites à l’essentiel qu’ils soient, garantiront un accès facile aux non-initiés
(en comparaison avec une véritable initiation qui dure des années et passe notamment
par la résolution de quantités d’exercices).
Tout cela me rappelle une autre situation d’application de la théorie des catégories
en dehors des mathématiques : le projet de Lawvere d’interpréter la philosophie de Hegel en termes de théorie des catégories 18 . J’ai encore et toujours beaucoup de doutes
que ce projet soit couronné de succès. Une philosophie ne devient pas automatiquement
plus claire par l’introduction de mathématiques. Attribuer une telle capacité générale
d’éclaircissement aux mathématiques serait pour le moins optimiste à mon avis.
A titre plus général, il s’agit ici du type d’interaction entre mathématiques et philosophie qu’on envisage. Bien que je sois entouré d’avocats assurés en faveur du point de vue
de Lawvere, je ne suis pas du tout convaincu, comme le dit Lawvere, que “the technical
advances forged by category theorists will be of value to dialectical philosophy, lending
precise form with disputable mathematical models to ancient philosophical distinctions
etc. 19 . Au risque d’enfoncer des portes grand ouvertes, je dis que pour comprendre la
philosophie hégelienne dans son propre contexte (ce qui est une tâche historique en fin de
compte), un énoncé comme “ce que Hegel voulait dire en vérité dans tel et tel cas, c’est
que tels et tels foncteurs sont adjoints” est complètement inutile 20 . Cela n’empêche pas
18. Voir [8] et [14].
19. Voir [8].
20. Bien sûr, cette phrase n’est pas une citation verbale mais plutôt une expression de ce que je sous-
220
Ralf Krömer
qu’on puisse trouver son inspiration dans Hegel quand on cherche un traitement mathématique (par exemple en termes de la théorie des catégories) d’une distinction comme
espace vs. quantité. Mais toute interprétation d’un bout de philosophie qui s’appuie sur
un fait mathématique comme celui de l’existence d’une adjonction entre deux foncteurs
ne peut être utile (et faciliter ou rendre plus précise la communication) que pour des gens
ayant une certaine culture en théorie des catégories. On prétend acquérir une compréhension d’une philosophie en la mathématisant, en imposant un entraı̂nement qui doit
précéder son étude. Dans mon approche, au contraire, la philosophie doit intervenir dans
l’étude des mathématiques et de leur développement historique, et cela justement là où
il s’agit de comprendre l’influence qu’un entraı̂nement peut avoir sur les intuitions, les
systèmes d’évidences des acteurs.
Il n’est pas arbitraire d’aborder ici la perspective historique. Car c’est justement
l’étude de l’histoire des mathématiques qui nous révèle l’observation que considérer
le langage mathématique comme objectif et libre de tout malentendu (et en tirer des
conclusions normatives) est trop simple. Le processus de la production de connaissances
mathématiques est loin d’être cumulatif, comme l’a montré Imre Lakatos. Dans l’étude
de toutes les époques de l’histoire des mathématiques, on s’intéresse aujourd’hui plus
aux interactions des processus mathématiques avec les processus culturels et sociaux
contemporains. Enfin, on aperçoit dans certains contextes une historicité du concept de
rationalité lui-même qui est appliqué en mathématiques 21 . On s’est donc un peu éloigné
des “objets noétiques” de Platon, avec des effets quant à la fiabilité de la communication
par un langage mathématique.
Les doutes que je viens d’exposer ne font bien évidemment pas partie de ceux qui
peuvent se dissiper par l’adoption d’un cadre conceptuel à la Grothendieck-Lawvere ; au
contraire. Mais d’un autre côté, on peut facilement qualifier ces doutes comme naı̈fs.
Par exemple, ils reposent certainement sur l’affirmation que les connaissances musicales
et métamusicales ne font pas partie, a priori, des connaissances mathématiques. Mais
c’est justement cette affirmation qui est en jeu : quelle “frontière épistémologique” entre
mathématiques et musique ? De nouveau, on devrait demander : qui juge de cela ? Je
ne peux actuellement poursuivre cette réflexion que je considère comme assez provisoire
sous sa forme actuelle. C’était pour alimenter le débat, non pas pour le trancher, que j’ai
décidé de proposer ces quelques remarques 22 .
Bibliographie
[1] Jean Bénabou, “Fibered categories and the foundations of naive category theory”,
J. Symb. Log., 50(1), 1985, p. 10-37.
[2] Renaud Chorlay, L’émergence du couple local/global dans les théories géométriques,
de Bernhard Riemann à la théorie des faisceaux 1851-1953, thèse, université de
Paris VII, 2007 (sous la direction de Christian Houzel).
entends souvent dans les textes de ce type. Que leurs auteurs s’expriment si j’ai mal compris ou bien
s’ils sont réellement de cet avis.
21. Outre [7], je pense qu’on peut également lire [6] de cette façon, même si ce n’était peut-être pas
l’intention de Friedman.
22. L’auteur remercie chaleureusement Charles Alunni et John Mandereau pour leur relecture attentive
du manuscrit.
221
La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique
[3] David Corfield, “Lautman et la réalité des mathématiques”, Philosophiques, 37(1),
2010, p. 95-109.
[4] Javier Echeverrı́a et Andoni Ibarra, The space of mathematics : Philosophical, Epistemological, and Historical Explorations, Walter de Gruyter, Berlin/New York, 1992.
[5] Solomon Feferman, “Categorical Foundations and Foundations of Category theory”,
Butts, Robert E. ; Hintikka, Jaakko (eds.) : Logic, Foundations of Mathematics and
Computability theory, Reidel, Dordrecht, 1977, p. 149-169.
[6] Michael Friedman, Dynamics of reason. The 1999 Kant Lectures at Stanford University, CSLI Publications, 2001.
[7] Ralf Krömer, Tool and object. A history and philosophy of category theory, 32, Collection “Science Network Historical Studies”, Birkhäuser, Basel, 2007.
[8] F. William Lawvere, “Categories of space and of quantity”, in [4], De Gruyter, 1992,
p. 14-30.
[9] Saunders Mac Lane, “Categorical Algebra and set–theoretic foundations”, in [15],
1971, p. 231-240.
[10] Saunders Mac Lane et Ieke Moerdijk, Sheaves in Geometry and Logic. A First Introduction to Topos Theory, Springer, 1992.
[11] Saunders Mac Lane, Categories for the working mathematician, 5, Graduate Texts
in Mathematics, 2nd edition, Springer, 1997.
[12] Guerino Mazzola, The topos of music : geometric logic of concepts, theory, and
performance, Birkhäuser, Basel, 2002.
[13] Guerino Mazzola, La vérité du beau dans la musique. Quatre leçons à l’École normale
supérieure, Collection “Musique/Sciences”, Ircam-Delatour France, 2007.
[14] Baptiste Mélès, “Pratique mathématique et lectures de Hegel, de Jean Cavaillès à
William Lawvere”, Philosophia Scientiæ, 16(1), 2012, p. 153-182. In Valeria Giardino, Amirouche Moktefi, Sandra Mols, and Jean Paul Van Bendegem (eds.), “From
Practice to Results in Logic and Mathematics”.
[15] Dana S. Scott, “Axiomatic Set Theory”. Proceedings of the Symposium in Pure
Mathematics of the AMS held at the University of California 1967, AMS, vol. XIII
Part I, Proceedings of Symposia in Pure Mathematics, 1971.
222
L’intuition physico-mathématique.
L’expérience de (la) pensée chez
Gilles Châtelet
Andrea Cavazzini
Université de Liège
La situation actuelle de la science est fort paradoxale. D’un côté, elle se présente
comme un processus aveugle et irréfléchi, incarnant un pouvoir anonyme qui réaliserait,
par-delà tout projet explicite et toute volonté porteuse de valeurs, la cartésienne « maı̂trise de la nature » ; de l’autre, elle semble de plus en plus déterminée par des intérêts
sociaux — économiques, militaires, politiques. . . — capables désormais de diriger les
orientations de la recherche pour ainsi dire de l’intérieur, et qui devrait recevoir, sous
peine d’alimenter les craintes vis-à-vis de sa « déshumanisation », un supplément d’âme
de la part d’autres intérêts, « éthiques », « citoyens », voire « démocratiques ». Ecartelée entre ces deux visions, la science perd toute possibilité de se déployer en tant que
forme ou modalité de la culture s’inscrivant dans l’esprit objectif en relation dialectique
avec la réflexion philosophique et l’expérience esthétique. Cette situation ne saurait être
indifférente pour une pensée qui cherche à articuler mathématique-musique-philosophie,
dans une perspective qui est certainement différente des visions dominantes dans les domaines respectifs de la science, de l’esthétique et de la philosophie. Mon souhait est de
pouvoir contribuer à cette perspective par une étude des positions que Gilles Châtelet a
élaborées à propos de la problématique qui vient d’être évoquée — un diagnostic émis
par le mathématicien-philosophe pourrait la résumer convenablement :
Si la science ne pense pas sa puissance opérative, ou si la philosophie ne pense
pas la puissance opérative de la science de manière positive, inévitablement on
tombe sur des dualismes du style opposition entre la contemplation et l’opération.
La contemplation dérive alors vers la transcendance et l’opérativité devient une
« pragmatique » de philistin soucieux de gérer ses affaires. Cette opérativité devient
celle de la « techno-science » justifiant les fameuses remarques de Heidegger sur « la
science qui ne pense pas » 1 .
On remarquera en passant que la « techno-science » est vue dans ce passage comme
un mode de saisie des sciences qui réunit l’idée d’un processus aveugle et celle d’une
détermination sociale intégrale : la charnière qui articule ces deux visions apparemment
opposées est évidemment le déni d’une pensée immanente aux sciences, différente tant des
1. Gilles Châtelet, « Mettre la main à quelle pâte ? », entretien avec Agnès Aflalo, L’Ane, n˚59,
1995, recueilli in G. Châtelet, L’enchantement du virtuel. Mathématique, physique, philosophie, édité
par Charles Alunni et Catherine Paoletti, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2010, p. 164.
223
L’intuition physico-mathématique
mythologies de la maı̂trise instrumentaliste que des exorcismes éthico-sociologiques. S’opposant à ce double étau, Gilles Châtelet compte parmi les penseurs qui ont voulu faire du
physico-mathématique galiléen le complice d’une expérience d’ordre supérieur et penser
une science en train de (se) penser et de (se) faire, ramenée aux opérations de pensée qui
la constituent. On pourrait caractériser son projet philosophique comme une tentative
de saisir l’expérience originale de la science moderne à partir d’une requalification de la
notion d’intuition :
Il y a une urgence absolue à réarticuler l’intuition et l’opération sous peine de voir
à la fois la science assujettie à la demande techno-sociale et la philosophie réduite
à un catéchisme éthico-déontologique 2 .
La tâche de la philosophie consistera à se plonger dans la texture effective des formes
de la pensée qui agissent dans les sciences :
La philosophie ne doit pas chercher à forger un nouveau sens commun en s’efforçant
de traduire en langage ordinaire ce qui est censé avoir déjà été écrit en langage
formel. Elle ne saurait être commise à la confection de métaphores a posteriori
chargées de se substituer à l’opérativité. Elle doit concentrer son attention sur les
dispositifs qui visent à promouvoir ce qu’on pourrait appeler de nouvelles pratiques
intuitives 3 .
Si l’instrumentalité techno-sociale est un appauvrissement de l’opérativité, l’opposition entre l’intuition réduite au sens commun et les formes symboliques réduites à des
langages « vides de signification » revient à détruire la pensée vivante des pratiques
scientifiques. Il s’agira de
saisir l’empirie sous un jour nouveau, non pas ancrée sur une évidence ultime du
sens commun autorisant une ratiocination à partir d’éléments disponibles « sous la
main » [. . .] mais d’exhiber des agencements et des pratiques qui sécrètent de la
naturalité et de l’évidence 4 .
Tous les concepts majeurs de la philosophie de Gilles Châtelet — le diagramme, le
geste, le stratagème allusif — visent à saisir à même les pratiques scientifiques des actes
produisant « une unité conceptuelle et intuitive », un « nouveau type de systématicité »,
voire une « contemplation opérative » qui permettrait de
promouvoir un type de perception où ce que nous percevons n’est plus différent de
ce qui nous fait penser le perçu : l’idée est vue elle-même dans le concept 5 .
Nous essayerons, à partir de ces considérations, de repérer certains aspects de ces
intuitions qui se dégagent d’un certain traitement des constructions et des formalismes.
Pour l’auteur des Enjeux du mobile, la construction des concepts fondamentaux de la
physique est enracinée dans l’expérience en acte d’un sujet en mouvement — un enracinement qu’on avait cru définitivement perdu depuis la naissance d’une physique en rupture
avec les sens et le sens commun, lorsque la « possibilité d’appréhension de l’étant en
2. G. Châtelet, « Principes épistémologiques et programme de recherche » (inédit, 1996), dans G.
Châtelet, L’enchantement du virtuel, cit., p. 63.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 64.
5. Ibid., p. 65.
224
Andrea Cavazzini
tant qu’étant paraissant » devient inaccessible, substituée par une démarche symbolique
« laquelle définit un objet entièrement conceptuel au recroisement d’un certain nombre
de signifiés entièrement formels (. . .) et de règles syntaxiques non moins pures 6 » : c’est
la problématique, cruciale et difficile, du geste, point culminant de la réflexion sur la
mobilité. Les opérations où s’incarne la pensée physico-mathématique — parcourir une
géodésique, déformer une conique, orienter des axes, combiner des espaces. . . — peuvent
être considérées comme des gestes, mais le sens de la gestualité dans ce contexte doit
être explicité. Par définition, le geste unit forme et mouvement, spatialité et dynamisme,
figure et acte : mais cela ne peut valoir pour les gestes physico-mathématiques qu’à condition de les désolidariser de toute supposition d’un corps-substance qui soutiendrait des
gestes-accidents 7 . Une opération mathématique est une entité incorporelle tout en étant
pourvue d’une consistance formelle immanente — quelque chose comme une figuralité
intelligible. Ces gestes devraient être pensés comme des mouvements dans un espace logique 8 — un lieu intermédiaire où communi(qu)ent les agencements réglés des symboles
et l’activité des principes de la nature, sans être lui-même ni écriture ni nature, et qu’on
peut rapprocher de la matière intelligible évoquée par la tradition néo-platonicienne.
Grâce à A. Koyré, on sait que cette notion d’un pur réceptacle étendu mais immatériel
a joué un rôle dans la formation de l’idée abstraite d’espace, à la fois « objet » sur-réel
et « lieu » de la constructibilité infinie des entités géométriques 9 . Le geste d’orientation
de Grassmann est un paradigme du geste comme découpage de formes dans un espace
intelligible — le géomètre-algébriste romantique associe au travail sur les potentialités
immanentes au symbolisme l’élaboration d’un mouvement par lequel un sujet sur-réel
s’oriente et advient à la détermination de sa propre mobilité :
Grassmann commence par rendre le point mobile et s’appuie sur la notation — sur
l’habitude prise — de regarder AB comme un chemin parcouru dans un sens opposé
à BA. Il comprend que tout se joue là ; la distance de A à B n’est que le résidu d’un
mouvement de translation qui a dû être décidé dans un sens ou dans l’autre. Ce
simple intervalle de distance est abstrait ; pour le rendre concret, il faut ressusciter
les deux manières de se mouvoir, scinder l’icône-résidu de distance en soulignant
qu’elle n’est que ce qui sépare les stations d’un point mobile M. C’est ce point M
qui accapare désormais l’attention du géomètre qui parvient même en quelque sorte
à s’incarner dans ce point mobile 10 .
Le géomètre n’est pas identique au point mobile — il réalise sa coı̈ncidence partielle
avec lui en installant l’évidence d’un mouvement par le découpage d’un geste d’orientation : le géomètre est « à la fois le point mobile et celui qui ”prend sur lui” d’aller de
6. Gérard Granel, « Ipse Dasein », dans Etudes, Paris, Galilée, 1995, p. 37.
7. G. Châtelet exprime cette notion d’une corporéité spatiale mais immatérielle par un recours à la
distinction husserlienne entre « corps » et « chair » : cf. « La mathématique comme geste de pensée »
(entretien avec Catherine Paoletti sur France-Culture, Les Chemins de la connaissance, « Les philosophes
et les mathématiques », 1997), dans G. Châtelet, L’enchantement du virtuel, cit., p. 179.
8. J’ai développé la notion d’espace logique dans mon article « Oltre l’ontologia : dalla verità agli
enti », dans Glaux, 5, 2004-2005, p. 121-152.
9. Je me permets de renvoyer à ma traduction commentée des textes que Koyré a consacrés à Spinoza,
dans Alexandre Koyré, Studi su Spinoza e l’averroismo, Milan, Ghibli, 2002.
10. G. Châtelet, « La géométrie romantique comme nouvelle pratique intuitive » (dans Collectif, Le
Nombre, une hydre à n visages, Paris, Editions de la MSH, 1997), dans G. Châtelet, L’enchantement du
virtuel, cit., p. 188-189.
225
L’intuition physico-mathématique
A à B ou de B à A » 11 . Autrement dit, il ne peut s’incarner dans le mouvement en
acte du point sans ouvrir d’abord l’espace d’une mobilité virtuelle, d’une possibilité de
mouvement dans les deux sens dont la décision de l’orientation vient rompre la symétrie.
Avant de faire du point mobile une manifestation du sujet, le géomètre doit créer le
sujet comme excès virtuel sur tout mouvement effectif. Le geste de Grassmann articule
deux pratiques cruciales dans la pensée de Gilles Châtelet : d’une part, un travail sur les
notations et les formalismes qui obéit à l’exigence de produire une intuition de la totalité
des déterminations conceptuelles à même l’agencement systématique des mathèmes ; et,
de l’autre, le jaillissement d’un sujet en tant que porteur de l’acte qui découpe et agence
la totalité. Ces deux côtés d’une activité à la fois symbolique-formelle et opérationnelle
représentent les conditions de production de l’intuition en physique-mathématique. Il
faudra en esquisser les aspects principaux, sans oublier que les deux côtés de l’intuition physico-mathématique — l’émergence de la totalité et l’excès subjectif — ne sont
séparables que par une analyse réflexive et a posteriori.
L’émergence d’un effet-de-totalité dans l’agencement des formations symboliques est
le fruit d’une tendance très-précise de l’histoire des mathématiques. Au XIXe siècle,
les développements des mathématiques — en particulier l’étude des géométries noneuclidiennes, la découverte du transfini et l’émergence des approches axiomatiques par le
biais de l’arithmétique (mais on devrait remonter en effet jusqu’à l’introduction par E.
Galois d’un point de vue abstrait et structural en algèbre) –, libèrent la pensée mathématique de tout lien supposé aux contraintes de l’intuition empirique : contraintes qui ne
sont que des cristallisations d’une pensée scientifique séparée de son actualité créatrice.
Cette actualité va être revalorisée par une pensée mathématique se voulant fondée sur le
pouvoir de (se) poser librement des normes, et de réaliser des enchaı̂nements d’entités génériques suivant des règles déterminées. L’activité mathématique, loin de dépendre d’une
réalité extérieure (choses, perceptions, cadres cognitifs a priori), n’est qu’une concaténation de formes définie par des règles opérationnelles. Les objets mathématiques sont des
moments des structures auxquelles ils appartiennent, et que l’activité intellectuelle détermine librement : la pensée mathématique à affaire à des totalités auto-immanentes et en
mouvement, articulées en relations internes et dont les transformations ont toujours lieu
à l’intérieur de la structure sans jamais dépasser le champ défini par ses enchaı̂nements ;
toute opération transformatrice n’est qu’une sorte de mouvement immanent à la totalité,
par lequel celle-ci s’articule, se détermine et se particularise en sous-structures partielles.
G. Châtelet avait bien saisi cette aspiration à l’intuition synthétique de la totalité qui
inspirait la reconquête de la liberté créatrice des mathématiques — il la place sous le
signe de Galois :
Galois avait compris qu’il existe des degrés de rationalité pour les quantités algébriques et que ces degrés sont directement articulés avec un procès d’individuation
des racines : résoudre une équation revient à exhiber une démarche de discernement
progressif des racines et à rendre en quelque sorte leur indexation de moins en moins
arbitraire 12 .
Le mathématicien italien Paolo Zellini a proposé un rapprochement — que G. Châtelet
11. Ibid., p. 189.
12. G. Châtelet, « La philosophie aux avant-postes de l’obscur » (Conférence, 1994), dans G. Châtelet,
L’enchantement du virtuel, cit., p. 159.
226
Andrea Cavazzini
aurait certainement apprécié — entre l’autodétermination de la pensée mathématique et
l’Absolu hégélien :
Le système des concepts, pour Hegel, doit se construire et s’accomplir sans avoir
recours à un extérieur [. . .]. La chaı̂ne de Dedekind ressemble, dans son « se référer
à soi-même » par la transformation interne qui la définit, à l’absolu hégélien se
déployant toujours à l’intérieur de soi-même sans jamais devenir autre 13 .
De cette tendance à l’immanentisation des idéalités mathématiques participent les travaux sur les géométries non-euclidiennes et les espaces à n dimensions, qui contribuent
à libérer l’idée d’espace des limites de l’intuition empirique. La possibilité de construire
des espaces indépendamment du cadre tridimensionnel permettait une nouvelle alliance
entre la géométrie et la physique, la mécanique analytique de Lagrange ayant remplacé
par les méthodes de l’algèbre et de l’analyse le recours à une géométrie euclidienne souvent réduite à ce que G. Châtelet appelait des « clichés », à savoir des blocages de
l’intuition exacte et des réifications de l’opérationnel. La « traduction » des équations
de Lagrange dans le « langage », ou plus précisément dans la forme symbolique, d’un
espace de configuration à un nombre quelconque de dimensions, rétablit la solidarité de la
géométrie avec une physique qui, de son côté, est en train de déconstruire les présupposés
de l’ontologie de Newton-Laplace : la physique du « mouvement des corps dans un espace
homogène » et euclidien, a besoin d’instaurer une équivalence entre « la chose (le corps)
et sa représentation (un point de l’espace euclidien) » 14 . Avec l’invention du concept de
champ délocalisé, et avec les propriétés paradoxales des entités quantiques, la physique
s’est « débarrassée » de ce concept de chose parfaitement individualisée 15 que soutient
tout un impensé spontanément substantialiste ; concept difficilement évitable pourtant,
du moins pour la physique classique, la mathématisation ne pouvant « s’effectuer que
sur des objets parfaitement déterminés excluant toute multi-détermination 16 ». Galilée
pense le mouvement comme un pur déplacement, indifférent à tout changement du mode
d’être des corps :
Le mouvement ne peut être conçu comme un pur déplacement que si ce qui est
déplacé reste intact, est « substantiel ». Substance et mouvement vont de pair.
C’est parce que la matière reste inaffectée par le mouvement qu’il est possible de
parler des positions de la matière-substance à divers instants 17 .
13. P. Zellini, La ribellione del numero, Milan, Adelphi, 1985, 1997, p. 17. Une appréciation positive des
rapports entre l’idéalisme allemand et les sciences formelles est rare ; une contribution importante à ce
sujet, et qui me semble développer les mêmes positions qu’évoque P. Zellini, est celle de Charles Alunni :
« Des Enjeux du mobile à L’enchantement du virtuel, et retour », dans Gilles Châtelet, L’enchantement
du virtuel, cit., p. 22-23 : « Le concept est le lieu d’émergence du savoir. Définie par des totalités
complexes que sont les concepts, la pensée relève d’un ordre du savoir distinct de la simple représentation.
Les concepts sont conçus comme des articulations de contenus de pensée et non, à la manière de la
théorie traditionnelle, comme la simple association de marques distinctives communes aux individus
qu’ils dénotent, résultat d’une simple généralisation abstractive effectuée sur le donné sensible et intuitif.
Quant à l’organisation des concepts, elle résulte de leur structuration interne ».
14. Françoise Balibar, « Sur le Cours de philosophie pour scientifiques », dans A. Cavazzini (éd.),
Scienze, epistemologia, società. La lezione di Louis Althusser, Milan, Mimesis, 2009, p. 25-26.
15. Ibid., p. 26.
16. Ibid., p. 24.
17. F. Balibar, « Substance et matière », dans Françoise Balibar, Jean-Marc Lévy-Leblond, Roland
Lehoucq, Qu’est-ce que la matière ?, Paris, Le Pommier, 2005, p. 33-34.
227
L’intuition physico-mathématique
L’idée d’un univers composé de corpuscules en mouvement dans le vide est un fruit
(presque) spontané du rapport instauré par Galilée entre corps, mouvement et géométrie.
Des approches qui s’affirment progressivement entre XIXe et XXe siècle déstabilisent cette
ontologie ; des structures apparaissent, des totalités complexes dont les lois doivent être
saisies à partir de leurs activités d’ensemble : les champs électromagnétiques, les systèmes
composés d’un nombre quelconque d’éléments, et encore les systèmes dynamiques nonprédictibles inaugurés par le problème des trois corps de Poincaré, jusqu’aux ondes de
probabilités de Schrödinger, toutes ces entités auxquelles le physicien se trouve confronté,
sont irréductibles à la vision d’une réalité physique qui ne consisterait que d’entités
simples et univoquement déterminées.
La complexification de l’objet physique, et l’évidence de la complexité de ses conditions d’objectivation, demandent des instruments mathématiques en mesure de saisir ladite complexité sans la mutiler ou la réduire. Que l’on songe en ce sens aux implications de
la mécanique analytique de Lagrange articulée aux espaces n-dimensionnels. Dans un espace de configuration, le comportement d’ensemble d’un système de points matériels peut
être traité comme la trajectoire d’un seul point. Cet effet de compactification-totalisation
repose sur la possibilité de considérer l’ensemble des coordonnées d’un système
comme s’il s’agissait d’un seul point appartenant à un espace dont le nombre de
dimensions serait égal au triple du nombre de points contenu dans tout le système 18 .
Au lieu de considérer, comme le fait G. Lochak, ce recours aux espaces abstraits
comme un simple « support géométrique des raisonnements algébriques et analytiques 19 »,
nous suivrons G. Châtelet et reconnaı̂trons dans cette géométrisation un « éveil du physique 20 » dans et par les mathèmes. Ce qui est « éveillé » par l’espace de configuration
est le caractère de totalité de l’ensemble des points matériels, sa puissance d’agir comme
un tout abstrait, et non comme un simple agrégat.
G. Lochak rappelle que la globalité abstraite du système est émancipée de la solidarité
élémentaire entre les trois axes cartésiens et les points singuliers auxquels les coordonnées
sont attachées : le maniement par Lagrange de coordonnées quelconques permet de totaliser le système de points, et par conséquent de saisir son mouvement comme le mouvement
d’un Tout — exemple assez éloquent de ce rapport entre formalismes mathématiques et
dynamismes physiques dont G. Châtelet a esquissé le schème général par le biais de la
métaphore de l’éveil : une construction mathématique déterminée, qui ne dépend que
de ses propres opérations constituantes, a le pouvoir d’« éveiller » un caractère d’être
des phénomènes, un aspect latent de la réalité naturelle qui est manifesté par les formes
mathématiques.
Cet aspect, dans le cas des espaces de configuration, est le lien entre totalité et mouvement ; mieux : c’est le mouvement lui-même saisi comme devenir d’un Tout. Mais cette
signification des phénomènes ne devient accessible que par le biais d’un formalisme adéquat, capable de ne pas morceler les formes naturelles. La totalité n’apparaı̂t que grâce
18. Georges Lochak, La géométrisation de la physique, 1994, Paris, Flammarion, p. 104.
19. Ibid., p. 103
20. Gilles Châtelet, Les enjeux du mobile. Mathématique, physique, philosophie, Paris, Seuil, 1993,
p. 19. Cette notion d’« éveil » renvoie aux spéculations romantiques à propos d’une nature « endormie »
par l’intellect mécanique et séparateur, et qui cherche dans l’esprit sa rédemption. La délivrance de la
nature coı̈ncide ici avec sa restitution à l’auto-détermination d’un mouvement immanent, à une « vie »
autonome.
228
Andrea Cavazzini
au formalisme, mais celui-ci ne peut la révéler que comme toujours-déjà-là, immanente
aux choses et attendant d’être éveillée par une rencontre.
Une telle rencontre, où un seul contact éveille les pouvoirs tant des êtres que des
symboles, est à la base des espaces de Hilbert, dont l’origine implique la découverte que
« la recherche des vibrations d’une membrane [. . .] est analogue à la recherche des axes
de symétrie d’une conique 21 », chaque axe correspondant à un des modes dans lesquels
on peut décomposer la vibration. Un système à un nombre infini de vibrations demande
« la recherche des axes d’une conique dans un espace à une infinité de dimensions 22 »,
les axes pouvant former un système de coordonnées à un nombre infini de dimensions
dans lequel on peut définir des intervalles et des vecteurs. Toutes ces entités et opérations géométriques, qu’on associe à un dynamisme de type vibratoire, deviennent aptes
à représenter géométriquement la théorie quantique dont la mécanique ondulatoire de
Schrödinger et de Broglie a fait une théorie des vibrations. Les opérateurs 23 de Schrödinger déterminent dans l’espace de Hilbert une conique dont les axes définissent les
différents composants de la grandeur physique que l’opérateur représente. L’étude de ces
grandeurs implique de déformer (dilater, rétrécir) et orienter des objets géométriques
définis dans l’espace de Hilbert : la définition d’une conique par un opérateur équivaut
à la déformation d’un cercle dans cet espace, et cette déformation suppose, encore une
fois, un geste d’orientation. Une action qui détermine un objet formel, immanent au
formalisme de l’espace abstrait, permet une saisie figurée des phénomènes quantiques,
la coı̈ncidence ou non-coı̈ncidence des axes de deux coniques décidant de la commutativité ou non-commutativité des opérateurs et donc de la possibilité ou impossibilité de
mesurer simultanément les grandeurs associées. Par là, les mystérieuses « observables »
de la physique des quanta, qui défient toute tentative de leur supposer des « objets »
sous-jacents, peuvent « habiter » des formes objectives dont le mode d’objectivité diffère
pourtant de celui de la substance individualisée. Le comportement d’un système physique
quantique — comportement qui détermine les grandeurs représentées par les opérateurs
— est fait entrer en résonance avec les opérations immanentes à la construction formelle
de l’espace abstrait, si bien que les objets définis par ces opérations, loin d’être une simple
« représentation » d’une entité donnée indépendamment, sont à comprendre comme les
formes qui déploient et rendent accessibles tous les pouvoirs latents d’une réalité naturelle que l’ontologie substantialiste ne peut objectiver pleinement. Ni reflet d’un réel déjà
structuré, ni encadrement extérieur des résultats des mesures, les agencements des entités
géométriques animées par leurs opérations constituantes sont tout simplement ce par et
dans quoi les processus quantiques adviennent : ils représentent une objectivation où le
« réel » n’est pas une « chose » individuelle, mais un Tout organique et mouvant —
la totalité articulée des formes idéales dont le mouvement réglé expose et objective les
dynamismes naturels. Mais cette exposition suppose constamment la frappe d’un geste
décisif qui mobilise les configurations virtuelles des constructions théoriques : le travail
avec les opérateurs a comme corrélat un sujet qui se trouve « prendre sur soi » les entités
21. Ibid., p. 140.
22. Ibid., p. 141.
23. Il ne faut pas oublier que la notion d’opérateur implique l’idée d’une activité qui « anime » les entités mathématiques et à laquelle se ramène leur signification. Un opérateur est une transformation, donc
une action (position, translation, rotation, permutation, etc.) qu’on peut considérer dans sa pure forme
(et dans ses rapports avec d’autres opérations également « pures »), comme la pure figure intelligible
d’un geste-de-pensée. Sur ce point, le rôle de Galois et des groupes est bien entendu crucial.
229
L’intuition physico-mathématique
physiques que les espaces abstraits manifestent et déploient.
Ce couplage entre le physique et le mathématique, ce contact intime entre les formalismes et la nature, qui déploie les puissances latentes de chacun des deux pôles, est
à réinventer à chaque fois, par un acte qui doit déterminer ses propres conditions d’effectuation. Ce sont ces actes qui témoignent de l’émergence d’un sujet porteur du geste
d’orientation. Et ce geste ne devient objet d’intuition que par les expériences de pensée :
elles mettent en scène les opérations d’un sujet, à la fois mobile participant des processus
naturels et centre d’activité visant l’appropriation pratico-théorique de l’espace. L’expérience de pensée « prétend questionner ou découvrir des pratiques d’idéalisation 24 » ; la
fonction de cette figuration consiste à réaliser une synthèse entre, d’une part, l’inscription
dans les forces naturelles et, de l’autre, la construction géométrique de l’espace. Supposant un point d’articulation de ces deux « côtés » dans la spatialité dynamique du sujet
géométrant, toute opération de détermination de relations et objets mathématiques se
trouve incorporée à la situation existentielle d’un sujet défini par sa mobilité concrète : les
opérations théoriques, la manipulation des entités idéales, révèlent leur nature de gestes
de saisie par lesquels le sujet, à la fois mobile et géomètre 25 , s’approprie activement la
spatialité qui lui est ouverte par sa condition de mobilité :
Prenons l’exemple d’Archimède. Archimède dit : « Imaginons par la pensée que je
vide mon corps et que je le remplis d’eau. . . » ou, « Séparons tel volume d’eau du
reste de l’enceinte à l’aide d’une membrane infiniment mince ». Cette espèce de
mobilisation de l’intuition ne relève pas du « prédictable » ou du « vérificatoire ».
Quelque chose de vrai se joue dans une autre sphère intuitive [. . .]. Il s’agit d’une
discipline de mobilisation qui permet à Archimède de s’installer dans ces expériences.
Ceci implique un geste 26 .
Dans et par ce sujet qui est simultanément un mode du mouvement des êtres naturels
et un sujet de connaissance, sont symétrisés la participation au principe générateur des
phénomènes et l’acte de saisie intellectuelle des formes. La pensée du mouvement, qui
opère par le biais des opérations sur les idéalités, est l’acte d’un être en mouvement,
l’actualisation dans et par la clarté intellectuelle de la condition existentielle correspondant au mode de mouvement propre au sujet. Dans la détermination des lois physiques
par la pensée, le sujet porte au concept le « monde » qui lui est ouvert par son propre
mouvement : le dynamisme physique qui s’« éveille » dans les mathèmes est toujours
pris dans un rapport médiat à un sujet mobile et pensant. Le sujet pense le mouvement par l’« éveil » dans les idéalités mathématiques de son inscription immédiate dans
cet « existentiel » qu’est sa propre « motilité » (au sens du concept heideggerien de
Bewegtheit).
Un exemple de cette co-appartenance entre la pensée et le mouvement, on le trouvera dans des imageries théologico-cosmologiques précédant la naissance d’une physique
mathématique : dans le Paradis de Dante, par exemple, la compréhension par le poètepèlerin de la structure et des lois divines qui régissent l’Univers devient plus rapide, plus
24. G. Châtelet, Les enjeux du mobile, cit., p. 35.
25. Sur le « Géomètre » comme personnage conceptuel supposé à toute opération physicomathématique, voir Andrea Cavazzini, « Gesti, Forme, Idee. Gilles Châtelet tra epsitemologia e Naturphilosophie », dans Gilles Châtelet, Le poste in gioco del mobile, Milan, Mimesis, 2010 (traduction
italienne de Les Enjeux du mobile).
26. Gilles Châtelet, « Mettre la main à quelle pâte ? », cit., p. 167.
230
Andrea Cavazzini
pénétrante et plus complète au fur et à mesure qu’augmente la vitesse à laquelle il s’approche de la lumière divine qui est la destination de l’âme humaine. Ici, l’intelligence des
choses et de leur nature dépend d’un certain état de Bewegtheit dans lequel le sujet se
trouve : la pensée est un mouvement, les variations de sa puissance correspondant aux
manières dont le sujet participe des différents modes de mouvement propres à l’Etre. Bien
que la physique post-galiléenne ne saurait penser en termes de lieux naturels à l’intérieur
d’un Cosmos hiérarchisé, elle en conserve néanmoins l’idée des degrés de perfection : ses
expériences de pensée décisives établissent un lien entre, d’une part, l’exploration des
possibilités suprêmes de la mobilité et, de l’autre, celle des possibilités de la pensée qui
pense le mouvement en y dévoilant la puissance de la nature. Dans la pratique expérimentale de Galilée, le sujet-géomètre ne peut construire une physique fondée sur le principe
d’inertie qu’en s’installant dans une situation où, par annihilation de tout obstacle et de
toute interférence, le sujet lui-même participe du mouvement rectiligne uniforme : la pensée découvre sa propre puissance en élaborant, implicitement chez Galilée, un principe
abstrait qui gouverne le mouvement sans être empiriquement accessible, par une plongée
dans l’espace des modes possibles du mouvement ; les possibilités fondamentales qui gouvernent ces modes, dans lesquelles le Géomètre s’inscrit subjectivement par l’expérience
de pensée, ouvrent un horizon de compréhension qui permet de dépasser les mouvements
empiriques et de saisir le principe essentiel du mouvement — le sujet doit devenir le
principe afin de pouvoir en exposer le logos immanent :
Galilée imagine « un corps lancé sur un plan horizontal en l’absence de tout obstacle » et remarque alors que « le mouvement du corps se poursuivra uniformément
et éternellement sur ce même plan, pourvu qu’on le prolonge à l’infini [. . .]. L’expérience de pensée vise aussi à se mettre dans l’état où il saute aux yeux que tel
principe ou telle identité (fussent-ils contredits par l’expérience « réelle ») sont les
plus « naturels ». Cette « naturalité » semble défier toute contingence et appartenir
à l’ordre du fatal. Galilée savait que « fatalement » les objets tombaient dans le
vide à la même vitesse, sans en avoir fait l’expérience 27 .
On retrouvera cette démarche chez Einstein, dans l’expérience de pensée de l’« ascenseur cosmique ». Le sujet-géomètre se transporte dans une situation-charnière où la
différence entre un système accéléré et un système inertiel devient insaisissable ; du coup,
l’absence et la présence d’un champ gravitationnel deviennent deux états indiscernables.
La « scène » figurée par cette expérience de pensée assigne le Géomètre à un état de mobilité qui enveloppe comme autant de possibilités particulières tant le mouvement inertiel
que le mouvement accéléré : le sujet fait l’expérience directe d’une structure qui est plus
riche que les mouvements auxquels il a accès par ses évidences immédiates. En découvrant
que ceux qu’il considérait comme des mouvements réels et indépendants, ne sont en réalité que des « aspects » d’une forme plus fondamentale de mobilité, le Géomètre découvre
aussi la pauvreté des concepts par lesquels il se représentait la gravité comme une entité
substantielle et la différence inertiel/accéléré comme une différence inscrite dans l’être.
Le caractère « occulte » de la force gravitationnelle, et la violation du principe de raison
par un privilège accordé à des systèmes de référence qu’aucun caractère intrinsèque ne
distingue des autres, apparaissent comme des réifications arbitraires imposées à la pensée par l’incapacité à s’inscrire dans un mode de mobilité réellement essentiel : pour le
27. G. Châtelet, Les enjeux du mobile, cit., p. 35-36.
231
L’intuition physico-mathématique
Géomètre qui participe de ce mode supérieur, les rigidités et les séparations introduites
par ces concepts trop grossiers et paresseux n’ont plus aucune signification intrinsèque.
L’expérience de pensée fait le vide « des lourdes évidences et des intuitions disponibles » ;
elle orchestre « une subversion des habitudes associées à des clichés sensibles 28 » : sa
force consiste à élargir les possibilités de la pensée, à permettre la création d’idéalités
de plus en plus riches et articulées, par la construction d’un « lieu » où le sujet se fait
incarnation d’un principe naturel. Le sujet est le pur corrélat de cette mise à distance
de l’actuel qui consiste à installer la pensée dans ce lieu bouillonnant de virtualités d’où
jaillissent toutes les déterminations réelles.
L’idée de totalité hérite de la problématique de l’idéalisme dialectique ; l’« éveil »
du physique dans le mathématique est un héritage romantique ; le geste réactive la notion néoplatonicienne de « matière intelligible » ; l’idée de la participation entre le sujet
et le principe virtuel des êtres réactive la notion, également néoplatonicienne, d’un fondement des choses situé « au-delà de l’Etre ». L’étude historique et philosophique des
sciences par le biais de la question de la mobilité, et la recherche d’une nouvelle saisie philosophique de l’intuition, débouchent sur des notions qui n’appartiennent pas à
la conscience explicite de la rationalité moderne : on touche ici aux impensés de la révolution scientifique, à des horizons qui ont impulsé l’essor des sciences modernes pour
disparaı̂tre dans la fermeture sur soi-même de leur auto-légitimation. Ce n’est que dans
les craquements de cette auto-légitimation que des bifurcations refoulées refont surface,
et que tout questionnement redevient possible. Si le platonisme, la Naturphilosophie ou
l’idéalisme refont constamment surface dans les sciences de la nature, c’est parce que le
principe de la manifestation des forces naturelles dans le réseau en mouvement des idéalités est consubstantiel à l’existence du logos théorétique en tant que tel. La récupération
archéologique de cet impensé peut signifier la possibilité de retrouver une destination de
la science différente tant de l’auto-production aveugle d’une finalité manipulatrice que
de l’asservissement direct aux « esprits animaux » de l’économie et de l’idéologie. Cette
récupération implique d’opposer à la trivialisation techno-utilitariste et socio-médiatique
des sciences leur statut de lieux de vérité, statut que les mathématiques concentrent et
expriment de la manière la plus radicale :
C’est bien la très bonne remarque de Spinoza, qu’à partir du moment où les mathématiques sont une invention humaine, il n’y a plus besoin de transcendance,
c’est-à-dire que la liberté est possible, l’homme peut se construire d’une façon parfaitement autonome. Déjà les mathématiques constituent un engagement de la liberté,
d’où l’argument essentiel de Spinoza : puisque la géométrie est possible, l’homme
n’est pas une simple passivité, une simple matière passive obéissante et soumise à
la contingence : il est capable de toucher à l’universel, de toucher précisément au
divin 29 .
Ce passage montre très clairement en quoi la démarche de Gilles Châtelet représenterait en effet une archéologie du savoir scientifique post-galiléen. Tout se passe comme si
la texture opérative de la physique-mathématique dégageait un sous-texte devenu illisible
pour la conscience explicite de la science moderne : la thématisation explicite des enjeux
de la vérification, de la preuve et de l’inscription sociale ne saurait saisir la fonction de
28. Ibidem.
29. G. Châtelet, « La mathématique comme geste de pensée », cit., p. 178.
232
Andrea Cavazzini
contemplation active qu’une autre pensée — encore présente et active chez Galilée, Kepler, ou Newton, mais devenue ensuite irrecevable pour les systématisations empiristes
ou rationalistes du corpus scientifique moderne — avait assignée aux gestes et aux formes
créées par la révolution scientifique. La reconstruction d’un concept efficace d’intuition
vise à retrouver cette pensée qui représente à la fois un « socle » refoulé de l’esprit
scientifique moderne et le germe de son avenir possible :
Il ne faut pas oublier que quelqu’un d’aussi positiviste et d’aussi puissant intellectuellement que von Neumann a bien dit que les mathématiques, sous leur forme
actuelle, n’en étaient peut-être qu’à leur phase transitoire [. . .]. Nous sommes peutêtre tout simplement à l’entrée de cette fameuse connaissance du troisième genre
de Spinoza, de cette zone où les choses se donneraient, en même temps, et tout à la
fois, dans le cœur et avec toute la clarté souhaitable 30 .
Mais il n’y a pas d’archéologie sans téléologie. Les expériences refoulées de la science
moderne — que sa rationalisation technique et utilitaire cache dans l’épaisseur anonyme
des procédures allusives et des pratiques symboliques — sont également la préfiguration
d’un devenir possible de la science : elles évoquent et incarnent partiellement l’idéal
d’une saisie intuitive de la Totalité où le cœur et l’esprit, le savoir et l’esthétique, le
Tout et les Parties, le discursif et l’expression, seraient donnés dans une articulation
vivante. Tel est certainement l’idéal à l’aune duquel Nicolas de Cues, Bruno, Pascal,
Hegel et Schelling jugeaient le savoir scientifique : mais cet idéal n’appartient plus à l’autoconscience contemporaine des sciences — depuis le XVIIIe siècle, il mène une existence
clandestine dont le rapport avec les résultats scientifiques effectifs est problématique.
C’est à partir de ce constat qu’il faudrait reprendre le fil du travail philosophique de
Gilles Châtelet.
30. Ibid., p. 179.
233
CODA
D’Alembert - Rameau - Rousseau
(& Diderot) : mamuphi au cœur des
Lumières ?
Nancy Diguerher
Docteur en esthétique de l’EHESS
Introduction
Au milieu du XVIIIe siècle, heure d’émergence exceptionnelle dans maints registres de
la pensée, se noue entre mathématique, musique et philosophie une séquence d’échanges
de nature, peut-être, à résonner avec l’espace mamuphi qui accueille aujourd’hui ces
réflexions.
En 1749 très précisément, des dynamiques de pensée extrêmement actives dans ces
trois directions se mettent en place autour Jean-Jacques Rousseau, de Jean Le Rond
d’Alembert et de Jean-Philippe Rameau, ce musicien qui a tant fait réagir, en eux, le
philosophe et le mathématicien. Rousseau ne fait pas mystère de cette hostilité quasi
native, mais néanmoins évolutive, qu’il éprouve à la fois pour la théorie et la musique de
Rameau. D’Alembert a accueilli avec une certaine méfiance les prétentions discursives du
musicien, et a mis beaucoup de fermeté dans son combat contre celles qui se déploient
en dehors du strict champ de la théorie musicale.
De fait, à compter de la publication en 1750 de son quatrième ouvrage, intitulé Démonstration du principe de l’harmonie, Rameau affiche une ambition démonstrative inédite qui le fait entrer dans une ère de réflexions nouvelles : loin en amont de la théorie,
celles-ci vont commencer à s’étendre à l’épistémologie, puis à l’esthétique et à la critique
naissantes, avant de s’élargir à l’histoire et à la métaphysique. Ce basculement de Rameau du côté de l’intellectualité musicale s’accompagne d’une révision de son rapport à
la philosophie : à compter de la Démonstration du principe de l’harmonie, le compositeur prend ses distances avec celle de Descartes, qui jusque-là avait été au principe de
chacune des trois grandes moutures de sa théorie musicale. Cet ouvrage ne saurait en
effet être considéré comme le résultat d’une nouvelle prise en charge de cette philosophie,
telle qu’elle fait une entrée discrète dans le Traité de l’harmonie de 1722, qu’elle se fait
mieux entendre dans le Nouveau système de musique de 1726, et qu’elle donne, en 1737,
à distinguer la Génération harmonique.
Le principal objet de cette contribution est de faire apparaı̂tre, et de mettre en lien
les adversités primitives qui ont opposé Rameau à Rousseau puis à d’Alembert, de façon
à en mesurer les conséquences à la fois pour le philosophe, pour le mathématicien et pour
le musicien. A l’exposé de ce qui, en 1749, a réuni autour de Rameau les Encyclopédistes
ayant eu affaire à la musique, il s’agira de déterminer en quoi ces confrontations, qui
237
mamuphi au cœur des Lumières ?
semblent se faire l’une après l’autre entre deux figures (mamu succédant ainsi à muphi ),
engagent de nouveaux rapports qui se nouent à trois termes. Tour à tour, l’analyse portera
sur les deux grands face à face préliminaires à une telle émergence, donnant à identifier,
derrière ces dialogues où s’élève toujours celle de Rameau, un moment d’échange à trois
voix.
Cet examen s’appuiera essentiellement sur quelques sources relatives au lancement
de l’Encyclopédie, incluant l’étude des manuscrits de 1749 ayant donné lieu, après moult
révisions, à la Démonstration du principe de l’harmonie.
On tâchera ainsi de restituer une configuration mamuphi qui, en 1749, se met soudain
en place tout en laissant ouverte la question de l’espace dans lequel un tel moment a
trouvé sinon à se projeter, du moins à résonner, en ces Lumières qu’elle interroge aussi.
Au fil de l’exposé, se détachera l’importance d’une quatrième figure dans la genèse, voire
dans le devenir de ce tripôle : on questionnera le rôle de Denis Diderot qui, à bien des
titres, singulièrement en 1749, a oeuvré pour précipiter une configuration mamuphi, et à
l’installer sur une scène elle-même toute nouvelle, en prise directe avec son temps.
Muphi en 1749, une triade en puissance
Les noms de Rameau et de Rousseau s’associent dans le premier de ces couples primitifs voués à une grande fortune dans l’avènement d’un moment mamuphi au cœur du
XVIIIe siècle. Les circonstances de cette adversité, dans ce qu’elle a de plus déterminant
à la fois pour le musicien et pour le philosophe, font apparaı̂tre qu’en 1749, ce couple
s’apparente bien plutôt à une triade préliminaire à une configuration mamuphi.
Le couple Rameau/Rousseau avant 1749
L’objet d’une première rencontre
Les relations entre Rameau et Rousseau peuvent être décrites comme autant de variantes d’une très longue et profonde mésentente. Un rapide aperçu de leur genèse, qui
doit beaucoup à Rousseau, ouvre un accès privilégié aux raisons de leur hostilité réciproque, ainsi qu’aux enjeux auxquels elle a ouvert, par-delà la tonalité qu’elle a donné à
leur rencontre.
Avant de rencontrer Rameau, Rousseau a commencé à faire connaissance avec sa
musique, puis avec sa théorie, sous des auspices très défavorables qui continueront de
présider à tous leurs échanges. Rappelant, dans Les Confessions, les circonstances d’un
commerce qui a commencé au milieu des années 1730, il signale qu’alors « les opéras
de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent ses ouvrages théoriques que
leur obscurité laissait à la portée de peu gens » 1 . Rousseau prend d’emblée bien soin
de distinguer, à proximité du nom Rameau, les créations musicales des contributions
théoriques, ces registres que tout sépare sinon le soupçon que le philosophe fait peser sur
la façon dont le musicien les investit. D’un côté, ses opéras appellent le « bruit » et de
l’autre, les traités théoriques figurent l’« obscurité » — chaos donc, de part et d’autre
aux yeux de Rousseau.
1. Rousseau, Les Confessions, préface de J.-B. Pontalis, texte établi par Bernard Gagnebin et Marcel
Raymond, notes de Catherine Koenig, Paris, Gallimard, 1973, p. 240.
238
Nancy Diguerher
Puis il évoque par quel « hasard » il a « entendu parler [du] Traité de l’harmonie »,
et signale l’empressement avec lequel il a alors tâché de se procurer l’ouvrage. Ce récit
se coule dans une veine narrative quelque peu outrée, lorsqu’on se souvient que, dès sa
publication à Paris en 1722, le Traité de l’harmonie est aussitôt devenu une référence
incontournable chez les savants et les gens de lettres, et que l’ouvrage a valu à Rameau
une très grande renommée comme théoricien. Rousseau fait donc mine d’ignorer, dans
les années 1730, l’état d’une réputation pourtant bien établie, à laquelle il contribue paradoxalement lorsqu’il entérine la distinction entre musicien et théoricien, et plus encore,
lorsqu’il la fait apparaı̂tre sous un jour incongru.
Rousseau signale alors « l’étude opiniâtre » qu’il a fait « des obscurs livres de Rameau », confirmant la réputation de ces ouvrages théoriques effectivement connus pour
leur complexité. Il dit « dévorer » le Traité de l’harmonie à l’occasion d’une longue convalescence, celle que lui a offert, selon ses propres termes, ce nouveau « hasard » par lequel
il est tombé malade. Ainsi Rousseau dote-t-il cette scission surprenante entre théoricien
et musicien d’une dimension non seulement hasardeuse, arbitraire et surprenante, mais
véritablement pathologique : opposant l’étude théorique et la pratique de la musique, il
se dégoûte littéralement des usages que Rameau en fait dans ces deux registres.
La rencontre effective
C’est dans ce contexte qu’a lieu, en 1742, la rencontre effective entre Rameau et
Rousseau autour de la Dissertation sur la musique moderne, cette publication tirée d’un
mémoire où celui-ci proposait à l’Académie des Sciences un nouveau système de notation
musicale. Contre toute attente, cet épisode est pour Rousseau l’occasion de rendre dans
Les Confessions un certain hommage à Rameau, à qui revient le mérite d’avoir formulé
« la seule objection solide » qu’il y eût à lui faire. Par opposition aux critiques qu’il
adresse alors aux académiciens, qui n’y ont vu goutte, Rousseau reconnaı̂t en Rameau un
musicien consommé, et il convient sur-le-champ de l’objection. Mais la justice qu’il lui
rend ne va pas au-delà du simple constat auquel il souscrit, aucun élan élogieux ne vient
relever cet état de fait. Au contraire, l’expression du mérite qu’il reconnaı̂t à Rameau est
assortie d’un jugement distillé d’une façon à peine discrète :
J’eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit borné, la
connaissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger,
à toutes les lumières que donne la culture des sciences, lorsqu’on n’y a pas joint une
étude particulière de celle dont il s’agit 2 .
Si hommage il y a, à l’occasion de cette première rencontre, c’est donc peu de dire qu’il
est contrasté. Reconnaissant la grande compétence de Rameau en matière de musique,
Rousseau relève aussi qu’elle est « unique », manifestement bornée à elle-même, et il
signale, au gré d’une incise dont il aurait parfaitement pu faire l’économie, qu’elle est
en l’occurrence le seul fait d’arme d’un « esprit borné » — et peut-être pas seulement,
précisément, à la musique...
Plus loin, Rousseau raconte comment, lors de son fameux voyage à Venise, il s’est
laissé allé à une véritable rêverie, évoquant le réveil tout-à-fait extraordinaire qui lui a
été donné de vivre dans cette loge où il avait pris ses habitudes. Ce récit est tel que
2. Ibid., p. 356.
239
mamuphi au cœur des Lumières ?
l’on peut se demander à quoi il s’est précisément éveillé. Est-ce que, s’éveillant à une
autre musique, réveillé par elle, il ne s’est pas d’abord éveillé à lui-même, c’est-à-dire au
sentiment esthétique qui fait basculer Rousseau du côté de la philosophie ? La piste d’un
réveil plus esthétique que musical est suggérée par la curieuse empreinte qu’il a laissé sur
son esprit :
Je voulus avoir ce morceau : je l’eus, et je l’ai gardé longtemps ; mais il n’était
pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C’était bien la même note, mais ce
n’était pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma
tête, comme il le fut en effet le jour qu’il me réveilla 3 .
Il y a là « quelque chose » qui se passe ailleurs que du côté de la musique et qui, à
tout prendre, relève d’« autre chose».
La dispute
Peu de temps après son séjour à Venise, Rousseau a composé son opéra Les Muses
Galantes, par lequel il a entrepris d’introduire en France ce nouveau style musical qui a
fait sur lui si forte impression. La dispute avec Rameau éclate alors tout-à-fait à l’occasion
de la représentation de ce ballet chez le mécène de ce dernier, le fermier général Le Riche
de la Pouplinière. Dès cette époque, Rousseau s’est plaint de sa disgrâce en évoquant la
jalousie et la brutalité de Rameau, ainsi que la cabale organisée contre lui, lui semble-t-il,
par le compositeur. C’est ce qu’il porte à la connaissance de Jean-Baptiste Bouchaud de
Plessis par lettre du 14 septembre 1745, où il s’indigne de ce que sa musique a « mis
[Rameau] de mauvaise humeur», et « qu’il soutient qu’elle est trop bonne pour pouvoir
être de [lui] » 4 , attribuant somme toute à des motifs personnels le très mauvais accueil
que Rameau lui a réservé.
En 1755, celui-ci donne une toute autre version de cet accrochage dans sa brochure
intitulée Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, où il incrimine les articles que
Rousseau y a publiés sans pouvoir s’autoriser d’un titre de musicien. Pour illustrer ce
point, Rameau renvoie à cet épisode de façon à inviter les éditeurs de l’Encyclopédie,
ainsi que leurs lecteurs, à considérer les raisons, tout-à-fait différentes, par lesquelles il
justifie ses réserves. Il raconte sa surprise devant le « contraste » qui lui est apparu à
l’écoute du ballet de Rousseau, écrivant avoir été « frappé d’y trouver de très beaux airs
de violon dans un goût absolument italien, et en même temps tout ce qu’il y a de plus
mauvais en musique française tant vocale qu’instrumentale, jusqu’à des ariettes de la plus
plate vocale secondée des plus jolis accompagnements italiens » 5 . De ce constat, et des
échanges qu’il a eus avec Rousseau à cette occasion, Rameau tire une conclusion sans
appel, accusant Rousseau de n’avoir « fait que la musique française » et d’avoir « pillé
l’italienne ». En somme, il ne conçoit pas que ce mélange de styles, associé à une grande
inégalité, puisse être l’œuvre d’un compositeur digne de ce nom, et il préfère pointer à
distance l’ouvrage d’un « particulier ».
Cette prévention contre lui fait l’objet d’un récit amer dans Les Confessions, où
Rousseau évoque à nouveau la mauvaise grâce avec laquelle Rameau a fini par consentir
3. Ibid., p. 389.
4. Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, éd. critique établie et annotée par R. A.
Leigh, t.2, 1744-1754, Genève, Institut et musée Voltaire, Les Délices, 1975, p. 87.
5. Rameau, Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, Paris, Sébastien Jorry, 1755, p. 40-42.
240
Nancy Diguerher
à venir entendre son ballet, « répétant sans cesse que ce devait être une belle chose que la
composition d’un homme qui n’était pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique
tout seul » 6 .
Les différentes versions que Rousseau a ainsi données de leur différend autour des
Muses galantes montrent bien la perplexité qu’il éprouve à rendre compte de leurs
échanges. Dans Les Confessions, il est comme forcé de tenir compte des raisons dont
Rameau a fait état en 1755, et il se voit quelque peu contraint de réviser la version qu’il
en avait donnée en 1745. Il rapporte, plus conformément au récit du musicien, que celuici l’a taxé de pillard, mais se garde de préciser l’objet de ce pillage : de sorte que, sans
contrevenir au récit de Rameau, il l’allège de tout fondement musical, persistant pour sa
part à ramener le tout à un différend d’ordre personnel.
Au total, cette première rencontre entre Rameau et Rousseau, objet de récits adverses,
semble un peu stérile. La dispute prend une tournure assez désobligeante, chacun des
protagonistes restant sourd aux préoccupations de celui qu’il combat :
- Rousseau ignore les raisons musicales au nom desquelles Rameau le repousse, et il
ne tient compte de la version donnée par son adversaire qu’afin de ne pas entacher la
vraisemblance de son propre récit. Il ne sait jamais comment décrire, ni seulement
comment écrire l’attitude du musicien.
- Rameau, quant à lui, ne parvient jamais à caractériser ce à quoi aspire Rousseau ;
ce n’est que très négativement qu’il se refuse à le reconnaı̂tre comme un de ses
disciples, contrairement à ce que Rousseau revendique dans Les Confessions. Pour
autant, cet échange n’est pas dépourvu d’un grand intérêt : lors même que Rousseau
s’expose sur le terrain musical avec Les Muses galantes, il y a déjà « autre chose »,
pour reprendre ses propres termes, qui l’intéresse à la musique, que la musique
elle-même. C’est un aspect que Rameau méconnaı̂t totalement et qui n’est pas, en
1745, encore bien défini chez Rousseau ; c’est néanmoins ce qui sous-tend et élève
cette dispute.
Rousseau en 1749 : Diderot, l’Encyclopédie et au-delà
Telle qu’elle se produit en 1742 et qu’elle s’envenime en 1745, la rencontre entre
Rameau et Rousseau reste une rencontre entre deux hommes. C’est grâce à l’intervention
d’un tiers que leurs échanges vont prendre une toute autre dimension : c’est Diderot
qui, en proposant en 1748 à Rousseau la rédaction des articles sur la musique pour
l’Encyclopédie, va précipiter l’essor d’une confrontation à hauteur, cette fois, de deux
pensées.
Dans Les Confessions, Rousseau fait de cet appel à contribution un récit qui en suggère
l’importance, et qui en pointe les enjeux. Il précise que sa participation à l’Encyclopédie
s’est ainsi faite à l’initiative de Diderot qui a voulu l’y faire « entrer pour quelque chose »,
c’est-à-dire à un titre encore mal défini, qui le lie profondément à la musique, sans faire
pour autant de lui un musicien. Ce passage fait écho à l’épisode vénitien où, s’éveillant
au son de la musique italienne, Rousseau paraı̂t surtout s’être éveillé à « autre chose » 7
6. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 410.
7. Ibid., p. 426.
241
mamuphi au cœur des Lumières ?
— cet autre chose ne trouvant, pour se rejouer, d’autre espace qu’en lui-même, « dans
[sa] tête » 8 comme il l’écrivait précisément.
Or ce quelque chose, même à l’état très primitif, semble avoir été saisi par Diderot
qui, en associant Rousseau à l’Encyclopédie, ne lui voyait pas le profil d’un musicien.
Dans le Discours préliminaire de cette grande œuvre, le choix de cette collaboration se
justifiait par la connaissance reconnue à Rousseau, en sa double qualité de « philosophe »
et d’« homme d’esprit » 9 , dans la théorie et la pratique de la musique. Or à cette époque,
celui-ci était davantage connu pour ses ouvrages musicaux que pour ses écrits, et il n’avait
pas encore embrassé la carrière philosophique qu’on lui sait. Il faut donc que Diderot ait
été bien sensible à cet « autre chose », par quoi Rousseau se rapporte si singulièrement à
la musique, pour le charger de la partie correspondante dans l’Encyclopédie en attendant
de lui un regard plus philosophe que musicien. Et, même si Rousseau se dit, dans les
Confessions, très insatisfait de sa contribution, force est de constater qu’il a pris cette
tâche à cœur, formant sur elle de nouveaux espoirs, s’essayant avec elle à de nouvelles
orientations.
La lettre que Rousseau a adressée au début de l’année 1749 à la baronne de Warens
apporte de précieux renseignements sur les enjeux disparates qui s’entremêlent à cette
occasion. Après avoir évoqué la surcharge de travail considérable que représente la rédaction en temps limité de ces articles, il explique pour quelle autre raison il lui tient
cependant tant à cœur :
D’ailleurs, je tiens au cul et aux chausses des gens qui m’ont fait du mal et la bile
me donne les forces même de l’esprit et de la science. [...] Je bouquine, j’apprends
le Grec. Chacun a ses armes ; au lieu de faire des chansons à mes ennemis, je leur
fait des articles de Dictionnaire ; je compte que l’un vaudra bien l’autre et durera
plus longtemps 10 .
Ainsi Rousseau a-t-il écrit les articles de l’Encyclopédie dans un esprit de vengeance,
en réaction à l’épisode malheureux des Muses galantes. Cependant il va également essayer d’en tirer des conséquences dans un nouveau registre. Ce travail, qu’il qualifie ici
d’« extraordinaire», l’est en effet aussi en considération de la nature tout-à-fait inédite
des armes dont il commence à se saisir à cette occasion : en ce sens, il a eu une incidence
essentielle dans une trajectoire intellectuelle qui a basculé précisément à ce moment-là.
A la toute fin du septième livre des Confessions, le récit de ce premier épisode encyclopédique précède en effet immédiatement l’évocation de la détention de Diderot à
Vincennes. Rousseau en a été singulièrement affecté, au point que « la tête a faillit lui
tourner ». C’est un peu ce qui se passe d’ailleurs, si on le prend à la lettre, puisque le
huitième livre s’ouvre sur le signalement d’un moment à partir duquel tout a changé :
J’ai dû faire une pause à la fin du précédent livre. Avec celui-ci commence, dans sa
première origine, la longue chaı̂ne de mes malheurs 11 .
La fréquentation de Diderot, en 1749, a été essentielle à Rousseau pour des raisons
qui se découvrent dans ce huitième livre. Elles adviennent même au gré de la véritable
8.
9.
10.
1749
11.
Ibid., p. 389.
« Discours préliminaire des Editeurs » de l’Encyclopédie, vol. 1, 1751, p. XVIII.
« Lettre de Rousseau à Françoise-Louise-Eléonore de La Tour, baronne de Warens, Paris, 27 janvier
», in Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., t. 2, p. 112-113.
Rousseau, Les Confessions, op. cit., p.428.
242
Nancy Diguerher
révélation qu’il a connue lors du trajet qui le conduisait à pied de Paris à Vincennes où,
à l’été de cette année, il venait souvent rendre visite à son ami. En parcourant un jour le
Mercure du France qu’il avait pris sous le bras lors d’un de ses trajets, il est « tombé »
— nouveau hasard — sur la question proposée pour concourir au prix de philosophie de
l’académie de Dijon. Décisif a été pour lui « l’instant » de cette lecture. Cet « autre
chose », vers lequel il s’était jusque-là acheminé à l’aveugle à l’occasion de ses bonheurs
musicaux, commence à gagner en visibilité : c’est un autre univers auquel il accède, et en
même temps un autre homme qu’il devient, au fil d’une longue série de malheurs associés
au déploiement de sa vocation philosophique. De musicien qu’il était jusqu’alors, ou du
moins qu’il tentait d’être, il devient philosophe, et il se trouve que Diderot est le premier
témoin de ce basculement, qu’il va activement encourager, comme Rousseau ne manque
pas de le signaler :
Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c’est qu’arrivant à
Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut, je lui en
dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite en crayon sous un arbre.
Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis, et dès
cet instant, je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet et la
suite inévitable de ce moment d’égarement 12 .
Dans l’éveil de Rousseau à la philosophie, l’implication de Diderot est double : en le
déterminant à se porter candidat pour le prix de l’Académie de Dijon, ainsi qu’en lui
confiant la partie sur la musique dans l’Encyclopédie, Diderot a pressenti que son ami
avait « quelque chose » à déployer plutôt du côté de la philosophie.
L’intervention de Diderot dans la trajectoire intellectuelle de Rousseau a alors, indirectement, eu une grande incidence sur la mise en place d’une confrontation vraiment
consistante entre Rameau et Rousseau, autant que possible délivrée de l’emprise des
motifs personnels qui crispaient tant ce dernier dans la décennie 1740.
L’essor d’un face à face muphi dans la querelle des Bouffons
Diderot a joué un rôle majeur dans la mise en place de ces échanges d’un nouvel
ordre : c’est à lui que l’on doit de pouvoir les considérer et les saluer, intellectuellement,
sur l’autel des Lumières.
Rousseau contre Rameau dans l’Encyclopédie
Cet essor nouveau dans la pensée de Rousseau est visible dans les articles qu’il rédige
pour l’Encyclopédie. Une certaine intention vengeresse y préside très nettement, quoiqu’assez discrètement, mais cette vindicte s’associe à tout autre chose : rédigeant ces
articles, Rousseau se met à faire pour la première fois l’épreuve d’un tout nouveau point
de vue sur la musique, qui porte une atteinte réellement grave à Rameau. Sa contribution
est celle d’un non-musicien qui se sent cependant le devoir d’intervenir pour donner à lire
Rameau. Il entend en effet suppléer à ce que professe le compositeur, visant rien moins
qu’à disqualifier sa théorie comme son œuvre.
12. Ibid., p. 430-431.
243
mamuphi au cœur des Lumières ?
Ainsi l’idée suivante perce-t-elle dans les articles « Accompagnement » et « Accord »
de l’Encyclopédie : les musiciens ne sauraient se contenter d’appliquer la méthode de
Rameau, ils doivent écouter les prescriptions du philosophe, et cette attention nouvelle
prêtée à un discours lui-même inédit doit accompagner la faveur de toute une génération pour un style musical définitivement éloigné de la pratique ramiste. Au total, si
la vengeance compte encore pour beaucoup dans la critique que Rousseau distille dans
ses articles, celle-ci s’enrichit d’une toute autre dimension : elle se dote en effet d’une
tournure esthétique extrêmement conséquente pour laquelle Diderot a beaucoup fait en
1749.
Diderot, instigateur d’un face à face
Le rôle essentiel que Diderot a joué dans la mise en place de ce face à face invite à
interroger la nature bifide de cette configuration muphi, qui ne se serait manifestement
pas exprimée de la même manière sans ce troisième terme.
La confrontation intellectuelle entre Rameau et Rousseau aura véritablement lieu
en 1754, lorsque Rameau publie les Observations sur notre instinct pour la musique
en réaction à la Lettre sur la musique française de Rousseau. Cette dernière brochure,
intervenue au plus fort de la querelle des Bouffons, a porté un coup fatal à la musique
française en général et à celle de Rameau en particulier. L’analyse que Rousseau y propose
du monologue d’Armide de Lully sera tout-à-fait décisive à cet égard, dans la mesure où
elle participe de ce dispositif argumentatif par lequel il entend démontrer l’inexistence de
la musique française. Rameau réagira vertement à cette critique par une fameuse contreanalyse, qui occupe toute la seconde partie des Observations sur notre instinct pour la
musique.
La joute qui les oppose ainsi, au terme de la querelle des Bouffons, mérite d’être
regardée comme un face à face capital entre le philosophe et le musicien, où chacun trouve
à donner beaucoup plus d’essor à sa propre pensée. D’une part, Rousseau peut se féliciter
de la Lettre sur la musique française, où son esthétique prend toute son ampleur, enfin
débarrassée de l’esprit de vengeance qui entachait ses articles dans l’Encyclopédie et qui,
peut-être, a nourri l’insatisfaction dont il témoigne à leur endroit dans les Confessions.
Rameau, quant à lui, prend également avec les Observations sur notre instinct pour la
musique ce qu’il appelle un « grand vol », par lequel son intellectualité musicale trouve
à se déployer sur le terrain nouveau de la critique.
Or, une fois de plus, c’est à Diderot que l’on doit cette confrontation tout-à-fait
essentielle. C’est lui en effet qui, dans sa lettre Au petit Prophète de Boemischbroda,
appelle enfin de ses vœux un « combat plus sérieux » 13 , recentré sur l’objet premier
d’une querelle qui avait pris des accents plus nationaux que musicaux.
A l’analyse des termes du défi qu’il lance à ses contemporains, il apparaı̂t que de toute
évidence, c’est Rousseau d’un côté et Rameau de l’autre, que Diderot invite à intervenir
dans cette querelle. Il propose à chacun d’engager le débat sur un terrain spécifiquement
musical avec des armes nouvelles, empruntées au registre de la critique. Il propose la
comparaison de deux morceaux célèbres, l’un français et l’autre italien, tirés d’ouvrages
13. Diderot, Au petit prophète de Boemischbroda ; au grand prophète Monnet ; à toux ceux qui les ont
suivis, et à tous ceux qui les suivront, Paris, 1753 ; in Œuvres, t. 4, Esthétique - Théâtre, éd. établie par
Laurent Versini, Paris, Robert Laffond, 1996, p.135.
244
Nancy Diguerher
lyriques représentatifs de chaque style : il choisit le monologue d’Armide de Lully, et celui
de Nitocris dans Sésostris de Terradellas, qui à l’époque était loin d’être aussi connu que
le premier — façon discrète de faire signe à Rameau qui avait déjà fait en 1726 l’éloge
de ce monologue dans son Nouveau Système de musique théorique et pratique.
Sans les nommer, Diderot vise surtout à déclencher une confrontation entre Rousseau
et Rameau, qui n’avaient pas encore pris publiquement la parole dans la querelle des
Bouffons.
Nouveaux termes d’un face à face
Ni Rousseau ni Rameau ne relèveront ce défi dans les termes proposés par Diderot :
aucun d’eux ne s’est véritablement saisi des armes critiques qu’à cette occasion il a tâché
de mettre à leur disposition. Il est cependant un point où Diderot a extraordinairement
réussi : on lui doit d’avoir précipité le déploiement, face contre face, des raisons musiciennes et philosophes incarnées, conformément à son intuition, par Rameau et Rousseau.
C’est d’ailleurs dans la Lettre sur la musique française que Rousseau achève de tourner
le dos à la carrière musicale au profit de sa seule vocation philosophique. Il envoie à ce
sujet un signal très fort à la toute fin de la Lettre sur la musique française, où il écrit à
propos du Devin du Village :
On a applaudi cet été, à l’Opéra-Comique, l’ouvrage d’un homme de talent, qui
paraı̂t avoir écouté de la bonne musique avec de bonnes oreilles, et qui en a traduit
le genre en français d’aussi près qu’il était possible. Ses accompagnements sont bien
imités sans être copiés, et s’il n’a point fait de chant, c’est qu’il n’est pas possible
d’en faire 14 .
En 1753, Rousseau renonce donc définitivement à faire de la musique, refusant d’endosser la double casquette de philosophe et de musicien : lorsqu’il évoque cet opéra qui
lui a valu un certain succès (il ne se prive pas de le signaler dans les Confessions) il y fait
allusion comme à l’œuvre d’un particulier. Il ne la revendique pas expressément, prenant
bien soin, dans sa Lettre, de se faire connaı̂tre et reconnaı̂tre à un tout autre titre que
celui de philosophe. Rameau lui-même n’a pas manqué de souligner l’étrangeté d’un tel
parti, si soudain à ses yeux, qui le plonge dans un embarras évident. Il ne sait décidément
pas comment caractériser la position de Rousseau : il ne s’explique pas ce renoncement
à la musique, au moment justement où l’heure du succès arrive avec le Devin du village
et où enfin, lui-même se dit prêt à le reconnaı̂tre comme un de ses pairs. Rameau oppose une surdité magistrale à cette attitude qu’il n’arrive décidément qu’à caractériser,
négativement, comme n’étant pas celle d’un musicien.
Ce pamphlet contre la musique française nous parvient en même temps comme l’affirmation d’un tout nouveau rapport à la musique : Rousseau ne prétend plus la faire,
mais seulement en parler, et il semble avoir plus que tout à cœur de rendre ces deux
postures exclusives l’une de l’autre. Cet aspect est tout à fait net dans l’Avertissement à
la deuxième édition de la Lettre sur la musique française, où Rousseau écrit :
[...] je crois notre langue peu propre à la poésie, et point du tout à la musique. Je
ne crains pas sur ce point de m’en rapporter aux poètes mêmes ; car, quant aux
14. Rousseau, Lettre sur la musique française, 1753 ; in Essai sur l’origine des langues, présentation
par Catherine Kintzler, Paris, Flammarion, 1993, p. 184.
245
mamuphi au cœur des Lumières ?
musiciens, chacun sait qu’on peut se dispenser de les consulter sur toute affaire
de raisonnement. » « [...] c’est au poète à faire la poésie, et au musicien à faire
de la musique ; mais il n’appartient qu’au philosophe de bien parler de l’une et de
l’autre 15 .
De sorte que, sans parvenir à percer tout-à-fait les ressorts de ce point de vue adverse, Rameau voit juste en un certain sens, lorsqu’il demande en 1755 aux Editeurs de
l’Encyclopédie :
Que signifie [...] cette Lettre sur la musique française ? Etait-ce à la musique française
qu’on en voulait, ou au musicien français ? 16
A compter de la Lettre sur la musique française, il n’est donc plus possible, de l’avis
de Rameau, de se tromper sur les intentions de Rousseau. Le compositeur le signale pour
faire entendre que toute collaboration avec lui, notamment dans l’Encyclopédie, ne peut
plus être regardée que comme partisane. S’il n’en saisit pas tous les enjeux, Rameau a bien
perçu l’un des principaux objets de la critique rousseausiste, qui inaugure un véritable
combat entre une figure non-musicienne, plutôt registrée à la philosophie et une figure
musicienne qui, réagissant aussi à ces controverses, se déploie résolument à distance de
la théorie.
C’est ainsi que la surdité que Rameau et Rousseau continuent de s’opposer mutuellement est devenue, après l’intervention de Diderot en 1749, puis en 1753, tout sauf stérile.
Dès lors, ce sont bien deux grands points de vue qui s’affrontent, et qui ne s’excluent
jamais sans que cela ne profite à l’essor de chacun d’eux : d’où la présente proposition
de parler d’un face à face muphi pour évoquer ce déploiement conjoint de deux figures
dont Diderot a favorisé l’essor. De là suit également cette triade qui associe Rameau,
Rousseau, ainsi que Diderot au bénéfice d’une telle adversité.
Or il se trouve qu’en 1749, le célèbre Editeur intrigue encore dans une troisième
direction. A peine s’est-il associé d’Alembert à la tête de l’Encyclopédie, qu’il le présente
à Rousseau, puis à Rameau. Ainsi les circonstances de cette confrontation entre Rameau
et Rousseau alimentent-elles en 1749 une nouvelle trame ouvrant comme elle, toujours
grâce à Diderot, à l’émergence d’autres pensées.
Mamu en 1749, une triade en efflorescence
En 1749, de nouveaux rapports vont de surcroı̂t s’engager, avec Rameau et d’Alembert, entre musique et mathématique. C’est l’année où le compositeur rédige et donne
lecture, le 19 novembre, à l’Académie royale des Sciences, d’un texte intitulé Mémoire où
l’on expose les fondements d’un système de Musique théorique et pratique qui, en 1750,
sera publié sous le titre de Démonstration du principe de l’harmonie. Cet ouvrage inaugure pour Rameau une ère nouvelle, ère de controverse essentiellement, au fil de laquelle
il trouve sans cesse à redéployer son intellectualité musicale.
Or nous disposons de deux épreuves manuscrites de cet ouvrage : l’analyse et la mise
en regard de ces documents, qui mettent aussi en scène Diderot et d’Alembert, nous
15. Ibid., p. 143.
16. Réponse de M. Rameau à MM. les éditeurs de l’Encyclopédie sur leur dernier avertissement,
Londres et Paris, Sébastien Jorry, 1757, p. 27.
246
Nancy Diguerher
donnent des renseignements de première importance sur les conditions dans lesquelles
s’est opéré ce basculement dans la trajectoire spéculative de Rameau.
Le premier de ces manuscrits est conservé à la Bibliothèque de l’Opéra de Paris dans
le Recueil de diverses pièces sur la musique donné à Roquefort par feu Mr le chevalier de
Boisgelou sous la cote B-24 (8), f. 119 r˚-128 v˚. Ce document se présente sous la forme
d’une copie parfaitement claire et sans rature de vingt feuillets, qui correspond vraisemblablement au Mémoire auquel Diderot dit, à l’été 1749, avoir prêté sa plume. C’est ce
qu’il écrit en effet, depuis le Donjon de Vincennes, dans sa lettre au lieutenant Berryer
du 10 août 1749, par laquelle Diderot requiert sa libération : il fait valoir très brièvement
l’aide qu’il a accordée à Rameau dans « l’exposition » de son « système de musique » 17 .
Un autre témoignage de l’abbé Raynal 18 tend à confirmer cette collaboration.
C’est dans ce manuscrit que s’énoncent, pour la toute première fois, les ambitions
extra-théoriques de Rameau, et que le compositeur, activement soutenu par Diderot,
s’engage dans la voie de l’intellectualité musicale. Si la part que Diderot a prise à ce
texte est difficilement identifiable, à défaut de brouillons et de plus amples témoignages,
il est possible de la préciser un peu lorsqu’on met en regard les deux Mémoires, le second
ne faisant pas apparaı̂tre la participation de Diderot : il y a des éléments du premier qui
soit n’apparaissent plus dans le second, soit sous une forme totalement modifiée.
Le deuxième manuscrit, du second semestre 1749, est conservé dans le dossier Rameau aux Archives de l’Académie des Sciences. Il s’agit d’un document autographe de 43
feuillets auxquelles s’ajoutent des planches et quelques feuillets non numérotés. J’ai pu
identifier, dans ce deuxième manuscrit, l’écriture de Rameau jouxtant celle de d’Alembert, qui invite le compositeur à procéder à des remaniements de portée variable. Il ne
s’agit parfois que de corrections mineures, d’ordre stylistique notamment, mais les révisions, voire les retranchements prescrits pour certains passages attestent d’une toute
autre exigence. En particulier, d’Alembert signale les passages où Rameau s’écarte des
voies strictement théoriques empruntées jusqu’alors.
Du premier au deuxième mémoire : une première partie allégée
La première partie de ces deux mémoires est très proche et correspond à peu près à
la version imprimée de la Démonstration du principe de l’harmonie, alors que la seconde
a été entièrement réécrite. Cependant, cinq passages de cette première partie ne sont pas
passés à l’impression. Un bref examen de deux d’entre eux contribue à mieux saisir ce
qui les rapproche tous et qui a contribué à prescrire leur suppression dans le deuxième
Mémoire.
Premier exemple
Notre premier exemple a été retranché sur deux traits au crayon, l’un rouge, l’autre
gris, inscrits dans la marge ainsi que dans le corps du texte où le passage suivant, reporté
d’après la ponctuation et la mise en page du premier Mémoire, va disparaı̂tre :
17. Diderot, « Lettre à M. Berryer, lieutenant-général de Police, 10 août 1749 », in Correspondance I
(1713-1757), éd. établie, annotée et préfacée par Georges Roth, Paris, Les Éd. de Minuit, 1955, p. 85.
18. Abbé Raynal, « Nouvelles littéraires », in Correspondance littéraire, philosophique et critique par
Grimm, Diderot, Raynal, Mesiter, etc., op. cit., t. 1, p.313.
247
mamuphi au cœur des Lumières ?
Ce fut sans doute la tristesse ou le plaisir qui suggéra aux hommes de chanter ;
mais qui les dirigea dans l’ordre des sons qu’ils firent succéder les uns aux autres ?
Cet ordre fut-il une de ces combinaisons abandonnées à leur fantaisie ? N’y avaitil rien, soit en eux-mêmes, soit au-dehors d’eux-mêmes, qui les déterminât dans
leur choix ? Avaient-ils, lorsqu’ils chantèrent pour la première fois, une telle liberté
de faire succéder indistinctement toutes sortes de sons les uns aux autres, que la
mélodie fût une partie de la musique purement arbitraire ; et conséquemment que
ce qui serait du chant pour nous, n’en serait pas pour un autre peuple ; ou même
que ce qui serait du chant pour un homme n’en serait pas pour un autre homme.
Voilà, Messieurs, la première question que je me fis et que j’entrepris de résoudre,
éclairé par la méthode de Descartes que j’avais heureusement lu et dont j’avais été
frappé 19 .
Sur une conjecture, Rameau construit tout un réseau de questions débouchant sur
une difficulté à laquelle il souhaite intéresser sa savante assistance, qu’il prend directement à parti pour entériner la nouveauté et le bien-fondé de son enquête. Comme dans
la plupart des passages ici retranchés, il entend que ses décisions soient le fruit d’une
concertation entre le musicien et les mathématiciens : il veut en faire l’objet de cette
« noble émulation » pour laquelle il plaide dans cette double direction depuis le Traité
de l’harmonie.
Dans cet exemple, l’adresse aux mathématiciens est plus édifiante que jamais : elle se
fait en effet à la faveur d’une série de questions que Rameau soumet à leur expertise, et
qu’il a cependant entrepris de résoudre lui-même en vertu d’une méthode philosophique.
La référence à Descartes, à grande distance du cartésianisme dont avait jusque-là profité
toute sa théorie, intervient donc ici pour résoudre une question par laquelle il espère
intéresser les mathématiciens à sa problématique musicienne.
Aussi est-ce la première fois qu’intervient, sous la plume de Rameau, ce type de questions que l’on retrouvera au cœur de ses grands textes ultérieurs : c’est autour d’elles
que son intellectualité musicale trouvera à se redéployer sur de nouveaux terrains, à mesure qu’il s’adressera et se confrontera, à compter de ce moment, à différentes catégories
d’interlocuteurs non-musiciens.
Il me semble que ce type de questions, à la faveur desquelles Rameau va ici mettre en
récit sa propre recherche, plus qu’il ne va donner le précis de sa théorie, a probablement
été inspiré par Diderot. Ce premier Mémoire fait une place majeure à la narration, il met
à distance la théorie à proprement parler et ne la convoque que dans une étoffe fictive
qui sert à raconter les opérations de recherches que Rameau, encouragé par Diderot, veut
soumettre à l’expertise des mathématiciens.
Or cette adresse très spécifique disparaı̂t avec le coup de crayon de d’Alembert : peutêtre trouve-il cette mise en scène superflue, peut-être aussi y voit-il par trop la marque de
Diderot ; mais surtout, il paraı̂t que le géomètre veuille minorer la visibilité et l’expansion
de cette parole qui porte bien au-delà du champ de la théorie.
Deuxième exemple
Là encore, il s’agit d’un passage où Rameau donne le récit tortueux de ses investigations, allant jusqu’à faire état des hypothèses et des doutes qu’il a conçus à mesure
19. Mémoire de l’Opéra, f. 120, r˚-v˚.
248
Nancy Diguerher
qu’il avançait dans ses recherches. Il est question ici du fondement à donner à la succession fondamentale : l’exigence rationnelle à laquelle Rameau veut se soumettre l’oblige à
considérer que l’habitude, plutôt que la nature, pourrait être à l’origine de cette « prédilection » qu’il a, comme tout un chacun, pour des « sons connus » plutôt que pour des
« sons indifférents ». Il tire en ces termes les conséquences du « soupçon » qu’il se forme
— et qui, cette fois, se reforme sous les ratures :
C’était un fait à vérifier, et j’entrai dans cet examen tout-à-fait résolu d’abandonner cette voie si elle ne me réussissait pas ; mais je vous avouerai, Messieurs, que
ma surprise eût été grande si les harmoniques avaient été d’autres sons que ceux
que je faisais naturellement succéder au son fondamental ; j’en fis la supposition
et elle m’effraya ; car dans ce cas la mélodie me devenait une affaire tout à fait
impénétrable. Quelle bizarrerie ! 20
D’Alembert a bien pu regarder comme une digression ce passage qui, au final, présente
moins les résultats de l’investigation ramiste que le trajet emprunté pour y parvenir. Or
ce cheminement est éminemment celui d’un musicien. Le problème auquel Rameau s’est
heurté, et qui l’a mis dans tous ses états, jusqu’à le plonger dans l’effroi, est un problème
de compositeur, qui doit pouvoir tout posséder de la mélodie, sur le plan tout à la fois
pratique et rationnel, intimement liés chez lui.
L’attitude qu’il adopte devant l’alternative que l’enchaı̂nement logique de ses idées lui
présente, n’est sûrement pas celle qu’un mathématicien irait éprouver, et encore moins
celle qu’un mathématicien irait raconter, qui plus est dans un contexte démonstratif.
Rameau rend compte d’une étape de son investigation, qu’il traverse comme un moment
difficile, où la rigueur et la probité intellectuelle peuvent confiner à la « bizarrerie », pour
reprendre son vocabulaire, lorsqu’elles croisent le fer avec une exigence et une attente
d’ordre musical.
On observe là une posture ostensiblement musicienne, qui vise à prendre à parti les
mathématiciens et les intéresser à sa cause. Or c’est justement cette mise en scène, cette
situation d’énonciation, que d’Alembert cherche à faire disparaı̂tre, peut-être précisément
au titre d’une « bizarrerie » qu’inversement le mathématicien pourrait y voir, et qui de
même (mais pour d’autres raisons) pourrait l’indisposer.
A l’issue de ces retranchements, le point de vue spécifique qui préside aux investigations ramistes tend à s’effacer derrière l’intérêt essentiellement théorique qu’elles prennent
dans la version revue et corrigée par d’Alembert. Il semble aussi que le géomètre, en
exigeant ces remaniements, ait voulu minorer ce que la collaboration entre Rameau et
Diderot a produit de plus inédit. Dans tous ces passages en effet, on peut très nettement
observer la mise à disposition, par Diderot, des outils en même temps argumentatifs et
narratifs qui servent ici l’émergence d’un nouveau point de vue, par lequel le musicien
redispose sa théorie à d’autres fins, en vue d’intéresser les académiciens à son propos et
de recueillir leur suffrage.
20. Mémoire de l’Institut, ff. 8-9.
249
mamuphi au cœur des Lumières ?
Diderot sous les exemples
L’objectif de Diderot, travaillant à ce mémoire, a manifestement été de provoquer
une confrontation féconde entre le mathématicien et le musicien, analogue à celle qu’il a
instaurée entre ce dernier et le philosophe.
De fait, il avait déjà formé, tout juste un an auparavant, un vœu un peu similaire du
côté des mathématiques. Dans le premier de ses quatre Mémoires sur différents sujets de
mathématiques publiés en 1748, Diderot évoque l’« admirable système de composition »
que l’on trouve dans la Génération harmonique, et écrit « qu’il serait à souhaiter que
quelqu’un [le] tirât des obscurités qui l’enveloppent et [le] mı̂t à la portée de tout le monde,
moins pour la gloire de son inventeur, que pour le progrès de la science des sons» 21 .
On peut alors s’interroger sur l’identité de la personne à laquelle il songeait ainsi,
très peu de temps avant l’importante année à venir. Lui-même, pour avoir pratiqué les
mathématiques, aurait pu se charger d’une telle collaboration. Cependant il semble que
le vœu par lequel il conclut ce Mémoire soit moins à interpréter comme une candidature
de sa part que comme une invitation faite aux scientifiques de son temps.
Au demeurant, ces Mémoires signent l’adieu de Diderot aux mathématiques : il n’y
reviendra que par occasion pour les besoins de l’Encyclopédie. De même, collaborant à
la première mouture des mémoires de 1749, il semble plutôt avoir voulu susciter l’intervention, la participation et la réaction d’un tiers, plus engagé que lui dans une carrière
mathématique.
Il me semble donc que dès 1748, et plus encore en 1749, Diderot oeuvrant tantôt
au sujet de Rameau, tantôt avec lui, ait davantage cherché à provoquer des rencontres
autour de lui. Lui-même, subjectivement, n’entend pas se donner comme acteur direct
ni dans le progrès de la musique, ni dans celui des mathématiques. En revanche, il veut
les encourager conjointement en invitant à la fois le musicien et le mathématicien à y
concourir par la collaboration, au risque de la confrontation.
Du premier au deuxième mémoire : une deuxième partie entièrement refondue
Diderot œuvre ainsi en faveur d’une noble émulation entre deux corps de métier, et
cet aspect s’exprime nettement dans ce paragraphe à l’issue duquel le second Mémoire
se distingue tout-à-fait du premier :
Tout cela étant posé, j’entre en matière, et comme j’ai l’honneur de parler à des
mathématiciens, je vais emprunter leur langage, autant que mon peu de lumières
me le permettra, pour qu’ils ne puissent rien révoquer en doute.
Il est tout-à-fait remarquable, qu’à l’instant même de cette annonce, reportée à l’identique dans le second manuscrit, la « matière » en question change presque du tout au
tout de l’un à l’autre de ces deux Mémoires.
Le Mémoire de l’Opéra : enjeux musiciens d’une démonstration.
Le Mémoire de l’Opéra se donne pour objet, à partir de là, de mettre en récit l’ensemble des opérations de pensée effectuées, ou supposées telles, par Rameau pour obtenir
21. Diderot, Œuvres Complètes, « Philosophie et mathématiques », Idées I, t. 2, éd. critique et annotée,
Paris, Hermann, éditeurs des sciences et des arts, 1975, p. 265.
250
Nancy Diguerher
tous les éléments de son système de musique. Cette étoffe fictive est le point de départ et
le principal nerf de toute une argumentation qui s’appuie sur une expérience physique.
Or il est très frappant que celle-ci intervient ici essentiellement pour servir une logique discursive. Elle ne fait, pour elle-même, l’objet d’aucun détail, Rameau faisant
l’économie de tout ce protocole expérimental qui donnerait à son propos une assise physique vraiment probante. Le narrateur signifie simplement qu’il a « examiné de près » le
« phénomène 22 » de la résonance du corps sonore et ne fournit qu’une mince évocation
de l’expérience associée, si bien qu’il y a un certain déséquilibre entre l’état pour le moins
laconique de l’exposé qu’il en donne et l’ampleur des conséquences qu’il en tire. Il est clair
qu’ici Rameau ne vise pas à satisfaire aux exigences de la physique : cette expérience,
débarrassée de tout protocole expérimental, n’est guère reproductible à la seule lecture
de ce passage, où seul le récit compte et va avoir valeur d’argumentation.
Rameau ne prétend pas moins donner aux résultats principalement tirés de cette
expérience une aura démonstrative clairement affichée dans ce paragraphe :
Voilà, je crois, Messieurs, ce que personne n’avait recherché avant moi. J’ai donc fixé
ce qu’on avait jusqu’à présent considéré comme arbitraire, la succession diatonique
des intervalles dont notre échelle est composée, et cela en partant de la préoccupation
que nous avons pour certains sons, et en démontrant que cette préoccupation est
fondée en nature, et qu’elle a sa raison suffisante dans la résonance et le frémissement
des corps sonores [...]. Ce serait, Messieurs, une chose digne de considération que la
comparaison du progrès ancien de la musique, avec l’histoire que je vous fais ici de
mes pensées et de mes recherches. Quelle nouvelle autorité ne leur en reviendrait-il
pas ? 23
Ce passage plaide de nouveau en faveur d’une « noble émulation » entre musiciens
et mathématiciens de métier. Non content d’avoir revendiqué des procédés démonstratifs
qu’il emprunte à ces derniers, Rameau leur fait en retour des suggestions : il les invite
à entrer dans des considérations, voire dans des comparaisons auxquelles il se contente,
pour sa part, de frayer la voie.
De plus en plus, cette deuxième partie veut favoriser un dialogue entre deux grandes
instances intellectuelles, si bien que Rameau-Diderot — l’identité de l’auteur étant singulièrement difficile à discriminer — en vient à imaginer les questions que les académiciens
pourraient avoir à lui poser. Au début du texte, le narrateur se pose des questions à luimême, puis insensiblement il construit son récit autour de questions qui lui viendraient de
l’extérieur, et qu’en l’occurrence il attribue aux mathématiciens qu’il veut ici intéresser
à ses préoccupations propres.
S’éclaire alors, dans ce second Mémoire, ce que Rameau y entend par langage des
mathématiques, très en lien avec le sens qu’il donne au terme « démonstration ». Celui-ci
intervient à trois reprises sous forme verbale dans ce mémoire, lui conférant une ambition
démonstrative qui s’énonce de façon narrative et qui emprunte à plusieurs registres.
D’abord, l’évocation de l’expérience relative à la résonance du corps sonore, d’où Rameau
tire le système diatonique, suggère une interprétation physique. D’autre part, le registre
mathématique est lui aussi requis par le vocabulaire et l’objectif que se donne le narrateur,
selon ce qu’il écrit des principes donnés par la résonance du corps sonore :
22. Mémoire de l’Opéra, f. 123, r˚-v˚.
23. Ibid., f. 123, v˚ et f. 124, r˚.
251
mamuphi au cœur des Lumières ?
Je ne demande rien de plus, en un mot, pour déterminer tout ce qui doit entrer
dans un système complet de musique théorique et pratique. C’est un détail dans
lequel il est d’autant plus inutile d’entrer, qu’on le trouve dans les ouvrages que j’ai
donnés au public, et qu’il ne fait rien à l’objet de ce mémoire, où je me suis proposé
seulement de vous démontrer que la mélodie et l’harmonie ont leur fondement dans
la nature, et que j’ai découvert quel était ce fondement, ce que je crois avoir exécuté
de la manière la plus évidente 24 .
Ainsi, Rameau prétend exposer son système de musique sur un mode démonstratif,
à la faveur d’opérations logiques qui s’enchaı̂nent suivant un modèle mathématique. Il
rompt, ce faisant, avec ce qu’il avait jusqu’alors pratiqué dans le registre théorique, où tout
ce détail n’intervenait pas dans le cadre d’un exposé à visée expressément démonstrative.
Cette nouvelle prétention a pour but de prendre les mathématiciens à parti sur tout
ce qu’il y a à déduire de son principe, qu’il donne à regarder comme le fondement de tout
son système, et de toute sa musique :
Mais admirez, Messieurs, la fécondité de la nature et de mon principe : ce qui
m’a donné les successions diatoniques, chromatiques et enharmoniques ; ce qui m’a
donné les notions exactes de genres, ce qui m’a fait reconnaı̂tre les premières lois de
la mélodie, va me fournir encore la définition véritable des modes et les fondements
invariables de l’harmonie 25 .
Le narrateur utilise le langage des mathématiques, indiquant cependant que les problèmes à résoudre sont d’un autre ordre, si bien que son ambition démonstrative peut être
rapportée à un troisième registre, ni physique, ni mathématique, mais extra-théorique —
musicien précisément -, où se comprend beaucoup mieux l’importance faite au récit, et à
la parole de celui qui raconte.
Cet aspect est très visible dans les procédés que Rameau utilise pour faire comprendre
à son auditoire la nature de ces problèmes dont la solution lui appartient. C’est dans cet
esprit qu’il multiplie les comparaisons pour rendre intelligibles aux mathématiciens les
difficultés rencontrées dans la détermination du son fondamental de la succession diatonique et chromatique. Evoquant le moyen de fixer des sons comme bases fondamentales
de ceux qu’ils appellent dans la succession, il écrit que « ces bases sont précisément
comme des chefs dont les autres sons portent la livrée », stipulant par là même la nature
extra-mathématique des problèmes en question.
Pour les résoudre, et garantir le bon déroulement de son exposé, Rameau en appelle
cependant aux opérations et au vocabulaire familiers à ses interlocuteurs. Il fait intervenir
des « définitions », des « preuves », des « fondements » et des « principes», nommant
démonstration tout le dispositif déductif qui les requiert. L’ensemble de ces éléments
interviennent par référence aux mathématiques tout autant que par déférence envers les
mathématiciens, et Rameau se fait ici fort de les réinvestir dans une étoffe fictive et
narrative au service de la musique.
On observe ainsi la curieuse polarité autour de laquelle s’organise ce premier Mémoire,
ouvert à la littérature comme aux mathématiques. La combinaison édifiante de ces deux
registres est singulièrement servie par les adjectifs dont Rameau assortit à l’envi les
termes empruntés ici et là : il présente des « définitions véritables », des « notions
24. Ibid., f. 127, v˚, f. 128, r˚.
25. Ibid., f. 126, r˚.
252
Nancy Diguerher
exactes », des « fondements invariables », et s’il s’agit de « comparaisons », il les veut
« exactes »... Cette insistance sur la scientificité de son propos fait ainsi pendant à
ces procédés analogiques mis en œuvre pour rendre intelligibles, à l’attention des nonmusiciens, les enjeux de son Mémoire. Ceux-ci relèvent de « choses de goût » plutôt que
de « choses claires », comme il l’explicite, préférant parler de « remède » plutôt que
de « solution » 26 à des problèmes musiciens sur lesquels il attend cependant un aval
extérieur. La façon dont il parle de la « preuve » apportée à son système semble aussi
très révélatrice de cette oscillation : la basse fondamentale, telle qu’il l’a « imaginée »
(et non pas seulement supposée) est en effet élevée au statut de preuve, mais en même
temps elle ne l’est que « pour ainsi dire » 27 .
Ces éléments empruntés aux mathématique, destinés à faire réagir ceux qui les pratiquent, cohabitent avec un lexique et des exigences d’un autre ordre, et la preuve à
laquelle il en appelle est prise dans cette tension : elle vient donner à son propos cette
valeur de justification et de légitimation qui l’incite à parler de démonstration. Cette
preuve n’en reste pas moins musicale, expressément requise dans la résolution des problèmes musicaux qu’il énonce ici pour la première et unique fois dans ses écrits :
En un mot la musique se réduit selon moi à deux problèmes : un chant étant donné,
trouver la basse fondamentale ; une basse fondamentale étant donnée, trouver tous
les chants qu’elle fournit 28 .
Au total, l’ensemble de ce premier Mémoire profite d’une tension entre plusieurs acceptions du terme démonstration : l’ambition démonstrative affichée est destinée surtout
à intéresser les mathématiciens aux problèmes musicaux qu’il rencontre, et à les persuader
de la validité des solutions musicales qu’il apporte. Ici cependant, c’est l’interprétation
musicale de ce mot qui domine nettement, prenant largement le pas sur une acception
physique qui se fait très discrète, et finissant, à force d’oscillation, par engloutir le sens
que les mathématiciens seraient prêts à lui prêter.
Le Mémoire de l’Institut : une démonstration dans l’ordre de la théorie
Dans la deuxième partie du second Mémoire, Rameau réhabilite une armature théorique et récapitule l’essentiel les éléments participant au système de musique dûment
établi au gré des précédents ouvrages. Cette nouvelle mouture manuscrite donne lieu,
à partir du paragraphe où presque tout change d’un Mémoire à l’autre, à l’exposé de
deux expériences liées à la résonance du corps sonore, d’où est ensuite dérivée toute cette
théorie musicale.
Rameau continue d’y revendiquer une ambition démonstrative, mais celle-ci prend une
allure et une tonalité tout-à-fait différentes, ainsi qu’en témoigne ce paragraphe restitué
dans sa version d’origine :
Je ne [raturé : vous] parlerai point de ma pratique, quoiqu’elle soit assez considérable pour former un essai suffisant de l’application de mes règles ; je sens toute
l’insuffisance [raturé : dont serait] d’une pareille preuve à propos de vérités philosophiques [raturé : telles qu’il s’en agit ici], et surtout pour des esprits comme les
26. Ibid., f. 127, r˚.
27. Ibid., f. 127, r˚-v˚.
28. Ibid., f. 127, v˚.
253
mamuphi au cœur des Lumières ?
vôtres, qu’on ne peut, et qu’on ne doit convaincre que par des démonstrations, ce
que je compte avoir fait 29 .
Deux différences sont à noter au regard du premier Mémoire.
- Il n’est plus question ici de preuves musicales visant à persuader un auditoire nonmusicien, analogues à celles que l’on trouve dans le Mémoire de l’Opéra, mais de
preuves visant à «convaincre».
- Le terme « démonstration» n’est pas employé dans le même sens que dans le premier
Mémoire, où seul le verbe « démontrer » apparaissait pour, au final, rendre un peu
indistincts les différents sens qu’il peut avoir pour le mathématicien et pour le
musicien. Ici, décliné au pluriel, le mot «démonstration» se veut beaucoup plus
proche de l’emploi que les mathématiciens et les physiciens sont amenés à en faire.
De fait, la nature des preuves apportées change d’un manuscrit à l’autre : dans le
second, ces dernières relèvent directement de la théorie. Comme dans le premier Mémoire, Rameau donne une assise expérimentale à son exposé, mais cette fois, c’est elle
qui l’emporte complètement sur l’aspect narratif. Désormais l’exposé du compositeur a
précisément pour objet sa théorie musicale, et ne vise plus directement à donner réponse
à ces problèmes musiciens mis à l’honneur dans le premier manuscrit ; à ce titre, il repose
davantage sur l’induction expérimentale, produite à partir de deux expériences vérifiables,
visant à faire adopter la résonance du corps sonore comme un principe démontré selon
une acception physique. Pour déduire de là, par ordre, tout son système de musique, Rameau en appelle à la méthode hypothético-déductive qui donne une aura démonstrative,
d’obédience très cartésienne, à ce second Mémoire.
La référence qu’il y fait à Descartes prend ainsi un sens tout à fait différent de celui
qu’on lui trouve dans le premier Mémoire, où elle intervenait pour résoudre une question
d’un nouveau genre, adressée aux mathématiciens et susceptible d’intéresser tout autant
les musiciens. Cette fois, la dette qu’il reconnaı̂t avoir envers le philosophe est d’une
autre nature, strictement théorique : fort de cet appui renouvelé, son système entend
être approuvé comme essai de la méthode cartésienne en musique, expressément érigée
en science physico-mathématique.
Il y a là un changement de cap très important, dont les motifs, voire la paternité,
gagnent en accessibilité à l’analyse de ce second Mémoire. On y observe que c’est Rameau
qui a assuré la réécriture de cette deuxième partie, sans que l’on sache à qui, précisément,
l’on doit cette initiative. Peut-être d’Alembert a-t-il requis une attention plus soutenue
portée à la théorie, débarrassée de cet apparat narratif inattendu. C’est peut-être aussi
à Diderot, qui l’a invité à s’adresser aux mathématiciens, que Rameau doit de s’être
interrogé sur ce que signifie langage des mathématiques, et sur l’interprétation de sa
dette envers Descartes.
Exemple d’une scène de bras de fer entre Rameau et d’Alembert
Ce qui est certain, à l’analyse du second manuscrit, c’est que cette profonde modification a poussé Rameau et d’Alembert dans leurs derniers retranchements, et que leur
première rencontre a été en réalité très tendue. Rameau avait grand intérêt à ménager
29. Ibid., f. 43.
254
Nancy Diguerher
d’Alembert, soucieux qu’il était de s’entourer de « protecteurs accrédités » et d’en obtenir le précieux suffrage. D’Alembert, pour sa part, était pour ainsi dire tenu de souscrire
à un système qui avait déjà été approuvé par l’Académie des Sciences en 1737, au titre
de l’exposition donnée dans la Génération harmonique. Il avait, de même, tout à gagner
à prêter au musicien les lumières nécessaires pour parfaire ce système, et à joindre ainsi
son suffrage à celui de ses pairs académiciens, tout en satisfaisant aux attentes de son
nouveau collègue encyclopédiste.
Or ce deuxième manuscrit porte trace de quelque beaux bras de fer entrer Rameau
et d’Alembert, qui ont eu bien du mal, l’un comme l’autre, à rendre compatibles ces
intérêts-là avec l’essor des points de vue mathématicien et musicien qui se jouent aussi
dans cet épisode. Un exemple assez édifiant nous en est offert dans une scène de confrontation qui s’est tenue autour de l’origine musicale que Rameau s’est avisé d’attribuer aux
proportions et aux progressions mathématiques.
Au bas du feuillet 26, on peut lire derrière les ratures le texte de deux paragraphes.
Le premier expose sur un ton très didactique ce qui détermine les genres majeur et
mineur des modes. Rameau lui avait fait succéder cet autre paragraphe où il donnait
d’une écriture plus serrée le commentaire suivant :
D’un autre côté, avec l’harmonie naissent les proportions, et avec la mélodie les
progressions, de sorte que ces premiers principes mathématiques, qu’on ne devait
encore qu’à des idées abstraites, trouvent eux-mêmes ici leur principe physique dans
la résonance du corps sonore 30 .
Vraisemblablement, Rameau est l’auteur de ce texte et de ces ratures. S’il n’avait
ajouté à la suite de celui-ci un feuillet supplémentaire, tout porterait à croire qu’il se fût
ravisé en chemin. Il n’en est rien, comme nous l’apprend ce feuillet non numéroté destiné
à remplacer le précédent, où Rameau commence par remanier ce deuxième paragraphe.
C’est là qu’intervient d’Alembert, qui semble buter avec lui sur ce passage : il rature
copieusement la proposition selon laquelle, avant le compositeur, les premiers principes
mathématiques n’auraient encore été dus « qu’à des idées abstraites ». Il l’aide à alléger
ce passage, mais la croix au crayon que l’on observe dans la marge, et qui la plupart du
temps signale un passage à retrancher, semble indiquer que finalement, il a posé son veto
sur l’ensemble de cette proposition.
Rameau, lui, ne s’en est pas tenu à maintenir ce passage, puisqu’à l’issue de cette
reformulation, il lui offre le long développement que voici, vigoureusement raturé par
d’Alembert :
Ainsi, cet ordre constant, qu’on n’avait reconnu tel qu’en conséquence d’une infinité
d’opérations et de combinaisons, précède ici toute combinaison et toute opérations
humaines, et se présente dès la première résonance du corps sonore tel que la nature
l’exige ; ainsi, ce qui n’était qu’indication devient principe et l’organe, sans le secours
de l’esprit, éprouve ici ce que l’esprit avait découvert sans l’entremise de l’organe ;
et ce doit être, à mon avis, une découverte agréable aux savants, qui se conduisent
par des lumières métaphysiques, qu’un phénomène où la nature justifie et fonde
pleinement la justesse des principes abstraits 31 .
30. Ibid., f. 26.
31. Notons f. 26-bis ce feuillet non numéroté.
255
mamuphi au cœur des Lumières ?
D’Alembert a certainement tout fait pour convaincre Rameau de ne pas se prononcer
sur ce point d’origine vraiment litigieux ; mais, plutôt que de renoncer tout bonnement
aux deux paragraphes qu’il voulait y consacrer, Rameau prend le parti, sur un nouveau
feuillet non numéroté, de les résumer de la manière suivante :
Je passe ici sous silence les proportions et les progressions qui en dérivent, quoique
la résonance du corps sonore soit le seul principe physique qu’on en ait encore
découvert 32 .
C’est évidemment là une façon un peu ostentatoire d’indiquer ce qu’il se voit contraint
à taire... Visiblement, Rameau atteint ici les limites des concessions qu’il est prêt à
faire pour satisfaire aux exigences de d’Alembert : pourtant, celui-ci ne s’en accommode
toujours pas, qui là encore pose son veto à coup de ratures.
Sur ce point, Rameau et d’Alembert ne sont donc pas parvenus à s’accorder : or c’est
le second feuillet copieusement étoffé qui, faisant fi des ratures et corrections apportées
par le mathématicien, sera presque mot pour mot reporté dans la Démonstration du
principe de l’harmonie.
Une telle issue ne nous laisse plus aucun doute sur l’identité de celui qui a supervisé
la mise sous presse du Mémoire : il est bien clair que cette page est, des trois, celle que
d’Alembert a le moins approuvée. C’est donc peu de dire que les germes de la dispute à
venir entre Rameau et d’Alembert sont, dès 1749, bien en place dans cette confrontation
si serrée de deux points de vue qui ont, en vérité, le plus grand mal à compter l’un avec
l’autre.
Enjeux précoces de la controverse à venir
L’épisode lié à la Démonstration du principe de l’harmonie sera un véritable leitmotiv dans la dispute qui les opposera publiquement à partir de 1756, donnant toujours
lieu à deux interprétations adverses : d’Alembert soutiendra que la dérive ramiste a débuté contre son avis avec la suspecte rebaptisation « du » Mémoire de 1749 (il n’en
signale jamais qu’un), et Rameau maintiendra toujours que d’Alembert s’était dédit de
l’approbation qu’il avait donnée en 1749 de ce même Mémoire.
Une bonne partie de leur différend se noue ainsi à partir du sens que chacun va donner
au terme démonstration : il est employé au pluriel dans le corps de ce second Mémoire,
de façon plus conforme à l’application qui en est faite dans l’ordre de la théorie, alors
qu’il intervient à plusieurs reprises sous une forme verbale dans le premier Mémoire, correspondant davantage au singulier qu’il décidera de reporter jusque dans ce titre modifié
après-coup.
L’analyse des manuscrits de 1749 permet d’établir que cette rebaptisation est loin
d’être réductible au geste inattendu et isolé que d’Alembert incrimine : derrière cela, il
y a tous ces bras de fer dont le second manuscrit est le théâtre, et finalement tout ce
que Rameau maintiendra à l’impression. Cette rebaptisation est donc aussi à interpréter
comme un geste de résistance par lequel Rameau refuse de céder entièrement aux exigences de d’Alembert. C’est en outre une marque de fidélité à ce nouveau régime discursif
qui se déclare dans le premier Mémoire en compagnie de Diderot, et dont d’Alembert
avait été le second témoin, bien vite indisposé par cette soudaine émergence.
32. Notons de même f. 26-tiers ce second feuillet non numéroté.
256
Nancy Diguerher
En 1749, Rameau entend donc obtenir des Académiciens un suffrage qui n’ait pas
pour unique objet sa théorie. Il veut aussi faire approuver ce qui se tient au principe
de sa nouvelle « ambition démonstrative », à savoir un nouveau dispositif intellectuel
qui a pour fin de conjuguer approbation et protection — l’approbation ne valant pas
seulement pour la théorie, mais aussi pour les preuves musicales que Rameau lui associe
explicitement dans le premier Mémoire.
Mise en place des réserves de d’Alembert
L’intervention et la participation de Diderot ont, une fois encore, été déterminants
dans la mise en place de tels échanges entre le mathématicien et le musicien, qui ont
conjointement pris un essor significatif au moment où il a été question de déterminer en
quoi, et jusqu’où il peut être question de démonstration dans l’exposé d’un musicien.
Tout autant que Rameau, d’Alembert y a beaucoup gagné, qui a été comme forcé, à
cette occasion, de prendre position sur ce qu’il faut entendre par ce terme. Cet aspect
apparaı̂t très nettement à l’examen du rapport approbateur qu’il a fait de ce Mémoire au
nom de l’Académie royale des Sciences en décembre 1749. Un grand nombre de ratures
fait en réalité apparaı̂tre deux versions de ce document, de sorte que dans un premier jet,
daté du 6 décembre, d’Alembert ne souscrivait pas exactement aux mêmes aspects que le
10 décembre. L’écart qui sépare les deux versions indique combien les nouvelles ambitions
ramistes l’ont rendu perplexe, et combien, partant, tout ceci a stimulé son point de vue
épistémologique.
De nombreuses réserves se mettent ainsi en place à l’occasion de la révision de ce
rapport, et s’expriment d’abord dans un déplacement significatif du point d’énonciation.
Les pronoms « on » ou « nous » ont ainsi été raturés et systématiquement remplacés
par « M. Rameau » ou « l’auteur», accusant une nette prise de distance.
Ce remaniement général s’associe çà et là à plus de prudence sur ce à quoi il convient
de reconnaı̂tre une valeur démonstrative. A deux reprises en effet, avant de se raviser,
d’Alembert avait fait de Rameau le sujet du verbe « démontrer », avant de le remplacer
ici par « prouver », là par « conclure ». Il avait ainsi, l’espace d’un instant, reconnu une
valeur démonstrative à la preuve que Rameau, dans le Mémoire initial, avait prêtée à la
basse fondamentale concernant l’effet du repos dans les cadences 33 . De même, il avait
d’abord regardé comme démontrée la façon dont Rameau avait obtenu les genres diatonique enharmonique et chromatique enharmonique 34 . On trouve ainsi maints exemples
de la mise en place de réserves d’ordre épistémologique.
De façon générale, le mathématicien modère le degré de scientificité que son enthousiasme premier pour le mémoire de Rameau l’avait conduit à accorder à la musique. Il est
très remarquable de constater que d’Alembert en personne avait écrit, lors d’un premier
jet, que Rameau avait érigé la musique au rang d’une « véritable science », accordant par
ailleurs beaucoup d’importance à l’usage des mathématiques en musique, conformément
au vœu que Rameau avait émis dans le second Mémoire. Une telle déclaration est aussi
proche des ambitions ramistes qu’elle jure avec ce à quoi d’Alembert se défend d’avoir
jamais adhéré en 1762.
33. D’Alembert, Rapport manuscrit, Archives de l’Académie des sciences, 6/10 décembre 1749, f. 13.
34. Ibid., f. 19.
257
mamuphi au cœur des Lumières ?
Ces révisions se conjuguent par ailleurs à des réserves d’une toute autre portée, qui
apparaı̂t à la reconstitution du texte d’origine des deux extraits qui suivent :
L’accord formé de la douzième et de la dix-septième majeure unies avec le son
fondamental est par cette même raison extrêmement agréable [remplace : le plus
agréable de tous], surtout lorsque le compositeur peut proportionner ensemble les
voix et les instruments, d’une manière propre à donner à cet accord tout son effet,
ce qui n’arrive pas toujours. M. Rameau l’a exécuté avec succès [remplace : avec le
plus grand succès] dans un choeur très connu de l’acte de Pygmalion [très raturé :
qui a réuni tous les suffrages] 35 .
M. Rameau cite dans son Mémoire des exemples de ces différents genres, tirés de
quelques morceaux très connus de ses opéras. [la suite est très raturée : Ceux de ces
morceaux qui ont été exécutés ont obtenu un succès qui doit faire désirer l’exécution
des autres] 36 .
En somme, d’Alembert accordait à Rameau en date du 6 décembre sa protection la
plus entière et une approbation qui allait jusqu’à ratifier l’ambition démonstrative du
compositeur, et tous les enjeux musiciens associés. Tout ceci se réduit, dans la version du
10 décembre, à un suffrage d’ordre bien plutôt théorique : si bien que la reconstitution
de la première version du rapport est très intéressante pour montrer l’incidence que sa
rencontre avec l’intellectualité musicale naissante de Rameau a eue sur la pensée épistémologique de d’Alembert, qui a pris un essor décisif à ce moment-là, en s’associant à des
réserves d’ordre musical. Or ce rapport a été rédigé au lendemain de la première représentation, très controversée, de Zoroastre, donnée le 5 décembre 1749. Cette circonstance
invite à considérer cet opéra comme l’un de ceux auquel d’Alembert, en moins de quatre
jours, s’est retenu d’applaudir.
Le face à face MaMu qui s’installe dans ce contexte présente un certain nombre
de similitudes avec son double muphi : dans les deux cas, au même moment, Diderot
est à l’origine d’une confrontation qui profite à l’émergence de pensées nouvelles. En
l’occurrence, dès 1749, ces postures adverses sont déjà en pleine efflorescence, tant du
côté de l’intellectualité musicale que de l’épistémologie, et ne se déploient pas l’une face à
l’autre sans compter avec cette troisième figure qui les a mises en présence, sinon révélées.
C’est donc à la configuration d’une seconde triade qu’ouvre ce nouvel épisode, où Rameau
et d’Alembert entrent en scène avec Diderot.
Quel espace de
XVIIIe siècle ?
projection
pour
mamuphi
au
Au regard des deux triades ainsi exhumées, la question d’une configuration mamuphi
reste cependant en suspens : en quoi tout ce qui, en 1749, intéresse à la fois le philosophe, le
mathématicien et le musicien, pour le plus grand profit de l’esthétique, de l’épistémologie
et de l’intellectualité musicale, met-il aussi directement en lien le mathématicien et le
philosophe ? S’il y a lieu d’identifier en 1749 un moment mamuphi en puissance, peut-on
définir un seul et même espace où ces trois figures soient effectivement en présence et en
mutuelle efflorescence ?
35. Ibid., f. 3.
36. Ibid., f. 20.
258
Nancy Diguerher
La piste encyclopédique
En réponse à ces questions, la piste encyclopédique semble toute indiquée lorsqu’on
mesure l’active participation à l’Encyclopédie des trois grandes figures non-musicienne
en circulation dans ces triades. Cette grande œuvre est en outre le lieu du déploiement,
contre Rameau, des postures respectivement esthétique et épistémologique qui se mettent
en place dès 1749 pour Rousseau et d’Alembert, et qui vont prendre un essor décisif au
gré des articles sur la musique qu’ils signeront et, parfois, co-signeront contre Rameau.
En outre, cette première piste se fraye incidemment s’il est permis de regarder les
mémoires de 1749, dont il vient d’être question, comme une sorte de brouillon, ou de
répétition générale de ce qui va se jouer dans l’Encyclopédie. De nombreux rapprochements se laissent en effet établir entre ces deux entreprises, qui se partagent notamment
les mêmes éditeurs (Durand et Pissot) et le même dédicataire (le marquis d’Argenson).
Les Mémoires de 1749 sont la première entreprise ayant requis la participation commune
de Diderot et d’Alembert, qui venaient juste de s’associer à la tête de l’Encyclopédie,
dont le premier volume était également à cette époque en pleine préparation. Autour de
Rameau, les Editeurs ont ainsi saisi une première occasion de mettre leurs talents respectifs au service d’un même projet. Diderot, enfin, joue sensiblement le même rôle dans
les deux cas, où il intervient à la fois comme rédacteur et comme instigateur. Il prête sa
plume, il conseille et supervise ; surtout, il est à l’initiative des rencontres qui feront le
principal intérêt, sur le plan intellectuel, de ces deux ouvrages apparemment si éloignés.
Ainsi tout ce qui s’est joué autour de Rameau en 1749 se voit projeté, peu de temps
après, dans l’Encyclopédie. Tout, ou presque... C’est ce « presque » que Rameau luimême va pointer en mai 1752, dans la lettre qu’il adresse à d’Alembert dans le Mercure
de France 37 . Derrière l’hommage qu’il rend à l’auteur des Eléments de musique, où il
veut entendre l’écho du suffrage rendu en 1749, pointe une réelle inquiétude sur le sens
à donner à la contribution du géomètre, qu’il oppose allusivement à celle que Rousseau
vient de produire dans l’Encyclopédie. Rameau a très bien perçu que des échanges maphi,
tels qu’ils s’organisent à son sujet dans l’Encyclopédie, tendent à l’exclure ainsi que
sa musique. De fait, l’interprétation que Rousseau donne des Eléments de musique 38
entérine la mise à l’écart, épistémologiquement légitimée, dont tout aussi discrètement et
efficacement, le musicien avait déjà été frappé par ses soins, au nom de motifs esthétiques,
dans l’Encyclopédie.
A tous ces titres, on ne saurait voir dans cette grande oeuvre un lieu d’échange mamuphi, mais tout au plus un espace de solidarité maphi. Les postures scientifiques et
philosophiques de d’Alembert et de Rousseau s’y mettent à l’épreuve et s’y soutiennent,
bien qu’elles ne trouvent à se déployer tout-à-fait qu’à distance de leurs intérêts encyclopédiques communs, et en dehors de cette grande œuvre : c’est ainsi que d’Alembert
trouve un espace à sa mesure dans les deux versions des Eléments de musique, et que
Rousseau s’exprime très à son aise dans la Lettre sur la musique française et dans l’Essai
sur l’Origine des langues.
L’Encyclopédie échoue à accueillir quelque véritable moment mamuphi, à hauteur de
ce qui distingue les Lumières. La parole n’y est pas accordée à Rameau, mis à l’écart
37. Voir « Lettre de M. Rameau à l’Auteur du Mercure », Mercure de France, mai 1752, p. 75-77.
38. Voir Rousseau, Lettre à M. Grimm au sujet des remarques ajoutées à sa Lettre sur Omphale, Paris,
avril 1752, publiée anonymement ; in La Querelle des Bouffons, texte des pamphlets avec introduction,
commentaires et index par Denise Launay, Genève, Minkoff, 1973, t. 1, p. 89-117.
259
mamuphi au cœur des Lumières ?
au titre de sa musique et de sa théorie, dont Rousseau assure le procès — procès que
d’Alembert, quant à lui, étendra au motif de son intellectualité musicale. Autrement dit,
la seule forme où se laisse identifier quelque ébauche de configuration mamuphi dans
l’Encyclopédie est de nature procédurale : de ce point de vue, l’ouvrage peut tout au
plus être regardé comme ce tribunal où se jure et se joue la perte de Rameau. En outre,
si tout cela profite bien au philosophe et au mathématicien, le bénéfice s’en fera surtout
sentir ailleurs.
La piste diderotienne
La piste encyclopédique, à laquelle Diderot a tant contribué, s’avère être une impasse
pour une séquence mamuphi qui, au XVIIIe siècle, semble trouver quelque autre espace
de résonance dans la production même de l’écrivain.
La « mamuphilie » de Diderot
Véritable entremetteur dans les échanges entre Rameau, d’Alembert et Rousseau,
Diderot a fait se rencontrer les hommes ; plus encore, il a favorisé, par ces confrontations, l’essor de ces pensées dans les orientations respectives qu’elles se découvrent au
milieu du XVIIIe siècle. Nonobstant, lui-même n’intervient jamais plus avant dans ces
relations qui prennent immanquablement, avec Rousseau et d’Alembert, la forme d’un
procès. Initiant ces face à face, Diderot veut toujours ouvrir à d’autres horizons, pour
des échanges au moins à trois termes, et se garde de s’associer à ce type de procédure
binaire qu’affectionnent ses collègues.
En lien avec ce vœu qu’il semble avoir ainsi formé très tôt, lorsqu’il a pris les rennes
de l’Encyclopédie, il y a lieu donc d’évoquer ce que l’on pourrait décrire comme le rêve
« mamuphi » de Diderot. Il convient dès lors de s’interroger sur les motifs de ce que je
propose, en ce sens, d’appeler sa « mamuphilie » : la dilection particulière de Diderot
pour les échanges de nature émulative entre ces trois corps de métier ne relève ni de la
musique, ni des mathématiques, ni de la philosophie, mais d’un quatrième registre, plutôt
connexe à la critique d’art et à la littérature.
C’est dans ces registres en effet que Diderot s’avise d’exprimer, toujours en dehors des
procès qui lui sont faits à Rameau, une faveur qui va discrètement mais très nettement
à Rameau. Un premier indice nous en est offert dans le premier texte où, sous la plume
de l’écrivain, il est question de Rameau. Il s’agit des Bijoux indiscrets, où Diderot rend,
sur un mode ironique, le véritable hommage que voici au compositeur :
Avant Utrémifasolasiututut, personne n’avait distingué les nuances délicates qui séparent le tendre du voluptueux, le voluptueux du passionné, le passionné du lascif :
quelques partisans de ce dernier prétendent même que si le dialogue d’Utmisol est
supérieur au sien, c’est moins à l’inégalité de leurs talents qu’il faut s’en prendre
qu’à la différence des poètes qu’ils ont employés... “Lisez, lisez, s’écrient-ils, la scène
de Dardanus, et vous serez convaincu que si l’on donne de bonnes paroles à Utrémifasolasiututut, les scènes charmantes d’Utmisol renaı̂tront.” 39
39. Diderot, Les Bijoux indiscrets, éd. présentée, établie et annotée par Jacques Rustin, Paris, Gallimard, 1981, p. 77.
260
Nancy Diguerher
Notons d’abord que, dans ce contexte historique et romanesque, le renvoi à Dardanus
indique à lui seul un élan partisan. En effet, cette grande tragédie lyrique, créée en
1739, ne comptait pas à cette époque parmi les plus grands succès de Rameau, malgré
une reprise en 1744 quelque peu éclipsée par les œuvres de commande des années 17451747. Evoquant ce qu’il appelle très allusivement « la scène de Dardanus », Diderot fait
probablement référence au monologue carcéral qui ouvre le quatrième acte : parler à ce
sujet de «scènes charmantes», par allusion à Lully, n’est pas dénué d’ironie. Surtout, cette
apologie de Dardanus tient aux ressources proprement musicales que Diderot, faisant
mine d’en saluer le texte, reconnaı̂t à l’œuvre. C’est d’ailleurs précisément ce dont il va
être expressément question, un an plus tard, dans le Mémoire conservé à l’Opéra, où
Diderot prête sa plume à Rameau pour se réjouir de l’usage du diatonique enharmonique
qu’il a réussi à introduire, pour la toute première fois dans l’opéra français, dans ce
monologue de Dardanus.
Parcimonieusement, mais très sûrement, Diderot se risque à de brèves allusions qui
en disent long sur l’état de sa position face à l’œuvre de Rameau. C’est encore le cas dans
l’une des additions à la Lettre sur les sourds et muets, où il saisit en 1751 l’occasion de
rendre à Zoroastre, accueilli dans la tourmente jusqu’à l’Académie royale des Sciences,
un bel hommage auquel Rameau ne restera pas, quelques dix ans plus tard, insensible.
Ainsi s’établissent entre eux des échanges qui, pour être discrets, n’en sont pas moins
édifiants à compter de la collaboration qui les a réunis en 1749, favorisant rien moins
que l’intellectualité musicale de Rameau, et frayant également une voie nouvelle où perce
Diderot.
Mamuphi -li dans le Neveu de Rameau
Ces éléments m’invitent à proposer une acception supplémentaire à la « mamuphilie »
qui s’observe chez Diderot, « Mamuphili » pouvant aussi être entendu comme l’ajout un
quatrième terme, d’ordre littéraire, à cette configuration mamuphi pour laquelle Diderot
a tant fait au XVIIIe siècle, et qui résonne aussi dans ce quatrième espace.
C’est ce que fait apparaı̂tre de façon extrêmement frappante le Neveu de Rameau,
où Diderot offre au compositeur la place que le musicien n’a pas pu occuper dans
l’Encyclopédie, mais qui lui ne revient pas moins au siècle des Lumières, sinon au titre
de sa musique, du moins au titre de son intellectualité musicale. Cette œuvre, en effet,
gagne peut-être encore à être lue comme une satire de l’Eloge funèbre de Chabanon en
particulier, mais aussi de tous les éloges et de toutes les critiques dont Rameau a fait
l’objet, singulièrement à sa mort 40 . Diderot a parfaitement vu les vices de ce type de
discours, qui compromet dans tous les cas gravement l’accès posthume de Rameau à
l’espace intellectuel voire artistique des Lumières.
Dans le registre littéraire exploré par le Neveu de Rameau, l’écrivain met en scène
une figure musicienne extrêmement singulière, à hauteur des problèmes que Rameau a
concentrés pour le plus grand embarras de ses contemporains, et dont tous ont tiré, du
moins intellectuellement, un extrême bénéfice. De mille manières, cette œuvre offre un
espace où le nom Rameau trouve à se déployer, tout pareil à celui que Diderot avait
40. Je renvoie ici au « Postlude » que j’ai annexé à ma thèse de doctorat intitulée Rameau, du Cas à la
Singularité : germination, éclosion, ramification d’une intellectualité musicale au temps des Lumières,
sous la direction de Michael Werner, EHESS, 2011, p. 669-706.
261
mamuphi au cœur des Lumières ?
cultivé sans complaisance à tous les stades de sa mamuphilie.
Il est ainsi des passages du Neveu de Rameau qui entrent en vive résonance avec
les épisodes que Rameau a effectivement traversés. Relisons seulement celui où le neveu
raconte et commente la fâcheuse aventure qui lui a coûté le gı̂te et le couvert, le privant
d’une précieuse protection :
Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour cela ! La sottise d’avoir eu un peu de
goût, un peu d’esprit, un peu de raison ! Rameau, mon ami, cela vous apprendra à
rester ce que Dieu vous fit et ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l’on vous
a pris par les épaules ; on vous a conduit à la porte ; on vous a dit, “faquin, tirez ; ne
reparaissez plus. Cela veut avoir du sens, de la raison, je crois ! Tirez. Nous avons
de ces qualités-là, de reste.” Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts ; c’est
votre langue maudite qu’il fallait mordre auparavant. [...] 41
Les motifs de sa disgrâce ne sont pas sans faire écho à ceux qui ont compromis la
faveur dont jouissait l’oncle Rameau jusqu’en 1749 : lu de cette façon, l’ironie de ce
passage va surtout à d’Alembert et à Rousseau, qui ont si vertement, dès cette époque,
disputé à Rameau la légitimité de raisonner en musique.
Le Neveu de Rameau est pour ainsi dire le seul lieu où se trouve accueillie, sans souffrir du moindre démantèlement, cette figure musicien nouvelle, celle qui est précisément
requise dans la configuration mamuphi en puissance en 1749 — configuration qui, avec
Diderot, se donne sous une forme élargie répondant mieux au nom de mamuphili.
Conclusion
C’est donc peu de dire que l’échange mamuphi qui, au XVIIIe siècle, s’est tenu en
France autour de Rameau a pris une forme aussi singulière que conséquente à maints
égards. Une incidence essentielle en émerge pour chacun des Encyclopédistes qui ont eu
en 1749 rapport à Rameau, c’est-à-dire non seulement à sa personne, mais à sa théorie, à
sa musique et surtout à son intellectualité musicale. Si une certaine solidarité encyclopédique s’est mise en place, contre lui, entre Rousseau et d’Alembert principalement, elle
ne s’est pas exprimée au profit de l’indistinction de leurs points de vue respectifs : bien
au contraire, ces confrontations ont offert davantage d’essor et d’ampleur à des orientations intellectuelles nouvelles qui commencent à s’éprouver dans l’Encyclopédie, mais
qui vont se déployer tout-à-fait en dehors. Diderot, lui aussi, a trouvé un grand intérêt
non seulement à collaborer avec Rameau, mais à le présenter à ses collègues. Là encore,
son propos dépasse de loin la sphère encyclopédique, et c’est dans le registre critique
et littéraire qu’il fera le plus grand profit, et rendra le plus beau compte de tous ces
échanges.
Il est ainsi remarquable que ces face à face successifs avec Rousseau et d’Alembert
ne mettent jamais seulement deux, mais trois voix en présence : ils prennent la forme
de triades qui, comptant toujours avec (ou plutôt contre) Rameau, font également à
chaque fois intervenir Diderot, projetant des pensées qui, toutes, ont leur place dans les
Lumières. Toutes, car ces confrontations, si essentielles pour l’épistémologie, l’esthétique
41. Diderot, Le neveu de Rameau, Introduction, notes, chronologie, dossier, bibliographie par JeanClaude Bonnet, Paris, GF Flammarion, 1983, p.58.
262
Nancy Diguerher
et la critique, ne le sont pas moins pour l’intellectualité musicale. La façon extrêmement
riche dont le compositeur réagit à son tour à ces situations fait de lui une figure incontournable des Lumières, sans doute bien trop discutée pour être discutable — du moins
sur ce point.
Je m’exprimerais donc par l’affirmative sur l’existence d’un accrochage mamuphi en
France au cœur des Lumières. Le moment 1749 peut être regardé comme moment mamuphi en puissance : s’il ne se réalise pas dans l’Encyclopédie, il trouve un espace de
résonance dans un registre supplémentaire, de l’ordre du littéraire, où la « mamuphilie »
de Diderot continue de faire son œuvre dans le sens d’une ouverture à un quatrième
terme. mamuphi, pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, se rejoue sur un théâtre qui
se dirait plutôt mamuphili, mamuphi faisant en quelque sorte, avec Diderot, le lit de la
littérature...
263
COMPTES RENDUS
Xavier Hascher
Gérard Assayag, Guerino Mazzola, François Nicolas :
Penser la musique avec les mathématiques ?,
Ircam/Delatour France, 2006
Xavier Hascher
Université de Strasbourg
Le titre de l’ouvrage pose une question à la fois ancienne et actuelle, qui pourrait de ce
fait renvoyer à des réponses historiques, comme on en trouve par exemple dans le Music
and Mathematics : From Pythagoras to Fractals, de Fauvel, Flood et Wilson (Oxford
University Press, Oxford, 2003) et d’autres publications traitant de ce sujet. Mais si la
question est actuelle, c’est que le rapprochement à la fois convenu et peut-être souvent
décevant des mathématiques et de la musique bénéficie depuis les dernières décennies d’un
notable regain d’intérêt et interroge aussi bien les mathématiciens que les musiciens,
même si le lien entre les deux domaines reste asymétrique, « non commutatif ». En
effet, la circulation s’établit avant tout dans le sens d’une application des mathématiques
à la musique et non l’inverse. Cette application est-elle néanmoins légitime, et si un
tel rapport existe, comment s’articule-t-il ? La question posée par le titre est à la fois
d’ordre épistémologique, logique, et finalement pratique : comment, à quoi, dans quel but
cette application se fait-elle ? Une des originalités de l’ouvrage réside sans doute dans
la prise en compte du premier aspect, en contraste avec l’approche plus pragmatique
de la musicologie américaine, plus intéressée par l’utilisation directe de formalisations
mathématiques en vue de l’analyse et de la théorisation musicales. Un bon représentant
de cette tendance est ainsi le récent livre de Douthett, Hyde et Smith, Music Theory and
Mathematics (University of Rochester Press, Rochester, 2008).
Dans l’expression « penser les musiques avec les mathématiques », il y a le verbe
« penser », et celui-ci renvoie à un terme absent du titre, dont le rôle serait d’articuler
le rapport entre mathématiques et musique. Ce terme sous-entendu serait la philosophie,
qui permettrait le développement d’une telle pensée (d’où sa présence dans l’intitulé du
séminaire dont l’ouvrage reprend les actes). Ceci est la thèse énoncée par François Nicolas
dans le premier chapitre, « Musique, mathématiques et philosophie : que vient faire ici la
philosophie ? », reposant sur la définition de la philosophie comme « pensée du temps ».
La notion de temps et ses déclinaisons xénakistes en « en-temps » et « hors-temps »
est discutée de façon récurrente dans l’ouvrage, et notamment dans le très intéressant
chapitre de Gérard Assayag, « De la calculabilité à l’implémentation musicale », qui, défendant la possibilité d’un envisagement de la musique comme langage formel, introduit
l’idée fructueuse d’un « temps logique » intermédiaire entre les deux premières catégories, et où l’ordre séquentiel des événements se trouverait déjà établi. C’est une logique
différente, celle des catégories, qui est présentée dans la chapitre suivant, de Guerino Mazzola, sur « Penser la musique dans la logique fonctorielle des topoi ». On peut cependant
s’interroger sur l’ambition de l’auteur à dépasser les théories selon lui insuffisantes de
la tradition musicologique pour laisser place à une conceptualisation mathématique dégagée du fardeau de l’historicité. De fait, les exemples donnés, qu’il s’agisse de l’article
de Muzzini paru dans le Journal of Music Theory — article inspiré par les conceptions
de Mazzola lui-même — ou de celui du logiciel RUBATO s’appuient de façon non critique d’une part sur la définition de Schoenberg de la modulation, d’autre part sur la
267
Comptes rendus
classification riemannienne des accords. Or il s’agit là de théories marquées aussi bien
historiquement que culturellement, et le fait de les généraliser, même de façon virtuose,
ne consolide en rien leur caractère relatif et discutable.
Dans « Anatol Vieru : formalisation algébrique et enjeux esthétiques », Costin Cazaban, Moreno Andreatta, Carlos Agon et Dan Tudor Vuza explicitent certaines structures
modales du compositeur roumain à travers la notion de suite réductible, tandis que Tom
Johnson, dans « Objets (mathématiques) trouvés », montre comment la musique peut
rendre sensibles des readymade mathématiques en les donnant à entendre, ressuscitant
ainsi le rôle ancien de la musique comme science des proportions, qu’elles permettait
à l’oreille d’apprécier avec une acuité supérieure à celle de l’œil. René Guitard, dans
« Que peut-on écrire et calculer de ce qui s’entend ? », tente une modélisation de l’interprétation et sa réception par l’auditeur autour de la question de l’émergence du sens
tandis qu’Olivier Lartillot, dans « Analyse musicale, induction et analogie » revient à des
préoccupations épistémologiques dans la perspective d’une automatisation de l’analyse
musicale. Le chapitre immédiatement précédent, de Georges Bloch, intitulé « Lettre à
Philippe Lacoue-Labarthe » offre une sorte de parenthèse de nature esthétique, esquissant une « histoire de la composition » qui revient aux préoccupations déjà évoquées
quant au « hors-temps » et à l’ « en-temps ». Ces notions seront à nouveau discutées
par Stéphan Schaub dans le dernier chapitre, portant sur « L’hypothèse mathématique :
musique symbolique et composition musicale dans Herma de Iannis Xenakis », où l’auteur aborde l’application compositionnelle des mathématiques chez Xenakis. Il succède
au chapitre de Thomas Noll et Andreas Nestke sur « L’aperception des hauteurs » consacré à la manière de penser certains problèmes musicaux spécifiques comme l’enharmonie
à partir du réseau d’Euler.
Contrairement à la pratique maintenant en vigueur qui consiste à les déguiser sous
forme d’ouvrage collectif, ce volume ne cache pas sa nature d’ « actes » de séminaire
en restituant après les différentes interventions les débats qui s’en sont suivis. Un ultime
chapitre, « Bilan du séminaire », rédigé par Guerino Mazzola et François Nicolas, s’ajoute
à l’ensemble pour en proposer une synthèse, suivie elle-même d’une discussion collective.
C’est un des points d’intérêt de cet ouvrage qui, s’il n’est pas tout à fait unifié, constitue
néanmoins un jalon significatif dans la série des publications à présent régulières portant
sur le rapport mathématiques-musique. Si certains chapitres sont d’une lecture plus ardue
que d’autres du point de vue de la complexité mathématique, les auteurs et les éditeurs
ont néanmoins tenu compte d’un public plus large sans pour autant basculer du côté de
la vulgarisation. Mais pour qui s’intéresse à comment se pense cette pensée mathématicomusicale, le présent ouvrage offrira une abondante matière à réflexion. Le lien qu’il noue
régulièrement avec l’épistémologie, l’esthétique, la philosophie, l’histoire de la pensée,
mais aussi avec les sciences cognitives montre la richesse du sujet abordé en même temps
qu’il peut contribuer à y intéresser tous ceux qui œuvrent dans les domaines cités dans une
perspective de discussion triangulaire, voire quadrangulaire avec les deux pôles initiaux.
268
Julien Junod
Timothy Johnson, Foundations of Diatonic Theory.
A Mathematically Based Approach to Music
Fundamentals, Key College Publishing, 2003
Julien Junod
Université de Zürich
La set theory initiée par Milton Babbitt au milieu du vingtième siècle et poursuivie
entre autres par David Lewin et Allen Forte, inaugure une nouvelle branche dans les théories scientifiques de la musique. Les questions d’acoustique et de tempérament, plus du
ressort de la physique, sont délaissées au profit d’une approche purement mathématique
de l’algèbre et de la combinatoire des notes, des accords et des échelles. La set theory
diatonique apparue dans les années quatre-vingt-dix aux États-Unis sous l’impulsion de
John Clough en dérive et s’est spécialisée dans son application à l’étude de l’échelle diatonique, ou gamme majeure. De par son importance dans la musique occidentale, cette
structure justifie un traitement particulier. C’est un des buts que se sont fixés ses théoriciens d’en décrire et d’en expliquer les aspects les plus intéressants qui la distinguent
d’une gamme arbitraire. Une démarche qui peut se résumer à une justification mathématique a posteriori de la disposition des touches blanches et noires sur un clavier de
piano.
Sur un plan plus technique, on s’attache au lien unissant un intervalle diatonique, soit
la distance mesurée entre deux degrés dans la gamme, et sa réalisation chromatique, c’est
à dire le nombre de demi-tons séparant les les deux notes dans le total chromatique environnant. Les tierces peuvent être majeures ou mineures, les quintes justes ou diminuées,
les accords mineurs, majeurs ou diminués, et ainsi de suite. La variété et le nombre de
ces occurrences n’est pas le fruit du hasard, et c’est un des mérites de cette théorie de le
montrer et de le calculer. Ironie de l’histoire, on constate ainsi qu’un grand nombre de
propriétés géométriques remarquables de cette structure essentielle de la musique tonale
peuvent être dégagées à l’aide d’outils initialement conçus pour l’étude de la musique
atonale dont l’ambition était justement d’abolir ce genre de hiérarchie.
Manuel d’introduction prévu pour servir tant comme support de cours que comme
ouvrage à étudier chez soi, son intention est de combler une lacune dans l’enseignement
de la théorie musicale en mettant à la portée du plus grand nombre des concepts et
des outils habituellement réservés à un petit nombre de spécialistes. Sa contribution
n’est pas scientifique, mais pédagogique et l’orientation générale de l’ouvrage est plus
musicale que mathématique. Le public visé est celui des étudiants en théorie musicale.
On ne trouvera donc pas une seule formule, pas une seule démonstration dans tout
le livre, mais une quantité d’exercices et de corrigés permettant de découvrir par soimême les concepts-clé de la théorie de façon intuitive, à l’aide d’exemples concrets et
familiers. Qu’on ne s’y trompe pas : le sujet est bien celui des mathématiques appliquées
à la musique, et le but est de nous y sensibiliser en développant notre aisance dans le
maniement de l’abstraction et des raisonnements mathématiques, de faire découvrir des
structures sous-jacentes, sans les entraves que pourrait constituer un formalisme peu
familier. Le prix à payer est évidemment une certaine dilution de l’information, et toute
personne maı̂trisant déjà les concepts courants de la set theory qui serait à la recherche
de définitions et de démonstrations mathématiquement rigoureuses n’y trouvera pas son
269
Compte rendu
compte. Cependant, ce n’est pas le but du livre, et conscient de ce problème, l’auteur
termine chaque chapitre par un résumé clair. Une bibliographie exhaustive référence
également les articles originaux auxquels l’auteur renvoie pour un étude plus approfondie.
Les deux premiers chapitres se basent sur deux articles de Clough et présentent les
concepts théoriques. Le premier introduit le concept de gamme bien répartie (Clough et
Douthett, 1991). Un compromis qui tente de résoudre le problème posé par la disposition
régulière de sept convives (les degrés de la gamme) autour d’une table ronde comportant
douze places (les douze notes). Le deuxième chapitre s’attelle aux questions de variété
et de multiplicité des différents intervalles. Combien y a-t-il de tierces mineurs, combien
de majeures, etc. Le nombre et la variété de chaque intervalle ou accord est en fait
déterminé, ce sont les concepts de « cardinalité égale variété » et de « structure implique
multiplicité » introduits par un deuxième article de Clough et Myerson (1985). Ces deux
concepts principaux de gamme bien répartie et de variété et multiplicité des accords sont
finalement appliqués dans le dernier chapitre au cas des accords (triades) et des accords
de septième, soit les structures les plus courantes dans le contexte diatonique.
En résumé, ce livre s’adresse principalement à des musiciens curieux des théories mathématiques de la musique. Son mérite est de rendre facilement accessible un domaine peu
couvert par les ouvrages de théorie musicale traditionnels. Les connaissances nécessaires
à sa lecture sont celles du solfège de base. En revanche, aucune connaissance n’est exigée
en mathématique, seulement de la curiosité, de l’observation et de la déduction. Il constitue un excellent point de départ pour découvrir ce domaine, et un lecteur scientifique
intéressé par la théorie musicale y trouverait sans doute aussi son bonheur.
Références
[1] Clough, J. et J. Douthett (1991), “Maximally even sets”, Journal of Music Theory 35
(1-2), p. 93-173.
[2] Clough, J. et G. Myerson (1985), “Variety and multiplicity in diatonic systems”, Journal of Music Theory 29 (2), p. 249-270.
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Emmanuel Amiot
Guerino Mazzola, La vérité du beau dans la musique,
Ircam/Delatour France, 2007
Emmanuel Amiot
CPGE, Perpignan
St Nazaire
Cet ouvrage est issu d’une série de conférences données à l’ENS en 2005. L’auteur a
fait le choix, peu courant de nos jours, de la langue française, car celle-ci représente pour
lui « la langue de la culture par excellence ». Un autre facteur facilitant la lecture est
que ces conférences étaient destinées à un public de non-spécialistes. Ce livre est donc
moins technique, et bien plus abordable, que le monumental Topos of Music (Birkhäuser,
2002 ; [ToM] en abrégé), qui contient tous les outils mathématiques développés par Guérino Mazzola dans le cadre de sa « Théorie mathématique de la musique ». Bon nombre
des idées esthétiques développées dans cet ouvrage se trouvent en filigrane dans [ToM],
mais elles y sont souvent exposées de façon lapidaire. Par conséquent, même ceux qui
connaissent les idées mazzoliennes depuis Geometrie der Töne (Birkhäuser, 1990), et ont
su comprendre et assimiler les difficiles concepts de sa théorie, tireront donc profit de la
lecture de La vérité du beau dans la musique. Ce titre fait bien entendu allusion à Von
Musikalisch Schönen de Hanslick, que Mazzola ne cite que pour s’en démarquer nettement. Même si une certaine aisance avec les mathématiques reste un atout certain pour le
lecteur, le propos de cet ouvrage est totalement différent des précédents. S’adressant à un
public de non-spécialistes, Mazzola explique et expose un véritable système esthétique,
les aspects mathématiques ne servant qu’à illustrer des idées de nature proprement philosophique. Une des plus intéressantes est sa vision de la relation entre la mathématique
et la perception de la beauté en musique, qui va bien au-delà du néo-platonisme naı̈f
commun à un grand nombre de scientifiques, tel que le dénonçait jadis Louis Althusser
dans Philosophie et philosophie spontanée des savants. Ce livre n’est donc aucunement
un ‘Topos of Music pour les Nuls’ — qui resterait à écrire. Néanmoins, au-delà de l’intérêt qu’il présente en tant qu’il expose la vision esthétique de la musique d’un des plus
profonds chercheurs en théorie de la musique de notre époque, il pourra aussi donner une
idée de la pertinence des théories si complexes de Mazzola à tous ceux qui ne peuvent
pas les aborder dans Topos of Music — c’est-à-dire à l’écrasante majorité.
Les premiers chapitres situent la problématique générale de l’ouvrage. Ils méritent
donc une lecture attentive, même si, par exemple, l’allusion à divers modèles de « bigbang » paraı̂t un peu artificielle. Les parties subséquentes de l’ouvrage dévoilent des
paradigmes plus qu’elles n’énoncent des thèses ; elles se fondent sur des exemples issus
des recherches de Mazzola, des plus anciennes aux plus actuelles.
Après ces chapitres introductifs, la première section, intitulée « Composition »,
gravite autour du concept boulézien — ou peut-être néo-boulézien — d’analyse transductive. Mazzola généralise et modélise l’idée du « geste » boulézien — choix du compositeur parmi une multitude de possibles — par la notion topologique de voisinage d’un
point dans l’espace des paramètres. On concrétise ainsi la validation d’un modèle théorique d’une œuvre, non seulement par son adéquation à l’objet analysé — c’est-à-dire
que ce dernier peut être réalisé comme une application du modèle pour un certain jeu
de paramètres — mais aussi par la réalisation de variantes, ou chimères, avec des valeurs différentes des paramètres du modèle. En l’espèce, Mazzola fait hardiment (en bon
271
Compte rendu
mathématicien catégoriste) varier la valeur de l’espace des symétries (entre celles de la
septième diminuée à celles de la triade augmentée) tout entier pour produire une Sonate
intitulée L’Essence du Bleu, qui plus qu’une simple variante ou même un geste de choix
boulézien (geste unique du créateur) est ce qu’il appelle une factualisation, réification
d’un point de l’espace des paramètres à travers le modèle vu comme un programme (ou
plutôt une flèche). Si Mazzola ne cite pas la notion de falsification chère à Popper, cette
démarche y fait néanmoins penser. Néanmoins l’idée, purement topologique et inspirée
directement de Boulez, d’un voisinage du point de l’espace des paramètres correspondant
à l’œuvre analysée, donne une portée métaphysique, ou en tout cas ontologique, à cette
généralisation rigoureuse et pour ainsi dire axiomatique d’une analyse singulière. Mazzola
n’a pas tort, en effet, de reprocher à bon nombre de théoriciens de proposer des modèles
qui ne s’appliquent qu’à une œuvre. Quelle est, en effet, la pertinence scientifique d’une
telle approche ? On touche ainsi à un problème fascinant, qui prend ici une signification
géométrique : pourquoi une œuvre musicale est-elle ce qu’elle est, et pas autre chose ?
Ce n’est pas par hasard que ce questionnement rapelle la question fondamentale de la
métaphysique telle que l’articule Heidegger, « pourquoi y a-t-il de l’étant plutôt que rien
», puisque Mazzola la cite explicitement. Le processus de factualisation permet de considérer des étants alternatifs d’un Être de l’œuvre, que serait son modèle préalablement au
geste boulézien du choix des paramètres. Ce problème de la singularité de l’œuvre dans
la multiplicité des possibles révélée par la conception mazzolienne de la modélisation, est
discuté dans le court mais fascinant chapitre 11, puis repris et développé dans la partie
intitulée « Contrepoint, le principe anthropique ».
Cette partie développe une théorie géométrique du contrepoint, qui privilégie les intervalles de quinte et quarte (7 ou 5 demi-tons) en tant qu’ils se réalisent comme des
symétries affines (x → 5x + b ou 7x + b) ajoutées au célèbre groupe diédral T/I des
symétries par transposition et inversion. Une curiosité mathématique est que ce groupe
de 48 applications affines se trouve être celui des isométries du groupe Z12 interprété
comme le produit direct Z3 × Z4 , muni d’une certaine métrique. Mais cette curiosité a en
fait un sens musical profond et connu par ailleurs : tout intervalle entre deux notes peut
être exprimé comme une somme de tierces majeures et mineures, et c’est la complexité
d’une telle décomposition qui est conservée par le groupe susdit. De plus, on en déduit
une élégante dualité entre les intervalles consonants et dissonants (au sens de Fux), via
certaines de ces applications affines ; la distinction entre consonant et dissonant constitue une dichotomie. Par une classification géométrico-topologique de ces dichotomies,
l’opération de factualisation déjà mentionnée permet, cette fois, de faire opérer ces notions de façons à « définir » les règles du contrepoint dans différentes gammes. On voit
déjà par ces exemples comment Mazzola se démarque, par son dynamicisme, d’un néoPlatonisme naı̈f : loin de dévoiler des vérités immuables et éternelles, l’analyse comme la
composition sont indissociables d’une temporalité. Mazzola avance l’image intéressante
d’un axe du progrès (ou, en tout cas, d’un axe d’évolution), que musiciens et analystes
créent et réorientent de manière dynamique par leur propre pratique. Celle-ci confirme
l’orientation de l’axe quand ils la suivent, et la perturbe quand ils s’en écartent. Cela
suggère des parallèles fructueux entre évolutions charnières de la musique, et ruptures
épistémologiques.
Ces notions dynamiques mènent naturellement au paradigme du continu, qui imprègne
toute la fin de l’ouvrage. La partie intitulée « Interprétation, la théorie infinitésimale » présente plusieurs modélisations continues et mêmes différentielles, qui s’avèrent
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Emmanuel Amiot
indispensables pour des questions de rubato ou d’interprétation. La suivante et dernière,
« Corporéité, l’intelligence de la gestuelle », traite de la théorie des Gestes que
Mazzola de développe activement dans le cadre du Topos des diagrammes, poussant encore plus loin l’exploration du non-discret par la considération des multiples chemins
continus possibles joignant deux objets. On a au passage un aperçu inattendu et même
touchant sur Mazzola en tant qu’être humain. Celui-ci relate la crise qu’il a traversée en
mai 2002, lorsqu’il découvrit un abı̂me entre sa pratique de musicien de free-jazz, et sa
modélisation, qu’il croyait alors exhaustive, de toute théorie musicale — [ToM] venait
tout juste d’être publié. Cette mesure de doute, et donc d’humanité, rendra l’auteur plus
sympathique à tous ceux qui ne l’envisageaient qu’à travers ses écrits mathématiques,
dont la nécessaire rigueur fait trop souvent oublier qu’il est aussi — et d’abord — un
musicien. Il est rassurant pour le lecteur de constater que, de l’aveu même de Mazzola,
[ToM] n’apporte pas un cadre définitif à toute contribution théorique, mais que la dynamique qui se donne à voir dans l’extrême virtuosité de ses improvisations sous-tend
aussi le développement jamais clos de la recherche musicale. Une idée fascinante, qui est
bien plus qu’une pirouette finale, marque la fin de l’ouvrage, à savoir que certaines de ces
façons de penser la musique peuvent positivement influer sur la pratique des mathématiciens. De fait, ces dernières années les occasions se sont multipliées où des idées musicales
ont permis de faire progresser la mathématique.
Cet ouvrage foisonnant est, avant tout, un excellent stimulant intellectuel pour le
lecteur. Certains le trouveront irritant, en raison d’un certain nombre de raccourcis ou
même d’oukazes (comme l’exigence de factualisation de toute théorie) ; de plus, il est
forcément incomplet en tant qu’ouvrage d’esthétique (et a fortiori de philosophie), puisqu’il ne vise qu’à présenter la face cachée, non mathématique, de la pensée de l’auteur.
Néanmoins sa portée va bien au-delà. Du fait de l’ancrage résolument scientifique de cette
pensée, il suscite de fructueuses interrogations sur le bien-fondé d’une approche scientifique de la musique, et sur le statut ontologique d’une théorie scientifique de la musique,
qu’il s’agisse de celle de Mazzola lui-même ou pas. Tout honnête homme curieux de ces
questions fondamentales pourra faire son miel de la lecture de cet ouvrage, même s’il ne
partage pas les conclusions de son auteur.
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Dépôt légal : 3e trimestre 2012
Imprimé en France
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