A LA LUMIERE DES MATHEMATIQUES ET A L’OMBRE DE LA PHILOSOPHIE Collection Musique/Sciences dirigée par Jean-Michel Bardez & Moreno Andreatta La collection Musique/Sciences contribue à la mise en perspective des rapports entre deux types de pensée qui ont entretenu des liens étroits depuis l’Antiquité : la pensée musicale et la pensée scientifique. Le quadrivium souvent cité (qui regroupait musique, astronomie, géométrie et arithmétique) nous rappelle simplement qu’à une époque imprégnée de souffle divin il n’était pas inquiétant de concevoir ces deux pensées comme jumelles. Au cours du XXe siècle, musique et science ont développé de nouvelles articulations, particulièrement en établissant des relations profondes avec les mathématiques et en ouvrant progressivement la recherche musicale à l’utilisation de l’informatique. La modélisation, dans ses aspects à la fois théoriques, analytiques et compositionnels, est, plus que jamais, au cœur d’une réflexion musicologique générale riche d’implications philosophiques qui viennent irriguer les savoirs musicaux et scientifiques. On n’amoindrit pas le plaisir de l’écoute lorsqu’elle est plus active, plus consciente de certains aspects générateurs — bien au contraire. Cette collection pluridisciplinaire proposera des ouvrages aussi bien en français et en anglais qu’en édition bilingue ou en plusieurs langues. Déjà parus • Gérard Assayag, François Nicolas, Guerino Mazzola (dir.), Penser la musique avec les mathématiques ? • André Riotte, Marcel Mesnage, Formalismes et modèles musicaux, 2 vol. • Carlos Agon, Gérard Assayag, Jean Bresson (eds), The OM Composer’s Book, vol. I • Franck Jedrzejewski, Mathematical Theory of Music • Moreno Andreatta, Jean-Michel Bardez, John Rahn (dir.), Autour de la Set Theory. Rencontre musicologique franco-américaine • Moreno Andreatta, Jean-Michel Bardez, John Rahn (eds), Around Set Theory. A French/ American Musicological Meeting • Jean Bresson, Carlos Agon, Gérard Assayag (eds), The OM Composer’s Book, vol. II • Guerino Mazzola, La vérité du beau dans la musique • Emmanuelle Rix, Marcel Formosa (dir)., Vers une sémiotique générale du temps dans les arts • Gérard Assayag, Andrew Gerzso (eds)., New Computational Paradigms for Computer Music • Rozalie Hirs, Bob Gilmore (eds), Contemporary compositional techniques and OpenMusic, The OM Book Series A LA LUMIERE DES MATHEMATIQUES ET A L’OMBRE DE LA PHILOSOPHIE Dix ans de séminaire mamuphi « Mathématiques, musique et philosophie » Ouvrage réalisé sous la direction de Moreno Andreatta, François Nicolas et Charles Alunni Collection Musique/Sciences Directeurs de la collection Jean-Michel Bardez et Moreno Andreatta Comité éditorial de la collection Carlos Agon, Ircam/CNRS/UPMC, Paris Gérard Assayag, Ircam/CNRS/UPMC, Paris Marc Chemillier, École des hautes études en sciences sociales, Paris Ian Cross, université de Cambridge Philippe Depalle, université de McGill, Montréal Xavier Hascher, université de Strasbourg Alain Poirier, Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon Miller Puckette, université de Californie, San Diego Hugues Vinet, Ircam/CNRS/UPMC, Paris Communication et éditions Claire Marquet Coordination éditoriale et mise en page Moreno Andreatta Conception couverture BelleVille Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 n’autorise, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a), d’une part, « que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, « que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration ». « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou ayant cause, est illicite » (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. ISBN 978-2-7521-0139-6 c 2012 by Editions DELATOUR FRANCE/Ircam-Centre Pompidou � www.editions-delatour.com www.ircam.fr Table des matières Préface Moreno Andreatta, François Nicolas et Charles Alunni . . . . . . . . . . . . . . vii OUVERTURE De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques (Petit bilan d’une décennie mamuphi 2001-2011) François Nicolas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 RAISONANCES MAMUPHIQUES Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine : la filiation Babbitt/Lewin Moreno Andreatta . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109. Une nouvelle approche analytique utilisant le lemme de Yoneda Guerino Mazzola et Joomi Park . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Des sons et des quanta Thierry Paul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Autour du tempérament Description d’un tempérament égal non classique Yves Hellegouarch . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Quelques remarques sur les tempéraments Franck Jedrzejewski . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 A LA LUMIERE DES MATHEMATIQUES Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique et l’art des conjectures Yves André . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? Pierre Lochak . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 vii Autour de la pensée catégorielle Modélisation qualitative catégoricienne : modèles, signes et formes René Guitart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 Du vieux et du neuf sur les allégories Jean Bénabou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur Francis Borceux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Attractions borroméennes. De la connectivité aux temporalités Stéphane Dugowson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 A L’OMBRE DE LA PHILOSOPHIE Le Lemme de Yoneda : enjeux pour une conjecture philosophique ? (variations sous forme pro-lemmatique, mais en prose) Charles Alunni . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique aux yeux de la critique philosophique Ralf Krömer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 L’intuition physico-mathématique. L’expérience de (la) pensée chez Gilles Châtelet Andrea Cavazzini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 CODA D’Alembert - Rameau - Rousseau (& Diderot) : mamuphi au cœur des Lumières ? Nancy Diguerher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 COMPTES RENDUS Gérard Assayag, Guerino Mazzola, François Nicolas, Penser la musique avec les mathématiques ?, Ircam/Delatour France, 2006 Xavier Hascher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267 Timothy Johnson, Foundations of Diatonic Theory. A Mathematically Based Approach to Music Fundamentals, Key College Publishing, 2003 Julien Junod . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269 Guerino Mazzola, La vérité du beau dans la musique, Ircam/Delatour France, 2007 Emmanuel Amiot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 viii Préface « Mamuphi » : le nom d’un lieu singulier où mathématiques, musique et philosophie viennent se frotter, s’entrechoquer, se pincer, se faire résonner comme si chacune de ces disciplines devenait ici un instrument susceptible d’être frotté, frappé, pincé ou soufflé par les deux autres. Ce lieu, suscité à l’Ircam en 1999 par des mathématiciens soucieux de « logique musicale », progressivement stabilisé et diversifié autour d’un séminaire qui se tient depuis dix ans à l’Ens (Ulm, Paris), voit collaborer musiciens et musicologues, mathématiciens et philosophes. À la lumière des mathématiques et à l’ombre de la philosophie voudrait présenter un bouquet significatif des voix qui viennent s’y exposer. Autant de réflexions foisonnantes plutôt que convergentes : chacun y parle en son nom propre de son travail le plus exigeant pour l’adresser à des gens d’une tout autre discipline. Certains usent de la métaphore pour mieux se faire comprendre, d’autres de l’analogie ou de la fiction ; certains théorisent, d’autres conjecturent ; quelques-uns laissent plutôt à leur auditoire le soin de décider ce qui de leur propos pourra ou non raisonner ailleurs. Il ne s’agit pas ici à proprement parler de synthèse, ou d’application, moins encore de mélanger les formes de pensée. Il s’agit de rapprocher pour stimuler, de confronter pour distinguer, d’éprouver au plus près l’écart irréductible qui relie en séparant mathématiques / musique / philosophie. Afin d’aider le lecteur à mieux s’orienter dans l’espace conceptuel du séminaire mamuphi, nous avons choisi de partager les contributions en trois groupes thématiques. À une première catégorie appartiennent les contributions proposant une réflexion sur la musique (dans ses aspects théoriques, analytiques ou compositionnels) dans un rapport avec l’une des deux autres disciplines. La section s’ouvre avec une étude à la fois historique et théorique sur la tradition américaine en matière d’approche transformationnelle (à partir des travaux de Milton Babbitt et David Lewin). D’un point de vue philosophique, si la tradition américaine de la Set Theory est fortement influencée, dès ses origines babbittiennes, par le positivisme logique, les approches transformationnelles dépassent les frontières qui caractérisent la philosophie analytique et touchent à d’autres orientations de pensée, plus proches de la phénoménologie husserlienne dans ses rapports (problématiques) avec la démarche structurale. On retrouve cette même tension entre démarche positivistico-logique et tradition continentale dans la démarche transformationnelle qui caractérise la théorie mathématique de la musique de Guerino Mazzola. Sa contribution au présent recueil, écrite en collaboration avec la compositrice Joomi Park, s’interroge sur la dimension créative chez Beethoven à travers une analyse de l’op. 109 basée sur l’utilisation du Lemme de Yoneda. Loin du formalisme catégoriel, et motivé par des considérations de physique théorique, Thierry Paul aborde la question du rapport entre mathématique et musique à partir des problèmes soulevés par la mécanique quantique. L’originalité du sujet, rarement abordé dans l’études des relations entre mathématique et musique, tient au fait que la musique y est prise comme point de départ illustrant certaines propriétés théoriques qui mettent en jeu le formalisme mathématique de la mécanique quantique. ix Préface On retrouve également cette perspective dans l’une des théories qui constitue un point d’entrée traditionnel des rapports entre mathématique et musique, dans une tradition qui remonte à Pythagore mais qui arrive jusqu’à nos jours. Il s’agit de la théorie du tempérament, une approche qui a rarement fait l’objet de discussion dans le séminaire mamuphi mais qui mérite une place à part comme en témoignent les deux contributions qui clôturent ce premier groupement thématique. À la proposition de Yves Hellegouarch sur la nécessité d’envisager un nouveau tempérament pour rendre compte de certaines relations tonales, en particulier dans des pièces de Ravel, fait contrepoint la note critique de Franck Jedrzejewski, dans une sorte de parallèle qui offre un aperçu de la richesse de ce domaine de recherche lorsque la réflexion théorique sur la musique ne tombe pas dans le piège de la numérologie néo-pytagoricienne et s’appuie sur des outils algébriques et des constructions formelles dont la portée pour la composition musicale n’a peut-être pas encore été suffisamment explorée. Un deuxième groupe de contributions se situent à la lumière de mathématiques dont les enjeux dépassent largement leurs aspects techniques et touchent à des questions d’intellectualité contemporaine. Bien que leur rapport avec la musique reste dans la plupart des cas conjectural, ces contributions dessinent un espace conceptuel qui pourrait nourrir la réflexion théorique en musique dans les années à venir. Cette section s’ouvre avec une contribution de Yves André, précisément sur la dimension conjecturale propre au travail mathématique. C’est un texte qui a été abondamment commenté tout au long de ces années du séminaire mamuphi, en relation également avec les sujets de mathématique contemporaine présentés et discutés par l’auteur dans son « Ecole de mathématique pour musiciens et autres non-mathématiciens 1 ». Dans une démarche similaire d’intellectualité mathématique s’inscrit la contribution de Pierre Lochak qui, à partir de la question de la place des mathématiques dans l’histoire des idées, pose explicitement la question du rapport — ou plutôt du non rapport — entre la philosophie analytique et la pensée mathématique contemporaine. Plusieurs contributions, rassemblées dans une section thématique à part, se situent résolument à la lumière de la démarche catégorielle, offrant ainsi un subtil contrepoint aux contributions théoriques en musique qui s’appuient précisément, comme nous l’avons précédemment souligné, sur le formalisme catégoriel. La section s’ouvre avec une contribution de René Guitart discutant les aspects qualitatifs de la modélisation catégorielle. Si la modélisation renvoie naturellement au concept de modèle et aux deux notions traditionnellement conflictuelles de « modèle scientifique » et de « modèle de théorie (mathématique) », l’auteur montre qu’à travers la notion de « fléchage » on arrive à établir des liens conceptuels entre ces deux univers, et ceci à la lumière de la théorie des catégories et à l’ombre de la philosophie peircéenne. D’autres outils catégoriels sont mobilisés par les deux contributions suivantes dont la technicité pourrait probablement décourager le lecteur non-mathématicien. Nous l’invitons néanmoins à faire l’effort de saisir les idées qui dépassent les résultats techniques, aussi bien dans le cas de la théorie des allégories, qui fait l’objet de la contribution de Jean 1. Le manuscrit de l’école se termine avec un épilogue consacré à l’orientation dans la pensée mathématique, version abrégée du texte publié dans le présent recueil. Pour plus d’informations, voir à l’adresse : http://repmus.ircam.fr/mamux/ecole-mathematique/yves-andre x Moreno Andreatta, Francois Nicolas et Charles Alunni Bénabou, que dans la théorie des jets, point de départ de l’article de Francis Borceaux pour introduire au public « mamuphique » la théorie des infiniment petits de Lawvere et Kock. Cette section se termine par une contribution de Stéphane Dugowson consacrée à l’actualité de la notion de connexité dans une démarche à nouveau issue de la théorie des catégories mais confrontée, cette fois, au problème des temporalités. Une troisième et dernière section thématique du recueil rassemble les contributions visant à revisiter philosophiquement les enjeux des rapports entre mathématiques et musique. Deux apects, en particulier, constituent le point de départ de cette réflexion philosophique : le Lemme de Yoneda et la dimension diagrammatico-gestuelle. Le Lemme de Yoneda, dont on a souligné la rai sonance musicale, notamment dans la théorie mathématique de la musique de Guerino Mazzola, permet à Charles Alunni de reprendre la question posée par Yves André à l’ombre de la réflexion philosophique sur l’orientation diagrammatique dans la pensée. Ralf Krömer consacre une lecture originale des implications philosophiques du Lemme de Yoneda, et — plus généralement — de la démarche catégorielle en théorie et analyse musicales. Sa contribution critique vise à remettre en question l’utilisation même de la théorie des catégories comme fondement des mathématiques (et, à fortiori, dans la démarche de Mazzola, de la théorie mathématique de la musique). Un deuxième aspect qui a caractérisé la réflexion philosophique au cours des années du séminaire mamuphi concerne l’aspect gestuel, en particulier lorsqu’il est couplé avec la dimension diagrammatique, comme c’est le cas de la démarche de Gilles Châtelet à laquelle Andrea Cavazzini consacre une analyse approfondie. Ce corpus de contributions est enchâssé entre une ouverture et une coda. François Nicolas ouvre le volume par un examen à la fois synthétique et personnel des rapports théoriques possibles entre mathématiques et musique. Il fibre ainsi l’activité décennale de mamuphi selon trois grandes orientations, chacune attachée à la subjectivité propre (musicenne, musicologique, mathématicienne) des intervenants concernés. En coda de l’ouvrage, Nancy Diguerher interroge historiquement l’existence d’une orientation « mamuphique » à l’œuvre dans la pensée du siècle des Lumières sous forme de l’interlocution mouvementée entre d’Alembert, Rameau et Rousseau. Ce faisant, cet achèvement du volume vaut appel à examiner, dans l’histoire de l’humanité, quels autres moments mamuphi ont pu précéder celui dont ce livre témoigne. En conclusion de ce recueil nous avons sollicité quelques collègues et amis pour des notes de lecture d’ouvrages représentatifs des recherches en cours sur les rapports entre mathématique et musique dans leurs aspects à la fois théoriques, analytiques et compositionnels. Il s’agit d’un aperçu sur une bibliographie désormais très riche qui caractérise un domaine ayant connu, depuis une quinzaine d’années, un développement tout à fait remarquable. La question autour de laquelle la première édition du séminaire mamuphi avait tourné — à savoir la légitimité de « penser la musique avec les mathématiques » —, s’accompagne désormais d’une panoplie d’outils conceptuels issus des mathématiques les plus contemporaines pour jeter une lumière nouvelle sur un sujet dont les retombées philosophiques restent, en grande partie, à explorer. Moreno Andreatta, François Nicolas et Charles Alunni Paris, juin 2012 xi OUVERTURE De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques (Petit bilan d’une décennie mamuphi 2001-2011) François Nicolas Compositeur, IRCAM / ENS (USR 3308) Cirphles PRELUDE De façon spontanée, le travail mamuphi 1 s’est focalisé autour de la question suivante : comment théoriser la musique avec les mathématiques ? Théorie/critique/esthétique On peut considérer en effet qu’un « dire la musique » 2 se déploie spontanément selon trois dimensions enchevêtrées : une critique évaluatrice des œuvres musicales, une théorie du monde de la musique, une esthétique des rapports de la musique à son époque. Or, le discours critique se rapporte spontanément aux autres arts et à la littérature (l’invention de la critique musicale peut d’ailleurs être attribuée à Diderot), le discours théorique aux sciences (c’est en priorité avec les sciences que le musicien discute ce que « théoriser » 1. On désigne sous ce nom générique l’ensemble des activités mathématiques-musique-philosophie qui ont pris tournure à partir du Forum Diderot 1999 de la Société européenne de mathématique. Elles se prolongent aujourd’hui sous forme d’un séminaire organisé à l’Ens en partenariat avec l’Ircam. On trouvera trace précise de son point de départ dans deux ouvrages : • Mathematics and Music. A Diderot mathematical Forum (Springer) • Penser la musique avec les mathématiques ? Actes du séminaire mamuphi (Ircam-Delatour) On trouvera en annexe une petite chronologie mamuphi et un relevé de ses sept dernières années d’activité. 2. Dire la musique, c’est mettre des mots sur la musique, c’est réfléchir la pensée musicale dans un medium qui lui est étranger : celui du langage. Dire la musique, c’est donc très précisément dire un indicible. C’est ainsi réfuter pratiquement la fameuse conclusion du Tractatus de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », et enfreindre son principe de « Ne rien dire que ce qui se laisse dire » (6.53). Plus généralement, toute intellectualité (musicale, mathématique, politique, architecturale, amoureuse, etc.), qui se déploie nécessairement contre le discours universitaire, se mesure à cette exigence minimale : ce qui mérite d’être dit est l’impossible à dire, nullement ce qui se laisse dire et se dit abondamment tous les jours (tout comme, pour Héraclite — fragment 66 —, ce qu’il faut espérer, c’est l’inespérable, ou comme pour Lacan, l’important subjective-ment est d’« élever l’impuissance à l’impossible »). 3 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques veut dire) et le discours esthétique à la philosophie (c’est d’elle que le musicien s’instruit d’un Zeitgeist) 3 . C’est donc à bon titre que le rapport aux mathématiques, constitutif de l’esprit mamuphi, a orienté le discours sur la musique vers sa dimension théorique. Remarquons que la troisième composante de mamuphi — la philosophie — y intervient en dernière position. Elle n’est donc pas immédiatement constitutive de son travail mais y joue un rôle qu’on dira subordonné aux rapports envisagés entre musique et mathématiques : la philosophie intervient dans mamuphi comme éclairant à quelles conditions de possibilité tel ou tel type de rapport entre mathématiques et musique s’avère soutenable. Au total, on posera donc que la plate-forme constituant la subjectivité mamuphi — et rendant raison d’échanges se prolongeant depuis plus de dix ans (1999-2011) par-delà d’importants différends entre ses participants — tient au projet suivant : « théoriser la musique avec les mathématiques en éclairant les conditions philosophiques de possibilité d’un tel ‘avec’ ». Trois manières Ceci posé, l’histoire de mamuphi permet de clarifier trois manières sensiblement différentes de théoriser la musique avec les mathématiques, trois manières qui vont s’avérer donner un sens sensiblement différent aux mêmes mots utilisés par tous : « la musique », « les mathématiques », « théoriser », « avec ». Pour aller ici au plus direct — dans l’esprit bourbakiste d’un « fascicule de résultats » plutôt que du compte rendu d’une genèse — je soutiendrai qu’on peut distinguer : 1. Une manière musicologique de théoriser la musique avec les mathématiques, manière qui prend la forme d’une application de théories mathématiques existantes à la musique. Cette application, affaire d’ingénieur plutôt que de mathématicien, trouve dans le positivisme logique sa philosophie spontanée et dans la music theory américaine son emblème. Cette manière de théoriser la musique a des enjeux essentiellement musicologiques : elle vise à dégager en extériorité objectivante de nouveaux savoirs sur la musique. 2. Une manière mathématicienne de théoriser la musique avec les mathématiques, manière qui se matérialise comme formalisation mathématique de théories musicologiques 4 existantes et qu’on proposera ici de nommer mathématisation. Cette mathématisation trouve dans le Journal of Mathematics & Music son emblème 5 . Elle n’a pas a priori de philosophie spontanée spécifique 6 . Cette manière de théoriser la musique a des enjeux essentiellement mathématiques : elle vise, à partir d’un examen mathématique de la musique, à dégager de nouveaux savoirs proprement 3. Pour plus de détails sur ces trois composantes de l’intellectualité musicale, voir mon cours 20042005 (Ens : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/) et mon livre Le monde-Musique (à paraı̂tre en quatre volumes à partir de l’automne 2012 aux éditions Nessy). 4. Comme on y reviendra, elle peut aussi partir de théories musiciennes (plutôt que musicologiques) mais elle tendra alors à les ressaisir en objectivant et extériorisant ses « résultats », en les détachant de leur contexte et de leur subjectivité proprement musicienne, bref en les traitant comme s’il s’agissait là de théories musicologiques. 5. Même si cette nouvelle revue traite aussi d’applications, ses véritables nouveautés et spécificités tiennent aux mathématisations qu’elle seule présente. 6. ce qui n’est pas dire que tel ou tel protagoniste de ces mathématisations n’en a pas une, explicite ou implicite. . . 4 François Nicolas mathématiques, de nouveaux « objets » ou champs théoriques mathématiques, bref, à approfondir la puissance ontologique propre des mathématiques. 3. Une manière enfin proprement musicienne de théoriser la musique avec les mathématiques, manière qui prend la forme d’une expérimentation inventant simultanément son modèle et sa formalisation. Cette expérimentation trouve sa philosophie spontanée dans une généalogie française (de Bachelard à Badiou 7 ), et son emblème dans la notion de rai sonances 8 (par commodité d’exposition, je l’illustrerai ici essentiellement de mes propres travaux 9 ). Cette manière de théoriser la musique a des enjeux proprement musicaux : elle ne vise ni des savoirs exogènes sur la musique, ni des développements mathématiques propres mais une meilleure compréhension, en intériorité subjective, de la pensée musicale, disons une meilleure connaissance musicienne, tout particulièrement une meilleure compréhension musicienne des œuvres musicales 10 . À ce titre, cette manière de procéder s’intègre à ce que j’appelle une intellectualité musicale 11 . Application musicologique, mathématisation mathématicienne, expérimentation musicienne, telles sont donc les trois manières de « théoriser la musique avec les mathématiques » mises au jour par le travail mamuphi. Un troisième moment-mamuphi Ces trois manières composent un faisceau tout à fait original — chaque manière constitue d’ailleurs une invention de la fin du XXe siècle — qui configure un nouveau moment-mamuphi — le troisième — après le moment Grec fondateur (VIe -IVe siècles av. J.-C.) et le moment Classique (XVIIe -XVIIIe : de Descartes à la confrontation EulerRameau-Rousseau). 7. en passant par Cavaillès et Lautman. 8. Raisonance désigne les résonances entre raisons hétérogènes (ici entre raisons musicale et mathématique). Ce terme s’attache à des affinités musique-mathématiques plutôt qu’à des analogies, toujours suspectes ici de se résorber en « mathémusique » (l’analogie, dangereuse entre disciplines hétérogènes, est féconde à l’intérieur d’une discipline donnée : « En mathématique, toute analogie est une aubaine : le chercheur n’a de cesse de la creuser jusqu’à sa disparition/absorption dans une théorie qui englobe les théories jumelles. » Yves André). 9. Cette troisième manière n’est pas (encore ?) constituée en courant, si tant est qu’elle doive le faire (je ne le pense pas). Peu de musiciens, il est vrai, s’intéressent de près aux mathématiques (Boulez pas plus que d’autres, contrairement à un mythe tenace). Je décèle cependant des voisinages avec les manières de théoriser pratiquées par des musiciens d’une tout autre génération que la mienne, et ce par-delà d’intéressantes différences d’orientation en matière d’intellectualité musicale. 10. Il est constitutif de cette manière de théoriser que de distinguer les œuvres musicales des simples pièces ou morceaux de musique : un musicien est toujours en charge d’évaluer musicalement ce qu’il joue, écrit, écoute, a minima de distinguer entre « bonne » et « mauvaise » musique, plus profondément de discerner les œuvres (et éventuellement chefs d’œuvre) dotés d’un projet propre, d’une stratégie ad hoc, de généalogies assumées des simples morceaux de musique qui peuvent être techniquement bien ou mal faits mais se tiennent à l’écart de tout véritable projet musical propre. 11. J’appelle « intellectualité musicale » le « dire la musique » du musicien pensif. L’intellectualité musicale est née très précisément avec Rameau — un siècle avant la musicologie —, nouant ses trois composantes (théorie-critique-esthétique) à l’occasion de la Querelle des Bouffons et des exigences militantes auxquelles elle a convoqué Rameau. . . 5 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Petite précision Il s’agit ici de distinguer trois régimes de consistance théorique. Comme on va le voir, les critères de validation de chaque manière de théoriser la musique ne seront pas les mêmes, sans qu’existe une sorte de méta-disposition théorique qui subsumerait ces trois régimes et permettrait de combiner sans hiatus leurs résultats. Ceci n’exclut cependant pas que tel ou tel auteur puisse, au fil apparemment d’une même plume, alterner les dispositions. Cette éventuelle pratique ne sera pas ici entendue comme une symbiose ou un mixage (en général, la somme ou le produit de deux consistances correspond. . . à une inconsistance) mais plutôt comme une attestation particulière de cette donnée à mon sens bien établie qu’un même individu peut être successivement partie prenante de différents processus subjectifs 12 . On se gardera donc de conclure de cette succession hétérogène à une synthèse homogénéisante. . . Cadre terminologique Fixons d’abord un cadre terminologique de référence, susceptible d’embrasser la diversité des orientations mamuphi. Je l’emprunterai à cette partie de la logique mathématique qui s’appelle « théorie des modèles » et dont on trouvera une ressaisie philosophique tout à fait éclairante pour notre propos dans le livre d’Alain Badiou récemment réédité : Le concept de modèle 13 . Un diagramme général L’idée générale est de mettre en rapport deux domaines de pensée hétérogènes et disjoints (respectivement nommés « modèle » et « théorie », correspondant ici à la musique et aux mathématiques) selon le schème suivant : Le modèle (ici la musique) est constitué d’entités « A », « B », « C » et de valeurs de vérité attachées à chacune de ces entités. Il n’a pas besoin d’être doté de relations entre ces entités, moins encore de relations orientées (de flèches) si bien que le modèle ne saurait constituer à proprement parler une catégorie, par défaut de morphismes. À chaque entité « A » du modèle, on associe, par une « formalisation », une entité « x » du second domaine appelé « théorie » (ici les mathématiques). Inversement, à chaque entité « z » de la théorie, on associe une entité « E » du modèle par une « interprétation ». À la différence du modèle, le domaine « théorie » est doté de la possibilité d’y déduire ; il connaı̂t donc des flèches (orientées) du type x→y. À ce titre il est, sous certaines conditions supplémentaires, susceptible de 12. Un dividu peut parfaitement être tantôt mathématicien, tantôt militant, tantôt musicien, tantôt amant. . . 13. Ce travail, exposé en 1968 (récemment réédité chez Fayard), préfigurait pour partie l’esprit mamuphi : il participait de ces « cours de philosophie pour scientifiques » qu’Althusser organisait en 1967 à l’Ens (voir Philosophie et philosophie spontanée des savants — Maspero, 1974) et, dans la modalité spécifique que lui donnait alors Alain Badiou, la musique y jouait déjà un rôle d’exemplification. J’aime à inscrire « l’école mathématique pour musiciens et autres non-mathématiciens » (que nous avons mise en place avec Yves André en septembre 2006) dans cette forte généalogie, où Bachelard n’est pas en reste : « L’École continue tout le long d’une vie. Une culture bloquée sur un temps scolaire est la négation même de la culture scientifique. Il n’y a de science que par une École permanente. C’est cette école que la science doit fonder. Alors les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite pour l’École et non pas l’École pour la Société » (derniers mots de La formation de l’esprit scientifique). 6 François Nicolas constituer une catégorie, voire un topos. Tout l’intérêt de ce montage expérimental tient alors à la constitution de diagrammes du type suivant : qui vont « relier » A et B via la composition I ◦ ∂ ◦ F des trois flèches F, ∂ et I. Dans notre cas, le domaine musique, pris ici comme modèle, n’est donc pas censé connaı̂tre de déductions musicales (du type A→B), ni même de relations immanentes propres. Une formalisation mathématisée de la musique va précisément permettre de déduire et de calculer non pas directement sur les entités musicales (A, B, C. . .) mais sur leurs formalisations x, y, z. . . Notons que dans cette problématique, le mot « modèle » désigne le domaine original (celui du bas dans notre schématisation), celui qu’il s’agit de copier, celui qui sert de canon à l’imitation théorique. Le spectre de l’adjonction Le petit diagramme ci-dessus (où A et B sont « reliés » par I ◦ ∂ ◦ F ) suscite la question suivante : le parcours I ◦ ∂ ◦ F composé successivement d’une formalisation F , d’une déduction ∂ et d’une interprétation I ne pourrait-il servir à définir, cette fois dans d le modèle, une flèche A→B : Dans ce cas, le modèle, ainsi muni de morphismes, pourrait être considéré comme une catégorie — à l’égal de la théorie — et les flèches F et I pourraient être considérées comme représentant des foncteurs entre ces deux catégories. Auquel cas se poserait la question suivante : ces foncteurs F et I (sur les deux catégories « modèle » et « théorie ») seraient-ils adjoints ? Il semble bien en effet que F puisse alors être adjoint à gauche de I (et I adjoint à ∂ droite de F ) puisque ∀A et ∀y, à toute flèche F (A) → y correspondrait biunivoquement 7 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques d une flèche A → I(y) : précisément la flèche « d » construite ainsi d = I ◦ ∂ ◦ F ! 14 Mais tout le point est alors de savoir si une telle flèche « d », ainsi construite apparemment « dans » le modèle, lui appartient bien, c’est-à-dire si cette nouvelle flèche « d » a bien une signification endogène au modèle ou si elle n’a de sens qu’extrinsèque ! Dans notre cas, la question devient : les flèches ainsi construites sur les entités musicales via la théorisation mathématique sont-elles ipso facto musicales, ont-elles une réalité musicale ou restent-elles musicalement arbitraires ? Par exemple, ces flèches « d » obtenues à partir de déductions mathématiques correspondent-elles à des variations ou des développements proprement musicaux ? Si B = d(A) au sens où B = I ◦ ∂ ◦ F (A), ceci veut-il dire que B varie ou développe A au sens musical du terme ? Rien n’est moins sûr ! Comme on va le voir, cette question de l’adjonction entre formalisation et interprétation se trouve au cœur des débats mamuphi. Remarque Donner ainsi le modèle, sans « morphismes » internes, comme une pure collection d’entités A, B, C. . . dont l’existence est attestable (valeur de vérité attachée), suggère que ces entités pourraient constituer des « faits », point de départ du travail théorique. Selon cette acception, la « philosophie spontanée » de cette diagrammatisation de l’activité théorique est le positivisme pour qui, en effet, les rapports entre les choses mêmes sont inaccessibles en sorte qu’on ne puisse viser que des lois entre phénomènes (entendus comme conséquences accessibles de causes restant scientifiquement inaccessibles). Cette vision des choses, procédant d’une présentation formelle de la « théorie des modèles », va conduire à une reformulation néopositiviste de notre schéma de base.. Et sa reformulation néopositiviste. . . Sous l’influence du néopositivisme, le champ théorique va se trouver en effet renommé « modèle » (en entendant cette fois le terme « modèle » non plus comme original ou 14. Bien sûr, pour s’assurer que les foncteurs F et I sont adjoints, il faudrait examiner d’autres points (concernant la composition des morphismes, le caractère « naturel » de la bijection. . .). À ce stade, la notion d’adjonction reste essentiellement métaphorique sans être rendue entièrement rigoureuse. 8 François Nicolas canon mais comme modèle réduit ou maquette). D’où que, dans cette acception néopositiviste, le travail de théorisation soit alors renommé « modélisation » (construction d’une maquette théorique). Cette manière de nommer les choses est aujourd’hui d’usage courant dans les dites « sciences humaines et sociales » : en économie (un « modèle théorique » sera une mise en équation de relations entre données de la Comptabilité Nationale) mais également en anthropologie depuis Claude Lévi-Strauss 15 . Ce différend n’est pas que terminologique 16 . Il touche directement à la compréhension de ce que théoriser et formaliser veut dire. • L’interprétation positiviste (A. Comte, XIXe siècle) de notre schème tient à l’idée philosophique que le domaine du bas (dans notre diagramme) serait constitué par des « faits » (nos entités « A », « B », etc.), « données » empiriques tirées de la « pratique », qu’il s’agirait ensuite (dans un second temps) de théoriser, c’est-à-dire de formaliser en « lois » (ici de « modéliser »). On a ici la première transformation terminologique suivante : théorie lois modèle théorique �→ ≡ modèle faits pratique empirique • La thématisation néopositiviste (Cercle de Vienne, XXe siècle) accuse ce parti pris en projetant la conception positiviste précédente dans l’espace langagier et les catégories du langage : en renommant en particulier l’articulation des deux domaines selon la dualité syntaxe/sémantique : modèle théorique lois syntaxe ≡ ≡ pratique empirique faits sémantique si bien que dégager les bonnes « lois » rendant compte de « faits » avérés passe ici par la constitution d’un « langage » adéquat. . . D’où, au total, la thématisation (néo)positiviste suivante de notre précédent diagramme : La « modélisation » devient alors une manière de formaliser en « langage mathématique » les « lois » propres aux « faits empiriquement constatables », de doter le domaine empirique d’un langage formel apte aux déductions syntaxiques. On retrouve ce même schème dans les différentes dualités suivantes : 15. Voir le partage chez lui de l’ethnologie et de l’ethnographie. On lira avec intérêt ce qu’écrit sur ce point Alain Badiou dans son Concept de modèle. 16. « Quand on parle de modèles au lieu de théories, on ne fait pas que changer deux mots » (Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants, p. 104) 9 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques ethnologie ethnographie (Claude Lévi-Strauss) modélisation mathématique données de Comptabilité Nationale Necessity Meaning = Nécessité syntaxique Sens sémantique (économie) (Rudolf Carnap 17 ) Restons-en là pour l’instant, mais cette ligne de partage sur la notion même de modèle (modèle à imiter, ou « modèle réduit ») va se retrouver au fil du travail mamuphi. Pour la suite de ce texte, j’adopterai systématiquement l’acception première (celle de la logique mathématique, qui peut philosophiquement être dite matérialiste 18 ) du mot modèle et mon vocabulaire sera donc systématiquement celui du premier diagramme. Sur cette base formelle, les trois manières mamuphi de concevoir comment théoriser la musique avec les mathématiques vont se distinguer de la manière suivante : 1. une première manière (« application »), prenant la mathématique pour point de départ et la musique pour cible, va privilégier les flèches descendantes (de haut en bas) de notre schéma fondamental : les interprétations (de la mathématique dans la musique) ; 2. à l’inverse, une seconde manière (« mathématisation »), prenant cette fois la musique pour point de départ et la mathématique pour cible, va privilégier les flèches ascendantes (de bas en haut) : la formalisation (de la musique dans la mathématique) ; 3. enfin une troisième manière (« expérimentation ») va saisir simultanément les flèches des deux sens dans la constitution d’un espace autonome de pensée, dialectiquement disposé. Voyons cela plus en détail, en prenant à chaque fois un travail théorique singulier comme exemple-type : successivement celui de David Lewin, celui de Guerino Mazzola et le mien. Il ne s’agira pas là d’examiner systématiquement ces diverses théories mais d’en proposer une lecture symptomale, ajustée à l’objectif propre de ce travail : objectiver les différentes orientations subjectives en matière de théorie musicale qui se trouvent à l’œuvre dans l’espace de pensée mamuphi. 17. Meaning and Necessity : A Study in Semantics and Modal Logic (1947). 18. Voir Badiou, Le concept de modèle, p. 136. En premier ordre, le matérialisme de cette position tient à la place centrale qu’un dispositif réglé d’expérimentation de la pensée y joue. 10 François Nicolas I. APPLICATION (MUSICOLOGIQUE) Exemple : David Lewin La figure il me semble la plus aboutie de « l’application musicologique » se trouve dans le travail de David Lewin 19 . On se référera pour ce faire à deux écrits centraux de sa vaste production 20 : • « Music Theory, Phenomenology, and Modes of Perception » (1986) • Generalized Musical Intervals and Transformations (1987) Rehaussons pour ce faire trois traits significatifs de sa manière de théoriser la musique 21 . 1. Privilégier l’interprétation musicale des mathématiques L’entreprise théorique de Lewin privilégie les flèches interprétatives (allant des mathématiques vers la musique) dès l’entame de son ouvrage central (Lewin, 1987) puisque son premier chapitre est constitué de « mathematical preliminaries 22 » que Lewin va ensuite « appliquer » à ses cibles musicologiques propres. Point subjectivement très caractéristique : Lewin va aussitôt choisir de renommer les concepts mathématiques utilisés pour mieux ajuster son vocabulaire à ses fins musicologiques propres : A mathematician would begin saying, “Let S be a set.” Unfortunately, music theory today has expropriated the word “set” to denote special music-theoretical things in a few special contexts. So I shall avoid the word here. Instead I shall speak of a “family” or a “collection” of objects or members. When I do so, I mean just what mathematician mean by a “set”. For present purposes, it will be safe to leave the sense of that concept to the reader’s intuition. Comme dans toute démarche de type applicatif, Lewin ne va pas s’intéresser ici 23 aux procédures de pensée propres aux mathématiques, en particulier à leurs démonstrations et à leurs stratégies conjecturales, pas même à la cohérence de leurs concepts propres. Il ne retient de la mathématique que ses résultats ; plus exactement : ce qui de ces « résultats » est susceptible de s’appliquer aux problèmes musicologiques qu’il veut traiter dans le cadre ici explicite de la « music theory 24 ». 19. De l’intérieur de mamuphi, Moreno Andreatta est celui, qui avec le plus de constance inventive, porte cette orientation tout en contribuant significativement à l’autre orientation (mathématisation) : voir l’annexe 2 des différentes interventions mamuphi durant la période 2005-2011. 20. Pour plus de détails, on pourra se reporter à mon exposé (séance mamuphi du 10 novembre 2007) : « Déconstruire la music theory (1) : David Lewin ». Voir à l’adresse : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2007.2008/Lewin.htm 21. Il ne s’agit pas ici d’exposer la théorie lewinienne de la musique mais d’examiner sa manière de procéder en sorte d’en dégager un type singulier de consistance subjective. 22. Il y présente les notions mathématiques qu’il va ensuite utiliser : celles de produit cartésien, de groupe, de relation d’équivalence, d’homomorphisme, etc. Ce premier chapitre a le même statut que ces « aide-mémoire » ou « notes et formules de mathématiques » rassemblés en « volumes pour ingénieurs ». 23. Que David Lewin puisse, par ailleurs, s’intéresser tout autrement aux mathématiques, en particulier de manière plus attentive à leur consistance démonstrative, n’est pas ici le point. Je ne traite pas ici de l’individu David L. mais de sa théorie musicologique telle qu’exposée dans ce livre et dans ses autres écrits de même nature. 24. Pour une généalogie de la music theory, on se reportera à l’exposé mamuphi de Stephan Schaub (séance du 10 novembre 2007) et aux notes que j’en ai prises : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2007.2008/Babbitt.htm 11 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques 2. Concevoir la théorisation comme une modélisation Second trait, dont on a pointé plus haut la logique (néo)positiviste : Lewin thématise sa théorisation comme une « modélisation ». Il s’agit ainsi explicitement pour lui de bâtir des « modèles mathématico-formels » des champs musicologiques visés. Ceci est particulièrement affirmé dans Lewin (1987) puisqu’il y déclare vouloir construire « a formal model for “musical perceptions” » qui va occuper toute sa Partie II : « A General Model ». On a donc bien une connexion entre d’un côté le privilège accordé à l’interprétation dans la théorisation et d’un autre côté la thématisation de cette théorisation comme modélisation. 3. Concentrer la formalisation mathématique en une formulation Lewin présente ainsi son « modèle formel » de perception musicale : I propose as a provisional model for “a musical perception” this basic formula : p = (EV, CXT, P-R-LIST, ST-LIST). Here the musical perception p is defined as a formal list containing four arguments. The argument EV specifies a sonic event or family of events being “perceived”. The argument CXT specifies a musical context in which the perception occurs. The argument P-R-LIST is a list of pairs (pi , ri ) ; each pair specifies a perception pi and a relation ri which p bears to pi . The argument ST-LIST is a list of statements s1 ,. . ., sk made in some stipulated language L. 25 Implicitement, Lewin enchaı̂ne trois temps : 1. un temps préalable de formalisation où les entités musicales d’événement sonore, de situation contextuelle, etc. sont formalisées selon l’indexation EV, CXT, etc. ; 2. ensuite Lewin construit dans son champ théorique la formule-clef générant p à partir de EV, CXT,. . . ; c’est le temps de la formulation : celui qui construit la bonne formule, ajustée à son objectif ; 3. enfin Lewin interprète dans l’espace musical la signification de la perception ainsi mathématiquement calculée ; c’est le temps de l’interprétation. Soit, au total, le diagramme suivant : L’idée directrice est ainsi que la formulation p = (EV, CXT, P-R-LIST, ST-LIST ) peut rendre compte de la constitution immanente d’une perception musicale comme synthèse globale. 25. Cf. Lewin, 1987, p. 335. 12 François Nicolas Une interprétation plutôt qu’une formalisation La schématisation du temps préalable comme formalisation première mérite cependant d’être discutée : Lewin, pour théoriser, part moins d’entités musicales déjà ordonnées (événement, contexte,. . .) pour les formaliser ensuite (événement→EV, contexte→CXT,. . .) qu’il ne construit sa formule selon une organisation formelle des principaux ingrédients (EV, CXT,. . .) auxquels il associe une interprétation musicale du type (EV→événement, CXT→contexte,. . .). L’exposé qu’il en fait est d’ailleurs sur ce point parfaitement explicite (“The argument. . . specifies a. . .”) : il expose donc une formule dont il interprète musicalement les arguments. On doit alors détailler notre schéma en vérité de la manière suivante : avec des flèches EV → événements (interprétation) et non l’inverse (formalisation événements→EV ) : Au total, le sens caractéristique des flèches entre modèle musical et théorie mathématique est donc celui de l’interprétation (de haut en bas dans nos schémas) : 13 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Nous résumerons cette manière de procéder selon le schéma suivant où le carré initial indexe l’intervention d’une théorie mathématique (l’algèbre des groupes chez Lewin) qui préexiste à la formulation mathématique spécifiquement construite : Nous désignerons cette manière de théoriser la musique avec les mathématiques comme une « application » (des mathématiques à la musique). Figure applicative de la commutativité Si l’on tient compte de la spécificité musicologique de cette logique d’application, on peut pressentir que dans cette logique, il existe bien des déductions proprement musicales d concevables, c’est-à-dire des « d » telles que A→B puisque pour le musicologue théoricien applicatif, le modèle musical n’est pas seulement la donnée de récollection de faits avérés sans liens entre eux, mais bien la donnée d’un champ où il lui est licite de directement raisonner. Autant dire que pour ce théoricien applicatif (ou musicologue ingénieur) va se poser la question singulière d’une commutativité prenant la forme suivante : que je schématiserai ainsi soit : est-ce pareil d’aller de x en B en passant par y (voie théorico-mathématique) ou par A (voie pratico-musicologique) ? 14 François Nicolas Exemple chez Carl Dahlhaus Thomas Noll nous a fourni un bon exemple d’une interrogation de ce type portée par le musicologue Carl Dahlhaus 26 . En effet, interrogeant la théorie de Handschin qui base le mode sur l’échelle et l’échelle sur le cycle des quintes, ce qui conduit à mesurer un intervalle par le nombre de quintes successives qui l’engendre (la tierce majeure fa-la mesurerait ainsi cinq quintes fa-do-sol-ré-la), Carl Dahlhaus objecte que la perception musicale n’opère pas ainsi (par cumulation de quintes) mais bien plutôt par superposition de secondes majeures. Soit le diagramme suivant : Autrement dit : non seulement la mesure « musicale » du rapport la/fa ne s’accorde guère à la mesure « mathématique » de Handschin, mais elle aboutit en fait à un « la » différent car différemment perçu (dans le vocabulaire de Dahlhaus). Donc, pour le musicologue, le diagramme ne commute pas. . . 27 Subjectivité à l’œuvre On l’aura compris : la subjectivité au principe de cette manière de procéder conjoint deux figures. La figure subjective de l’ingénieur La figure subjective de l’ingénieur est traditionnellement celle que le positivisme, depuis Auguste Comte 28 , met en avant et c’est bien celle qu’on croise en matière de music theory (on n’y trouve guère, à proprement parler, de working mathematician). La figure subjective du musicologue Cette manière de théoriser la musique avec les mathématiques n’a guère d’intérêt proprement mathématique. Son intérêt se concentre sur la musique conçue comme objet de savoir, donc en une extériorité objectivante caractéristique de la position subjective du musicologue, radicalement différente ici d’une subjectivité de musicien (lequel se caractérise de faire la musique, de l’intérieur d’elle-même). 26. Voir son exposé mamuphi du 12 janvier 2008 27. Thomas Noll discute attentivement cette objection du musicologue dans son intervention mamuphi. Qu’il suffise ici de mentionner cette objection de Dahlhaus, sans s’appesantir sur sa pertinence théorique, pour illustrer les différends subjectifs (ici mathématicien/musicologue) dont cette question de la commutativité peut être porteuse. 28. L’ingénieur est, pour A. Comte, celui qui prend soin d’« organiser les relations de la théorie et de la pratique ». . . 15 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Philosophie spontanée À quelles conditions philosophiques peut-on tenir tout ceci ? Le néopositivisme du musicologue La philosophie spontanée de cette manière de procéder 29 est clairement le néopositivisme 30 , tel qu’on le trouve à l’œuvre à partir du Cercle de Vienne. . . . matiné de la phénoménologie du musicien Comme on le voit bien dans Lewin (1986), ceci n’exclut cependant pas un recours complémentaire du musicologue théoricien à la phénoménologie d’obédience husserlienne. À mon sens, ceci relève assez précisément d’une autre dimension du discours musicologique, jusqu’ici non présentée, et qui tient cette fois au rapport de la théorie (musicologique) qui constitue le niveau de référence pour la théorie mathématique à la musique elle-même qu’il conviendrait alors de figurer sur notre schéma de base par un infra-niveau 0 jusque-là implicite, en contrebas du modèle : Il s’agit en effet pour le musicologue théoricien d’interroger aussi les « valeurs de vérité » dont son modèle (sa théorie musicologique) crédite ses entités « A », « B », . . . 29. Il faudrait discuter plus avant si la philosophie spontanée dont je parle ici (celle d’une manière donnée de théoriser) est la même que cette « philosophie spontanée d’un savant » dont parlait Althusser (en la distinguant explicitement de leur « conception du monde »). Il soutenait en effet « qu’il existe un rapport entre la philosophie et les sciences, et que ce premier rapport peut être décelé chez les scientifiques eux-mêmes, en tant qu’ils sont porteurs d’une philosophie spontanée que nous appelons philosophie spontanée des savants» (op. cit., p. 99). Il s’agirait somme toute d’interroger ici le rapport science/scientifiques en matière de relations avec la philosophie, un peu comme on pourrait le faire pour un rapport musique/musiciens. . . 30. Althusser en parlait en 1967 comme la « philosophie spontanée des savants montante » (op. cit., p. 112) et précisait : « La prise du pouvoir du formalisme néo-positiviste logique sur l’idéologie structuraliste va se manifester immanquablement dans les années à venir par l’éviction de la linguistique de son rôle de discipline pilote : c’est la logique mathématique qui va la remplacer dans ce rôle. » (Du côté de la philosophie, 18 décembre 1967 — in Écrits philosophiques et politiques, p. 292) 16 François Nicolas c’est-à-dire d’évaluer musicologiquement ces valeurs de vérité en restituant leur « signification » musicale en termes cette fois d’entités musicales (et non plus musicologiques) « α », « β », . . . Dans le cas de Lewin, cela va porter sur la signification pratico-musicale des catégories musicologiques de « perception », de « contexte musical », etc. C’est en ce point — celui exemplairement du statut musical de la catégorie de perception — que le musicologue aura recours à la phénoménologie d’obédience husserlienne en tant qu’elle constitue cette fois la philosophie spontanée du musicien. Pour le musicien (l’homme du faire subjectivant) et non plus le musicologue (l’homme du savoir objectivé), la Phénoménologie d’obédience husserlienne 31 est la philosophie spontanée qui rend compte de son rapport à « l’objet musical », et ce de deux manières : • en accordant une place centrale à la question du « sens » : la consistance d’un phénomène se jouerait dans son sens, dans le fait qu’il aurait ou serait un sens (ici musical) ; • en thématisant ce sens comme constitué par une visée particulière : comme relevant essentiellement d’un « pour » quelqu’un. L’apparaı̂tre devrait être ici saisi comme apparaı̂tre « pour » un « sujet », en sorte qu’à tout apparaı̂tre, il faille supposer l’existence d’un sujet de cet apparaı̂tre. D’où un couplage essentiel objet/sujet (où le sujet serait constitutif du sens de l’objet) qui s’ajuste à la vision spontanée des choses par le musicien 32 . Emblème : la music theory L’emblème de cette manière de procéder se trouve dans la music theory américaine, celle qui a eu Ernst Krenek pour précurseur et Milton Babbitt pour fondateur. II. MATHEMATISATION (MATHEMATICIENNE) La seconde manière de théoriser la musique avec les mathématiques — celle qu’on propose ici d’appeler « mathématisation » — va procéder dans l’ordre inverse de la précédente : elle va privilégier les flèches ascendantes (de bas en haut) entre modèle et théorie, la formalisation donc (en lieu et place de l’interprétation dans le cas précédent) et elle va ce faisant orienter sa cible du côté des mathématiques et non plus du côté de la musique. En ce sens, la subjectivité ici à l’œuvre s’avère être celle du mathématicien, non plus du musicologue. Exemple : Guerino Mazzola La figure aujourd’hui la plus créatrice de cette voie se trouve indéniablement chez le mathématicien Guerino Mazzola. Par commodité d’exposition 33 , on se référera ici princi31. On vise ici la « Phénoménologie » husserlienne (entendue comme courant philosophique majeur du XXe siècle) en la distinguant des « phénoménologies » qui sont parties prenantes de systèmes philosophiques plus vastes (Hegel, ou Badiou) pour n’en constituer qu’une composante régionale. 32. Voir exemplairement le cas d’André Boucourechliev. On se rapportera pour ce faire à mon intervention « La dimension critique de l’intellectualité musicale chez André Boucourechliev » (Colloque Boucourechliev, Paris, EHESS, 29 novembre 2007) : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2007.2008/Boucourechliev.htm 33. Pour plus de détails, on pourra se reporter au compte-rendu de la séance mamuphi du 16 avril 2005 : « Comment évaluer musicalement les théories mathématiques de la musique ? 17 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques palement à son dernier écrit : La vérité du beau dans la musique (Ircam/Delatour France, 2007). Rehaussons trois traits significatifs de sa manière de théoriser la musique 34 , en bonne part symétriques de ceux relevés chez David Lewin. 1. Privilégier la formalisation mathématique de la musique Le travail de Mazzola privilégie la flèche formalisatrice allant de la musique vers les mathématiques. Son intérêt subjectif propre est en effet de dégager de quelles structures mathématiques telle ou telle configuration musicale relève. Sa subjectivité de mathématicien fait qu’il se meut à l’aise dans la construction et la déduction mathématiques plutôt que dans la composition et l’analyse musicales. Son mouvement de pensée vise donc à ramener une structure musicale (qui lui est donnée) à une structure mathématique (qu’il entreprend de caractériser) : 2. Pour cela, partir d’une théorie musicale préexistante Pour ce faire, Mazzola travaille non pas directement sur la musique elle-même — sur les partitions ou les structures musicales à l’œuvre. . . — mais sur une analyse existante de telle ou telle œuvre, ou sur une théorie existante de telle ou telle dimension musicale : • Quand il se réfère à l’op. 106 de Beethoven, c’est via l’analyse qu’en proposent Ratz et Uhde 35 . Quand il se réfère à Structures I.a de Boulez, c’est via l’analyse qu’en offre Ligeti 36 . • Quand il traite de la dimension harmonique de la tonalité, c’est via la théorie qu’en proposent Hugo Riemann 37 ou Schoenberg 38 . Quand il traite de la dimension contrapuntique, c’est à travers la théorie qu’en donne Fux 39 . Ce point est naturel pour un mathématicien qui ne saurait fonder son propos de mathématicien sur une analyse originale (et nécessairement problématique) du phénomène musical (comme un musicien pensif, par contre, s’en ferait l’obligation). L’exemple de la théorie de Mazzola ». Voir : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Textes/Mazzola.htm et www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=642 34. Redisons-le : il ne s’agit pas ici d’exposer la théorie mazzolienne de la musique mais d’en dégager une manière singulière d’articuler mathématiques et musique. 35. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., chapitre 9. 36. Exposé MaMuX du 15 décembre 2007. Voir également sa contribution au présent recueil. 37. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., chapitre 9. 38. Ibid., chapitre 8 39. Ibid., chapitre 13. 18 François Nicolas 3. La cible : un développement théorique dans les mathématiques Enfin, si l’origine de sa flèche « formalisation » est constituée par un point de vue musicologique préexistant (analyse ou théorie), sa cible mathématique va consister en un nouveau déploiement mathématique : il s’agit d’éprouver en cette affaire la capacité d’une problématique mathématique récente (ici l’informatique théorique, instruite par la théorie des topos de Grothendieck) en prenant théoriquement en charge un domaine de pensée tout à fait différent (le domaine musical) et sans rapport établi avec cette théorie mathématique. Ici la cible du travail vise à déployer ce qu’on pourrait appeler une sous-théorie mathématique d’une plus vaste théorie mathématique existante. Le travail mathématique va donc être entièrement autre que dans la manière précédemment examinée : non plus partir de résultats mathématiques pour les appliquer à la musique (sans trop se soucier de leur origine mathématique et de la manière dont leur démonstration peut rendre compte de leur consistance propre), mais tout au contraire engager un travail déductif et démonstratif proprement mathématique en sorte de composer une nouvelle région de la mathématique contemporaine. C’est en ce point que le travail de Guerino Mazzola s’affirme avec une majesté toute mathématique au fil des 1200 pages de son The Topos of Music 40 . Au total. . . On a donc ici le principe d’un mouvement de pensée qu’on ramassera en un diagramme inverse de celui de l’application : Le carré initial figure la théorie musicologique prise pour origine. On mesure qu’il ne s’agit pas tant, ici, de théoriser la musique avec les mathématiques que de théoriser mathématiquement la musique 41 , c’est-à-dire, somme toute, de mathématiser la musique. C’est à ce titre qu’on nommera cette manière de procéder une « mathématisation ». Remarque L’enjeu musicologique de cette manière de procéder ressort clairement d’un des résultats musicalement les plus intéressants de ce travail : Mazzola dégage comment deux théories musicales sensiblement disjointes (l’une — celle de Fux — traite au XVIIIe siècle du contrepoint, l’autre — celle d’Hugo Riemann — au XIXe de l’harmonie) et s’ignorant l’une l’autre relèvent en vérité d’une même géométrie des intervalles : 40. Birkhaüser (2002). 41. Mazzola précise lui-même (p. 3) : il s’agit d’une « théorie mathématique de la musique » comme il y a une « théorie mathématique de l’évolution biologique ». On a ainsi la même logique « pour toute spécification mathématique d’un domaine quelconque ». 19 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Le questionnement de cette manière de théoriser tend ainsi à s’inscrire sous le schème suivant : qui suscite alors la question suivante : si les entités musicales A et B conduisent à la même structure mathématique x, qu’en est-il alors de rapports directs, musicalement endogènes, entre A et B ? Le désir du mathématicien va être qu’un tel rapport entre A et B constitue ipso facto une relation musicale significative : si A et B répondent à une même structuration mathématisante, c’est qu’il doit bien exister une logique musicale susceptible de les rapprocher. Soit une ligne de pensée que je formulerai ainsi 42 : si les entités A et B sont ontologiquement apparentées, elles doivent bien l’être logiquement. Le grand Euler, déjà, pensait ainsi puisqu’une fois sa formalisation mathématique de la suavité musicale bien établie sur la base des nombres premiers, il soutenait que les musiciens auraient à tirer parti dans l’avenir des nombres 7 et 11 sans se limiter à ceux qu’ils pratiquaient jusque-là (2, 3 et 5) — pourquoi en effet s’arrêter en si bon chemin ? Où s’insinuait déjà cette hypothèse d’une transitivité entre domaines mathématique et musical 43 via la formalisation et son interprétation. . . 42. en convoquant le vocabulaire de Logiques des mondes d’Alain Badiou. Ce livre nous instruit en effet d’une « dialectique matérialiste » ontologie/logique : l’ontologie concerne l’être en tant qu’être (c’est la mathématique), la logique concerne la consistance de l’être-là (ou apparaı̂tre) en situation. . . Voir mon exposé mamuphi du 12 mai 2007 « En quoi la philosophie de Logiques des mondes (Alain Badiou) peut servir au musicien (ou la question d’un matérialisme de type nouveau) » : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2006.2007/sur.LDM.htm ; www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1642 43. autrement dit entre ontologie et logique au sens badiousien des termes. . . 20 François Nicolas Figure mathématisante de la commutativité Comme le point de départ de la mathématisation est une théorie musicologique existante, il existe à nouveau, dans cette manière de procéder théoriquement, des morphismes à l’intérieur du modèle : ceux précisément de la théorie musicologique prise comme point de départ. D’où que la voie mathématisante se trouve confrontée à une nouvelle figure de la commutativité : que je schématiserai ainsi soit : est-il équivalent d’aller de A en y en passant par x (voie mathématique) ou par B (voie musicologique) ? Exemple chez Mazzola Mazzola nous fournit un bon exemple de cette question quand il formalise l’opus 106 de Beethoven en α, en déduit mathématiquement α� et élabore un morceau de musique (son opus 3) tel qu’il soit lui-même formalisable en α� . La question — implicite chez Mazzola mais amplement suggérée 44 — est alors : existe-t-il une variation musicale « var » var op. 106 → op. 3 [op. 3=var(op. 106)] telle que le diagramme ci-joint commute ? 44. Voir annexe 1. . . 21 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques On verra en annexe 1 comment Mazzola en ce point répond en tentant de ressusciter le mythe pythagoricien d’une mathémusique. . . Subjectivité à l’œuvre La subjectivité à l’œuvre dans cette mathématisation de la musique est clairement mathématicienne : c’est d’ailleurs elle qui ouvre puis conclut le dernier livre de Mazzola, dans une tonalité subjective joyeusement exaltée 45 . . . C’est la même subjectivité mathématicienne que celle d’Euler travaillant à théoriser mathématiquement la musique au XVIIIe — on sait que son intérêt subjectif était alors d’éprouver l’unité des mathématiques, alors en plein foisonnement disciplinaire (naissance de l’Analysis situs, de la théorie des graphes, explosion de la combinatoire. . .), en les mettant à l’épreuve d’avoir à rendre compte des différentes dimensions du phénomène musical 46 . Philosophie spontanée ? Mon hypothèse (provisoire ?) est qu’il n’y a pas de philosophie spontanée caractéristique de cette manière mathématicienne de théoriser la musique 47 . En un certain sens, les mathématiciens ici à l’œuvre n’ont guère besoin d’une philosophie particulière pour légitimer leur entreprise de mathématisation, laquelle constitue, en un certain sens, leur tâche quotidienne 48 . Deux manières symétriques de théoriser On a jusqu’ici dégagé deux manières de théoriser la musique avec les mathématiques, sensiblement symétriques (cf. figure suivante), cette dualité n’épuisant cependant pas les possibles en matière de théorisation de la musique avec les mathématiques. 45. « Le mathématicien penseur n’est pas l’être philosophique qui ne touche à rien et qui ne fait qu’observer les vérités éternelles des cieux platoniciens. C’est un être en pleine activité gestuelle qui vit ses pensées, qui les alimente comme le musicien engendre ses partitions. C’est un joueur de ping-pong, qui fait “danser” les formules avec ses mains et reste fasciné par leur torsion qui, elle, provoque les gestes les plus forts, la créativité la plus alerte » (p. 175-6). Risquons ici une hypothèse : le propos de Mazzola s’originait de sa déclaration suivante : « les mathématiciens ont tendance à ne prendre au sérieux que ce qui relève du calcul » (p. 3), déclaration qui laisse deviner une subjectivité informaticienne plutôt que mathématicienne quand il s’avère que le calcul dont il s’agit ici est avant tout informatique. On peut alors saisir tout son livre comme la conquête subjective d’une intellectualité mathématicienne, devenant joyeusement consciente de ce que la mathématique est une pensée qui ne se réduit nullement au calcul informatisable. 46. On se reportera ici à l’exposé mamuphi de Pierre Cartier du 25 février 2006 : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=727 et à mon exposé à l’IHÉS du 24 mai 2007 : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2006.2007/Euler.htm 47. On pourrait y opposer l’hypothèse d’un pragmatisme (voir l’intervention mamuphi de Ralf Krömer en décembre 2007, reprise dans le présent recueil). . . 48. Par contre, lorsque le mathématicien sort du strict cadre de cette mathématisation pour tenter d’y conformer la musique, ce qui fait alors retour n’est pas la philosophie mais cette figure tutélaire du logos présocratique qu’est la mythologie. Voir annexe 1. 22 François Nicolas III. EXPERIMENTATION (MUSICIENNE) Une troisième manière de procéder s’est exposée au sein de mamuphi, manière de part en part musicienne (ni musicologique, ni mathématicienne) qui traite tout autrement de la polarité musique/mathématiques. L’idée générale est la suivante : il ne s’agit plus de constituer un rapport par rapprochement de domaines préexistants (dans l’application, on rapproche une théorie mathématique existante d’un domaine musicologique donné, et dans la mathématisation on rapproche une théorie musicologique existante d’un domaine mathématique donné) mais de constituer d’un même geste les deux pôles d’un nouveau rapport selon le schème suivant : Rapport constituant plutôt que constitué Le rapport modèle/théorie n’est plus ici constitué (par rapprochement, par mise en rapport de réalités pré-existantes) mais constituant des deux termes qu’il va relier. Conformément à la tradition bachelardienne, on appellera ce schéma « expérimentation » car il s’y agit de constituer un espace de pensée où expérimenter les rapports entre la matérialité d’une expérience et sa formalisation théorique. Espacement plutôt que rapprochement Le geste constitutif de cette manière de procéder n’est donc plus un rapprochement entre domaines séparés mais un espacement instituant deux pôles en interaction, deux 23 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques manières de « dire la musique » : l’une selon la langue ordinaire (dans le modèle), l’autre selon le mathème (dans la théorie) : Musicien plutôt que musicologue Cette expérimentation sera dite musicienne car elle est le propre d’une pensée se déployant en intériorité à la pratique musicale, au « faire (de) la musique ». Elle ne traite pas la musique comme objet extérieur faisant face à un observateur mais comme projet auquel le musicien expérimentateur participe. Et c’est bien au titre de cette participation, et dans une visée réflexive ou pensive, que le musicien entreprend de théoriser tel ou tel aspect de ce « faire (de) la musique ». Un nouveau sens de ce que « théoriser » veut musicalement dire Il va de soi qu’ici « théorie » aura donc un sens légèrement différent de celui qu’il avait dans les deux autres manières, de même d’ailleurs que les mots « musique » et « mathématique » : cette « théorie » ne se qualifie plus par son supposé « objet » mais par ses enjeux subjectifs ; on part ici clairement d’un problème et, pour le travailler, on monte un dispositif expérimental singulier à deux pôles (théorie/modèle) apte à constituer un espace de pensée adéquat. Une telle théorie musicienne de la musique n’a pas d’idéal de scientificité (la théorie n’est plus ni véritable science — comme la mathématique dans l’orientation mathématisante —, ni pseudo-science humaine — comme dans l’application musicologique —), et ce même si cette théorie, convoquant la mathématique, se fait bien avec l’appui de la mathématique, appui dont la trace formelle dans la théorie musicienne va prendre la forme singulière du mathème. . . Des « faits » constitués plutôt que constituants La théorie ici en jeu n’a plus de « faits » constituants, comme elle pouvait avoir la formule ou l’équation mathématiques dans l’application musicologique, les résultats des théories musicologiques convoquées dans la mathématisation mathématicienne, mais ses « faits » seront constitués par elle : ils seront des résultats de la dialectique d’espacement et d’expérimentation entre expérience et formalisation. Voyons comment. ∗ Je convoquerai ici comme exemple mes propres travaux théoriques. Trois exemples Dans chacun des trois exemples qui vont suivre, le point de départ sera un problème qu’il s’agit d’arriver à penser lors même qu’aucun outil théorique répertorié n’existe pour 24 François Nicolas ce faire. Il s’agira donc chaque fois d’inventer un cadre de travail ajusté au problème singulier qui initie la recherche. 1. Théorie de l’audition musicale Le problème de départ était ici d’arriver à différencier musicalement l’audition, d’un côté de la perception, et d’un autre côté de l’écoute 49 . L’idée de départ pour traiter ce problème était la suivante : et si l’audition, conçue comme une perception totalisante, opérait (en un sens à préciser) comme opère une intégration mathématique ? À quelles conditions serait-il ainsi possible de penser plus avant l’audition musicale sous l’hypothèse d’une mise en parallèle intégration (mathématique) audition (musicale) ? Il s’agissait, à partir de là, de monter un dispositif expérimental qui permette de tester la validité de cette hypothèse de travail. D’où l’examen simultané des différents types d’audition musicale communément pratiqués et des différents types d’intégrale inventés par les mathématiciens à partir de Riemann 50 . L’expérimentation tenait alors à la capacité de mettre en rapport de formalisation/interprétation les différentes auditions et les différentes intégrales : Le résultat a été la mise en rapport détaillé d’un côté de trois types d’intégrale (chronologiquement ordonnés par l’histoire mathématique : Riemann, Lebesgue, KurzweilHenstock), de l’autre de trois types d’audition (spontanée, perceptive, réflexive), chronologiquement ordonnés dans l’appréhension musicienne d’une même pièce (cf. figure suivante) : 49. L’enjeu stratégique dans lequel cette théorie de l’audition s’insérait visait à soigneusement distinguer l’écoute musicale d’une part de la perception des cognitivistes, d’autre part de l’audition telle qu’un Adorno par exemple a pu la thématiser dans sa « Sociologie de la musique » en une conception brouillonne et indifférenciée de l’écoute proprement dite. . . 50. Le mathématicien Bernhard Riemann (1826-1866) et non plus le musicologue Hugo Riemann (18491919) ! 25 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques On trouvera le détail du compte rendu et des résultats de cette expérimentation dans mon article « La troisième audition est la bonne (De l’audition musicale conçue comme une intégration) » 51 . 2. Théorie de l’écoute musicale Le problème de départ était cette fois le suivant : comment rendre compte du travail musical de l’écoute, de l’écoute musicale comme activité immanente à l’œuvre ? Ce problème s’inscrivait dans le champ plus général d’une théorie musicale de l’écoute dont les catégories essentielles sont : moment-faveur, préécoute, fil d’écoute, intension et inspect 52 . Dans ce cadre, se posait en particulier la question précise suivante : comment, après le moment-faveur, l’écoute musicale trace-t-elle un fil qui traverse l’œuvre de part en part, un fil d’écoute constituant le fil rouge (ou fil conducteur, ou filigrane) de son opération globale propre ? L’idée de départ m’a été inspirée par l’extraordinaire article Le problème du temps d’Albert Lautman 53 où celui-ci montre comment les mathématiques reconstituent la structure dissymétrique du temps dans les opérations d’intégration d’une équation différentielle 54 : ne pourrait-on alors comprendre le travail de l’écoute musicale à partir d’un certain moment (à partir très précisément du moment-faveur) comme tricotant un temps spécifiquement musical au fil de la chronologie de l’œuvre selon des opérations équivalentes à celles des mathématiques ? À partir de là, il s’agissait de monter un dispositif expérimental qui dualise d’une part les opérations musicales de l’écoute et d’autre part les opérations d’intégration différentielle telle que Lautman les avait exhaussées : Le Leitfaden est le suivant : le moment-faveur fait émerger une dimension musicale privilégiée (au sein du discours musical à l’œuvre). À partir de là, l’écoute s’attache à cette dimension particulière pour paramétrer et intégrer l’intension musicale globale, tricotant progressivement une synthèse rythmique où cette dimension privilégiée joue un rôle dissymétrique, donnant ainsi à cette synthèse la forme synthétique d’un « temps musical ». Le champ expérimental ainsi déployé peut être diagrammatisé de la manière suivante : 51. Musicæ scientæ, vol. I, n˚ 2, 1997. 52. Pour plus de détails, se reporter au cours 2003-2004 (Ens) : www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute 53. Article rédigé en 1943-1944 et publié après sa mort en 1946, qu’on trouvera dans son recueil Les mathématiques, les idées et le réel physique (Vrin, 2006). 54. L’idée est que l’intégration d’une équation différentielle se fait par sélection d’une variable qui, dissymétrisant son rôle, la dote ipso facto de propriétés analogues à celle de la variable « temps » : ainsi la résolution mathématique dote cette variable d’une forme-« temps ». Pour plus de détails sur tous ces points, voir www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute/6.html 26 François Nicolas 27 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques 3. Formalisation des rapports cinématographiques musique-paroles-images dans Muriel Prenons un dernier exemple, attaché cette fois à un autre art (l’art du cinéma), pour indiquer la généralité de la manière expérimentale ici avancée. Le problème de départ était cette fois de rendre compte d’un effet sensible éprouvé lors de la vision, il y a bien longtemps, du film Muriel de Resnais et tenant en particulier au jeu très prégnant, dès le générique, de la musique « sérielle » d’Henze. Cette musique, nullement illustrative, ne cessait au cours du film d’apparaı̂tre et de disparaı̂tre, sans principe identifiable, laissant son empreinte sur la vision du film sans que j’arrive à comprendre comment cela était cinématographiquement composé. L’idée de départ était la suivante : ne pourraiton comprendre le jeu de nouage et de chassé-croisé entre les trois composantes de ce film (les images de Resnais, les paroles de Cayrol, la musique d’Henze) comme relevant d’une structure borroméenne ? D’où l’idée de monter un dispositif expérimental permettant de mettre systématiquement en rapport les relevés minutieux des trois composantes images/mots/musique (présence/absence, en compagnie ou non de telle composante) et une formalisation algébrique du nouage borroméen 55 : Cette manière de procéder a permis de mettre en relief la manière cinématographique dont les trois composantes du film se rapportent à tour de rôle deux à deux, selon une logique à chaque fois infléchie par la troisième composante provisoirement absente 56 . Traits caractéristiques Dessinons, à partir de là, les principaux traits caractérisant cette troisième manière de théoriser la musique avec les mathématiques. Fiction La théorisation peut ici mobiliser ce qu’on appellera une fiction de modèle (ou modèle fictif) puisqu’il s’agit dans notre premier exemple d’expérimenter l’hypothèse suivante : faisons comme si l’audition musicale constituait un modèle pertinent de la théorie mathématique de l’intégration (qui, bien sûr, a été conçue à de tout autres fins). Si l’on associe la logique du « comme si » à la fiction, réservant celle du « comme » à la métaphore 55. Voir sur ce point les exposés mamuphi de René Guitart (décembre 2006) et Stéphane Dugowon (janvier 2007). Cette dernière intervention a été reprise dans le présent recueil. Voir aussi aux adresses : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1588 et www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1639 56. Pour plus de détails, on se reportera à mon article « L’étrangeté familière de Muriel (D’un nouage borroméen entre images, mots et musique) » paru dans la revue L’art du cinéma n˚ 57-58 (www.artcinema.org). 28 François Nicolas (rapprochement de deux termes) ou à l’analogie (rapprochement de deux rapports), alors on admettra, conformément au propos de Lacan (« la vérité a une structure de fiction »), qu’une vérité puisse procéder d’une telle dynamique fictionnelle 57 . Mathèmes Plus largement, le recours aux mathématiques dans cette logique d’expérimentation s’avère très particulier : il s’agit en vérité de mobiliser des mathèmes, composés ad hoc, et nullement des formules ou équations à appliquer. Le mathème met en forme littérale une concrétion de pensée, se tenant à égale distance de la logique démonstrative et de la logique calculatoire. La forme-mathème est ajustée à la saisie du contenu de pensée proprement ontologique des mathématiques : il lui donne la frappe d’une formule littérale qui se dispose à l’intersection de multiples domaines. Cette modalité spécifique est adaptée au fait qu’il s’agit ici moins de théoriser des structures musicales (dimension ontologique) ou de formaliser mathématiquement la consistance propre du discours musical (dimension logique) que de caractériser ce qu’il en est spécifiquement des œuvres musicales par différence d’avec de simples pièces ou morceaux de musique 58 . C’est ici le mathème qui constitue la forme littérale adéquate s’il est vrai que les mathématiques proprement dites, science de l’être en tant qu’être (ontologie), ignorent le sujet comme tel. . . « Théoriser », en un autre sens du terme. . . « Théoriser » désigne ici des pratiques singulières, non épongeables dans les schèmes positivistes de la « scientificité ». Théoriser veut bien dire, ici comme ailleurs, formaliser et généraliser, mais formalisation et généralisation prennent ici des formes singulières, non ordonnées au régime mathématique de consistance. En particulier les énoncés théoriques ainsi produits par l’expérimentation musicienne ne seront à proprement parler ni démontrés, ni réfutables, ni falsifiables quoiqu’ils soient fortement argumentés et rationnellement soutenus (un peu comme le discours que je suis ici en train de soutenir). En vérité, les énoncés théoriques dont il est question dans une théorie proprement musicienne (et non pas musicologique) sont de nature prescriptive et non pas descriptive. Ils procèdent d’une rationalité qui s’attache à convaincre, à argumenter, à clarifier et distinguer, qui se soumet à une discipline rigoureuse des conséquences des énoncés avancés, mais si tout ceci prend bien modèle sur le discours mathématique (d’où le « mathème »), il ne s’agit cependant nullement de faire ici des mathématiques. Prenons ainsi les trois énoncés théoriques auxquels les trois expérimentations données précédemment en exemple aboutissent : • « La troisième audition est la bonne. » • « Toute écoute procède d’un moment-faveur. » • « Muriel est le nouage borroméen des images de Resnais, des paroles de Cayrol et de la musique de Henze. » 57. à condition bien sûr, là encore, de se défaire d’une conception positiviste de la vérité, comme ajustement à un objet, justesse d’un fait (véracité) ou exactitude d’un énoncé (véridicité). . . 58. Une œuvre est un morceau de musique d’un type très singulier, caractérisé par l’existence spécifique d’enjeux, de stratégies et de généalogies assumées. C’est à ce titre qu’une œuvre peut être philosophiquement dite constituer un « sujet musical ». 29 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques On soutiendra qu’il s’agit bien d’énoncés théoriques car ils formalisent et généralisent 59 en sorte de constituer des espaces d’investigation et d’intelligence musicienne. Théoriser consiste donc ici à passer d’hypothèses subjectivement 60 assumées par le musicien — énoncés de départ, au principe de l’interrogation et donc de l’expérimentation — à des thèses formalisées et généralisées (énoncés qui conservent bien sûr le même statut subjectif). Philosophie C’est aussi à tous ces titres que cette manière de procéder convoque assez directement la philosophie (celle de Lautman par exemple) car celle-ci tend à dégager le contenu ontologique de la mathématique en le reformulant dans la langue commune, autorisant ainsi le musicien à transposer les catégories mathématiques en notions communes via les concepts philosophiques 61 . Raisonances À ce titre, les rapports verticaux entre théorie et modèle (les formalisations et interprétations) s’avèrent des rai sonances. Au total. . . On a donc ici le schéma suivant, où l’expérimentation s’avère rapport constituant des rai sonances entre mathèmes et énoncés : 59. Même le troisième, attaché à une œuvre particulière, procède bien par généralisation intérieure à l’œuvre de ce qui se passe dès son ouverture : l’enjeu de ce travail était aussi de montrer que l’opération de nouage borroméen qui entame le film de manière saisissante avait bien une portée d’ensemble dans ce film et ne se réduisait pas à un effet momentané. 60. Faut-il rappeler, une fois encore, que subjectivité ne veut pas dire sentimentalité arbitraire, relativisme du point de vue, etc. mais désigne une logique non moins contraignante que celle de tel ou tel « objet » : la logique du sujet. Rappelons également que sujets désigne ici des entités parfaitement objectivables — une œuvre musicale comme une théorie mathématique sont objectivées — et nullement des fantômes ou de purs esprits volatiles (il est ainsi d’essence d’un sujet d’être un corps. . .). Sur tous ces points, voir la théorie philosophique du sujet d’Alain Badiou. 61. « dialectiques », aurait dit A. Lautman. 30 François Nicolas Philosophie spontanée On l’aura compris : la philosophie susceptible d’accompagner en pensée cette manière de faire est celle qui donne droit : • d’une part à la science comme pensée, et non comme jeu de langage, bien-dire, ou technique de manipulation des étants ; • d’autre part à l’art également comme pensée, pensée autonome, donc non normée par la science 62 ; • ensuite à la philosophie comme réfléchissant, pour son compte propre 63 , les contemporanéités éventuelles entre pensées essentiellement hétérogènes ; • enfin à la pensée comme travail visant à faire émerger telle ou telle figure de vérité accompagnée des indispensables nouveaux énoncés que cette procédure suscite. Un petit bouquet de citations pour indiquer où trouver de telles philosophies. Gaston Bachelard 64 • « On ne peut parler les mathématiques sans les comprendre mathématiquement 65 . » • « Il faut rompre avec ce poncif cher aux philosophes sceptiques qui ne veulent voir dans les mathématiques qu’un langage. Au contraire la mathématique est une pensée 66 . » • « Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on en dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique 67 . » • « L’esprit peut changer de métaphysique ; il ne peut se passer de métaphysique 68 . » • « Toute expérience sur la réalité déjà informée par la science est en même temps une expérience sur la pensée scientifique 69 . » Albert Lautman • « Il ne suffit pas de poser la dualité du sensible et de l’intelligible ; il faut encore expliquer [. . .] la genèse du sensible à partir de l’intelligible. Or les mathématiques 62. Il s’agit ici de se battre, comme toujours, sur deux fronts : contre le romantisme réduisant la pensée à sa modalité artistique et contre le positivisme réduisant symétriquement la pensée à sa modalité scientifique. 63. Essentiellement celui des concepts de vérité et de sujet. . . 64. Charles Alunni a régulièrement rehaussé dans mamuphi l’actualité inentamée de cette philosophie, comme le montre sa contribution incluse dans ce volume. 65. L’activité rationaliste de la physique contemporaine, P.U.F, 1951, Collection 10|18. De même, on ne peut dire la musique sans la comprendre musicalement. . . 66. Ibid., p. 42. De même, à nouveau, pour la musique. . . 67. La formation de l’esprit scientifique, éditions Vrin, 1937, p. 14. 68. La philosophie du non, P.U.F, 1940, p. 13. Contre le positivisme, encore et toujours. . . 69. Le rationalisme appliqué, P.U.F, 1949, p. 54. Tout aussi bien : toute expérience sur la réalité déjà informée par la musique est en même temps une expérience sur la pensée musicale. 31 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques • • • • fournissent justement, dans certains cas, des exemples remarquables de détermination de la matière à partir de la forme 70 . » « Que l’expérience mathématique soit la condition sine qua non de la pensée mathématique, cela est certain 71 . » « Les mathématiques appartiennent bien au domaine de l’action 72 . » « La raison des rapports de la dialectique et des mathématiques réside dans le fait que les problèmes de la dialectique sont concevables et formulables indépendamment des mathématiques, mais que toute ébauche de solution apportée à ces problèmes s’appuie nécessairement sur quelque exemple mathématique destiné à supporter de façon concrète la liaison dialectique étudiée 73 . » « La véritable logique n’est pas a priori par rapport aux mathématiques mais il faut à la logique une mathématique pour exister 74 . » Jean Cavaillès • « L’activité des mathématiciens est une activité expérimentale 75 . » • « C’est d’une épistémologie naı̈ve que faire naı̂tre les objets mathématiques par abstraction à partir du réel. En fait, il y a développement autonome d’opérations qui, dès l’origine, sont mathématiques 76 . » • « L’activité des mathématiciens est une activité expérimentale. Par expérience, j’entends un système de gestes, régi par une règle et soumis à des conditions indépendantes de ces gestes 77 . » • « La résolution d’un problème possède tous les caractères d’une expérience : construction soumise à la sanction d’un échec possible, mais accomplie conformément à une règle 78 . » Alain Badiou 79 • « Loin d’indiquer un dehors de la pensée formelle, la théorie des modèles règle une dimension de l’immanence pratique des sciences, de reproduction des conditions de production 80 . » 70. Débat avec J. Cavaillès du 4 février 1939 (voir Jean Cavaillès, Œuvres complètes de philosophie des sciences, Hermann, 1994, p. 607). 71. ibid. p. 630. 72. ibid. p. 630. 73. ibid., p. 606. 74. Les mathématiques, les idées et le réel physique, Vrin, 2006, p. 148. Ce point est aujourd’hui capital : depuis la fin du XXe siècle, les rapports mathématiques/logique, qui marchaient sur la tête depuis le néo-positivisme et le logicisme, se sont remis sur leurs pieds mathématiques et c’est la mathématique qui oriente la logique, non plus l’inverse (pour le plus grand bien de la logique mathématisée : voir Jean-Yves Girard). 75. Débat avec A. Lautman du 4 février 1939 (voir Jean Cavaillès, Œuvres complètes de philosophie des sciences, op. cit., p. 601). 76. « Du collectif au pari » (1939) (voir Jean Cavaillès, Œuvres complètes de philosophie des sciences, op. cit., p. 642). 77. Débat avec A. Lautman, op. cit., p. 601. 78. Débat avec A. Lautman, op. cit., p. 594. 79. En nous limitant ici à son premier livre de philosophie, Le concept de modèle, Maspéro, 1969. 80. A. Badiou, Le concept de modèle, op. cit., p. 127. 32 François Nicolas • « Le concept de modèle ne désigne pas un dehors à formaliser mais un matériau mathématique à éprouver 81 . » • « Les systèmes formels sont le temps expérimental, l’enchaı̂nement matériel de la preuve, après celui, conceptuel, des démonstrations 82 . » • « Toutes les sciences sont expérimentales 83 . » • « Modèle désigne l’articulation conceptuelle, pour autant qu’on la rapporte à un dispositif expérimental particulier : un système formel 84 . » POSTLUDE Récapitulation Récapitulons les traits distinctifs de nos trois manières mamuphi de théoriser la musique avec les mathématiques. 81. 82. 83. 84. Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., p. p. p. p. 133. 125. 137. 137. 33 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Des rapports entre ces trois théorisations Même si chacun aura compris où vont les préférences personnelles de l’auteur (musicien) de cet article, il est clair cependant que chaque orientation ici distinguée dispose de sa propre cohérence et qu’il n’existe pas de position en surplomb 85 qui autoriserait de hiérarchiser nos trois théorisations. Le tableau précédent indique cependant que le 3 de nos orientations peut se décompter, de trois manières, en 2+1. Complémentarités mathématiciens/musicologues D’abord positions mathématicienne et musicologique s’y présentent comme duales et/ou complémentaires. C’est bien ce qui autorise une nouvelle manière, cette fois mixte, de théoriser la musique avec les mathématiques, manière qui enchaı̂ne mathématisation puis application 86 : Connivences mathématiciens/musiciens On peut ensuite relever qu’orientations mathématicienne et musicienne suscitent de plus étroites connivences entre pensées en intériorité que n’en provoque une pratique musicologique de la modélisation fortement technicisée, privilégiant la puissance de calcul des mathématiques et extériorisant la dimension « objective » de la musique. Confrontations musiciens/musicologues Enfin, théoricités musicologiques et musiciennes se rencontrent autour des partitions musicales puisqu’elles y accordent la même attention directe. Ceci entretiendra entre elles ce qu’on appellera ici, d’un doux euphémisme, une saine émulation. . . 85. La philosophie ne relève pas davantage d’un point de vue de Sirius. . . 86. Cette manière est très immédiatement à l’œuvre dans mamuphi s’il est vrai, d’un côté que les ouvrages de Mazzola, se souciant d’implémenter informatiquement sa théorie, mettent l’accent sur les retombées computationnelles de sa théorie mathématique et, d’un autre côté, que les travaux musicologiques d’Andreatta s’enracinent étroitement dans la théorie mazzolienne de la musique. 34 François Nicolas Géométrie générale L’expérimentation musicienne étant « orthogonale » à la complémentarité des théories mathématique et musicologique tout autant que la modélisation musicologique l’est aux connivences entre pensées en intériorité (mathématicienne et musicienne) et que la mathématisation l’est aux confrontations musiciens/musicologues en matière de partitions, la géométrie mamuphi qui procède de ces rapports pourra être ainsi figurée : Un hexagone Instruit des propriétés de « l’hexagone des oppositions 87 », il est facile de reconnaı̂tre ci-dessus un triangle de contraires (c’est-à-dire uni par la négation intuitionniste) qu’il est alors loisible de compléter d’un triangle de sub-contraires (uni par la négation paraconsistante) en sorte de composer l’hexagone complet que voici où les couples contradictoires sont ceux de l’expérimentation et de l’informatisation, de l’application et de la conceptualisation, de la mathématisation et de la composition (musicale). On appellera donc cette figure l’hexagone des oppositions dynamisant mamuphi. 87. Voir l’exposé mamuphi de Jean-Vyes Beziau le 5 novembre 2011. . . 35 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Intersubjectivités ? On a mis ici l’accent sur la dimension subjective du travail de théorisation. C’est elle qui a présidé à la différenciation des trois manières. C’est elle qui légitime l’examen symptomal et non pas systématique des trois théories particulières convoquées comme exemples. On pourrait alors accentuer ce trait de la manière suivante : une théorie mathématique peut être conçue comme ce qui tient lieu de sujet mathématique, de même qu’une œuvre musicale peut être conçue comme ce qui tient lieu de sujet musical. C’est là très exactement la thèse philosophique d’Alain Badiou à laquelle je me rallie : le véritable sujet en mathématique n’est pas plus le mathématicien qu’il n’est en musique le 36 François Nicolas musicien 88 . Le mathématicien, comme le musicien, n’est qu’un individu venant prêter un temps — le temps où il travaille — son corps physiologique au corps subjectivé de la théorie ou de l’œuvre 89 . Si donc « théorie » désigne le sujet mathématique, et « œuvre » le sujet musical, on voit que le projet de théoriser mathématiquement l’œuvre musicale reviendrait à créer l’espace original d’une véritable inter-subjectivité : théorie mathématique œuvre musicale ≡ sujet mathématique sujet musical Comme indiqué au début de ce texte, le programme mamuphi n’est pas exactement celui-là : il ne s’y agit pas de « théoriser mathématiquement l’œuvre musicale » mais de « théoriser la musique avec les mathématiques ». L’écart est notable. Il l’est cependant moins dans la seconde manière ici intitulée « mathématisation », et plus encore, comme on pourra le voir en annexe, dans sa modalité mazzolienne : c’est en effet très exactement au point d’une intersubjectivité impensée que Mazzola convoque le mythe d’une « adjonction » réduisant la fracture entre deux discursivités hétéronomes (mathématique et musical) et pointant vers un méta-monde réconcilié. . . Y aurait-il alors moyen de penser — non mythologiquement — une véritable intersubjectivité entre mathématiques et musique ? À bien y regarder, ce point est débattu depuis le début de mamuphi, en particulier sous la forme de cette interrogation : que vient faire la philosophie en cette affaire 90 ? Peut-on relier directement mathématiques et musique ou faut-il nécessairement en passer par la philosophie ? Les manières « application » et « mathématisation » soutiennent une telle possibilité directe. La manière « expérimentation » est déjà plus réservée. Mais comme on l’a vu, dans aucun de ces trois cas il ne s’agit à proprement parler de relier directement une théorie mathématique et une œuvre musicale : • dans l’application, la théorie mathématique n’est pas traitée comme telle mais seulement comme dispensatrice de résultats, c’est-à-dire de savoirs objectivés ; • dans la mathématisation, c’est l’œuvre musicale qui n’est plus traitée comme telle ; la musique n’est pas saisie comme projet subjectif à l’œuvre mais comme réseau structurel de notions dégagées par la musicologie ; • enfin dans l’expérimentation, il s’agit, on l’a vu, de mathèmes plus que de théories mathématiques proprement dites, et d’énoncés sur les œuvres plutôt que directement de ces œuvres. Bref, l’espace de travail mamuphi, s’il touche bien aux rapports intersubjectifs 91 entre mathématiciens, musiciens et musicologues n’est pas pour autant l’exploration d’une intersubjectivité véritable entre sujet mathématique (théorie) et sujet musical (œuvre). ∗ 88. bien sûr si l’on veut bien donner à ce mot de « sujet » non pas un sens psychologique archaı̈que (l’individu) mais une acception conceptuelle contemporaine. 89. On se reportera ici à la théorie du corps subjectivé dans Logiques des mondes de Badiou. 90. On se reportera pour ce faire à ma communication dans le volume Penser la musique avec les mathématiques ?, Actes du séminaire mamuphi 2000-2001, Collection « Musique/Sciences », éditions Ircam-Delatour France, 2006. 91. D’une subjectivité à un sujet, il y a un écart, que Lacan fait pressentir par sa distinction subjectivation / procès subjectif : un sujet est un procès plus encore qu’un moment de subjectivation. C’est aussi pour cela qu’en mathématique, le sujet est identifiable comme procès d’une théorie, et en musique comme procès d’une œuvre ou, mieux, d’un ensemble d’opus (L’Œuvre). 37 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Je terminerai en ce point ce petit bilan mamuphi sur une thèse : de tels rapports directs ne sauraient à mon sens exister car il n’y a rigoureusement aucune possibilité qu’une théorie mathématique rencontre une œuvre musicale (ou même s’y frotte), et bien sûr vice versa. Seule la philosophie peut tenter d’examiner leur contemporanéité éventuelle 92 . Seule une prise en compte de la philosophie pour elle-même dans le cadre général d’un nouage mamuphi permettrait d’éclairer autrement le projet de théoriser la musique avec les mathématiques et, sans doute, de compléter la typologie ici esquissée 93 . On comprendra que cette conclusion vaut appel à contribution des philosophes, pour la suite d’un working mamuphi . . . ANNEXES Annexe 1 : Le mythe pythagoricien d’une « mathémusique » Si, comme on l’a vu, le travail de Guerino Mazzola est exemplaire de cette mathématisation contemporaine de la musique qui reprend, dans un tout autre contexte mathématique, le flambeau d’Euler, d’un autre côté ce travail assortit cette mathématisation de tout autres considérations qui tendent cette fois à constituer ce que j’appellerai le mythe pythagoricien d’une « mathémusique ». On peut en effet relever dans le travail de Mazzola quatre particularités qui supplémentent la mathématisation précédemment examinée : 1. d’abord Mazzola complète sa mathématisation avec différentes applications ; ce geste, nouant nos deux premières manières de théoriser la musique (mathématisation ⊗ application), ne pose pas en soi de problème particulier ; 2. une orientation particulière se dessine cependant quand Mazzola minore le basculement des subjectivités (mathématicienne/musicologique) à l’œuvre dans ces deux manières de théoriser la musique pour promouvoir une continuité du geste global ainsi généré (ce qui va prendre la forme technique d’une thèse implicite qu’on dira celle des voisinages induits) ; 3. Mazzola surdétermine ensuite cette continuité supposée du geste mathématisation ⊗ application en convoquant une complémentarité supposée des pensées mathématique et musicale (cela prendra la forme technique d’une thèse explicite d’adjonction) ; 4. Mazzola soutient enfin que cette complémentarité est constitutive d’une sorte de méta-monde, d’un « univers » réunifiant les divers mondes de la mathématique et de la musique, Cosmos réconcilié qu’on propose ici, à la suite de Moreno Andreatta, de nommer mathémusique 94 . 92. C’est même là, selon Badiou, ce qui délimite son travail spécifique : selon quelle acception proprement philosophique du sujet, des sujets hétéronomes peuvent-ils être philosophiquement dits contemporains ? 93. Précisons que ce texte se veut bilan non de la totalité du séminaire mamuphi, mais seulement de son travail en matière de théorie musicale. Comme l’annexe 2 le rappelle, la moitié des interventions mamuphi (très exactement 35 sur 64) ont porté séparément d’un côté sur les mathématiques (25) et d’un autre sur la philosophie (10). C’est dire que les raisonances mamuphi ont encore de quoi s’entretenir. 94. Petite précision généalogique : c’est Moreno Andreatta, mathématicien et proche collaborateur de Guerino Mazzola, animateur par ailleurs du séminaire MaMuX (Ircam) — voir annexe 2 —, qui a 38 François Nicolas Soit le processus suivant, dont on va voir qu’il relève proprement d’une mythologie contemporaine, plus exactement de la réactivation/résurrection moderniste d’un mythe pythagoricien : nœud mathématisation ⊗ application ⇒ continuité du geste ⊕ complémentarité d’une adjonction ⇒ réconciliation des mondes dans un Cosmos mathémusical 1. Nœud mathématisation ⊗ application Mazzola complète d’abord sa mathématisation par des applications spécifiques, dont la méthode est conforme aux orientations présentées dans notre première partie 95 . C’est par exemple le cas • pour sa théorie de l’interprétation 96 , • pour sa théorie de la gestuelle de la main du pianiste 97 . Le nouage d’une mathématisation et d’une application génère alors le diagramme suivant : Le point singulier, subjectivement significatif, est que Mazzola s’autorise de ce nouage pour progressivement interpréter ce diagramme selon le schème implicite suivant : introduit le concept de « dynamique mathémusicale » (dès 1997) et qui en est aujourd’hui le principal promoteur. Même si Mazzola n’en fait pas son emblème, ce signifiant me semble nommer adéquatement « l’univers complet et cohérent » figurant à l’horizon du « projet cohérent d’une réunion des deux perspectives [mathématique et musicale] dans un tout plus complet » (Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., p. 173). 95. Thomas Noll (exposé mamuphi du 12 janvier 2008) procède de même, en remarquant ceci : “The present approach can be viewed as an attempt to mathematize a music-theoretical domain [. . .]. It is conceived as a mathematical music theory in the double sense : - a music theory, which is expressed mathematically and - a mathematical theory which is applied to music theory. As a condition for a successful accomplishment of this project I consider the capacity to integrate valuable music-theoretical knowledge and to assist music analysis.” On retrouve ici explicitement la dualité d’une théorie musicologique mathématisée [music theory expressed mathematically] destinée à enrichir la connaissance mathématique, et d’une théorie mathématique appliquée à la musicologie [mathematical theory applied to music theory] destinée cette fois à assister cette dernière. Le point symptômal de cette disposition subjective globale tient alors à la fusion du « deux » [double sense] en un seul signifiant « théorie mathématique de la musique » [mathematical music theory] là où une analytique minutieuse du propos mathématiquement soutenu par T. Noll maintiendrait la ligne de partage, le hiatus non effaçable entre les deux versants (mathématisation | application), et donnerait figure de synthèse disjonctive (plutôt que conjonctive ou connective — voir les trois synthèses de Deleuze. . .) à cette dualité. . . 96. partie IV de l’ouvrage La vérité du beau dans la musique, op. cit. 97. ibid., partie V. 39 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Voyons comment. 2. Continuité d’un geste (ou thèse des voisinages induits) Mazzola plaide d’abord que la mathématisation ainsi complétée d’applications ad hoc devrait intéresser le musicologue (et pas seulement le mathématicien) puisqu’elle est ainsi rendue susceptible d’élargir les savoirs sur la musique. Pour valider ce point de vue, Mazzola va argumenter que le passage par la théorie mathématique permet de composer de véritables voisinages musicaux (d’ajouter, par exemple, à la Hammerklavier, op. 106, de Beethoven une œuvre qui lui serait apparentée : L’essence du Bleu, op. 3 de Mazzola 98 ). Voici en effet son schéma 99 , suivi de sa redisposition conforme à notre manière de diagrammatiser : soit 98. Mazzola répètera le même geste lors du séminaire MaMuX du 15 décembre 2007 (Ircam) en « variant » cette fois Structures Ia de Boulez. 99. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., p. 31. 40 François Nicolas La dynamique est la suivante : 1. formaliser l’œuvre musicale x en une formulation mathématique α = M(x) ; 2. varier mathématiquement α : α� = v(α) ∈ U (voisinage mathématico-formel produit par la variation mathématico-formelle v) ; 3. interpréter α� en une nouvelle entité musicale x� = M−1 (α� ) avec x� ∈ M−1 (U ) = G(U ). La thèse — qu’on nommera « thèse des voisinages induits » — consiste à poser que le « voisinage » de x (ici nommé « fibre créatrice » et figuré par un ovoı̈de vertical de même forme et de même couleur que U ) auquel x� appartient (au simple titre du fait que α� est mathématiquement voisin de α) pourrait être considéré comme un voisinage proprement musical ; autrement dit, x� pourrait être considéré comme une variation musicale de x puisque α� est une variation mathématique de α. Ce qui s’inscrit ainsi : M−1 ◦ v ◦ M(x) = Voisinage musical de x Selon cette thèse — restant implicite chez Mazzola — une variation mathématique v génératrice d’un voisinage mathématique U induirait une variation musicale x → x� interne à un voisinage musical M−1 (U ) 100 . Remarque En vérité, cette thèse pourrait prendre plus naturellement la forme d’une commutativité si l’on remarque que la flèche M−1 ne saurait avoir, dans cet exemple, un statut de fonction inverse : M−1 est multiforme au sens où de nombreuses pièces musicales xn sont susceptibles de répondre à la même formalisation α� . En vérité x� = M−1 (α� ) veut simplement dire α� = M(x� ), et l’on a donc en vérité le diagramme suivant : D’où la question : existe-t-il une transformation musicale « var » telle que 1. x� = var(x) [s’entend : x� varie musicalement x] ; 2. le diagramme suivant commute : M ◦ var = v ◦ M 100. De même, une déduction mathématique vaudrait développement musical. . . 41 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Notons que Mazzola ne pose pas la question du voisinage induit sous cette forme d’une commutativité des variations mathématique (v) et musicale (var), mais sous celle d’une fibre créatrice G(U ) dans laquelle le lien entre x et x� n’est pas précisé. Le point reste cependant de savoir si le G(U ) ainsi construit constitue ou non un voisinage musical de x (ce que le graphisme suggère), si la topologie induite sur l’espace des opus par ce geste M−1 ◦ v ◦ M correspond donc bien à la topologie proprement musicale des opus, bref si x� (L’Essence du Bleu, op. 3 de Mazzola) est musicalement voisin de x (la Hammerklavier, op. 106 de Beethoven). Or il est manifeste, pour un musicien, que L’Essence du Bleu ne saurait être comprise comme une variation musicale pertinente de la Hammerklavier. Qu’il suffise, pour en attester, de rapprocher dans ces deux « sonates » le même enchaı̂nement : entre la fin de l’exposition et le début du développement (voir exemple à la page suivante). Au total, Mazzola suggère qu’il y aurait une forme de transitivité entre mathématiques et musique, une transitivité des voisinages, donc des topologies, transitivité qui n’est qu’une étape dans la constitution d’un horizon mathémusical 101 . 3. Complémentarité mathématiques-musique (ou thèse de l’adjonction) Ce geste constitutif d’une transitivité n’a pas un statut purement local dans la théorie de Mazzola. Outre le fait qu’il occupe un chapitre entier de son dernier livre, outre le fait qu’il le réitère ensuite sur Structures Ia de Boulez, ce geste tend à consolider une thèse que l’on trouve cette fois explicitement sous la plume de Mazzola 102 , thèse d’une pure et simple adjonction entre musique et mathématiques. Je le cite : • « Tandis que l’activité du mathématicien crée la mise en formule de gestes, celle du musicien crée la mise en gestes de formules. Ces compétences sont parfaitement complémentaires, ce que nous représentons par un diagramme montrant l’association des processus. musique ✲ formules ✛ gestes mathématique Mathématiquement parlant on a ici la situation d’une adjonction de foncteurs 103 . » 101. Le fossé mathématiques|musique est progressivement réduit selon les étapes suivantes : mathématiques|musique �→ mathématiques & musique ⇒ mathématiques-musique → mathémusique ! 102. Thèse réitérée, très exactement en ouverture et en clôture de son livre, comme pour mieux indiquer qu’elle enchâsse toute sa trajectoire et qu’elle indexe son intension profonde. 103. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., p. 5. 42 François Nicolas • « Nous avons donné [de la tension profonde entre l’action du faire et la pensée du fait] une très courte description au cours du chapitre introductif, par un diagramme “d’adjonction” de processus. Ces deux partenaires adjoints ne sont pas, dans les modèles présents, unifiés, mais définissent les limites d’un dynamisme musico-mathématique de nature “ping-pong”, un système commutatif riche, bien sûr, mais pas encore une cohabitation de deux aspects partiels d’un univers complet et cohérent 104 . » 104. Ibid., p. 173. 43 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Cet « univers complet et cohérent 105 », Mazzola l’appelle bien sûr de ses vœux, moyennant « l’abolition de l’amour-haine entre la science et l’art 106 », et la promotion d’« un esprit singulier de communication mathémusicienne 107 ». Remarque On remarquera que Mazzola conçoit ici « musique » et « mathématiques » comme foncteurs et non plus comme catégories ou topos. . . Il y aurait alors lieu d’interroger la manière dont les agrégats fortement hétérogènes de formules à la fois mathématiques et musicales d’un côté, de gestes à la fois mathématiques et musicaux de l’autre, sont susceptibles de constituer des catégories en sorte que les deux foncteurs ici désignés « musique » et « mathématiques » puissent être adjoints. En vérité, ces énoncés suggérant l’adjonction participent déjà du mythe que Mazzola entreprend d’édifier en sorte de réduire un abyme qu’il juge problématique entre mathématiques et musique. 4. La réduction mythologique de la séparation mathématiques|musique Il me semble en effet requis d’interpréter l’ensemble de cette « cause » mazzolienne comme une véritable cause mythologique, au sens très précis que Claude Lévi-Strauss nous a appris à entendre dans le mythologique (ou logique des mythes), soit l’idée suivante : la logique mythique consiste, face à une opposition radicale, d’entreprendre de la réduire (comme on réduit chirurgicalement une fracture) par construction de deux nouveaux termes plus rapprochés que les termes initialement opposés. Claude Lévi-Strauss nous fournit le mathème de cette réduction mythologique dans sa « formule canonique du mythe 108 » : X(a) Y (b) �→ X(b) A−1 (y) Soit l’idée suivante : face à l’opposition entre le terme a portant la valeur X et le terme b portant la valeur Y , le mythe va lui substituer l’opposition réduite du terme b assumant désormais la valeur X et d’un nouvel acteur y (substantivant l’ancienne valeur Y ) portant une nouvelle valeur A−1 (dérivée de l’acteur a inversé). Le mythe que Mazzola nous instruit tout au long de son dernier La vérité du beau en musique, en complément de sa mathématisation par ailleurs incomparable, est ainsi formalisable selon le mathème suivant : Vérité (de la mathématique) Beauté (de la musique) �→ Vérité (de la musique) Informatisation (du beau) 105. Comment ne pas voir, en ce recollement d’un univers malencontreusement partagé en deux parties « complémentaires », une variation du mythe d’Aristophane (Platon, Le Banquet) où l’humanité, partagée par Zeus en deux moitiés emboı̂tables hommes/femmes, ne cesse de rêver d’un retour à son union originelle. On suppute que pour Mazzola la musique occupe ici la position-femme et la mathématique la position-homme (d’où la dualité entre l’hystérie du geste musicien et l’obsession de la lettre informatique. . .). 106. G. Mazzola, La vérité du beau dans la musique, op. cit., p. 174. 107. Ibid., p. xv. 108. Cf. « La structure des mythes » dans Anthropologie structurale, Pion, 1955, p. 252-253 ; puis La potière jalouse, Pion, 1985 (p. 78. . ., p. 207. . .), Histoire de lynx, Pocket, 1991. Pour la mathématique de la chose, voir Lucien Scubla, Lire Lévi-Strauss, Odile Jacob, 1998. 44 François Nicolas Ce qui se dira ainsi : la contradiction que Mazzola ressent comme insupportable entre la musique porteuse de « beauté » et la mathématique porteuse de « vérité » sera mythologiquement réduite en lui substituant le nouveau couple, plus apaisé, formé d’un côté par une musique désormais capable de vérité (« la vérité du beau en musique ») et d’un autre côté par un beau susceptible désormais d’informatisation (entendue comme calcul déposé par une pensée mathématique évaporée) : voir dans ce livre le cortège des logiciels — Presto, Rubato, etc. — calculant la beauté des interprétations musicales. . . 109 ∗ Que la production mythologique d’un tel méta-monde mathémusical puisse se nourrir ainsi de la pratique mathématique la plus précise et la plus actuelle 110 ne doit pas nous étonner : elle est ici clairement au principe de la réduction d’une fracture subjective chez son auteur, entre la figure du mathématicien nourri d’informatique théorique et celle du musicien improvisateur nourri de Cecil Taylor 111 . 109. L’exposé du 15 décembre 2007 nous a fourni une autre version du même mythe de la « mathémusique » selon la variation suivante (comme Lévi-Strauss nous l’a appris, un mythe est l’ensemble de ses variantes. . .) : Création (de l’analyse musicale) Création (de la mathématique) �→ Valeur musicalement synthétique (d’une opération non rigoureuse) Rigueur (de la mathématique) l’« algèbre de Boulez » mathématiquement inventée Qualité musicale globale de la pièce « variant » librement Structures Ia = 110. Quitte, pour ce faire, à remettre explicitement (p. 19) ses pas dans ceux du mythe pythagoricien originel, mythe qui a pourtant fait le plus grand mal aux théories mathématisées de la musique, au point même que le grand Euler a eu, en son temps, le courage de donner raison aux musiciens partisans d’Aristoxène contre les mathématiciens partisans de Pythagore qui prétendaient continuer de dicter leurs lois numériques à une musique qui s’en était émancipée. . . depuis le XIIIe siècle (voir l’histoire de la tierce harmonique). 111. Faut-il préciser combien cette logique mythologique est sourdement à l’œuvre tout au long du livre de Mazzola, à travers les convocations surprenantes d’un « Big Bang » tout azimuts, d’un « Principe anthropique » circulant de la cosmologie jusque dans le contrepoint, sans oublier cet attachement incorrigible au mythe moderniste d’un Boulez mathémusicien « s’appuyant sur les mathématiques pour développer [son] travail artistique » (p. 174). Pour une démythification de ce dernier point par son auteur même, voir mon entretien avec Pierre Boulez le 4 mars 2005 à l’Ens : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=609 www.entretemps.asso.fr/Boulez/visite 45 De trois manières de théoriser la musique avec les mathématiques Annexe 2 : Mamuphi Petite chronologie mamuphi • Décembre 1999 : Forum Diderot « Mathématique et musique » de la SME 112 • 2000-2001 : Première année du séminaire mamuphi (à l’Ircam) 113 et — à partir de l’automne 2001 — Séminaire MaMuX (à l’Ircam) [dir. C. Agon, M. Andreatta] • À partir de l’automne 2004 : Reprise du séminaire mamuphi, à l’Ens [dir. C. Alunni, M. Andreatta, F. Nicolas] • À partir de l’automne 2006 : École mathématique pour musiciens et autres non-mathématiciens [Y. André, P. Cartier] • À partir de l’automne 2009 : Cours de mathématiques « Catégories et structures » [R. Guitart] • À partir de l’automne 2010 : École musicale pour philosophes et autres nonmusiciens [dir. A. Bonnet, F. Nicolas] Les interventions du séminaire mamuphi durant la période 2005-2011 112. Société européenne de mathématique. Forum organisé simultanément à Lisbonne, Paris et Vienne. Le forum parisien se tient à l’Ircam autour du thème « Logique mathématique et logique musicale au XXe siècle ». Voir Mathematics and Music. A Diderot Mathematical Forum, G. Assayag, H. G. Feichtinger, J.-F. Rodrigues (eds.), Springer, 2002. 113. Voir Penser la musique avec les mathématiques ?, op. cit. 46 François Nicolas 47 RAI SONANCES MAMUPHIQUES Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine : la filiation Babbitt/Lewin 1 Moreno Andreatta Equipe Représentations Musicales IRCAM / CNRS / UPMC Résumé. Nous présentons quelques aspects théoriques et métathéoriques de la tradition américaine — du sérialisme intégral de Milton Babbitt aux réseaux transformationnels d’Henry Klumpenhouwer — en essayant d’en discuter les hypothèses épistémologiques sous-jacentes et les implications philosophiques qui dérivent d’une telle démarche, aussi bien pour la théorie que pour l’analyse musicale. Le positivisme logique du Cercle de Vienne a eu historiquement une influence directe dans l’émergence d’un paradigme mathématique en théorie de la musique aux Etats-Unis, comme le confirme une analyse comparée des principes de bases des deux courants de pensée. Cependant, la réflexion théorique de Milton Babbitt ainsi que la démarche transformationnelle de David Lewin dépassent, à notre avis, largement le paradigme langagier qui sous-tend le néopositivisme et engagent d’autres formes de relations entre la musique et les mathématiques. Pour cela, nous allons nous appuyer, tout d’abord, sur la dualité entre l’ objectal et l’ opératoire à la base, selon l’épistémologue français Gilles-Gaston Granger, de tout concept philosophique. Deux exemples de cette dualité nous semblent particulièrement pertinents pour la tradition américaine : la notion de Twelve-Tone System chez Babbitt et celle de Generalized Interval System chez Lewin. Nous esquisserons en conclusion les principes de base d’une interprétation de l’analyse transformationnelle et, en particulier, des réseaux de Klumpenhouwer ( K-nets) à l’aide de la théorie (mathématique) des catégories ainsi que les conséquences théoriques et philosophiques d’une telle formalisation. *** 1. Ce texte est une version remaniée de l’intervention de l’auteur au Séminaire Mathématiques/Musique & Philosophie (18 novembre 2006) qui intègre des éléments issus des nombreuses discussions qui ont marquées les trois saisons du séminaire, ainsi que des publications ayant vu le jour entretemps. Un enregistrement vidéo de l’intervention est disponible sur le site de la diffusion des savoirs de l’ENS ( http://www.diffusion.ens.fr/). Nous remercions Fançois Nicolas pour nous avoir poussé à mieux préciser notre position vis-à-vis du positivisme logique, dont le rôle joué dans les théories mathématiques de la musique n’a pas encore été entièrement élucidé. Nous tenons à remercier tout particulièrement Pierre de Chambure pour nous avoir guidé, avec ses conseils, ses notes de lecture et ses traductions, dans la tentative de répondre à cette question. 51 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... Il y a plusieurs raisons pour essayer de discuter les orientations théoriques et philosophiques sous-jacentes à ce qu’on appelle désormais couramment la « tradition américaine » et qui motivent la réflexion qui nous guide dans cet article. Il y a tout d’abord un intérêt historique, l’histoire de la tradition américaine et ses multiples orientations théoriques n’ayant pas été écrite. À cette perspective historique s’ajoute, tout naturellement, un intérêt épistémologique, dû au fait qu’il y a très peu d’études sur les hypothèses philosophiques qui guident la démarche théorique, analytique et compositionnelle des théoriciens de la tradition américaine. Une analyse des « hypothèses philosophiques » qui ont accompagné l’évolution de la pensée théorique, de Milton Babbitt à David Lewin et jusqu’à nos jours, peut permettre de mieux comprendre la portée et les limites des concepts développés par ce que l’on proposera d’appeler la filiation Babbitt/Lewin. De plus, cette démarche à la fois historique et épistémologique offre également un intérêt « prospectif » car, à partir d’une réflexion sur la (ou les) philosophie(s) ayant eu une influence directe sur la démarche des théoriciens de la musique des années 1960, on pourra, peut-être, essayer de donner une réponse à une interrogation qui reste ouverte, à savoir 2 « Quelle philosophie pour la (une) théorie (mathématique) de la musique d’aujourd’hui ? » Plus particulièrement, nous sommes intéressés par la question suivante : « Quelle orientation philosophique sous-tend la tradition américaine ainsi que les approches théoriques et analytiques s’inscrivant dans la filiation de la réflexion de Milton Babbitt sur le système dodécaphonique ou de David Lewin sur le système d’intervalles généralisés ou dans d’autres démarches, comme l’approche catégorielle en théorie mathématique de la musique (Mazzola, 2002) permettant, notamment, de généraliser certains concepts et constructions de la tradition américaine ? » Autrement dit, y a-t-il une « philosophie spontanée » à l’exception du positivisme logique 3 dans la tradition américaine et les approches catégorielles proposées parallèlement en Europe en théorie mathématique de la musique ? Ce sont des questions qui resteront ouvertes mais dont on essaiera de montrer la richesse pour la réflexion philosophique contemporaine sur le rapport entre mathématique et musique en discutant, tout d’abord, l’influence de la philosophie analytique et du positivisme logique aux débuts de la formalisation mathématique de la musique chez les théoriciens de la tradition américaine pour, par la suite, pointer les limites d’une telle réduction en proposant une possible lecture philosophique d’une approche algébrique ou catégorielle en musique. Cependant, avant d’avancer des interprétations d’ordre philosophique, commençons par mieux préciser un terme que nous avons employé jusqu’ici de façon informelle, celui de « tradition américaine ». 2. Il s’agit, en effet, d’une question cruciale, s’il est vrai que la sixième saison du séminaire mamuphi (2008-2009) s’est articulée précisément autour de cette question. 3. Comme semble le soutenir François Nicolas dans sa double déconstruction de la music theory (Nicolas, 2007a et 2007b). 52 Moreno Andreatta La tradition américaine : les acteurs et les « communautés 4 » Peu d’approches théoriques et analytiques ont joué un rôle aussi central dans la musicologie systématique développée aux Etats-Unis que celles issues des réflexions de Milton Babbitt sur le système dodécaphonique, de la Set Theory d’Allen Forte et de la théorie transformationnelle de David Lewin. Les trois approches relèvent d’une démarche que l’on qualifiera de « set-théorique », ce néologisme englobant à la fois la réflexion autour du sérialisme généralisé de l’école de Princeton (en particulier autour de la revue Perspectives of New Music), de la théorie des ensembles appliquée à l’analyse musicale (autour de la revue Journal of Music Theory à l’université de Yale) et les généralisations de la Set Theory « classique » par David Lewin. On insistera beaucoup sur cette dernière, car elle est à l’origine, comme on verra, d’un véritable « tournant » en analyse musicale 5 . Comme nous l’avons mentionné, la tradition américaine englobe également les théories « diatoniques » et les théories néo-riemanniennes, deux approches théoriques et analytiques dont il est souvent très difficile de distinguer les frontières respectives. Les théories diatoniques, développées initialement à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler « l’école de Buffalo » (par John Clough et ses collègues 6 ), visent à comprendre quelles sont les propriétés structurelles de la gamme diatonique faisant son « unicité » à l’intérieur d’un tempérament donné (tempérament qui ne doit pas nécessairement être égal !). Les théories diatoniques appartiennent, de facto, aux approches « set-théoriques » classiques, comme le montre le fait que John Clough et ses collègues ont utilisé les mêmes techniques décrites par Allen Forte dans son ouvrage théorique de référence (Forte, 1973). À la différence de la théorie diatonique, les approches néo-riemanniennes relèvent, elles, de la démarche transformationnelle inaugurée par David Lewin et « formalisée » sous la forme d’un traité théorique dans l’ouvrage Generalized Musical Intervals and Transformations (Lewin, 1987). 4. Nous utilisons ce terme en analogie avec le concept de « communauté scientifique » chez Thomas Kuhn (1962). C’est une notion qu’on utilise couramment lorsque l’on cherche à retracer l’histoire d’un courant de pensée. Par exemple Ralf Krömer, dans son ouvrage Tool and object. A history and philosophy of Category theory (Birkhäuser, 2007), est confronté au problème de caractériser une communauté, celle des théoriciens des catégories, dont les frontières sont parfois très floues (à cette communauté peuvent appartenir des mathématiciens qui travaillent sur la théorie de l’homologie, sur la topologie ou sur la géométrie algébrique, sur la logique, etc.). De même, les frontières de la communauté des théoriciens de la musique appartenant à la tradition américaine, surtout en ce qui concerne les outils employés et les domaines analytiques visés, sont multiples, allant de l’utilisation des catalogues d’accords pour l’analyse de la musique atonale jusqu’au déploiement d’un arsenal algébrique pour l’analyse de la musique tonale (théories diatoniques et néo-riemanniennes), en passant par la création d’outils « mobiles », susceptibles d’être appliqués aussi bien — comme on le verra — au répertoire tonal ou atonal (réseaux de Klumpenhouwer). D’autres applications musicales des concepts kuhniens de « communauté scientifique », ainsi que celui de « paradigme », ont été discutées par Antonio Lai dans un ouvrage qui montre également les limites du positivisme logique en musique (Lai, 2002). 5. Ce sont C. V. Palisca et I. Bent qui soulignent ce changement paradigmatique dans l’entrée « theory » du New Grove Dictionary Online. 6. À l’héritage de John Clough dans la théorie mathématique de la musique est consacré le troisième numéro du Journal of Mathematics and Music qui propose, également, une nouvelle approche de l’étude du diatonisme, basée sur la transformée de Fourier discrète, un outil que David Lewin avait introduit en théorie de la musique en relation avec le concept de contenu intervallique [interval content]. Voir Lewin (1959). 53 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... Une des caractéristiques majeures de la tradition américaine est l’attention portée à la théorie de la musique [music theory]. Dans une étude sur l’émergence des structures algébriques en musique et musicologie du XXe siècle (Andreatta, 2003), j’avais essayé de suivre, toujours à l’intérieur de la tradition américaine, l’évolution du concept de « théorie musicale » (musical theory) vers celui de music theory en tant que « théorie de la musique » au sens d’une discipline institutionnelle ancrée dans le système universitaire américain. J’aimerais revenir ici sur ces problématiques liées au rôle de catalyseur joué par Milton Babbitt et l’université de Princeton dans la constitution d’une approche théorique de type algébrique en musique. Certains commentateurs ont parlé à ce propos d’un projet « métathéorique » pour indiquer qu’il s’agit d’une démarche théorique en musique prenant comme objet la théorie de la musique en tant que telle. C’est ce premier aspect qu’on va essayer de discuter dans la section suivante. Sur les orientations théoriques (et métathéoriques) de la tradition américaine Dans la préface à l’un des premiers ouvrages consacré à la définition de la théorie de la musique, B. Boretz et E.T. Cone (1972) identifient dans la démarche théorique en composition l’une des nouveautés qui caractérise le XXe siècle par rapport aux siècles passés : L’identification des questions musico-théoriques à celles de l’approche critique de la composition n’est pas, bien sûr, plus particulière au XXe siècle qu’aux compositeurs. Mais l’implication contemporaine particulièrement explicite, particulièrement importante et particulièrement apparente des compositeurs pour la théorie en tant qu’écrivains et constructeurs de système a donné à la relation théoricocompositionnelle une large publicité, ni toujours bienveillante ou même exacte : nous vivons, comme tous les lecteurs des partitions du domaine public le savent, une époque d’ ‘approche théorique de la composition’ [theoretical composition]. Cette démarche théorique dans l’acte compositionnel est l’expression d’une figure qui aura une place de plus en plus centrale dans la musique du XXe siècle, celle du compositeur/théoricien. Le compositeur et théoricien Milton Babbitt est, depuis cette perspective « métathéorique », tout à fait singulier, car il a été le premier à suggérer que La force de tout ‘système musical’ ne reposait pas dans son appréhension en tant que contraintes universelles pour toute musique, mais en tant que constructions théoriques alternatives, enracinées à l’intérieur d’une communauté d’assomptions et de principes empiriques partagés, et validés par la tradition, l’expérience et l’expérimentation. Soulignons que l’expression « système musical », et, en particulier, « système dodécaphonique » chez Babbitt est synonyme de « structure », au sens mathématique du terme 7 . En effet, Babbitt utilise ce terme bien avant la publication des textes de N. Wiener (1948) et L. von Bertalanffy (1950) qui marquent la naissance de la science moderne 7. Cette interprétation diffère donc de la lecture « déstructurante » de la music theory par François Nicolas (2007b), où la structure (musicale !) est considérée comme une étape intermédiaire entre l’axiomatique et le système, dans un parcours logique allant de Schoenberg à la combinatoire. Or, comme 54 Moreno Andreatta des systèmes 8 . En outre, la force de tout système musical réside précisément dans les enjeux théoriques du système, principes de nature empirique dont la validité, comme le soulignent Boretz et Cone, est assurée par l’histoire, l’expérience et l’expérimentation. Il est donc évident que, à la différence d’une compréhension souvent trop réductrice de la tradition américaine de la part des théoriciens et musicologues européens, la Set Theory intègre, du moins à ses débuts, une dimension historique à la composante systématique. Sans essayer de rendre compte ici de façon exhaustive de la pensée théorique et compositionnelle de Milton Babbitt 9 , nous allons nous concentrer sur quelques aspects de l’approche théorique de cette figure centrale de la tradition américaine afin de dégager un premier horizon philosophique marqué par l’influence du positivisme logique. L’héritage du positivisme logique dans la théorie du système dodécaphonique chez Milton Babbitt Dans son travail de thèse dédié à la fonction de la structure ensembliste dans le système dodécaphonique (Babbitt, 1946) 10 , le compositeur pose une définition de la méthode dodécaphonique qui sera utilisée implicitement dans toutes ses propositions théoriques successives (et jouera, en même temps, un rôle majeur dans la constitution de la Set Theory en tant que théorie formelle pour l’analyse de la musique atonale). La méthode dodécaphonique est décrite comme un « système », constitué par un « ensemble d’éléments, de relations entre ces éléments et d’opérations sur ces éléments » (Babbitt 1946/1992, p. viii). N’ayant pas encore les outils algébriques pour rendre compte nous l’avons montré dans Andreatta (2003), c’est en s’appuyant sur la lecture axiomatique du dodécaphonisme par Ernst Krenek (1937/1939), ainsi que sur ses premiers essais de formalisation des techniques de combinatoire essentiellement des hexacordes et des tricordes, que Babbitt aboutit progressivement à la conception du système dodécaphonique comme une « structure » au sens algébrique, dont un « large nombre de conséquences compositionnelles sont dérivables directement de théorèmes de théorie des groupes finis » (Babbitt 1961/1972, p. 8). Le parcours logique serait donc plutôt le suivant : Schoenberg → Krenek → combinatoire (musicale) → axiomatique → système = structure algébrique → composition. 8. Pour une analyse historique et épistémologique de la systémique, voir l’étude de Jean-Louis Le Moigne dans Andreewsky et al. (1991). Cependant, au-delà des différences théoriques profondes entre l’approche systémique au dodécaphonisme par Babbitt et la General System Theory, dues à l’influence indéniable du positivisme logique dans l’approche du compositeur américain, nous aimerions suggérer dans cet article l’hypothèse selon laquelle d’un point de vue épistémologique la tradition set-théorique américaine est finalement plus proche du constructivisme de la systémique plutôt que du logicisme du Cercle de Vienne. 9. Pour les aspects théoriques de la démarche algébrique de Babbitt, et son héritage dans la tradition set-théorique américaine, nous renvoyons le lecteur à notre thèse de doctorat (Andreatta, 2003). Le problème de l’articulation entre pensée théorique et processus compositionnel chez Milton Babbitt, ainsi que chez d’autres compositeurs/théoriciens (en particulier Iannis Xenakis) a été traité par Stéphan Schaub dans une séance plus récente du Séminaire mamuphi (5 avril 2008) et a fait l’objet de sa thèse de doctorat (Schaub, 2009). 10. La thèse, initialement refusée par le département de musique de l’université de Princeton, a été approuvée presque cinquante ans après, sans aucun changement par rapport au document soumis en 1946. Ce qui a changé, entre-temps, c’est le contexte social et institutionnel dans lequel une recherche sur les rapports entre mathématiques et musique est susceptible d’être acceptée par les deux « communautés », celle des mathématiciens (qui reprochaient à Babbitt une utilisation non suffisamment rigoureuse du formalisme mathématique) et celle des théoriciens de la musique (qui avaient probablement plus de réserves, par rapport aux premiers, dans le fait que la théorie de la musique allait progressivement se mathématiser). 55 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... de la « nature » de ces relations et de ces opérations, Babbitt se limite à avancer l’hypothèse selon laquelle « une vraie mathématisation aurait besoin d’une formulation et d’une présentation dictées par le fait que le système dodécaphonique est un groupe de permutations qui est façonné [shaped] par la structure de ce modèle mathématique » (Babbitt 1946/1992, p. ii). Quelques années après, cette intuition se précise, aussi grâce à ses expériences compositionnelles sur la série généralisée 11 . En effet, « une compréhension de la structuration dodécaphonique des composantes autres que les hauteurs ne peut que passer par une définition correcte et rigoureuse de la nature du système et des opérations qui lui sont associées » (Babbitt 1955). Une fois cernée l’importance des structures algébriques en musique, le compositeur peut affirmer qu’un « large nombre de conséquences compositionnelles sont dérivables directement de théorèmes de théorie des groupes finis » (Babbitt 1961/1972, p. 8). Un exemple de théorème de nature algébrique est le résultat suivant, connu comme le théorème des notes communes : Etant donnée une collection de hauteurs (ou de classes de hauteurs), la multiplicité de l’occurrence de chaque intervalle (un intervalle étant équivalent à son complémentaire, car il n’y a pas de considération d’ordre) détermine le nombre de hauteurs en commun entre la collection originaire et sa transposition de la valeur de cette intervalle 12 . Mais le résultat le plus célèbre est sans doute le théorème de l’hexacorde, que l’on peut énoncer en termes de multiplicité intervallique : Théorème de l’hexacorde. Dans un hexacorde et dans son complémentaire, la multiplicité de l’occurrence de chaque intervalle (un intervalle étant toujours équivalent à son complémentaire) est la même. Dans un ouvrage plus récent, rassemblant les leçons données par Babbitt à l’école de musique de l’université de Wisconsin en 1983, le compositeur offre quelques éléments historiques qui nous permettent de mieux comprendre le contexte social dans lequel un tel résultat a pu être obtenu. C’était la période à laquelle David Lewin allait rejoindre Milton Babbitt, qui enseignait à Princeton et était à l’époque collègue d’Alonzo Church et Kurt Gödel, pour débuter un doctorat en mathématiques sous la direction d’Emil Artin. Cependant, le théorème de l’hexacorde, qui semble avoir occupé les deux théoriciens pendant un certain temps, aurait été démontré, selon Babbitt, d’une façon tout à fait inattendue, grâce à Ralph Fox, un mathématicien travaillant sur la théorie des nœuds. De plus, la démonstration du théorème de l’hexacorde aurait servi comme point de départ 11. Rappelons qu’à l’intérieur de la tradition américaine, et à la différence de la perspective européenne, Milton Babbitt occupe une place centrale dans la naissance du sérialisme intégral. La question des origines du sérialisme intégral mérite, à notre avis, d’être posée à nouveau, car Milton Babbitt aurait pu avoir, effectivement, une influence directe dans la naissance du sérialisme intégral en Europe, notamment grâce à la rencontre avec Olivier Messiaen, en résidence au festival de Tanglewood dans une période à la suite de laquelle le compositeur français aurait conçu la troisième étude de rythmes (le célèbre « Mode de valeurs et d’intensités »). Nous avons suggéré cette hypothèse lors de l’organisation de la première rencontre musicologique franco-américaine « Autour de la Set Theory » (Ircam, 12-13 octobre 2003) et nous renvoyons le lecteur intéressé aux actes du colloque, qui sont désormais disponibles en version bilingue dans la Collection « Musique/Sciences » (Andreatta et al., 2008). Je remercie Georges Bloch et Jean-Claude Risset d’avoir attiré mon attention sur cet aspect peu connu de l’histoire du sérialisme intégral. 12. Babbitt 1961/1972, p. 8. 56 Moreno Andreatta pour donner une démonstration nouvelle d’un célèbre problème de théories des nombres (problème de Waring) 13 . L’influence du positivisme logique chez Milton Babbitt est évidente dans la réflexion du compositeur sur la « structure » et la « fonction » de la théorie de la musique, pour reprendre le titre de l’article consacré à cette question (Babbitt 1965/1972). Dans cet écrit, Babbitt oscille encore entre l’emploi du terme « théorie musicale » [musical theory], « théorie de la musique » [theory of music] et music theory, un terme qu’il introduit à la fin de l’article pour indiquer explicitement la discipline en train de se constituer sur le plan académique. Tout d’abord Babbitt précise la fonction centrale de la « théorie musicale », à savoir celle de rendre possible d’un côté l’étude de la structure des systèmes musicaux [. . .] et la formulation des contraintes de ces systèmes dans une perspective compositionnelle [. . .] mais aussi, comme étape préalable, une terminologie adéquate [. . .] pour rendre possible et établir un modèle qui autorise des énoncés bien déterminés et testables sur les œuvres musicales 14 . Soulignons qu’il ne faut pas confondre un énoncé testable avec un énoncé ou une théorie (un ensemble d’énoncés) « falsifiable » ou « réfutable », au sens de Popper, la notion de falsifiabilité, que Popper introduit dans la Logique de la découverte scientifique (1934) en opposition au critère de vérification du positivisme logique, étant un critère « négatif » de démarcation entre science et non-science et pas, comme le suggère Babbitt dans son texte, une démarche de validation d’un modèle théorique. En outre, Popper n’a probablement pas eu sur la pensée de Babbitt l’influence qu’a pu avoir la lecture et la fréquentation de philosophes tels Rudolf Carnap, Nelson Goodman ou Willard Van Orman Quine. La nécessité, tout d’abord, de créer une « terminologie adéquate » au sein de la théorie de la musique fait écho aux propos de l’auteur de Truth by Convention, quand il affirme que moins une science est avancée, plus sa terminologie tend à reposer sur le présupposé d’une compréhension mutuelle, sans le remettre en cause. Plus de rigueur aidant, des définitions sont introduites, qui remplacent peu à peu cette base. Les relations mises en jeu dans ces définitions acquièrent le statut de principes analytiques ; et ce que l’on considérait auparavant comme une théorie portant sur le monde est réin- 13. Rappelons que le problème de Waring, généralisation du théorème des quatre carrés de Lagrange, affirme que tout entier est la somme d’un nombre g(n) de puissances n-ièmes d’entiers, où n est un nombre entier positif quelconque et la fonction g dépend uniquement de l’entier n. Ce problème, posé par Waring dans ses Meditationes algebraicae (1770) et résolu par Hilbert en 1909, serait, selon Babbitt, étroitement lié au théorème de l’hexacorde. Malheureusement, nos efforts pour donner une base plus solide à cette « intrigue » babbittienne sont restés vains jusqu’à présent. Nous n’avons, en effet, trouvé aucune trace de la démonstration de Ralph Fox et les liens entre théorème de l’hexacorde et conjecture de Waring sont loin d’être établis. Récemment Emmanuel Amiot a publié la démonstration la plus courte (et sans doute une des plus élégantes) du théorème de l’hexacorde (Amiot, 2006). La démonstration utilise une intuition de David Lewin qui, dans un article paru dans Journal of Music Theory à la fin des années 1950 (Lewin, 1959), proposa de considérer le contenu intervallique d’un ensemble de classes de hauteurs comme un produit de convolution de fonctions caractéristiques. En passant par la transformée de Fourier discrète, le produit de convolution devient un simple produit et le théorème se démontre en une ligne ! 14. Babbitt 1965/1972, p. 10. 57 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... terprété comme une convention de langage. C’est pourquoi un passage du théorique au conventionnel est un progrès dans les fondements logiques d’une science 15 . Les échos deviennent des résonances conceptuelles lorsqu’on analyse quelques traits majeurs du positivisme logique, en particulier la composante empirique qui mène, en plus du rejet ou de l’élimination de la métaphysique, à une émulation de la science dans sa méthodologie et sa terminologie et à une utilisation de l’analyse linguistique et logique (en particulier le recours à la logique formelle). Les deux citations suivantes d’Alfred Ayer et Milton Babbitt sont particulièrement révélatrices de la composante linguistique dans ces deux orientations théoriques. Pour Ayer Il n’existe aucun domaine de l’expérience qui ne puisse, en principe, être placé sous la forme d’une loi scientifique, ni aucun type de connaissance spéculative du monde qui soit, en principe, au-delà du pouvoir de la science [. . .]. Les propositions de la philosophie ne sont pas de caractère factuel mais linguistique — c’est-à-dire qu’elles ne décrivent pas le comportement des objets physiques ou mentaux ; elles expriment des définitions, ou les conséquences formelles de définitions 16 . Du côté de chez Babbitt : Parce que les éléments essentiels des caractérisations précédentes, mettant en jeu les corrélations des domaines syntaxique et sémantique, la notion d’analyse, et — peut-être de façon plus significative — les besoins d’une formulation linguistique et la différentiation parmi les types de prédicat, allant plus loin que fortement suggérer que l’objet propre de l’enquête que nous nous sommes assignés pourrait être — à la lumière de ces critères — une classe vide, et en conservant bien à l’esprit les obligations systématiques liées à nos propres présentation et discussion nécessaires du sujet présumé, qui nous font nous souvenir qu’il n’y a qu’une seule sorte de langage, une seule sorte de formulation verbale des ‘concepts’ et d’analyse verbale de telles formulations : le langage ‘scientifique’ et la méthode ‘scientifique’ 17 . De plus, alors que, toujours selon l’expression d’Ayer, de même que la philosophie devient un « département de la logique », la théorie de la musique peut se réduire, pour Babbitt, à un type de logique formelle. Comme le compositeur l’indique dans le passage qui suit et qui montre clairement l’influence remarquable du positivisme logique dans la naissance de la théorie de la musique aux Etats-Unis : Progressivement du concept à la loi (généralité synthétique), nous arrivons au système de lois déductivement inter-reliées qu’est une théorie, énonçable sous la forme d’un ensemble mis en relation d’axiomes, de définitions et de théorèmes — les preuves qui ont été dérivées au moyen d’une logique adéquate. Une théorie musicale se réduit, ou devrait se réduire, à une telle théorie formelle quand les prédicats et les opérations non-interprétés sont substitués aux termes et opérations faisant référence aux observables musicaux 18 . 15. Traduction de J. Dutant. Texte intégral en français disponible à l’adresse : web.mac.com/cludwig/Site/Philosophie_de_la_connaissance_files/Quine_Truth_by_convention.pdf 16. Ayer, 1952). 17. Babbitt 1961/1972. 18. Babbitt, 1961/1972, p. 4. 58 Moreno Andreatta Une théorie (de la musique) est toujours formalisable, selon Babbitt, avec un ensemble bien défini d’axiomes, définitions et théorèmes dont la preuve est obtenue à travers le choix d’un système logique parmi ceux qui sont a priori possibles. Le compositeur semble faire allusion au concept d’explication déductive-nomologique chez Carl Hempel (1965 et 1966), l’un des théoriciens du Cercle de Vienne auquel Babbitt se réfère le plus en ce qui concerne le rôle des lois dans l’explication scientifique 19 . Cependant, l’empirisme logique n’est qu’une composante de la pensée théorique de Babbitt et nous aimerions proposer une analyse plus fine de l’influence du Cercle de Vienne sur la tradition américaine à partir des thèses de l’épistémologue français Gilles-Gaston Granger. Le logicisme comme seul critère pour structurer le monde ne pouvait en effet pas suffire pour un théoricien de la musique « structuraliste 20 » comme Babbitt, ayant trouvé dans l’algèbre la discipline sur laquelle la théorie de la musique pouvait se fonder. Les réflexions de Gilles-Gaston Granger sur la logique comme « science des structures » et, plus en général, sur la pensée formelle dans la connaissance scientifique sont non seulement contemporaines des formalisations du système dodécaphonique par Babbitt mais elles relèvent d’une même position épistémologique. En particulier, le concept de « dualité de l’objectal et de l’opératoire » chez Granger s’applique très bien à la modélisation du système dodécaphonique chez Babbitt et peut nous aider à mieux comprendre la distance théorique qui sépare le logicisme du Cercle de Vienne de la pensée compositionnelle de Babbitt ainsi que d’autres approches de la tradition américaine susceptibles, comme on verra par la suite, d’une formalisation catégorielle. Granger postule l’existence d’une dualité fondamentale et indissoluble entre l’objet et l’opération au point qu’il propose de substituer la célèbre formule de Kant (« des pensées sans contenu sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles ») avec l’idée que la pensée d’opérations sans objets est stérile ; la pensée d’un objet sans système d’opérations est opaque 21 . La théorie mathématique des catégories devient ainsi le prototype de cette dualité, car elle implémente 19. « Position selon laquelle on explique un phénomène en déduisant la proposition qui le décrit d’une ou plusieurs propositions générales qui expriment une ou plusieurs lois de la nature » (Esfeld, 2006). Une analyse détaillée de ce concept est contenue, en particulier, dans le cinquième chapitre de Hempel (1966). Notons également que l’ouvrage Aspects of Scientific Explanation (Hempel 1965) fait partie des titres cités à la fin de l’article considéré comme le plus techniquement philosophique des écrits théoriques de Milton Babbitt. Il s’agit de l’étude intitulée « Contemporary Music Composition and Music Theory as Contemporary Intellectual History » (Babbitt, 1972) et qui constitue l’une des leçons inaugurales du premier programme de doctorat en théorie de la musique et composition musicale à la City University de New York (année 1968-1969). 20. Nous reviendrons brièvement en conclusion sur le problème du structuralisme en musique, un sujet qui est cependant trop complexe pour faire l’objet ici d’une analyse approfondie. Pour condenser en quelques lignes notre position, il suffit de dire que pour nous l’héritage linguistique n’est qu’un aspect très partiel d’une démarche structurale en musique. A cette vision, qui est pourtant la plus courante en musicologie, nous opposons une conception du structuralisme ayant son point de départ dans les mathématiques abstraites et, en particulier, dans l’approche algébrique. Autrement dit, parallèlement au structuralisme linguistique qui a sans doute joué un rôle important dans la sémiologie de la musique des années 1970, on assiste au début du XXe siècle à l’émergence d’une démarche structurale en théorie de la musique, analyse et composition. Cette orientation, dont nous allons souligner l’actualité dans la suite de cette étude, est beaucoup plus influencée, à notre avis, par la réflexion sur la notion de structure en mathématiques que par celle sur la langue en tant que système. Le point de départ de cette orientation serait ainsi Cassirer (1910) plutôt que Ferdinand de Saussure (1916). 21. Granger, 1994 ; p. 150. 59 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... le principe de la nécessité d’une détermination réciproque de tout système d’objets de pensée et d’un système d’opérations intellectuelles associées 22 . En effet, elle construit les entités mathématiques pour ainsi dire de l’extérieur, en corrélant aux ‘objets’ à définir, pris originairement comme opaques, des système de ‘flèches’ opératoires ou morphismes, dont les propriétés formelles déterminent la structure interne de ces objets 23 . Afin de montrer les limites d’une conception logiciste de la tradition set-theorique américaine, nous pourrions aussi partir du concept de « reconstruction rationnelle », un terme que Carnap introduit dans La construction logique du monde (1928). Quelques années plus tard, dans son ouvrage Experience and Prediction (1938), Hans Reichenbach revient sur les motivations qui ont conduit à l’introduction de ce terme en philosophie. Ce que la théorie de la connaissance tente de faire est de construire des processus de pensée d’une manière par laquelle ils doivent apparaı̂tre, s’ils doivent être ordonnés dans un système cohérent ; ou de construire des ensembles d’opérations justifiés qui peuvent être intercalés entre le début et la fin de ces processus, remplaçant les liens intermédiaires réels. La théorie de la connaissance considère ainsi un substitut logique plutôt que les processus réels 24 . Le terme de reconstruction rationnelle a été introduit pour ce substitut logique. Or, chez Babbitt le concept de « reconstruction rationnelle » semble contredire l’un des axiomes du positivisme logique, à savoir celui du refus de toute interprétation subjective. En effet, une reconstruction rationnelle d’une œuvre ou d’œuvres, qui est une théorie d’une œuvre ou d’œuvres, n’est pas, de façon certaine, une explication du processus ‘réel’ de construction, mais comment le ou les œuvres peuvent être construites par un auditeur, comment le ‘donné’ peut être ‘pris’ 25 . Il est intéressant de relier cette interprétation « musicale » de la reconstruction rationnelle aux thèses défendues par Carnap dans l’Aufbau. Le passage suivant est particulièrement instructif à ce propos : Pour développer le concept de structure qui est au fondement de la théorie de la constitution, nous partons de la différence entre deux types de description des objets d’un domaine quelconque. Nous appelons ces deux types de description, description de propriété et description de relation. [...] La description de relation se trouve au commencement de tout le système de constitution et forme ainsi la base de la science dans son ensemble. En outre, le but de toute théorie scientifique est de devenir une pure description de relation quant à son contenu 26 . Nous avons suffisamment souligné l’importance de la description de relation à la base du système dodécaphonique chez Babbitt, celui-ci pouvant être 22. 23. 24. 25. 26. ibid., p. 55 ibid., p. 54. C’est nous qui soulignons. Babbitt 1972. Carnap, 1928/2002, p. 67. 60 Moreno Andreatta caractérisé complètement en explicitant les éléments, les relations [...] entre ces éléments et les opérations sur les éléments ainsi reliés 27 . Or, comme le souligne Gilles-Gaston Granger dans ses réflexions sur la pensée formelle, [C’est la notion de groupe qui] donne un sens précis à l’idée de structure d’un ensemble [et] permet de déterminer les éléments efficaces des transformations en réduisant en quelque sorte à son schéma opératoire le domaine envisagé. [...] L’objet véritable de la science est le système des relations et non pas les termes supposés qu’il relie. [...] Intégrer les résultats — symbolisés — d’une expérience nouvelle revient [...] à créer un canevas nouveau, un groupe de transformations plus complexe et plus compréhensif 28 . Nous voyons, ici, une autre différence majeure entre la tradition set-théorique américaine et le Cercle de Vienne. Pour Babbitt, ainsi que pour les théoriciens de la musique ultérieurs, l’application de la théorie des groupes n’est pas seulement une « convention » qui permet de valider (ou infirmer) des énoncés sur la musique. On s’éloigne donc considérablement des thèses défendues par Carnap dans l’Aufbau, en particulier quand il affirme que Il est important de noter que les objets logiques et mathématiques ne sont pas effectivement des objets au sens d’objets réels (objets des sciences empiriques). La logique (y compris les mathématiques) consiste seulement en conventions concernant l’usage des symboles et en tautologies sur la base de ces conventions. Ainsi, les symboles de la logique (et des mathématiques) ne désignent pas d’objets, mais servent seulement de fixations symboliques de ces conventions 29 . La dynamique « transformationnelle », au sens de la théorie des groupes de transformations, est l’un des aspects de la pensée de Babbitt qui s’intègre le plus difficilement au paradigme philosophique du positivisme logique. David Lewin et le « tournant transformationnel » en théorie et analyse musicales Le point de départ adopté par Lewin consiste à définir un cadre théorique suffisamment large pour inclure les constructions algébriques de Milton Babbitt autour du système dodécaphonique et les outils ensemblistes de la Set Theory d’Allen Forte. Il propose une généralisation qui est formellement obtenue à travers le concept de Système 27. Babbitt, 1960 28. Granger 1994, p. 26. 29. En réalité le problème du « vrai par convention » chez Carnap ne peut pas se réduire au conventionnalisme radical de l’Aufbau, comme l’a bien montré François Rivenc dans sa relecture des thèses de l’universalisme logique. Voir Rivenc (1993). Nous nous limiterons ici à souligner les difficultés que l’on rencontre lorsqu’on essaie de concilier la conception logiciste des mathématiques chez Carnap avec la démarche algébrique en musique proposée par les théoriciens de la tradition américaine. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les éléments pour une théorie du concept proposés par Cassirer dans Substance et Fonction, ainsi que la longue étude dédiée aux rapports entre le concept de groupe et la théorie de la perception (Cassirer, 1944) se révèle beaucoup plus pertinente. Voir également Bundgaard (2002) pour une discussion sur les rapports entre structures algébriques chez Cassirer et théorie de la perception. 61 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... d’Intervalles Généralisés (Generalized Interval System, en abrégé GIS ) 30 . D’un point de vue algébrique, un GIS est un ensemble d’objets musicaux S, avec un groupe d’intervalles généralisés (que Lewin note IVLS pour InterVaLS et que nous considérons comme un groupe muni d’une loi de composition interne additive « + ») et avec une fonction « distance » intervallique int qui associe à deux objets a et b dans l’espace S un intervalle int(a, b) dans IVLS vérifiant les deux propriétés suivantes : 1. Pour tous objets a, b, c dans S : int(a, b) + int(b, c) = int(a, c). 2. Pour tout objet a dans S et tout intervalle i dans IVLS, il y a un seul objet b dans S tel que int(a, b) = i. La première partie du traité théorique Generalized Musical Intervals and Transformations (Lewin, 1987) est dédiée à l’étude systématique de la structure de GIS. En particulier, le deuxième chapitre offre plusieurs exemples démontrant la flexibilité du concept de GIS, aussi bien dans les domaines des hauteurs et des rythmes que dans des « espaces » musicaux plus généraux, tels que celui des profils mélodiques, des fonctions tonales ou encore des transformations néo-riemanniennes 31 . La seconde partie développe l’analyse transformationnelle en montrant comment des réseaux de transformations construits lors du processus analytique peuvent être formellement rapportés à cette structure abstraite. Nous aborderons uniquement quelques aspects de cette construction formelle dans le domaine des hauteurs, car cela offre le plus de points de contacts avec la Set Theory « classique ». La théorie de Forte utilise la relation d’inclusion et l’opération de passage au complémentaire comme deux principes analytiques « abstraits ». Un ensemble de classes de hauteurs est inclus « abstraitement » dans un autre ensemble (respectivement en relation de complémentarité) si une instance de l’ensemble en tant que classe d’équivalence (modulo une transposition et/ou une inversion) est contenue (respectivement en relation de complémentaire) dans (avec) l’autre ensemble. Dans une démarche transformationnelle, la relation d’inclusion peut être formalisée au travers de la fonction d’injection INJ [injection fonction] qui mesure le degré d’inclusion d’un ensemble des classes de hauteurs modulo une transformation. Par définition, la fonction d’injection INJ d’un ensemble de classes de hauteurs A dans un ensemble B par rapport à une transformation f est égale au nombre d’éléments communs entre B et le transformé de A par f . Formellement, on note la fonction d’injection de l’ensemble de classes de hauteurs A dans B (par rapport à une transformation f ) de la façon suivante : INJ(A,B)(f ). La fonction d’injection INJ(A,B)(f ) dans le cas où f est une transposition permet d’offrir une visée transformationnelle de la fonction intervallique IFUNC entre deux ac30. Lors d’une séance set-théorique du séminaire MaMuX de l’Ircam (13 décembre 2003), John Rahn suggère la traduction « Système Généralisé d’Intervalles », qui explicite le caractère généralisé du système théorique proposé par Lewin. Notre lecture vise, au contraire, à souligner l’effet de la généralisation sur le concept d’intervalle, une approche qui souligne l’influence de la pensée de Babbitt dans la démarche transformationnelle. Curieusement, cette ambiguı̈té terminologique rappelle les doutes qui ont caractérisé la naissance à la fin des années 1960 de la General System Theory, champs d’études que l’on traduira en français à la fois par « Théorie Générale du Système » et « Théorie du Système Général ». 31. Pour une application de l’approche transformationnelle dans l’analyse des profils mélodiques, voir également l’article de John Roeder intitulé « Voice leading as transformation » (Roeder, 1994). L’analyse transformationnelle des fonctions tonales et des opérations néo-riemanniennes est développée par Edward Gollin dans sa thèse de doctorat intitulée Representations of Space and Conceptions of Distance in Transformational Music Theories (Gollin, 2000). 62 Moreno Andreatta cords, cette dernière étant une généralisation du contenu (ou vecteur) intervallique d’un ensemble de classes de hauteurs. Par définition la fonction intervallique entre deux accords A et B, notée IFUNC(A,B), associe à tout intervalle i d’un groupe d’intervalles généralisés IVLS le nombre d’éléments (a, b) tels que int(a, b) = i, où int est la distance intervallique définie dans le GIS sous-jacent. Le lecteur peut aisément vérifier qu’étant donné un système d’intervalles généralisés GIS=(S, IVLS, int), pour tous sous-ensembles A et B d’un ensemble S et tout intervalle i de IVLS, on a l’égalité suivante : INJ(A,B)(f )=IFUNC(A,B)(Ti ) où la transposition « généralisée » est l’application Ti de S dans S telle que int(s,Ti (s))=i pour tout élément s dans S. La figure suivante (fig. 1) montre l’équivalence formelle entre fonction d’injection INJ et fonction intervallique IFUNC dans le cas de l’ensemble S des classes de hauteurs (modulo l’octave) dans le cas i = 2 (c’est-à-dire d’une transposition T2 , d’un ton). Figure 1. Équivalence entre fonction d’injection et fonction intervallique dans un système d’intervalles généralisés. De même, on obtient aisément une formulation transformationnelle de la relation de complémentarité entre des ensembles de classes de hauteurs et, plus en général, entre deux sous-ensembles d’un espace S dans un GIS=(S, IVLS, int). Par exemple, toujours dans la figure 1, l’hexacorde H’ est le complementaire de l’hexacorde H car, en correspondance de l’identité, on a INJ(H,H’)(T0 )=0. Le fait de retrouver le même résultat dans le cas des hexacordes H’ et H” en correspondance de la transformation T4 I nous montre que ces deux ensembles sont en relation de complementarité « abstraite ». 63 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... Ces outils permettent ainsi une formulation « transformationnelle » de l’un des théorèmes qui caractérise, selon Babbitt, la structure hiérarchique du système dodécaphonique, et que nous avons énoncé précédemment (théorème des notes communes). Mais au delà du résultat technique, cette approche constitue un véritable changement de paradigme en analyse musicale. En effet, selon Lewin, cela permet non seulement de « remplacer entièrement le concept d’intervalle dans un GIS avec le concept de transposition dans un espace » mais, de façon encore plus radicale de « remplacer le concept même de GIS avec l’idée d’un espace S sur lequel on a un groupe d’opérations qui opère ». L’un des exemples parmi les plus pédagogiques pour comprendre le changement de paradigme pour la théorie musicale et le dépassement définitif du cadre langagier du positivisme logique est l’analyse que Lewin propose du Klavierstück III de Karlheinz Stockhausen (Lewin, 1993). Dans son analyse, Lewin distinguer deux stratégies qualitativement différentes. Dans une première approche, les transformations sont organisées dans un ordre qui reflète le déroulement temporel de la pièce. Cette vision « chronologique » de l’organisation des transformations est appelée « progression transformationnelle ». Dans une approche plus abstraite, les transformations constituent un réseau relationnel au sein duquel il est possible de définir plusieurs parcours distincts. On parlera alors de « réseau transformationnel ». Une analyse transformationnelle est donc une perspective « dialectique » entre une (ou des) progression(s) et un (ou plusieurs) réseau(x) transformationnel(s). Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas de deux étapes qui se déroulent dans un ordre préétabli. Au contraire, l’intérêt de la démarche transformationnelle ouverte par Lewin réside dans les poids différents que les deux stratégies peuvent avoir dans le processus analytique. Nous allons donc étudier ces deux étapes tout d’abord séparément pour ensuite essayer de comprendre quelles formes d’interactions peuvent avoir lieu pendant l’analyse d’une pièce. La figure suivante (fig. 2) reproduit les premières mesures de la pièce avec le début d’un processus de segmentation « par imbrication ». Figure 2. Premières mesures du Klavierstück III de Stockhausen avec un début de processus de segmentation par imbrication et indication d’invariants structurels (structure intervallique SI, fonction intervallique IFUNC et vecteur d’intervalles VI) 64 Moreno Andreatta La segmentation est obtenue en considérant les différentes transformations d’un pentacorde de base. Notons que ces transformations ne changent pas la nature « ensembliste » du pentacorde car les cinq formes sont « équivalentes » par rapport à une transposition ou une inversion (ou une combinaison des deux opérations). La segmentation suit le déroulement temporel de la pièce. On parlera donc de « progression transformationnelle ». Une telle progression donne à chacune des transformations une position bien déterminée dans le déroulement temporel de la pièce. L’analyse reflète ainsi la progression chronologique du pentacorde au cours des premières mesures. À cause des imbrications entre les différentes formes des pentacordes, une telle structuration impose à chacune des transformations un poids qui semble être contredit par la réception de l’œuvre. Pour reprendre la formulation de Lewin : À cause précisément de la forte temporalité narrative, chaque transformation [arrow] doit porter un poids énorme pour affirmer une sorte de présence phénoménologique 32 . Une stratégie différente considère les transformations comme une structuration possible d’un espace abstrait des formes du pentacorde. C’est dans cet espace abstrait qu’on peut envisager d’analyser le déroulement de la pièce. On désignera un tel espace abstrait avec le terme de « réseau transformationnel ». Grâce à la transformation d’inversion qui fixe le tétracorde chromatique de chaque pentacorde, il est ainsi possible de créer des relations « formelles » entre diverses formes du pentacorde. L’ensemble de ces relations forme un espace de potentialités à l’intérieur duquel la pièce se déroule. À la différence de la « progression transformationnelle », l’organisation des formes du pentacorde dans un réseau n’a aucun lien direct avec leur apparition chronologique. Cette structuration abstraite est néanmoins suggérée et limitée par les transitions effectives dégagées dans la progression temporelle. La figure suivante (figure 3) montre un réseau transformationnel du Klaviertück III dans l’analyse proposée par Lewin (1993). Nous avons complété cette configuration spatiale en ajoutant la représentation circulaire et en mettant en évidence des correspondances structurelles entre les formes du pentacorde. Dans les deux cas, le pentacorde initial « P » et son symétrique « p » (par rapport à l’inversion T7 I détaillée précédemment et indiquée dans la figure par J0 ) sont représentés dans des configurations spatiales dans lesquelles les flèches indiquent soit des transpositions musicales, soit des symétriques axiales. Lewin utilise une notation abrégée pour indiquer les transpositions et les inversions du pentacorde initial P. La transposition de n demi-tons du pentacorde P, correspondante à la transformation Tn (P), est indiquée par 32. Lewin 1993, p. 23. La prise en compte d’une dimension phénoménologique dans l’analyse musicale mérite également d’être soulignée, car elle montre la distance qui sépare la théorie transformationnelle de la démarche logiciste qui influence la position théorique de Babbitt. À la différence de Babbitt, qui défend une systématisation logico-mathématique de la structure formelle d’une pièce, Lewin semble beaucoup plus intéressé d’étudier les rapports entre formalisations mathématiques et stratégies perceptives. Notons que chez Lewin la référence principale en ce qui concerne l’approche phénoménologique reste Husserl et, plus exactement, l’ouvrage Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Les concepts de base de la phénoménologie husserlienne sont décrits et utilisés par Lewin dans un article qui interroge le lien entre théorie de la musique et perception (Lewin 1986). Nous reviendrons dans la suite sur cet aspect « philosophique » de la formalisation théorique, car la question du rapport entre formalisation algébrique et phénoménologie husserlienne représente un des enjeux majeurs d’une lecture des thèses de David Lewin à travers des outils mathématiques plus abstraits, tels la théorie des catégories. 65 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... Figure 3. Réseau transformationnel du Klavierstück III de Stockhausen (d’après l’analyse de David Lewin et avec l’utilisation de la représentation circulaire) Pn et de même pour les transpositions du pentacorde symétrique p. Les transformations P6 et p6 correspondent, par exemple, respectivement aux transpositions au triton (six demi-tons) du pentacorde P et de son symétrique p= J0 (P). Notons que toute symétrie axiale Jn laissant fixe un tétracorde chromatique peut être exprimée formellement comme une transposition Tn de l’inversion J0 initiale. Par exemple J6 indique la composition de la symétrie J0 avec la transposition T6 au triton. On retrouve ainsi l’axiome de base de l’approche transformationnelle, à savoir le fait qu’on peut remplacer le concept d’intervalle dans un GIS avec l’opération de transposition (généralisée). De plus, à l’intérieur du réseau précédent on retrouve des régions ayant la même configuration de flèches. Cela permet d’établir des correspondances bijectives entre régions qui prennent le nom d’« isographies fortes » (strong isographies). Les régions constituant le réseau transformationnel du Klavierstück III sont des exemples de réseaux de Klumpenhouwer. Cette démarche analytique issue de la théorie transformationnelle de David Lewin semble éloigner encore plus la tradition américaine du paradigme du positivisme logique. Il s’agit de construire des réseaux de transformations sans aucune référence préalable à une notion d’équivalence au sens mathématique entre des objets musicaux. Dans le réseau transformationnel du Klavierstück III, tous les pentacordes sont liés par des relations de transpositions et/ou d’inversion. Un K-réseau permet, au contraire, d’associer à des objets musicaux, par exemple des accords, des diagrammes dont les sommets sont les 66 Moreno Andreatta éléments de l’accord et les flèches sont des transformations de transpositions et d’inversions. On peut ainsi trouver des isomorphismes (ou « isographies » dans la terminologie des théoriciens américains) entre des diagrammes correspondant à des accords n’étant pas équivalent à une transposition et/ou une inversion près. La figure suivante montre un exemple d’analyse musical par K-réseaux du « Choral » de l’op. 11, n˚ 2 de Schoenberg (Lewin, 1994). Les quatre réseaux sont en relation d’isographie « positive », l’un des possibles isomorphismes entre diagrammes ayant la propriété de préserver les relations de transposition entre les notes des différents accords et de transformer les inversions par l’ajout d’une constante d à leur index. Par exemple, l’expression formelle <T7 > indique qu’une inversion générique I10 , égale par définition à T10 I, est transformée dans l’inversion générique I10+7 = I5 , c’est-à-dire T5 I. De même pour I7 , transformée dans I7+7 = I2 . Les transpositions restent, quand à elles, inchangées. Le processus de construction des K-réseaux est récursif, car l’analyste peut ainsi construire des réseaux de réseaux de réseaux. . . Figure 4. Quatre réseaux de Klumpenhouwer en relation d’isographie positive et récursivité. Reste ouverte la question de la pertinence musicale de la relation d’isographie positive ainsi que du processus récursif permettant de passer d’un réseau donné à un réseau de réseaux et ainsi de suite. Pour une discussion épistémologique des constructions, voir en particulier le vif échange né à la suite de l’étude critique de Michael Buchler (2007). Nous ne rentrerons pas ici dans les problèmes théoriques et épistémologiques soulevés par Buchler. Notons cependant que cette critique, ainsi que le débat qui a suivi, ne touche, en réalité, qu’aux aspects mathématiques élémentaires de l’approche transformationnelle. Une interprétation des réseaux de Klumpenhouwer en termes catégoriels (Mazzola & Andreatta 2006 ; Rahn, 2007 ; Mazzola & Andreatta 2007) ouvre, à notre avis, des perspec67 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... tives théoriques, philosophiques et computationnelles tout à fait nouvelles. En particulier, dans le cas des isographies fortes, correspondant à des réseaux ayant des points différents mais les mêmes configurations de flèches, l’approche catégorielle devient un instrument à la fois qualitatif et quantitatif, car elle permet d’avoir des outils pour calculer le nombre de configurations en relations spatiales en relations d’isographie forte. Cette classe est, en effet, entièrement décrite par la notion de limite d’un diagramme catégoriel, ce qui permet d’avoir en même temps une méthode pour l’énumération de ces types de configurations spatiales et une formalisation « naturelle 33 » du processus récursif que nous avons mentionné. Entre structuralisme phénoménologique et phénoménologie structurale du rapport mathématiques/musique L’hypothèse d’une articulation dialectique entre progressions et réseaux transformationnels que nous avons brièvement décrite dans le cas particulier de l’analyse du Klavierstück III de Stockhausen par David Lewin 34 , ainsi que la construction d’un réseau de Klumpenhouwer et la mise en évidence de relations isographiques, proposent une alternative aux approches sémiologiques et cognitives traditionnellement utilisées dans l’analyse des formes temporelles. Le projet même de l’analyse musicale cognitive, tel que JeanMarc Chouvel le propose par exemple dans son récent ouvrage (Chouvel, 2006), repose sur l’hypothèse que l’objet de l’analyse musicale est une « séquence d’événements ordonnés pour l’écoute » (p. 49). Les « diagrammes formels » que Chouvel propose comme outil analytique capable de « rendre compte de manière dynamique de la constitution des œuvres » (p. 50) ont tous comme l’un des deux axes celui de l’écoulement temporel. Cela est en accord avec l’hypothèse d’une irréversibilité du temps musical (Imberty, 1997), un aspect de l’écoute de la musique que l’approche transformationnelle propose précisément de dépasser en s’appuyant sur le caractère spatial de la temporalité. L’analyse transformationnelle implique d’un côté la « construction » d’un réseau d’ensembles de classes de hauteurs mais également, d’un autre côté, l’« utilisation » de cette architecture formelle permettant de dégager des critères de pertinence pour la réception de l’œuvre et pour son interprétation. Autrement dit, l’intérêt de construire un réseau transformationnel réside dans la possibilité de l’utiliser, à la fois pour « structurer » l’écoute par rapport à la singularité de l’œuvre analysée mais également pour établir des critères formels qui pourront servir pour aborder le problème de son interprétation. La construction d’un réseau transformationnel ou bien d’un réseau de Klumpenhouwer s’appuie, en effet, sur une volonté implicite de l’analyste de rendre « intelligible » une logique musicale à l’œuvre dans la pièce analysée. Nous avons discuté ailleurs les implications théoriques à notre avis tout à fait nouvelles de cette démarche analytique pour les sciences cognitives en proposant un rapprochement direct entre la théorie transformationnelle en analyse musicale et des nouveaux courants de la psychologie du développement, 33. L’adjectif souligne l’adéquation entre le processus théorique et l’outil mathématique employé pour le décrire. L’approche catégorielle implémente, en effet, l’idée même de récurrence, car dans la catégorie des graphes dirigés, les points peuvent être à la fois des réseaux de Klumpenhouwer, des réseaux de réseaux et ainsi de suite. 34. Pour d’autres exemples analytiques, voir Lewin (1993). 68 Moreno Andreatta en particulier le néostructuralisme de Halford et Wilson (1980) et ceux qu’Olivier Houdé appelle les « derniers ajustements piagétiens » dans une approche catégorielle de l’épistémologie génétique (Houdé, 1993) 35 . Les morphismes permettent « la prise en compte d’un aspect de la cognition logicomathématique qui ne procède pas de la transformation du réel (opérations et groupements d’opérations) mais de la simple activité de mise en relation » (Houde et Mieville, 1993, p. 116) 36 . Cette lecture de l’approche catégorielle éclaircit, à notre avis, un aspect fondamental de l’analyse musicale de type transformationnel, à savoir l’articulation entre la notion de progression et celle de réseau transformationnel et, dans le cas des Kréseaux, les relations « isographiques » entre les diverses configurations spatiales et le principe de récursivité. Dans une progression, les transformations s’enchaı̂nent selon un ordre qui respecte le déroulement chronologique de la pièce. La logique opératoire reste ancrée dans une notion de temporalité qui, comme dans le cas du Klavierstück III, s’avère parfois insuffisante d’un point de vue de la réception de l’œuvre (plan esthésique). Dans un réseau transformationnel, la « logique opératoire » est créée par le sujet (qui est dans ce cas l’auditeur et/ou l’analyste) à travers une mise en relation d’objets et de morphismes dans un espace abstrait de potentialités. Pour paraphraser la conclusion de Lewin, dans le cas des progressions transformationnelles, quand nous sommes à un point d’une telle progression, nous sommes à un instant précis du temps, de la narration de la pièce, tandis que dans le cas d’un réseau abstrait nous sommes plutôt à un point bien défini à l’intérieur d’un espace créé par la pièce. Dans un réseau spatial, les différents événements musicaux se déroulent à l’intérieur d’un univers bien défini de relations possibles tout en rendant l’espace abstrait de cet univers accessible à nos sensibilités. Autrement dit, l’histoire projette ce qu’on appelle traditionnellement la forme 37 . On est au cœur des réflexions de Granger sur la dualité de l’objectal et de l’opératoire, dualité grâce à laquelle la saisie perceptive d’un phénomène se dédouble en acte de position d’objet et en un système d’opérations implicitement, et peut-être virtuellement, établi, dont l’objet est à la fois le support — en tant qu’indéterminé — et le produit — en tant que déterminé d’une expérience 38 . En conclusion, nous avançons l’hypothèse selon laquelle l’approche transformationnelle non seulement représente un tournant en théorie et analyse musicales, mais elle détermine de facto une position singulière dans le nœud des relations entre mathématique, musique et philosophie. Qu’il s’agisse d’un nœud plus que d’un simple triangle des pensées, c’est désormais — me semble-t-il — la position vers laquelle on converge après ces quelques années du séminaire. Nous sommes ainsi passés de la question provocatrice avec laquelle François Nicolas ouvra la première édition du séminaire (« Musique, mathématique et philosophie : que vient faire ici la philosophie ? », dans Assayag et al., 2002) à une conscience de plus en plus forte des rapports complexes que ces trois disciplines entretiennent mutuellement. Reste probablement le désaccord sur la fonction constituante 35. 36. 37. 38. Voir Acotto et Andreatta (2010). Souligné dans le texte original. Lewin 1993, p. 41. Granger 1994, p. 57. 69 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... d’une discipline par rapport aux autres ainsi que de la nécessité d’inscrire cette articulation à l’intérieur d’une position philosophique qui jouerait le rôle de « philosophie spontanée » d’une des possibles manières de théoriser la musique avec les mathématiques, le terme « théorie », comme l’affirme François Nicolas dans un article récent (Nicolas 2009), n’ayant pas nécessairement la signification qu’on lui attribue dans la tradition américaine, dans une théorie mathématique de la musique ou, même, dans une démarche scientifique quelconque 39 . On peut cependant se poser la question de la légitimité d’un rapprochement trop direct entre formalisation mathématique en musique et positivisme. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on a une démarche scientifique en théorie de la musique que l’on adhère forcement aux thèses du positivisme logique. Pour s’en rendre compte il suffirait de citer, à nouveau, le cas de la systémique dont la légitimité épistémologique, non réductible au cadre positiviste, a fait l’objet de plusieurs études. Une lecture « musicale » des thèses contenues dans la Théorie du système général. Théorie de la modélisation (Le Moigne, 1977-2006), ainsi que des trois tomes dédiés au constructivisme (Le Moigne 2001, 2002, 2003) se révèle extrêmement instructive à ce propos. En effet, à la différence de l’épistémologie positiviste, qui est une épistémologie de la vérification formelle, l’épistémologie systémique est une épistémologie constructiviste ne visant plus « à découvrir le vrai plan de câblage d’un univers dissimulé sous l’enchevêtrement des phénomènes ; elle vise à inventer, construire, concevoir et créer une connaissance projective, une représentation des phénomènes : créer du sens, concevoir de l’intelligible, en référence à un projet » (Le Moigne, 2001, p. 140). Au même titre de la modélisation algébrique en musique, dont nous avons discuté les ramifications en analyse musicale, les méthodes de modélisation systémique sont épistémologiquement fondées sur un socle constructiviste, certes différent du socle post-positiviste qui augmente habituellement la modélisation analytique 40 . De plus, la difficulté d’inscrire l’approche transformationnelle à l’intérieur de ce qu’on appelle traditionnellement une « théorie mathématique de la musique » devrait faire douter d’un rapprochement trop simpliste entre tradition américaine et positivisme logique. Si on est bien face à une « théorie musicale systématique mathématisée de la composante systématique de la musique » (Nicolas, 2007a), on n’a probablement pas encore trouvé l’orientation philosophique susceptible de rendre compte de sa singularité. Cependant, si une telle « philosophie spontanée » existait, elle devrait être en mesure de préserver la composante structurale de l’approche transformationnelle en ouvrant, au même temps, la possibilité d’une nouvelle phénoménologie du rapport mathématiques/musique 41 . 39. Il reste la difficulté, à notre avis, de proposer une démarche « théorique » en musique à partir d’un concept de « théorie » dont on peut postuler l’existence mais dont on a perdu la composante « opérationnelle », n’ayant plus de critères normatifs pour affirmer qu’elle est éventuellement fausse ! 40. Ibid., p. 180. 41. À la pertinence de la catégorie de « structuralisme phénoménologique » dans une relecture/réactivation de la tradition structurale à partir de la musique a été consacrée une séance récente du séminaire mamuphi, qui s’est déroulée sous la forme d’une échange critique entre Jean Petitot et l’auteur. Pour plus d’informations, voir à l’adresse : http://repmus.ircam.fr/moreno/mamuphi. 70 Moreno Andreatta Bibliographie [1] Acotto (Edoardo) et Andreatta (Moreno), 2010, « Représentations mentales musicales et représentations mathématiques de la musique », à paraı̂tre dans InCognito, Cahiers Romans de Sciences Cognitives, vol. 4, n˚ 3. [2] Althusser (Louis), 1967, Philosophie et philosophie spontanée des savants, Maspero, coll. « Théorie ». [3] Amiot (Emmanuel), 2006, « Une preuve élégante du théorème de Babbitt par transformée de Fourier discrète », Quadrature, 61, Juillet-Septembre. [4] Andreatta (Moreno), 2003, Méthodes algébriques en musique et musicologie du XXe siècle : aspects théoriques, analytiques et compositionnels, thèse, EHESS. [5] Andreatta (Moreno), Bardez (Jean-Michel) et Rahn (John), 2008, Autour de la Set Theory. Rencontre musicologique franco-américaine, Collection « Musique/Sciences », Ircam-Delatour France. [6] Andreewsky (Evelyne) et al., 1991, Systémique et Cognition, Alcet Systèmes. [7] Assayag (Gérard), Feichtinger (Hans Georg) et Rodrigues (José Francisco), éd., 2002, Mathematics and Music. A Diderot Mathematical Forum, Springer. [8] Assayag (Gérard), Nicolas (François) et Mazzola (Guerino), 2006, Penser la musique avec les mathématiques ?, Collection « Musique/Sciences », Ircam-Delatour France. [9] Ayer (Alfred J.), 1952, Language, Truth & Logic, Penguin Modern Classics. [10] Babbitt (Milton), 1946/1992, The function of Set Structure in the Twelve-Tone System, PhD, Princeton University, 1946 (thèse approuvée en 1992). [11] Babbitt (Milton), 1955, « Some Aspects of Twelve-Tone Composition », The Score and IMA Magazine, 12, p. 53-61. [12] Babbitt (Milton), 1960, « Twelve-Tone Invariants as Compositional Determinants », Musical Quarterly, 46, p. 245-259. [13] Babbitt (Milton), 1961, « Set Structure as a Compositional Determinant », Journal of Music Theory, 5(2), p. 72-94. [14] Babbitt (Milton), 1961/1972, « Past and present concepts of the nature and limits of music » (repris dans Boretz et Cone, 1972, p. 3-9) [15] Babbitt (Milton), 1965/1972, « The Structure and Function of Music Theory », College Music Symposium, Vol. 5, 1965 (repris dans Boretz et Cone, 1972, p. 10-21). [16] Babbitt (Milton), 1972, « Contemporary Music Composition and Music Theory as Contemporary Intellectual History » (dans B. Brook, E. Downes et S. van Solkema (éd .), Perspectives in Musicology, Norton, New York, 1972. p. 151-184). [17] Bertalanffy (L. von), 1950, « A Outline of General Systems Theory », British Journal for the Philosophy of Science, 1, p. 139-164. [18] Boretz (Benjamin) et Cone (Edward T.), 1972, Perspectives on Contemporary Music Theory, W.W. Norton and Company, New York. [19] Brackett (John L. Jr.), 2003, The Philosophy of Sciences as a Philosophy of Music Theory, PhD, University of North Carolina at Chapel Hill. 71 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... [20] Bundgaard (Peer), 2002, « Ernst Cassirer’s Theory of Perception : Towards a Geometry of Experience », dans Gunnar Foss et Eivind Kasa (éd.), Forms of Knowledge and Sensibility. Ernst Cassirer and the Human Sciences, Kulturstudier n˚ 22, Norwegian Academic Press. [21] Carnap (Rudolf), 1928, Die logische Aufbau der Welt (tr. fr. La construction logique du monde, Vrin, 2002). [22] Cassirer (Ernst), 1910, Substanzbegriff und Funktionsbegriff : Untersuchungen über die Grundfragen der Erkenntniskritik. Berlin : Bruno Cassirer (tr. fr. Substance et Fonction, Paris, éd. Minuit, 1977). [23] Cassirer (Ernst), 1944, « The concept of group and the theory of perception », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 5, n˚ 1, p. 1-36. [24] De Saussure (Ferdinand), 1916, Cours de linguistique générale, Payot, Paris. [25] Davis (James A.), 1993, Positivistic Philosophy and the Foundation of Atonal Music Theory, PhD, Boston University. [26] Esfeld (Michael), 2006, Philosophie des sciences, une introduction, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne. [27] Forte (Allen), 1973, The Structure of Atonal Music, Yale University Press. [28] Granger (Gilles-Gaston), 1994, Formes, opérations, objets, Paris, Vrin. [29] Halford (G. S.) et Wilson (W . H.), 1980, « A category-theory approach to cognitive development », Cognitive Psychology, 12, 356-411. [30] Hascher (Xavier), 2008, « Une analyse transformationnelle de l’op. 19 n˚4 de Schoenberg au moyen des K-réseaux », dans M. Andreatta et al. (dir.), Autour de la Set Theory, Collection « Musique/Sciences », Ircam-Delatour France. [31] Hempel (Carl), 1965, Aspects of Scientific Explanation, New York. [32] Hempel (Carl), 1966, Philosophy of Natural Science, Prentice Hall, Englewood Cliffs, New Jersey (tr. fr. Éléments d’épistémologie, Armand Colin éditeur, Paris, 2004). [33] Houdé (Olivier) et Miéville (Denis),1993, Pensée Logico-mathématique, nouveaux objets interdisciplinaires, Paris, Presses Universitaires de France. [34] Husserl (Edmund), 1964, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Presses Universitaires de France. [35] Imberty (Michel), 1997, « Formes de la répétition et formes des affects du temps dans l’expression musicale », Musicae Scientiae, 1(1), 33-62. [36] Krenek (Ernst), 1937/1939, Über Neue Musik. Sechs Vorlesungen zur Einführung in die theoretischen Grundlagen, Universal Edition, Wien, 1937 (trad. anglaise : Music here and now, Norton, New York, 1939). [37] Krömer (Ralf), 2007, Tool and object. A history and philosophy of Category theory, Birkhäuser. [38] Kuhn (Thomas), 1962, The Structure of Scientific Revolutions (tr. fr. La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972). [39] Lai (Antonio), 2002, Genèse et révolutions des langages musicaux, Paris, L’Harmattan. 72 Moreno Andreatta [40] Le Moigne (Jean-Louis), 1977-2006, La théorie du système général. Théorie de la modélisation, Paris, PUF (nouvelle édition dans la Collection « Les Classiques du Réseau Intelligence de la Complexité », disponible en ligne à l’adresse : http://www.mcxapc.org/inserts/ouvrages/0609tsgtm.pdf [41] Le Moigne (Jean-Louis), 2001-2003, Le Constructivisme, en trois tomes, Paris, L’Harmattan. [42] Lewin (David), 1959, « Re : Intervallic Relations between Two Collections of Notes », Journal of Music Theory, 3(2), p. 298-301. [43] Lewin (David), 1986, « Music Theory, Phenomenology and Modes of Perception », Music Perception, 3(4), p. 327-382. [44] Lewin (David), 1987, Generalized Musical Intervals and Transformations, New Haven, YUP. [45] Lewin (David), 1993, Musical Form and Transformation : 4 Analytic Essays, New Haven, YUP. [46] Lewin (David), 1994, « A Tutorial on K-nets using the Chorale in Schoenberg’s Op. 11, N˚ 2 », Journal of Music Theory, 38, p. 79-101. [47] Mazzola (Guerino), 2004, The Topos of Music, Berlin : Birkhäuser Verlag. [48] Mazzola (Guerino) & Andreatta (Moreno), 2006, « From a Categorical Point of View : K-nets as Limit Denotators », Perspectives of New Music, 44(2), p. 88-113. [49] Mazzola (Guerino) & Andreatta (Moreno), 2007, « Diagrams, gestures and formulae in music », Journal of Mathematics and Music, 1(1), p. 23-46. [50] Nicolas (François), 2007a, « ‘Comme Freud, Schoenberg est mort en Amérique’. Déconstruire la music theory (1) : David Lewin », séminaire MaMuPhi, séance du 10 novembre. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2007.2008/Lewin.htm. [51] Nicolas (François), 2007b, « ‘Comme Freud, Schoenberg est mort en Amérique’. Déconstruire la music theory (2) : Milton Babbitt », séminaire MaMuPhi, séance du 10 novembre. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2007.2008/Babbitt.htm. [52] Nicolas (François), 2009, « Théoriser aujourd’hui la musique à la lumière des mathématiques : un point de vue musicien », Gazette des Mathématiciens, 119, p. 35-49. [53] Noll (Thomas), 2002, « Tone Apperception, Weber-Fechner’s Law and the GIS-Model », Séminaire MaMuX, séance « Formalisations et représentations musicales : entre Set-Theory, théories diatoniques et approches néoriemanniennes », IRCAM, décembre 2002. Disponible en ligne à l’adresse : http://recherche.ircam.fr/equipes/repmus/mamux/documents20022003/ToneApperception.pdf [54] Palisca (C. V.) et Bent (Ian), 2001-2002, « Theory », The New Grove Dictionary of Music Online, éd. Laura Macy. (http://www.grovemusic.com). [55] Patras (Fréderic), 2003, « Phénoménologie et théorie des catégories », dans L. Boi (éd.) : New Interactions of Mathematics with Natural Sciences and the Humanities, Springer. 73 Mathématiques/Musique et Philosophie dans la tradition américaine... [56] Petitot (Jean), 1988, « Structuralisme et phénoménologie : la théorie des catastrophes et la part maudite de la raison », in Logos et théorie des catastrophes, Colloque de Cerisy, Patino, p. 345-376. [57] Petitot (Jean), 1994, « Phénoménologie computationnelle et objectivité morphologique ». La connaissance philosophique. Essais sur l’œuvre de Gilles-Gaston Granger, (J. Proust, E. Schwartz dir.), p. 213-248, Paris, PUF. [58] Petitot (Jean), 1999, « La Généalogie morphologique du structuralisme », numéro spécial sur Claude Lévi-Strauss (M. Augé dir.), Critique 620(1), p. 97-122. [59] Popper (Karl), 1973, La Logique de la découverte scientifique, Payot (première édition : 1934). [60] Quine (William Van Orman), 1936, « Truth by Convention », in Philosophical essays for Alfred North Whitehead, Long-roans, Green and Co., New York, p. 90-124. [61] Rahn (John), 2007, « Cool Tools », Journal of Mathematics and Music, vol. 1, n˚1, p. 7-22. [62] Reichenbach (Hans), 1938, Experience and Prediction. An analysis of the Foundations and the Structure of Knowledge, Chicago University Press. [63] Rivenc (François), 1993, Recherches sur l’universalisme logique. Russell et Carnap, Payot. [64] Schaub (Stéphan), 2009, Formalisation mathématique, univers compositionnels et interprétation analytique chez Milton Babbitt et Iannis Xenakis, thèse de doctorat, université de Paris IV. [65] Sebestik (Jean) et Soulez (Antonia), 2001, (dir.), Le cercle de Vienne. Doctrine et controverse, L’Harmattan. [66] Wiener (Norbert), 1948, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge (Mass.), The MIT Press. 74 La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109. Une nouvelle approche analytique utilisant le lemme de Yoneda 1 Guerino Mazzola1 et Joomi Park2 1 University of Minnesota, School of Music and University of Zürich, Institut für Informatik 2 McNally Smith College of Music 1 Introduction Dans cet article, nous présentons une nouvelle approche de la créativité musicale qui est normalement attribuée au génie des grands compositeurs. Nous essayons de clarifier leur procès créatif en utilisant un modèle qui se déduit du fameux lemme de Yoneda. Nous l’appliquons à une nouvelle analyse de la dernière variation du troisième mouvement de la sonate op. 109 de Beethoven. Nous examinons les pas systématiques du procès créatif pour démystifier l’interprétation établie mais erronée de l’explosion du trille final dans le sens d’une dominante prolongée. Nous décrivons comment Beethoven se plonge dans le thème et finalise sa composition dans un déploiement de sa substance. Cette substance se cristallise dans l’explosion de trille en tant que symétrie cadencielle qui est simultanément et fortement représentée dans la structure mélodique finale. Bien que nous ne puissions pas démontrer que notre analyse correspond au système beethovenien propre, notre approche pourrait être une explication fidèle afin de comprendre comment Beethoven déploie sa créativité musicale. 2 Une approche sémiotique à la créativité Notre approche de la créativité n’est pas une astuce psychologique et elle n’invoque pas l’état d’extase, éventuellement renforcé par des drogues ou par des produits similaires. C’est un procès de découverte et d’invention qui est initié par une question ouverte et persistante dans un parcours à travers une suite de pas opérationnels bien définis. Il peut faire faillite dans la recherche d’une réponse à la question ouverte, mais on peut redémarrer le cycle jusqu’à ce qu’une solution soit repérée. On ne peut pas garantir la créativité, 1. Les auteurs souhaitent exprimer toute leur gratitude à Charles Alunni pour la relecture et correction du manuscrit. 75 La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109 mais il y a de bonnes raisons pour l’approcher grâce à une stratégie transparente et efficace. Notre modèle de la créativité (décrit en détail dans [3]) démarre dans un contexte où une question ouverte — à laquelle on voudrait répondre — est posée. Cela signifie que la créativité n’est pas une action absolue mais doit être reliée à un contexte spécifique. Nous proposons qu’un tel contexte soit sémiotique, c’est-à-dire un système de signes comprenant syntaxe, sémantique et pragmatique. Cette approche garantit que la création ajoute du signifié au contexte donné — ce n’est pas seulement un nouvel élément abstrait qu’on vient de créer mais il signifie quelque chose de nouveau dans ce système. La seconde spécification du concept de créativité est que le signe ajouté est introduit avec un but spécifique, et non pas sans raison. Il importe de savoir pourquoi ce signe nouveau est introduit. Et il importe de savoir comment cela aboutira. Une fois que le contexte sémiotique est donné et que nous avons identifié la question ouverte soutenant l’action créatrice, on va procéder à la première action opérationnelle dans ce contexte, c’est-à-dire l’identification du concept (des concepts) qui est (sont) déterminant(s) pour la question ouverte spécifiée. Jusqu’ici la procédure n’est pas très spécifique. C’est là ce qu’on ferait généralement pour répondre à une question ouverte : la localiser dans un contexte raisonnable et identifier les concepts critiques. Nous allons présenter le meilleur candidat pour la créativité. Il s’agit là de savoir comment on pourrait analyser un concept critique. On assume que le concept ne fonctionne pas bien à cause de certains attributs, et qu’il devrait être remplacé — d’une manière ou d’une autre — par un meilleur candidat. Le problème de ces attributs est qu’ils pourraient être bien cachés, invisibles. Pour cette raison, nous appelons ces attributs délicats qu’on pourrait facilement négliger les parois du concept. Ce sont là des attributs qui sont tellement évidents qu’on ne les discernerait pas dans une première approche. Après la première action proprement créatrice — identification des parois du concept critique — la seconde action créatrice consiste en la construction d’un espace ouvert qui peut être conçu dès lors qu’une paroi est affaiblie ou retirée. Du moment que l’on a construit un concept avec une “paroi ouverte”, la procédure créatrice est évidente. On applique le concept ouvert à la question sans réponse. Si la question est résolue, on a gagné ; sans quoi, on recule au niveau de la recherche de parois et l’on reprend le procès décrit. En cas de succès, le contexte sémiotique a été étendu et est prêt à une investigation créatrice ultérieure ou alors à l’application pratique dudit progrès. Pour résumer, le procès de créativité se compose des étapes suivantes : 1. Exhiber la question ouverte 2. Identifier le contexte sémiotique 3. Trouver le concept critique dans le contexte donné pour la question ouverte 4. Identifier les parois du concept 5. Travailler ces parois et déployer de nouvelles perspectives 6. Évaluer les parois ouvertes Il est évident que cette approche de la créativité n’est pas limitée à la musique. Dans [3], nous avons discuté de nombreux exemples de créativité qui suivent ce schème processuel, dont l’invention des post-it par 3M, le concept de temps relatif chez Einstein, la technique pianistique de Cecil Taylor, etc. 76 Guerino Mazzola et Joomi Park Ici, nous allons tenter de relier le schème général sémiotique de créativité à un contexte plus spécifique, c’est-à-dire à la théorie mathématique des catégories. Plus précisément, nous allons interpréter le fameux lemme de Yoneda comme étant un schème processuel de créativité. Ensuite, nous appliquerons ce modèle mathématique à une analyse pour comprendre la logique constructive beethovenienne des six variations dans le troisième mouvement de la sonate op. 109. Il est remarquable que la perspective Yoneda ne soit pas seulement notre interprétation par déformation professionnelle, mais suit d’une lecture de textes analytiques classiques traitant des variations de la sonate, tels que [4] et [1]. 3 Le modèle de créativité suivant le lemme de Yoneda Un modèle de créativité d’orientation mathématique peut être exhibé. Cette orientation, centrée autour du lemme de Yoneda, a acquis une signification profonde pour le développement des mathématiques une fois que la théorie des catégories a étendu son influence en géométrie algébrique, conduisant ainsi à la théorie des topos qui s’est établie comme fondement de la géométrie, de la logique, de l’informatique et de la physique théorique. Ce modèle se fonde sur le fameux lemme de Yoneda qui est un outil crucial pour l’évolution de la théorie des topos. Ce lemme est une proposition mathématique facile, sa démonstration ne requérant que deux lignes d’arguments. Mais ses conséquences sont amples et profondes. On va d’abord exposer le lemme dans sa forme technique. Si X, Y sont deux objets dans une catégorie C, alors il y a une application qui les associe à leur foncteurs @X, @Y , i.e. les foncteurs contravariants @X : C → Sets : A �→ A@X, l’ensemble A@X des morphismes A → X, à valeurs dans la catégorie Sets des ensembles. Cette association fait correspondre à tout morphisme f : X → Y une transformation naturelle @f : @X → @Y . Le lemme de Yoneda dit que cette application ∼ Hom(X, Y ) → N at(@X, @Y ) de l’ensemble Hom(X, Y ) des morphismes de X dans Y avec l’ensemble N at(@X, @Y ) des transformations naturelles de @X dans @Y est toujours une bijection. En particulier, X et Y sont isomorphes si et seulement si leurs foncteurs @X et @Y le sont. Ceci implique qu’on peut regarder les foncteurs au lieu des objets de départ. Cela semble aussi abstrait qu’innocent, mais les implications en sont très profondes. D’abord, le lemme nous dit qu’on peut regarder le foncteur @X pour comprendre X. Mais regarder le foncteur signifie qu’on remplace l’objet abstrait X par un système d’ensembles A@X = Hom(A, X) pour tout objet A de la catégorie C. On va appeler A une adresse du foncteur. Pourquoi ? Parce que A@X est l’ensemble de toutes les perspectives (les morphismes) sur X. Intuitivement, on se place sur A et on regarde X. L’énoncé global du lemme dit que X est complètement compris (sa classe d’isomorphismes est déterminée) une fois que l’on sait comment X nous apparaı̂t vu de toutes les adresses. Dès lors, la première étape pour comprendre X est de choisir toutes les adresses A et de regarder X. Évidemment, ces adresses ne sont pas indépendantes, mais possèdent des morphismes connectifs de changement d’adresse g : B → A. Pour un tel changement d’adresse g, on a une application ensembliste g@X : A@X → B@X qui envoie la perspective f : A → X dans la perspective f ◦ g : B → X. Très souvent, il n’est (heureusement) pas nécessaire d’inspecter toutes les adresses pour comprendre X. Par 77 La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109 exemple, pour C = Sets, l’adresse discrète A = 1 = {∅} est suffisante pour connaı̂tre la classe d’isomorphismes de X car 1@X est en bijection avec X, donc la cardinalité de X est déterminée par cette perspective discrète. L’inspection des adresses A qui aident à comprendre X est un effort majeur en théorie des catégories. Par exemple, en géométrie algébrique, les “points” d’un schéma X, i.e. les perspectives x : A → X, sont souvent choisis dans un corps algébriquement clos, dont les points d’adresse C sont les plus proéminents. Supposons qu’on ait choisi un système d’adresses caractéristiques, i.e. suffisantes pour caractériser X à isomorphisme près. Supposons que ce système spécifie également des morphismes de changement d’adresse. Formellement parlant, ceci se décrit par (1) un diagramme D dans C qui contient les changements d’adresse gijk : Ai → Aj , avec (2) les perspectives fi : Ai → X à partir des adresses Ai , compatibles avec les changements d’adresses. Alors, si la catégorie admet des colimites (en particulier si la catégorie est un topos), on peut passer à la colimite colim(D) de ce diagramme avec son morphisme canonique f : colim(D) → X induit par les perspectives fi . Ceci représente la compréhension de X sur une perspective singulière à partir de la “grande” adresse colim(D). Car l’adresse de la colimite étant tellement puissante, l’étape suivante consisterait en l’étude du foncteur @colim(D). Ceci signifie que notre procès qui démarrait avec X est complet et que nous pourrions redémarrer sur l’adresse colimite. Cette procédure a l’air très formelle mais elle est parfaitement analogue au procès sémiotique général de créativité décrit ci-dessus 2 . Mais mettons cette analogie en évidence. On commence par l’identification de la question ouverte. Dans le contexte catégorique, il s’agirait de comprendre X. Par exemple, si X = R, le problème pourrait être le fait que tous les carrés sont non-negatifs, x2 ≥ 0. Ceci est équivalent au fait qu’il y a des polynômes quadratiques sans racines réelles, tels que x2 + 2. On spécifierait alors le contexte sémiotique de la question. Dans notre situation, on regarderait la catégorie C, et alors on prendrait X comme concept critique. L’étape suivante serait d’inspecter les parois du concept. Ce qui signifie inspecter le comportement général de X et exhiber les caractéristiques. Dans le contexte mathématique, ça implique de regarder le foncteur @X, i.e. de regarder X de toutes les adresses comme nous l’avons vu plus haut. Dans le cas de X = R, on considérerait l’anneau de polynômes R[x] et ses quotients R[x]/P par un polynôme irréductible P . Les perspectives 3 seraient les immersions R → R[x], R → R[x]/P . Les changements d’adresse seraient les morphisms quotients R[x] → R[x]/P . Si l’inspection des parois conduit à un répertoire d’attributs critiques, ils sont tous représentés par notre diagramme D d’adresses caractéristiques. Ils nous permettent de comprendre l’objet critique X. L’ouverture de X par D nous permet une compréhension amplifiée, et c’est ce qui se représente par la flèche f : colim(D) → X. On aurait donc une compréhension amplifiée par ce grand objet colim(D). Il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de “tenir un objet tel que X dans nos mains”, mais d’accéder à son comportement au niveau technique. 2. En fait, le modèle sémiotique fut inspiré par le modèle mathématique. 3. Les flèches sont ici inversées, mais en géometrie algébrique, ceci est canonique via les spectres premiers de ces anneaux. 78 Guerino Mazzola et Joomi Park 4 Les six variation dans le troisième mouvement de la sonate op. 109 de Beethoven L’exemple musical qu’on discute dans cette section est le troisième mouvement de la sonate op. 109 de Ludwig van Beethoven en Mi-majeur, une suite de six variations du thème principal de la sonate, intitulé “Gesangvoll, mit innigster Empfindung”. Nous suivons surtout l’analyse brillante de Jürgen Uhde [4, p. 465 ff.]. Figure 1. Le thème principal de la sonate op. 109 de Beethoven. Le thème est présenté mezza voce dans les huit premières mesures précédant la première variation (voir Figure 1). Il apparaı̂t dans quatre variantes de deux mesures chacune, la première étant le motif de cinq notes X en soprano sol�, mi, f a�, ré�, si de ce quatuor à cordes imaginaire (Uhde). Nous incluons le f a� parce qu’il complète la triade dominante f a�, ré�, si qui suit la triade tonique sol�, mi, (si) (dont le si apparaı̂t dans la voix alto). 5 La métaphore perspectivique de Uhde Les six variations V1 , V2 , . . . V6 sont des variations de ce thème, mais elles ne sont pas indépendantes du thème (ce qui serait le cas pour les Variations Diabelli de Beethoven), ou même les simples ornements et amorces comme dans “Ah, vous dirai-je Maman” KV 265 de Mozart 4 . Ils dansent autour du thème en lui servant “ad maiorem gloriam” (Uhde). Donc toutes les variations V1 , V2 , . . . V6 sont dirigées vers le thème X, un fait que nous voudrions décrire comme si cette configuration était immergée dans une catégorie, c’est-à-dire par six morphismes (perspectives sur X, prises des adresses V1 , V2 , . . . V6 ) f1 : V1 → X, f2 : V2 → X, . . . f6 : V6 → X. Chacune de ces perspectives met en relief un aspect particulier de X, et Uhde dessine une image magnifique de cette configuration de perspectives variables. Quand les cinq premières perspectives sont jouées, il se demande s’il existe toujours une position efficace pour une sixième, et il ajoute : 4. Il semble que Mozart regarde du dehors, flottant dans les cieux. Ceci pourrait être la raison pour laquelle sa musique semble être sans fond — opposée à Beethoven, dont la perspective est substantielle, de l’intérieur. 79 La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109 Wurde das Thema nicht von allen Seiten aus der Nähe und aus der Ferne, nach Klang und Struktur ausgeleuchtet ? Die bisherigen Variationen ‘umtanzten’ das Thema, und jede huldigte einer anderen thematischen Eigenschaft. Donc Uhde interprète véritablement ces variations comme étant des perspectives variées sur le thème X. Chaque perspective focalise un aspect spécifique. Nous ne voulons pas ouvrir ces aspects en détail, mais simplement résumer leur caractère général : 1. Une variation mélodique f1 : V1 → X basée sur une composition homophonique avec accompagnement de valse. 2. Une variation rythmique f2 : V2 → X avec des déplacements sophistiqués des notes du thème dans une suite d’arpeggios intervalliques. 3. Une variation contrapuntique f3 : V3 → X construite sur des correspondances par inversion du thème et sa redistribution sur différentes voix. 4. Une variation par permutations f4 : V4 → X qui échange quelques notes du thème pour saisir la puissance de chant dans une présentation type fughetta. 5. Cette variation f5 : V5 → X est encore de type permutationnel, mais elle se voue à un renouvellement de la force de la tierce, intervalle initial (g�, e) du theme original. Dans notre version mathématique du procès créatif, cette liste de perspectives fi constitue l’ouverture des parois du concept critique. Nous inspectons le thème X comme s’il était un foncteur @X et nous observons comment il se comporte vu d’un nombre de perspectives caractéristiques fi . Et de même que dans notre version mathématique de créativité, Uhde met en relief que ces cinq perspectives sont “tout ce qui peut être dit” : elles sont caractéristiques. Figure 2. Le début de l’explosion de trille dans la m. 164 du troisième mouvement de l’op. 109. 6 Pourquoi une sixième variation ? Suivant notre modèle mathématique, nous voulons maintenant regarder la colimite 5 colim(D) du système D de ces cinq perspectives et de leurs relations. Cette colimite représenterait une perspective unifiée et concise (unifiant les cinq perspectives isolées) qui contient toutes les connaissances dans un seul objet. 5. Intuitivement parlant, la colimite est la réunion des adresses et leur recollement le long des changements d’adresses de leur diagramme. 80 Guerino Mazzola et Joomi Park Figure 3. Premier mouvement de la sonate KV 545 en Do-majeur de Mozart. Le trille re, mi prépare la tonique do en fonction cadentielle. Il est naturel d’interpréter la sixième variation comme étant précisément cette colimite que l’approche mathématique requiert. Évidemment, nous ne sommes pas dans un contexte d’une catégorie mathématique bien définie, mais on peut néamoins essayer d’interpréter la sixième variation en termes de la propriété essentielle d’une colimite. En fait, une colimite permet une synthèse d’un nombre de perspectives sur X dans un seul objet. Tout ce qui fut dit des cinq variations peut maintenant être vu en forme concentrée dans la sixième variation. Il est fascinant de lire l’interprétation de la sixième variation par Uhde. Il la voit comme si elle était un corps de six micro-variations, et il décrit ce corps comme un “paysage connecté par des ponts”, les ponts connectant les six microvariations. Ceci est très proche de la construction d’une colimite, qui est aussi un paysage connecté par les ponts des changements d’adresse. Si l’on observe la sixième variation, elle contient en fait un nombre de répétitions du thème, mais elle converge dramatiquement vers un finale qui est une espèce de synthèse de tous ces aspects, et Uhde décrit cette explosion finale d’énérgie qui est initiée par l’axe vibrant de la dominante dans un trille très prolongé si − do�. Reste toutefois un point critique : qu’une dominante dure aussi longtemps (m. 165-187, presque la moitié de la sixième variation !) sans être résolue dans la tonique. En attendant la fonction cadentielle de la dominante, l’auditoire éprouverait un fort ennui par la préparation sans fin de la tonique. En réalité, la fonction de ce trille doit être différente. Nous sommes capable de comprendre plus précisément la function de cette explosion. La vibration de la dominante est plus concrètement présentée comme alteration entre si et son voisin do� dans la gamme de Mi-majeur. Cette rotation est d’abord composée comme ensemble de notes explicites puis, avec une intensité croissante, converge vers un finale fulminant du trill si − do� (voir figure 2). Dans sa description du finale de l’op. 109 [1, Vol I, p. 90], W. Kinderman écrit : Through a kind of radioactive breakup, the theme virtually explodes from within, yielding an array of shimmering, vibrating sounds. One might regard the sustained 81 La créativité de Beethoven dans la dernière variation de l’op. 109 trill on B with its upper neighbor C � , which migrates into the treble in the passage before the thematic reprise, as the utmost elaboration of the melodic peak of the sarabande on these two notes. Figure 4. Gauche : l’inversion symétrique de Mi-majeur (noms des notes en anglais) ; Droite : les intervalles 1,2,3,4,5 dans les mesures 173-174, arrangés de manière symétrique. Les intervalles 1,4,5 sont symétriques, et les intervalles 2,3 se correspondent sous la symétrie de Mi-majeur. Cet accouplement de trille n’est pas seulement un effet émotionnel fascinant d’énergie de rotation, mais il a une interprétation en termes de cadence de la tonalité sous-jacente. En fait, l’inversion Isi/do� est identique à l’inversion If a� , l’unique symétrie de la gamme de Mi-majeur. La gamme diatonique de Sol� a la même symétrie, mais les deux notes du trille l’excluent. En d’autres termes, le trille caractérise la tonalité de Mi-majeur par sa symétrie. Aussi, cette fonction cadentielle n’est pas standard en harmonie, mais nous avons prouvé dans d’autres analyses de l’œuvre de Beethoven [2, ch, 28.8] que ce point de vue est une réalité dans ses structure compositionnelles. Le trille est fréquemment utilisé dans une fonction cadentielle avec les notes secondes et troisièmes de la gamme pour préparer la tonique, comme montré sur la figure 3 pour la sonate KV 545 de Mozart. Et la figure 5 met en évidence que Beethoven arrange la suite d’intervalles arpégés dans les mesures 173-174 en correspondance forte avec la symétrie de Mi-majeur. On ne serait pas étonné si ce fait était une composante consciente de l’approche beethovenienne de la tonalité, mais on n’en sait rien. Toutefois, les structures confirment cette théorie. En résumé on peut dire que la sixième variation ‘colimite’ démontre une explosion du thème qui se résoud dans une rotation (inversion cadentielle) brulante du trille et qui exprime la tonalité fondamentale de la sonate. En termes de créativité, nous avons interprété la dernière variation comme but créatif issu d’une extension caractéristique des parois des première cinq variations du thème critique X. Mais nous avons aussi appris que variation peut signifier des choses fort différentes en musique. Alors que l’approche de Mozart dans “Ah, vous dirai-je Maman” (voir la figure 6) est une vue de l’extérieur, extensionnelle dans le sens que le thème qu’il varie est pris comme garanti et sert ensuite de squelette pour être affublé de différents vêtements, l’approche de Beethoven est intentionnelle : il ouvre l’anatomie du thème et se plonge dans sa substance interne. 82 Guerino Mazzola et Joomi Park Figure 5. La suite d’arpeggios intervalliques est arrangée avec une haute symétrie par rapport à la symétrie caractéristique If a� = Isi/do� . Voir aussi la figure 4. Figure 6. Le finale dans “Ah, vous dirai-je Maman” de Mozart. Bibliographie [1] Kinderman W., Artaria 195, University of Illinois Press, Urbana and Chicago 2003 [2] Mazzola, G. et al., The Topos of Music. Geometric Logic of Concepts, Theory, and Performance, Birkhäuser, Basel et al. 2002 [3] Mazzola, G., J. Park, F. Thalmann, Musical Creativity. Strategies and Tools in Composition and Improvisation, Springer, Collection “Computational Music Science”, Heidelberg et al. 2011 [4] Uhde J., Beethovens Klaviermusik III. Reclam, Stuttgart 1974 83 Des sons et des quanta Thierry Paul Centre de Mathématiques Laurent Schwartz CNRS / Ecole polytechnique Résumé. Dans cet article nous voudrions montrer certains liens entre musique, en particulier notation musicale, et formalisme quantique. Il apparaı̂t en effet que la notation notes/portées permet d’apprivoiser un peu le formalisme mathématique de la mécanique quantique, réputé abstrait — comme d’ailleurs l’est la notation musicale. La discussion s’articulera sur deux points : la notion d’intrication qui est une extension “inaudible” (littéralement) de celle d’accord et l’aléatoire quantique qui, lui, est bien représenté dans la notation mathématique et dont le pendant musical, dans les œuvres ouvertes, n’a pas d’écriture appropriée. Plusieurs autres points, plus musicaux et moins techniques, seront discutés. *** Introduction Musique et Mécanique Quantique, voilà deux concepts qui semblent difficiles à rapprocher. Bien sûr la Mécanique Quantique est une Mécanique Ondulatoire, et le support physique de la Musique est bien l’acoustique, la théorie des variations ondulatoires de la pression de l’air. Mais que le lecteur soit rassuré, ce n’est pas la direction que l’on va choisir ici. L’idée de cet article est plutôt d’aborder la question sous l’angle du formalisme mathématique de la Mécanique Quantique et de la notation musicale. Une telle idée vient d’un défi : comment exprimer à des non-spécialistes, des non-scientifiques, le formalisme quantique réputé abstrait et contrintuitif ? Il s’agit bien du formalisme quantique et donc il n’est pas question de se dérober par une approche physique, et de mettre des électrons, que tout le monde connaı̂t mais que personne n’a vu, partout et et de les exhiber “comme si”. Le formalisme quantique réalise un changement de paradigme brutal, mais il peut s’apprivoiser. Nous allons voir comment l’écriture musicale convient à ce propos, comment elle aide à entrevoir l’une des vrais révolutions quantiques : l’intrication. Mais aussi nous verrons comment la notation musicale nous permettra d’aller jusque “juste avant l’intrication”, mais pas plus loin. Et là se passera un revirement qui suscitera une écriture, avec la notation quantique, d’un type de musique que l’on ne peut pas écrire seulement sur des portées. Cette bascule s’effectuera autour d’une dimension commune, selon nous, à la musique et à la Mécanique Quantique : l’aléatoire. Aléatoire structurel, indispensable à la Mécanique Quantique ; mais aléatoire que nous verrons comme partie prenante de la dimension proprement musicale du phénomène acoustique. 85 Des sons et des quanta Une autre dimension essentielle commune aux deux activités est certainement le temps, le phénomène temporel : instant de rupture et de continuité dans les deux (rupture lors de la mesure/exécution, continuité lors de l’évolution (équationelle) quantique/développement musical). Karlheinz Stockhausen a dans, “...wie die Zeit vergeht...”, parlé de façon originale de la temporalité musicale ; la troisième partie de cet article y sera brièvement consacrée. Mais seulement afin d’entrevoir, dans cette débauche d’arithmétique, comment un article fondateur de ...rien (comme ces préludes qui ne préludent à rien (Jankélévich)) a pu susciter quelques uns des grands chefs d’œuvre de la musique (Klavierstück X, Gruppen,...). Tout comme l’aléatoire si critiqué par Pierre Boulez nous a donné les Structures II, la Troisième Sonate et autres “Éclats”. Là encore l’aléatoire quantique nous proposera une solution sous la forme de ce qui pourrait apparaı̂tre comme une boutade, mais qui a une réalité bien scientifique : l’aléatoire quantique est incroyablement précis. La dernière partie de cet article traitera de l’image, qui trouve une réalisation très spéciale dans la reproduction de la musique enregistrée. Que capte-t-on de l’œuvre musicale lors de l’audition d’un disque ? Qu’est-ce que l’image en mathématique ? Nous verrons que la Mécanique Quantique se confronte à ce concept de façon alternative à la musique : on ne peut pas “enregistrer” un système quantique. Avertissement 1 : l’auteur de ses lignes n’est pas un théoricien de la musique, et demande l’indulgence du lecteur spécialisé. Avertissement 2 : on pourrait peut-être croire, à la lecture de cette introduction, que ce texte conviendrait plus à un séminaire physique/musique que mathématique/musique. Il n’en est rien, et le formalisme mathématique de l’axiomatique quantique est suffisamment riche pour, selon nous, exister sans (trop d’) incarnation physique. Et sans non plus se réduire à une écriture de la physique. La physique vit, en quelque sorte, dans le formalisme mathématique (ce qui ne veut pas dire dans la rigueur mathématique, qui est la vraie caractérisation des mathématiques). On a du mal à reconnaı̂tre ce fait dans le cas de la Mécanique Quantique. C’est étonnant. Dans le cas de l’astronomie par exemple, on fait très bien l’amalgame entre physique (étoiles composées d’atomes, de neutrons), mathématiques (point matériel, trajectoire) et philosophie (espace absolu, temps objectif) ; pour la théorie de la relativité aussi (que le temps soit une quatrième dimension spatiale ne pose vraiment de problème à personne). Mais le cas quantique est à part, tout semble exploser ; l’ontologie a changé (et effraie quelque peu les philosophes) et on “interprète” le formalisme mathématique. Cependant, depuis que la théorie quantique est bien assise expérimentalement, les chose changent, et du coup, on voit du quantique partout. Cela a certainement trait au fait que la Mécanique Quantique est avant tout un processus dynamique (Paul, 2007), plus une théorie des transformations que des concepts, une dimension d’ailleurs qu’elle partage avec la musique. Les “Groupes Quantiques” sont des groupes .... quantiques, c’est-à-dire quantifiés. La nouvelle logique de J.-Y. Girard est une logique quantifiée. C’est dans cet esprit là que nous abordons cet article : le formalisme mathématique de la théorie quantique et ses échos en musique. Ondes/corpuscules notes/instrument Si l’on essaie de prendre la Mécanique Quantique dans son aspect le plus axiomatique, le plus structurel, il y a essentiellement deux signes, au tout début : le + et le ⊗. 86 Thierry Paul Le signe + réfère aux ondes, c’est le + de l’optique ondulatoire, de l’acoustique aussi. Les ondes s’ajoutent, se superposent comme les sons, et donnent des accords. C’est le premier axiome de la Mécanique Quantique. Le deuxième axiome traite de l’évolution. Laissons-le tomber pour l’instant, nous y reviendrons à la fin de cette section. Le troisième axiome est crucial pour ce qui nous concerne. Tournons-nous vers l’écriture musicale pour le définir. En musique on a des notes et on a des instruments. Chaque instrument peut, le plus souvent, jouer plusieurs notes qui forment un accord où règne le +. On note cela sur des portées, qui peuvent “porter” plusieurs notes. En Mécanique Quantique on “note” un accord de trois notes sol ré fa par : |sol > +|ré > +|fa > . Si c’est un violon qui joue on notera plus précisément : |v, sol > +|v, ré > +|v, fa > . Si un violon joue avec un alto, on notera quantiquement : (|v, sol > +|v, ré >) ⊗ (|alt, si > +|alt, sol >) . (1) Le + lie les notes à l’intérieur de la portée, le ⊗ lie les portées. Jusqu’ici rien de très nouveau, ni excitant. On a bien une idée corpusculariste qui se marie bien avec une idée instrumentiste : Figure 1. Klangfarbenmelodie dans la symphonie “Héroı̈que” de Beethoven. 87 Des sons et des quanta Mais la Mécanique Quantique arrive si l’on autorise la symétrisation de l’usage de + et de ⊗. Un accord quantique pourra tout à fait bien être : (|v, sol > ⊗|alt, si >) + (|v, ré > ⊗|alt, sol >) (2) et donc pourra bien être, littéralement un accord inaudible, dans le sens que l’on ne peut pas se le représenter acoustiquement, l’écrire avec la notation musicale. En effet il pourrait venir à l’esprit de “penser” à l’“accord” précédent (2) • soit comme deux accords joués par le violon et l’alto. Mais alors il s’agirait de : (|v, sol > +|v, ré >) ⊗ (|alt, si > +|alt, sol >) , parfaitement audible, mais qui n’a rien à voir avec (2) et qui, d’ailleurs, a déjà été évoqué au début de cette section (cf. (1)). • soit comme la juxtaposition/superposition sonore/acoustique de deux duos “altoviolon”. Mais alors on aurait l’accord : |v1, sol > ⊗|alt1, si > ⊗|v2, ré > ⊗|alt2, sol > parfaitement audible lui aussi, mais n’ayant non plus rien en commun avec (2), puisque, par exemple, vivant dans un espace complètement différent. Nous verrons plus bas qu’une façon de penser musicalement un accord du type (2) se trouve dans les œuvres dites “ouvertes”. Voilà, c’est (presque) tout ; du vieux avec du neuf, en somme : pendant les siècles précédents on avait utilisé le + (ondes), et le ⊗ (particules), mais ils ne s’étaient jamais rencontrés. Un accord du type (· · · ⊗ . . . ) + (· · · ⊗ . . . ) qui ne peut pas être factorisé est dit intriqué car il représente des particules qui ont interagi ensemble dans le passé, et qui, même si, maintenant, on les sépare spatialement, restent dans un état du même type, qui ne peut pas se factoriser. Un accord inaudible ne peut s’entendre, mais il peut s’écouter. C’est le quatrième et dernier axiome de la Mécanique Quantique. Et si on l’écoute, on l’écoute activement, on le transforme, il devient tout d’abord audible, et alors on peut l’entendre. C’est ce que l’on appelle en Mécanique Quantique la réduction du paquet d’ondes. En musique nous verrons bientôt que c’est ce qui se passe dans Éclat de Pierre Boulez. En Mécanique Quantique ce phénomène est très simple ; si on mesure le résultat de la mesure sera 1 1 � �� � (· · · ⊗ . . . ) + 2 � �� � (· · · ⊗ . . . ) 1 � �� � (· · · ⊗ . . . ) 1. je suppose que l’on est ici en l’absence de dégénérescence, mais c’est seulement un point technique. 88 Thierry Paul ou bien 2 � �� � (· · · ⊗ . . . ) chacun de ces deux états étant bien un accord “audible”. Le quatrième axiome de la Mécanique Quantique demande à ce que cette réduction, ce choix entre 1 et 2, se fasse au hasard, un hasard intrinsèque, sans variables cachées. En musique Pierre Boulez demande, pour l’exécution de Éclat, à ce que ce choix soit spontané, et vraiment effectué au moment où l’œuvre est exécutée. Ce sera le thème de la prochaine partie de cet article. Concluons cette section par un petit résumé, et par l’axiome manquant. Particules et ondes sont comme sons et instruments, mais ils se mélangent mieux. Les accords quantiques sont (parfois) inaudibles mais existent vraiment, on les manipule dans les laboratoires. On pourrait d’ailleurs se demander si certains traits de la musique contemporaine (les trémolos si fréquents chez Boulez par exemple) ne sont pas des intrications et si le système quantique ne peut pas aussi se révéler dans le mystère d’une polyphonie continue dans le signal acoustique. Nous allons choisir ici une autre direction que nous allons exposer dans la section suivante. Disons enfin quelques mots sur l’évolution quantique (hors mesure), l’axiome 2. Elle semble se référer à la logique de la composition : fixée dans ses propres règles, un peu trop algorithmique et demandant à être bousculée par des accidents, tels la mesure/exécution. Notons pour finir que l’auteur de cet article ne considère pas du tout qu’il y ait en Mécanique Quantique une dualité onde-corpuscule. Si ces termes apparaissent ici c’est seulement pour illustrer le propos. De façon analogue sons/instruments ne correspond certainement pas à la réalité musicale (il semble que l’on compose, ou a composé, souvent avant d’orchestrer, par exemple). Mais il n’est pas rare que le lien entre deux concepts inexistants se révèle fructueux. L’aléatoire, la mesure et l’exécution La Mécanique Quantique vit dans un espace qui ne nous est pas accessible, du moins pas entièrement. Seuls les accords audibles, nous parviennent “librement”, seuls les états produits tensoriels nous sont directement visibles. La théorie offre de façon certes minimaliste, mais ô combien efficace, et surtout, c’est un miracle, de manière cohérente avec le reste de son axiomatique, l’interface avec le monde de l’observateur : si l’on mesure le système, celui-ci “choisit” au hasard de se présenter dans un état accessible. Un accord choisit dans les accords audibles qui le composent celui qui va être exécuté. Cette réduction-projection, perte d’information irréversible, a posé beaucoup de problèmes “d’interprétation”. Elle peut néanmoins tout à fait être considérée comme positive : le système oublie, comme l’ordinateur de Georges Perec est “supérieur à l’homme en ce qu’il peut tout oublier”. On pourrait d’ailleurs, là aussi, voir dans d’autres disciplines du XXe siècle le bonheur de l’oubli (psychologie, informatique, biologie probablement) et la douleur de ne rien oublier, mais concentrons nous sur le pendant musical de cette “source de liberté” qu’est l’aléatoire quantique.. Nous avons mentionné comment un état superposition pouvait avoir lieu en musique, par exemple dans Éclat de P. Boulez. Nous allons y revenir, mais avant cela, remarquons 89 Des sons et des quanta que l’écriture quantique englobe facilement le hasard. L’état 1 � �� � (· · · ⊗ . . . ) + 2 � �� � (· · · ⊗ . . . ) contient (dans sa structure algébrique) les états 1 � �� � (· · · ⊗ . . . ) et 2 � �� � . (· · · ⊗ . . . ) Pour certaines séquences de Éclat, l’interprète (le chef) choisit au hasard (c’est-à-dire d’ailleurs, en principe, ne choisit pas) au dernier moment l’ordre et le début d’intervention des différents instrumentistes. On a donc bien une seule œuvre Éclat, et divers résultats d’interprétation, de mesure. Comment note-t-on cela en musique ? Et bien il faut sortir du cadre de la notation musicale. Au moment de la partition de Éclat (Boulez, 1965) où le chef doit décider de l’ordre et du point de départ de chaque instrumentiste, voici ce qui est “écrit” dans la partition : c Copyright 1965 Figure 2. Extrait de la pièce Éclat | für 15 Instrumente de Pierre Boulez. � by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 17746. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur et du compositeur. 90 Thierry Paul On a du donc écrire, et ici, dans la première version publiée, à la main ; “Sur le signe du chef, et son indication du chiffre, on commencera par l’une des 4 figures, et achèvera le cycle (Ex : III IV I II ou II III IV I ; etc...)” Chaque réalisation de ce passage équivaut donc bien à une mesure .... d’un système qui les contient toutes. Toute interprétation, bien sûr, s’inscrit dans un tel phénomène : même dans une œuvre classique, sans aléas, chaque interprétation est différente. De ce point de vue là, il nous semble, qu’il y a un assez grand lien ontologique entre Musique et Mécanique Quantique 2 , l’œuvre étant “déposée” dans la partition, comme le système dans son espace des états. Mais ce qui est important ici est de remarquer comment des œuvres présentant une dimension d’“ouverture”, c’est-à-dire dans lesquelles la partition contient des indications d’aléatoire, se lisent musicalement comme on mesure en Mécanique Quantique. Cet aléatoire-là exclut en particulier les cadences concertantes dans le style classique, et l’improvisation qui nous semble relever d’une tout autre problématique. Mais ce type d’aléas très encadré, algorithmique si l’on peut dire, avait été déjà pressenti avant les années cinquante. Par exemple l’ordre d’exécution des mouvements de la IXe symphonie de Mahler n’a pas été fixé par le compositeur. Il semble aussi que Chopin ne demandait pas à ce que l’on joue ses préludes, opus 28, dans leur totalité. La façon qu’a S. Richter de n’en jouer qu’une sélection, et dans un ordre à chaque fois différent, réalise d’ailleurs une “ouverture” de l’opus 28 passionnante musicalement, et probablement contestée musicologiquement. De façon plus générale, le désir (pervers) d’authenticité (né au moment le plus fort d’utilisation de l’aléatoire en musique contemporaine, d’ailleurs) a certainement créé une “ontologie” théorique musicale bien différente de celle de la fin du XIXe siècle. Lorsque l’on écoute Mahler jouer au piano le premier mouvement (pas l’adagietto !) de sa Ve symphonie, on est fasciné d’imaginer cet orchestrateur de génie “enregistrer” sa musique sur un piano mécanique, et l’on comprend bien que la musique vit en dehors de son incarnation orchestrale. et la volonté de certains spécialistes baroques de retrouver le “son” de l’époque devient, selon nous, funeste, et prend la saveur d’une autopsie. Les “pleureuses de la Mécanique Quantique” qui veulent à tout prix au nom d’une authenticité classique, accéder à l’état du système sans le mesurer me semblent relever de la même fantasmatique. L’aléatoire en musique va atteindre son apogée (ses limites ?) avec André Boucourechliev. Dans ses “archipels”, il ne s’agit plus alors de simples choix d’ordres d’exécution, mais de puiser le matériau musical dans des réservoirs de notes. Le jeu des possibles devient beaucoup plus grand, les exécutions plus riches en variétés ; bref le spectre, au sens quantique du terme, de l’œuvre plus large. Ce que nous voudrions retenir de cette brève discussion est la chose suivante : l’exécution d’une œuvre (correcte ou pas) représente bien un accès à l’œuvre, une interface entre un public (non musicien a priori) et l’œuvre (uniquement accessible à un musicien). La mesure quantique réalise l’interface entre un système quantique dans un état fixé mais inconnu et le monde, le système classique de l’observateur. Regarder l’œuvre de l’intérieur, en “pro”, c’est un peu tricher (je pense que c’est la raison de l’impopularité, 2. on peut d’ailleurs remarquer la parenté chronologiquement et géographiquement entre Niels Bohr (fondateur de la théorie quantique) et Carl Nielsen (qui propose une séquence aléatoire dans une de ses symphonies). 91 Des sons et des quanta par exemple, du quintette à vents de Schoenberg chez les musiciens, qui l’analysent et ne l’écouteront plus), mais c’est possible ; manipuler l’état du système quantique sur le papier est aussi possible. Mais se projeter mentalement l’état qu’il choisira lors de la mesure est strictement impossible, tout comme entendre Éclat sans l’exécuter. En guise de conclusion : du hasard et de la nécessité. Pourquoi du hasard ? En Mécanique Quantique c’est un axiome minimal et sublime, une clé qui ferme logiquement la théorie et ouvre ses potentialités. Mais des possibilités très limitées et précises. Rien à voir avec un aléas “fourre-tout”. En musique je ne reproduirai que l’argument de Boulez concernant Éclat : l’aléatoire crée chez les musiciens une tension qui génère une relation particulière avec le chef, et avec l’œuvre. Une idée dont on peut trouver un pendant quantique : c’est une intrication. ... wie die Zeit vergeht ... En 1956 Karlheinz Stockhausen écrit un article, intitulé “... comment passe le temps ...”, sur le temps en musique, le temps dans toutes ses dimensions (Stockhausen, 1957). Quelques échelles : 1s � �� � ....................r y t h m e.................... 1 460 s � �� � ..........n o t e.......... 10−5 � �� � ...timbre... que l’on pourrait penser à compléter en : 1mn � �� � ..............................oe u v r e.............................. 1s � �� � ....................r y t h m e.................... 1 460 s � �� � ..........n o t e.......... 10−5 s � �� � ...timbre... 92 Thierry Paul et même : 10h �� � p é r a.......................................... 1mn � �� � ..............................oe u v r e.............................. 1s � �� � ....................r y t h m e.................... 1 460 s � �� � ..........n o t e.......... 10−5 s � �� � ...timbre... � ..........................................o La remarque fondamentale de Stockhausen est que, en musique, on traite ces différentes échelles de manière mathématiquement fort différentes : l’échelle du rythme dans l’arithmétique simple 12 , 14 , 18 . . . et l’échelle des sons en échelle logarithmique : réaliser un octave consiste à diviser par deux la longueur d’une corde. Mais d’autre part il n’y a qu’un temps en musique. Plus exactement tout le phénomène acoustique est monodimensionnel, une fonction R → R, temps → pression. Bien sûr nous avons deux oreilles, il semble qu’une partie de l’acoustique passe par la boite crânienne, mais l’essentiel passe par cette mono-dimension là. C’est d’ailleurs aussi le courant électrique qui sort de notre amplificateur. Cette remarque identifie rythme et hauteurs. mais alors une question simple se pose ; comment entend-on plusieurs instruments dans un tel signal ? La réponse convoque la magie des harmoniques qui, se regroupant élégamment, donnent un timbre, caractéristique de l’instrument. Nous voyons donc que les trois échelles de temps réalisent les trois aspects essentiels (dans sa notation en tous cas) de la musique rythme-note-instrument, notation qui agı̂t en (re)séparant les diverses composantes d’un même signal monodimensionnel. On est donc bien près de considérations fondamentales de la Mécanique Quantique. Mais la fonction d’onde quantique fait plus : la complexité de celle-ci pouvant révéler non seulement des situations multiparticulaires, mais aussi des situations intriquées, tout cela avec une fonction d’onde. Les découpages soigneux en instruments sont effacés, et faux. On est donc dans les deux cas (quantique et musique) au cœur du problème. Je voudrais illustrer cette discussion par une expérience personnelle qui reflète bien une problématique de mélange d’échelles. Rappelons tout d’abord que lorsque l’oreille entend un la, elle effectue une transformée de Fourier. Le signal ondulatoire est codé en la 440, on perçoit de grandes oscillations, très rapide, et on entend la 3 . Lors d’un concert à Lens, Sviatoslav Richter interpréta le final de la sonate en fa majeur opus 54 3. si l’on descend dans le spectre cela ne marche plus, et en dessous du la le plus bas du piano on commence à entendre les vibrations acoustique, le vrai signal, non sa transformée de Fourier. 93 Des sons et des quanta de Beethoven, perpetuum mobile, de manière si strictement régulière dans le tempo et les nuances, que je me surpris à entendre un signal non plus défilant dans le temps, mais succession lente et “immobile” d’harmonies se succédant sans que le détail des notes ne soit plus perceptible. Une espèce de transformée de Fourier macroscopique avait agi, qui réalisait à l’échelle du rythme, ce qui agit en principe à l’échelle des notes : le perpetuum l’avait emporté sur le mobile. C’était, je crois, non pas un effet gratuit, mais une démarche de grand interprète particulièrement attentif à la composition du programme : à ce final succédait le premier mouvement de l’“Appassionata”, emblématique précisément du phénomène contraire. L’article de Stockhausen a suscité divers types de réactions. une lecture par trop locale y révèle une arithmétique un peu lourde et approximative, voire fausse. Peu importe : quelques Klavierstücke, Gruppen sauvent le sujet. L’important pour l’auteur est de montrer, de réaliser comment une organisation temporelle du son donne une complexité suffisante pour supporter une vraie création musicale ; ou comment la complexité d’une fonction d’onde dans un espace tensoriel peut supporter une véritable représentation du monde. L’image et le (non)clone Un des théorèmes surprenants de la Mécanique Quantique est le théorème d’impossibilité de clonage quantique. Son énoncé sec est le suivant : Théorème il n’existe pas d’opérateur unitaire linéaire U tel que U (|a > ⊗|0 >) = |a > ⊗|a > ∀ |a > . La preuve est instructive. Démonstration. Si U existait, alors U ((|a > +|b >) ⊗ |0 >) = (|a > +|b >) ⊗ (|a > +|b >) par hypothèse, mais aussi U ((|a > +|b >) ⊗ |0 >) = |a > ⊗|a > +|b > ⊗|b > par linéarité, ce qui est impossible, par exemple si |a > est orthogonal à |b > � On ne peut donc pas cloner, stocker l’état d’un système en le dupliquant dans un autre système. Autrement dit : on ne peut enregistrer un système quantique. L’importance de ce théorème s’est surtout révélé dans le domaine du calcul et de l’information quantiques. Mais il est tout à fait symptomatique des racines même de la Mécanique Quantique : l’état d’un système nous échappe tant que nous n’effectuons pas une mesure. Nous devons absolument perdre l’information sur le système si nous voulons y avoir accès. On ne peut pas enregistrer un tel état dans un fichier auxiliaire, qui serait le témoin de l’histoire de son évolution. 94 Thierry Paul C’est à mon sens une différence avec la Musique. J’ai mentionné au début de cet article comment il était fascinant de remarquer l’enthousiasme des compositeurs envers les moyens de reproduction sonore. Que percevons nous d’un disque par rapport à une œuvre ? Bien sûr un enregistrement ne donne pas tout ce qui est contenu dans une œuvre, en particulier au niveau sonore, mais aussi au niveau du “fait” d’aller à un concert. Il y a tout de même quelque chose de particulier à la musique, par rapport aux autres arts, dans ce rapport à la reproduction : le musée est ouvert souvent, les concerts sont rares 4 . Peut-on oser se confronter avec la même problématique en mathématiques ? Un concept qui traverse les disciplines se “clone-t-il” en images successives ? Les avis divergent : certains affirment que les concepts mathématiques sont extérieurs à leur historicité, d’autres leur rétorquent que les énoncés sont plongés dans leur histoire.... Et puis quel est véritablement le statut d’une exécution musicale effectuée en studio, spécialement pour l’enregistrement ? Conclusion Le lien quantique/musique nous semble se situer dans l’idée de “dépôt” d’un système dans un monde inaccessible ; inaccessible pour l’observateur qui ne voudrait pas activement observer, inaccessible à l’auditeur non musicien. On doit exécuter une œuvre pour l’entendre comme on doit réduire un état quantique pour le mesurer. L’aléatoire en musique a quelque peu mauvaise presse de nos jours, en Mécanique Quantique il est fondamental. Pourquoi cette différence ? Et bien parce que l’aléatoire quantique est nécessaire à la Mécanique Quantique, et la Mécanique Quantique nécessaire à une description convenable du monde. Rappelons qu’elle a été inventée pour résoudre un paradoxe, celui de la stabilité de la matière, impossible dans l’image planétaire classique de l’atome. Ceux que l’aléatoire dérange se consolent par l’extrême puissance du formalisme quantique, à la fois conceptuelle (on ne dira jamais assez à quel point le formalisme quantique est plus simple que la Mécanique Classique) et aussi, plus récemment, opérationnelle avec l’informatique quantique. L’aléatoire en musique est resté comme une nouveauté singulière, comme une originalité un peu extérieure au processus de composition. D’où probablement le désintérêt à son égard par la plupart des grands compositeurs du siècle, y compris ceux qui l’ont brillamment utilisé. Ce petit article a seulement voulu suggérer des points communs et des différences. Une vraie Musique utilisant l’aléatoire devrait l’utiliser comme moyen d’accès interprétatif à l’œuvre, dans une démarche de composition musicale probablement ancrée dans de nouveaux paradigmes 5 . 4. l’auteur a dû attendre (très longtemps) pour entendre pour la première fois “Le marteau sans maı̂tre”, parce que il s’était “imposé” de découvrir cette œuvre en concert. 5. L’auteur tient à remercier François Nicolas pour une lecture attentive du manuscrit, ainsi que les deux autres organisateurs du Séminaire mamuphi. 95 Des sons et des quanta Bibliographie [1] P. Boulez, Éclat, Universal, Vienne 1965. [2] J.-Y. Girard, Le point aveugle, Hermann, Paris 2007. [3] T. Paul, “La Mécanique Quantique comme processus dynamique”, dans Logique, dynamique et cognition (dir. J.-B. Joinet), collection “Logique, langage, sciences, philosophie”, Publications de la Sorbonne, Paris 2007. [4] K. Stockhausen, “...wie die Zeit vergeht...”, die Reihe, 3, 1957. Traduction française “ ...comment passe le temps...”, Analyse musicale 6, 1987. 96 Description d’un tempérament égal non classique Yves Hellegouarch Laboratoire de Mathématiques Nicolas Oresme Université de Caen Introduction Dans un exposé que j’avais fait à Strasbourg le 16 décembre 2008 à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Leonhard Euler [3] j’avais défini un tempérament égal à douze demi-tons dans l’octave qui n’est ni le tempérament officiel, c’est-à-dire le groupe multiplicatif < 21/12 >, ni celui de Serge Cordier [1], c’est-à-dire le groupe multiplicatif < (3/2)1/7 > et je l’avais baptisé le « tempérament de Ravel ». Cependant j’aurais aussi bien pu l’intituler le « tempérament de Rachmaninov » pour des raisons décrites plus loin. Je l’appellerai donc le tempérament de « RachmaninovRavel » (pour des raisons d’ordre chronologique) et je le noterai « tempérament (R-R) ». L’idée qui préside à la définition de ce tempérament est de choisir l’intervalle de quinte, que je note x, de telle sorte que l’harmonique de rang 10 de la corde de « do » d’un violoncelle, soit égale à l’harmonique de rang 3 de la corde de « la ». On doit donc ainsi avoir l’équation : 10 = 3 · x3 où x désigne l’intervalle de quinte que l’on cherche (entre les cordes voisines de l’instru1/3 ment). Ceci entraı̂ne que x = ( 10 et on définit donc la gamme « R-R » comme le 3 ) 1/21 groupe multiplicatif < ( 10 ) > car il y a 7 demi-tons dans une quinte. 3 Exercices : 1. J’ai écrit dans [3] que le « mi » supérieur d’un violoncelle à cinq cordes accordé en quintes justes (i.e. 3/2) se trouve un comma de Didyme (i.e. 81/80 voir [2] ou [3]) au-dessus de l’harmonique de rang 5 de la corde de « do ». En effet on a bien : 3 81 ( )4 = ·5 2 80 2. Cherchons maintenant le rapport (multiplicatif !) entre une quinte « pure » (ou 1/3 « juste ») et une quinte de Rachmaninov-Ravel x. On a vu que x = ( 10 = 1, 1856... 3 ) Donc (voir[2]) : 1000 · log10 (x) ∼ = 174, 29 savarts 97 Tempérament de Ravel En savarts encore, on a : quinte juste (ou « pure »)-quinte(R-R)=176,09-174,29=1,80 ce qui est beaucoup moins que le comma de Didyme (ou syntonique) 81/80 (voir [2]). 3. Revenons à un violoncelle à 4 cordes accordé en quintes de (R-R) sur lequel nous considérons l’harmonique de rang 3 du « la ». L’intervalle entre cette harmonique et le « do » est 3·x3 = 10 autrement dit la dernière harmonique atteinte sur la corde de « do » par un violoncelliste jouant sur un violoncelle accordé en (R-R) le trio de Ravel (premier mouvement, voir la fin de cet exposé) coı̈ncide avec l’harmonique de rang 3 de la corde de « la » : cette harmonique (dans le tempérament (R-R)) est donc naturelle et juste, ce qui serait impossible avec les deux autres tempéraments. 4. Finalement le premier mi de la corde de « la » vaut : 32 · x3 (en attribuant la fréquence 1 au « do »). Son harmonique de rang 2, i.e. 3x3 , est égale à l’harmonique de rang 10 du do, elle permet d’obtenir la résonance de la caisse de l’instrument ce qui lui confère un timbre « profond », autant dû au violoncelle qu’au violoncelliste ! Comparaison de quelques intervalles dans les trois gammes tempérées Nous allons nous borner à comparer les demi-tons, quinte et octave de nos trois gammes tempérées (s signifie « savart »). intervalle demi-ton quinte octave tempérée officielle 1 2 12 ∼ = 25s 7 ∼ 12 2 = 176s 2∼ = 301s Serge Cordier 1 ( 32 ) 7 ∼ = 25s 3 ∼ = 176s 2 12 ( 32 ) 7 ∼ = 302s (R-R) 1 21 ∼ ( 10 ) 3 1 = 25s 3 ∼ ( 10 3 ) = 174s 10 47 ∼ ( 3 ) = 299s On voit donc que l’octave de la gamme (R-R) est plus petite que 2, mais qu’elle est encore acceptable... Remarque : en poussant un peu plus loin les calculs, on voit que l’octave de (R-R) est à 3 savarts au-dessous de celle de S. Cordier et à 2 savarts 1/4 au-dessous de l’octave officielle. Accord d’un instrument du quatuor selon le tempérament (R-R) On suppose qu’un piano a été accordé selon le tempérament (R-R) avec un « la » arbitraire (par exemple « la »=440 hertz) et on lui demande le « la » pour accorder un instrument du quatuor en suivant un décorum ancestral... Pour simplifier on suppose que l’instrument est un alto ou un violoncelle (et on ne demande pas le même « la » dans les deux cas !). On commence par accorder l’instrument en quintes pures 3/2 en 98 Yves Hellegouarch suivant la méthode expliquée dans [3] : il faut obtenir la coı̈ncidence de l’harmonique de rang 2 du « la » avec celle de rang 3 du « ré », etc. Lorsque c’est terminé l’instrument est accordé en quintes pures 3/2 et on constate alors que les « ré », « sol », « do » sont de plus en plus bas par rapport au piano, car les quintes sont pures. Ensuite on commence donc par remonter le « do » (sans l’aide du piano !) d’un petit intervalle afin que l’harmonique d’ordre 3 du « la » soit égale à l’harmonique d’ordre 10 du « do ». Comme on l’a vu, le « do » est alors accordé. On a donc relevé le « do » d’un intervalle égal à 10/3. Mentalement, on essaie de le diviser en trois intervalles égaux x : on remonte le « sol » de 2x (additif, ou x2 multiplicatif) et le « ré » de x. Remarque : pour déterminer x, on peut utiliser la célèbre « loi de Fechner » (si on y croit) qui affirme que la sensation est « le » logarithme de l’excitation, ou bien procéder par essais et erreurs... Pourquoi Rachmaninov et Ravel ? La Danse Orientale en la mineur, op. 2 de Rachmaninov fut créée en 1892 à Moscou avec le violoncelliste Anatole Brandoukov et le compositeur. Après quelques accords au piano, le violoncelle commence une longue mélodie sur un « mi » rêveur qui est la quinte du « la » de la corde supérieure. Mais quelle « quinte » ? Ce choix pose un problème sur un instrument très résonant car ce « mi » entre alors en conflit avec l’harmonique de rang 5 de la corde de « do ». C’est cette circonstance qui m’a suggéré de relever le « do » de (10/3)1/3 . Le trio de Ravel, avec piano, en « la » mineur date de 1914 et fut joué pour la première fois en 1915 à Paris. Il est composé de quatre mouvements très largement indépendants les uns des autres [4]. Nous sommes intéressés ici par la « sublime » coda du premier mouvement qui est reproduite ci-dessous. Sur la partie de violoncelle les indications de Ravel concernent une suite d’harmoniques naturelles « sul Do », mais les rangs de ces harmoniques sont de ma main. Il se trouve que la dernière harmonique du « do », c’està-dire l’harmonique de rang 10 est un vrai problème : elle sonne beaucoup trop bas par rapport aux autres instruments lorsqu’ils sont accordés dans le tempérament officiel < 21/12 >. La solution que la plupart des violoncellistes adoptent consiste à remplacer les harmoniques naturelles par des harmoniques artificielles, mais cela me paraı̂t être une trahison et c’est pour cela que j’ai introduit le tempérament égal de (R-R). Voici le texte de Ravel avec, en plus, les rangs des harmoniques pour plus de commodité. A vous de juger... Bibliographie [1] Cordier, S., Piano bien tempéré et justesse orchestrale, Paris : Buchet/Chastel, 1982. [2] De Candé, R., Dictionnaire de la Musique, Paris : Seuil, 1961. [3] Hellegouarch, Y., « Remarques eulériennes sur l’art de se servir d’un instrument à cordes », Strasbourg : éditions du CNRS, 2012. [4] Tranchefort, F.-R., Guide de la musique de chambre, Paris : Fayard, 1989. 99 Tempérament de Ravel TRIO de RAVEL (1914) : Fin du premier mouvement G I 13 pp ¯ > ¯ˇ ( ? ? > á u 6ˇ pp - ? G > > ˇ( @ ş̃ Ê ĽĽĞĞ´ Ê ‰ˇ ( 1 ÇÇ 6ˇˇ ˇ`ˇ`` ˇˇ ˇ`ˇ`` 4ˇˇˇ ˇˇ ˇˇˇ 6ˇ ˇ 4ˇ ˇ Ï ČČĄĄ ı- ff ÏÍÍČ 2 Ą ˇ ( = 100 G ĺ I ? ¯ pp lointain - ˇ ˇ ˇ ˇ ˇ( Mouvt du début (un peu retenu) pp Ą˜ 5̊ ˇ ˇ ˚ ˇ G 7 2ˇ ˇ 8 ˇ - 9 - 4ˇ ˇ 4ˇ ˆˇ ´ ˇ ´ ˇ 7 ¯ ğ ˇ` G ĺ I - a > ˇ ˇ` ˇ ˇ` > ˇ ˇ( ˇ - ? Sul Do 2ˇ4ˇˇ ( ˇˇˇ ˆ88 8 – – ¯ – – = ¯ ˇ ˇ` ˇ ˇ ( ˇ ˇ – – O ˇ` – ˙ – ˇ ˛– – ¯ ¯ M – ˇ ˇ( ? ˇ - - - � Perdendosi - = ˇ L ˇ « ˇ H – – – ş̃ ´ Ł Ł ĞĞ ÉÉÇÇ 5 6 ` ˇ 2ˇˇˇ ˇ`ˇˇ` ˇˇ 2ˇ`ˇ`ˇ` 2ˇ4ˇ ˇ‰ ( ˇ ĄĄ ÉÉÇǡ 24ˇˇ ˇˇ Ď Ď ĄČ 2 ı- ff = Retenu Perdendosi ı = = Retenu ÔÔ ˇ > ? 4ˇˇ ˇˇ ´7 > ? ơ 7 = a 8 bassa............................... – fl ˇ ˇ` = B ˇ = ˇ ş̃ ´ 4 ŁĞĞ ÉÉ̌ÇÇ ‰ Ł 2ˇˇˇ `ˇ`ˇˇ` ˇˇˇ `ˇ`ˇˇ` ˇˇ 4ˇˇ ( 6ˇ2ˇˇ ĄĄ ĽĽĞĞ ˇ Ď Ď ı- ff ĄČ 2 = ˇ` S ¯ fl = A ¯ S ¯ � ˇ ` ˇ ` ˇ 6? > ˇ( ˇ B ˇ =´ ş̃ Ê ÉÉ̌ÇÇ ‰ 2 Ê ÇÇ ˇˇˇ ˇ`ˇ`ˇ` 4ˇˇˇ ˇ`ˇ`ˇ` ˇˇ ˇˇ ( 6ˇ2ˇˇ Ê ÉÉÇÇ ıˇ- ff Ê ĄÇÇČ 2 = 10 Mouvt du début (un peu retenu) 2ˇ ˇ 2ˇ ? = ¯¯ P - ? ? ? > > ? J ˇ ˇˇ > ? pizz. ppp ˇ ˇ` ˇ ˇ ˇ 6 ˇ` : ¯ P 8a bassa............................... 8 bassa............................... Figure 1. La coda du premier mouvement du trio de Ravel, avec indication des rangs des harmoniques du « do ». La partie de violoncelle est entièrement en harmoniques naturelles, y compris la septième harmonique, à l’exception du pizz final : les ordres de ces harmoniques sont indiqués en chiffres arabes. Pour la commodité des violoncellistes, nous reproduisons la partie de violoncelle avec les doigtés : I 6ˇ ( ? ? > � > ˇ ( @ ˇ` C gliss. ś̀ U̇ — � ˛ ˙ ˇ ˇ ˇ 2 ˇ ˇ G -1 2 3 x x x 2.2 ˇ IV ¯ > ˇ x 3 Digression théorique — x ˇ( A „ 3 ¯ ˇ` „ C ¯ ˇ > ˇ « �ˇ x - ˇ` ˙ ¯ 1 „ perdendosi ˘ ˇ �ˇ « ˇ L H ˇ ‚ - ˇ x x ? 2 ? Jˇ 3 pizz. ˇˇ > ? 100 Au lieu de donner des noms aux intervalles comme le faisait Euler dans le Tentamen ([Y.H.3] p.72-75) ou comme le fait Roland de Candé dans ([D.C.], “intervalles”) je préfère écrire les notes sur une portée et compter le nombre de lignes et interlignes qui les sépare. Pour cela il faut définir une échelle “chromatique” des intervalles, c’est ce que j’ai fait dans un assez grand nombre de publications ([Y.H.1] ,..., [Y.H.5]) et ce que je résume ici (dans le cadre eulérien de 1764) pour plus de commodité et en m’inspirant de la présentation de Roland de Candé dans Quelques remarques sur les tempéraments Franck Jedrzejewski Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives Saclay L’intonation juste est un courant musical né aux États-Unis autour de Harry Partch et de quelques compositeurs comme Ben Johnston, Ezra Sims ou Lou Harrison qui n’a pas connu en France la diffusion qu’il mérite. L’axe principal de ce courant est la recherche de nouveaux systèmes d’accordage des instruments plus adaptés à la résonance naturelle que ne l’est notre système tempéré (officiel dit Y. Hellegouarch). Il s’ensuit un pythagorisme revisité où la théorie musicale joue un rôle prépondérant, issue de l’expérimentation musicale sur les relations entre fréquences sonores. Un tempérament égal non-octaviant Le tempérament de Rachmaninov-Ravel (RR) que propose Y. Hellegouarch est un tempérament égal non-octaviant, ce qui signifie que l’intervalle séparant deux notes consécutives est toujours le même et que la répétition de cet intervalle ne conduit pas à une octave après le parcours des 12 demi-tons mais à 1191 cents, soit une octave raccourcie de 9 cents (ce qui est assez peu). Le musicologue ou le musicien averti contestera l’emploi du terme tempérament au lieu de système d’accordage (qui est la traduction de l’anglais tuning), mais le lecteur aguerri excusera volontiers cet abus de langage. Le tempérament est en effet l’action de tempérer les quintes, c’est-à-dire de diminuer légèrement les quintes justes (de rapport 3/2) de façon à répartir le comma excédentaire lors de l’accord de l’instrument pour retrouver une octave juste (de rapport 2), en parcourant le cycle des quintes. Comme l’équation � �p 3 = 2q 2 n’a pas de solution entière non nulle, on est contraint à utiliser des approximations. L’approximation classique est obtenue pour p = 12 et q = 7. Elle indique que lorsqu’on parcourt 12 quintes justes, on se trouve très près d’une fréquence qu’on aurait atteint après le parcours de 7 octaves. La différence entre les 12 quintes justes et les 7 octaves forme le comma pythagoricien (de rapport 312 /219 , environ 23 cents). C’est cet excédent que l’on réparti en diminuant les quintes pour former un tempérament. Lorsque toutes les quintes sont diminuées de manière égale d’un douzième de comma pythagoricien, nous retrouvons le tempérament égal classique dont le demi-ton (de rapport 21/12 ) est de 100 cents. Rappelons que l’octave est décomposée en 1200 cents. 101 Quelques remarques sur les tempéraments Dans la littérature, les tempéraments non-octaviants sont très rares. Nous connaissons principalement trois systèmes. Ceux de Wendy Carlos, l’auteur(e) de la musique de film de Stanley Kubrick Orange mécanique dont le générateur est une fraction de quinte juste. Celui de Heinz Bohlen et de John Pierce dans lequel l’octave (de rapport 2) est remplacée par la douzième (de rapport 3). Enfin, celui de Serge Cordier qui a proposé d’augmenter légèrement l’octave pour faire entrer l’excédent et avoir ainsi un système d’accordage fait de quintes justes. Le tempérement d’Hellegouarch apporte une quatrième et nouvelle composante à ces tempéraments. L’idée d’Hellegouarch est, nous l’avons vu, de faire coı̈ncider la dixième harmonique du do avec la troisième harmonique du la, ce qui revient à employer une quinte de rapport (10/3)1/3 . Si, comme dans l’expérience précédente, nous répétons cette quinte p fois, nous espérons nous retrouver dans le même voisinage après avoir parcouru q octaves pour des valeurs convenables des entiers p et q. Autrement dit, ce que nous souhaitons est de résoudre l’équation � �p/3 10 = 2q 3 qui n’a pas de solution entière non triviale. Les réduites du développement en fractions continues p q = = 3 ln(2) = [1; 1, 2, 1, 1, 1, 66, 1, 1, 1, 44, 1, 3, ...] ln(10/3) 1 1+ 1 1+ 2 + ··· montrent que la fraction p/q peut être approchée par 2, 5/3, 7/4, 12/7, 19/11, 1266/733, ... Elles fournissent essentiellement deux approximations : l’une de 12 quintes RR pour 7 octaves et l’autre de 19 quintes RR pour 11 octaves. La valeur des entiers dans les réduites suivantes (1266/733) condamne leur utilisation puisque les théoriciens de l’intonation juste cherchent des rapports acoustiques simples. Dans la première approximation, le diesis RR est la différence entre 7 octaves et 12 quintes RR δRR = 7 octaves 27 648 = = 12 quintes RR 625 (10/3)12/3 Cela correspond à un intervalle bien connu appelé le grand diesis (environ 63 cents) qui est la différence entre une octave et quatre tierces mineures justes (6/5). Dans la seconde approximation, le comma RR est la différence entre 19 quintes RR et 11 octaves cRR = 19 quintes RR (10/3)19/3 = 11 octaves 211 soit un intervalle d’un peu moins d’un cent (0,94 cents). On comprend dès lors la proximité du tempérament RR et du tempérament égal. 102 Franck Jedrzejewski Les harmoniques modèles de Deliège Célestin Deliège dans un article important 1 a relancé l’analyse spectrale en donnant aux sons harmoniques et à la résonance la place qu’ils avaient perdue dans la théorie analytique. « La résonance acoustique – dit Deliège dans les premières lignes de l’article – est sans doute le principe universel le plus authentique auquel la musique puisse recourir quel que soit son mode d’existence. » Si l’on se fonde sur la résonance naturelle, il est facile d’établir une correspondance entre les classes de hauteurs et les rangs des harmoniques, sauf pour le treizième harmonique (840 cents) qui est soit trop bas (son 13− ) soit trop haut (son 13+ ) ainsi que le montre le tableau suivant. 2 0 3 7 5 4 7 10 9 2 11 6 13− 8 13+ 9 15 11 17 1 19 3 21 5 sons harmoniques classes de hauteurs Célestin Deliège se sert de cette correspondance pour étudier ce qu’il appelle les mutations de fondamentales qui sont, lors d’un changement de note de basse, les positions des classes de hauteurs relativement aux harmoniques. Il développe ensuite le concept d’harmonique modèle qui, comme précédemment, réfère un son relativement aux sons harmoniques, mais cette fois dans un système d’accordage arbitraire représenté par des nombres décimaux. Ainsi dans la décomposition des harmoniques entre les rangs 16 à 31 (voir le tableau ci-dessous), la quinte (de classe de hauteur 7) est le 24e son harmonique. Dans le système tempéré égal, cette même quinte de 700 cents est légèrement plus basse, voisine du 24e harmonique. Dans le continuum des fréquences, elle se situe à la place d’un harmonique modèle situé au rang décimal à 23.97. Dans le système RR, cette quinte est encore plus basse et repérée par son harmonique modèle à 23.90. 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Harmonique Cents Rangs 105 17 204 18 298 19 386 20 471 21 628 23 702 24 775 25 906 27 969 28 1088 30 1200 32 Egal Cents Rangs 100 16.95 200 17.96 300 19.03 400 20.16 500 21.36 600 22.63 700 23.97 800 25.40 900 26.91 1000 28.51 1100 30.20 1200 32 RR Cents Rangs 99 16.94 199 17.94 298 19.00 397 20.12 496 21.31 596 22.57 695 23.90 794 25.31 893 26.80 993 28.39 1092 30.06 1191 31.84 Table 1 – Les harmoniques modèles de rangs entre 16 et 32. 1. C. Deliège, « L’harmonie atonale : de l’ensemble à l’échelle », Musique contemporaine, Perspectives théoriques et philosophiques, sous la direction de Irène Deliège et Max Paddison, Mardaga, 2001, 85-108. 103 Quelques remarques sur les tempéraments Les distances entre les sons harmoniques et les sons émis mesurent la qualité de la résonance. Dans le trio de Ravel, à la fin du premier mouvement, sur une pédale de do, le violoncelle joue – ainsi que l’a noté Y. Hellegouarch – les harmoniques de rang 4 à 10 (do, mi, sol, si bémol, do, ré et mi ). Juste avant l’émission de l’harmonique de rang 5 (mi ), Ravel enchaı̂ne l’accord de septième [0, 3, 7, 10] à l’accord parfait majeur [0, 4, 7]. Dans la résonance du do, le ré dièse (classe de hauteur 3) est un son harmonique très éloigné (rang 19). Par le jeu de la mutation des fondamentales, on démontre que la position des classes de hauteur est plus serrée lorsque le ré dièse est à la base de la résonance (voir le tableau ci-après). 2 0 3 7 10 3 7 10 0 5 7 10 9 7 11 13− 13+ 15 17 19 3 21 0 3 0 10 3 7 rangs harmoniques fondamentale do fondamentale ré � fondamentale sol fondamentale si b Dans le tempérament RR, le ré dièse (classe de hauteur 3) coı̈ncide avec l’harmonique naturelle alors qu’il s’en éloigne dans le tempérament égal. Le même phénomène se produit lorsque le violoncelle joue l’harmonique de rang 9. Ravel enchaı̂ne alors l’accord [0, 5, 7, 10] à l’accord parfait majeur [0, 4, 7]. Le fa de l’accord de septième est l’harmonique de rang 21 lorsque le do est note fondamentale. Si l’on change de fondamentales, une des notes de l’accord est toujours un harmonique de rang élevé (19 ou 21), sauf lorsque le si bémol est à la basse. D’après la table des harmoniques modèles, ce si bémol (de classe de hauteur 10) est plus proche de l’harmonique naturelle dans le tempérament RR que dans le tempérament égal. On comprend dès lors que l’harmonie elle-même peut justifier l’utilisation du tempérament RR. 104 Franck Jedrzejewski ANNEXE : deux aides pratiques pour la contribution de Franck Jedrzejewski 2 Remarque sur les cents et les savarts Lorsque l’on traverse la Manche (à fortiori l’Atlantique), les objets scientifiques changent de noms et de définitions : les pouces deviennent des inches et les savarts des cents (inventés au XIXe siècle par A. J. Ellis). On sait que les intervalles musicaux, qui ne sont rien d’autre que des éléments du groupe multiplicatif des réels positifs, se mesurent lorsqu’ils sont petits à l’aide de savarts (en deçà du Channel) et de cents (au-delà du Channel). Un « savart » est l’intervalle dont le logarithme en base 10 vaut 0,001 : c’est donc (le réel) 1,0023...Un « cent » est un centième de demi-ton dans la gamme tempérée 1 « officielle », c’est donc une octave divisée par 1200, soit 2 1200 ∼ = 1, 00058, pour parler 1 hexagonal. Un demi-ton tempéré (2 12 ) vaut donc 25,086... savarts ou 100 cents (donc 1 savart ∼ = 4 cents). Accordage pratique d’un violoncelle en R-R On suppose qu’un diapason a donné le « la » officiel au violoncelliste et que la corde de « la » est accordée conformément à la loi en vigueur 3 . Alors on procède en trois étapes : - Dans la première étape on accorde le « ré », le « sol », puis le « do » en quintes justes renversées (2/3) successives (i.e. on s’arrange pour que l’harmonique d’ordre 2 de la corde supérieure coı̈ncide avec l’harmonique d’ordre 3 de la corde inférieure) - Ensuite on constate que l’harmonique d’ordre 3 du « la » est plus haute que l’octave de l’harmonique d’ordre 10 du « do ». On remonte la corde de « do » jusqu’à obtenir l’égalité. - On remonte légèrement la corde de « sol » pour que l’harmonique d’ordre 3 du « do » dépasse légèrement l’harmonique d’ordre 2 du « sol ». Puis on remonte très légèrement la corde de « ré » pour que l’harmonique d’ordre 3 du « sol » dépasse très légèrement l’harmonique d’ordre 2 du « ré ». Et l’intonation bien tempérée ? Aux antipodes de Ravel, le pianiste Andrei Gavrilov et Neville Marriner ont réalisé un enregistrement des concertos pour piano de J.-S. Bach (EMI classics, 2006) qui me paraı̂t approcher de près ce que Bach pouvait imaginer dans son Clavier bien tempéré en matière de tempérament. Pour utiliser un vocabulaire mathématique, Gavrilov et Marriner semblent s’efforcer de remplacer les sons de leur instruments par des « germes » de sons (comme on parle de « germe » de fonctions analytiques) qui, eux, peuvent être perçus comme bien tempérés. Mais ceci est une tout autre histoire... 2. par Yves Hellegouarch, qui remercie Franck Jedrzejewski pour sa brillantissime contribution. 3. B. Pascal aurait peut-être dit que le « la » officiel appartient à « l’ordre des corps » et que les intervalles appartiennent à « l’ordre des esprits ». 105 A LA LUMIERE DES MATHEMATIQUES Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique et l’art des conjectures Yves André CNRS/Ecole normale supérieure Le titre de cet article 1 fait écho à la célèbre question de Kant : Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Au-delà du strict champ philosophique où Kant la posait, cette question paraı̂t centrale dans tout type d’intellectualité, et c’est dans le cadre de l’intellectualité mathématique que je vais l’aborder. Vue de l’extérieur, la mathématique avance en produisant sans relâche théories et théorèmes. Mais d’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Comment le mathématicien s’oriente-til dans son chemin de pensée ? Ce n’est ni en philosophe (que je ne suis pas), ni comme mathématicien au travail, que je vais m’exprimer sur ces questions, mais avec le « léger surplomb » 2 que peut avoir un mathématicien sur son activité prise dans sa globalité. Je précise d’emblée que dans ce texte, « mathématicien » désigne « quelqu’un qui démontre des théorèmes » (sous-entendu : nouveaux). Ceci appelle deux remarques : i) cette acception est très restrictive : par mathématicien, j’entends donc ici exclusivement le « compositeur de mathématiques » — l’usage n’ayant pas retenu, hélas, cette expression plus précise qui rappelle la musique ; ii) je ne veux pas dire que faire des mathématiques se réduit à démontrer des théorèmes nouveaux — pas plus que faire de la musique ne se réduit à en composer. Les mathématiques constituent d’ailleurs un domaine d’activité quelque peu anachronique où la division du travail est beaucoup moins avancée qu’en musique ou ailleurs. Ainsi, le mathématicien n’est pas seulement compositeur, mais bien souvent aussi, à lui seul, (l’équivalent d’) interprète, musicologue, critique, copiste, éditeur de partitions, organisateur de festivals, enfin tout sauf ce qui concerne l’histoire ancienne de sa discipline et l’enseignement des éléments de son solfège (dont s’occupent des professions voisines). 1. compte rendu légèrement remanié de l’exposé du 10 Décembre 2005 au Séminaire mamuphi de l’ENS Paris. Je remercie Charles Alunni, Moreno Andreatta et François Nicolas de m’avoir donné l’occasion de m’y exprimer et pour leurs commentaires, et je tiens aussi à les féliciter pour l’initiative de ce dialogue original entre musiciens, philosophes et mathématiciens. 2. pour reprendre la belle formule que F. Nicolas emploie à propos de l’intellectualité musicale. 109 Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique... Au reste, même en me limitant aux mathématiques dites pures — donc en laissant de côté, comme je ferai, tout ce qui touche aux applications — je ne pourrai qu’effleurer le problème. Je vais surtout m’attacher à mettre en lumière un aspect remarquable, peutêtre propre aux mathématiques, du problème de l’orientation dans la pensée : à savoir, le rôle qu’y joue l’art des conjectures. Ce rôle stratégique (à plus ou moins long terme) est difficile à sous-estimer et a de quoi intriguer : hétérogènes à l’appareil déductif du discours mathématique, les conjectures ont un statut transitoire et semblent suspendues à leur mystérieux pouvoir d’énonciation. Pourtant, ce rôle ne semble pas avoir retenu l’attention des épistémologues des mathématiques. Avant d’aborder mon thème proprement dit, il va me falloir déblayer un peu le terrain. En effet, les nombreuses conversations que j’ai pu avoir sur les mathématiques avec des philosophes, littéraires et artistes, me laissent penser que l’image des mathématiques dans le public cultivé est gravement défigurée. C’est pourquoi, pour commencer, je vais tenter de récuser deux des préjugés les plus tenaces. I. L’arbuste. Le premier préjugé que j’ai en vue a trait à l’architecture des mathématiques. Je l’épinglerai par l’image de « l’arbuste des mathématiques » . En référence, bien sûr, à la célèbre image cartésienne de l’arbre de la connaissance. Rappelons-nous : l’arbre dont les racines sont la métaphysique ; le tronc, la physique ; les branches : la morale, la médecine, la mécanique, chacune ayant ses fruits. Et les mathématiques, dans cette image cartésienne ? Elles sont la sève de l’arbre. L’arbuste des mathématiques, lui, aurait pour racines la logique, pour tronc la théorie des ensembles, et pour branches l’algèbre, l’analyse, la géométrie. Je voudrais soulever quatre objections contre cette image de l’arbuste. Première objection : c’est une image totalement faussée de l’état des lieux, qui paraı̂t donner un rôle central et nourricier à la logique et à la théorie des ensembles. En réalité, i) ces deux disciplines occupent une place à la fois marginale et relativement exiguë dans le paysage mathématique (ce qui n’ôte rien à leur intérêt propre) ; ii) loin d’entretenir un rapport nourricier avec la « grande composante connexe » des mathématiques (algèbre, théorie des nombres, géométrie algébrique et différentielle, topologie algébrique et différentielle, les grands domaines de l’analyse linéaire et non-linéaire, etc...), elles en sont presque isolées 3 . Deuxième objection (plus sévère) contre le réductionnisme qui accompagne cette image. Ce réductionnisme, qui opère en deux mouvements, est surtout le fait d’un certain courant d’épistémologie bien implanté ; j’appellerai ses adeptes les « épistémologues courants » (en empruntant le mot à A. Badiou). Le premier mouvement de réduction est l’élagage de l’arbuste : ces « épistémologues courants », tout préoccupés de fondements, se figurent que pour penser les mathématiques, il suffit, si celles-ci reposent sur la logique et la théorie des ensembles, de ne 3. les quelques liens qui sont apparus tout récemment (théorie des modèles et la géométrie arithmétique...) ne relèvent pas du tout de la problématique des fondements. 110 Yves André retenir que ces dernières en ignorant tout le reste. Ce « reste » ne serait qu’épiphénomènes laissés aux techniciens. Une fois ce sciage de branches effectué, ils sont alors aussi bien placés pour parler des fondements des mathématiques que le serait un sourd n’ayant jamais ouvert une partition (mais possédant un brin de solfège) pour parler des fondements de la musique ! Mais voici, après l’élagage, le second mouvement de réduction, le rabougrissement de l’arbuste : pour « améliorer » encore leur point de vue, nos « épistémologues courants » se sont avisés qu’on ne comprend jamais si bien un domaine de la pensée qu’à travers ses crises. Dès lors, ils focalisent toute leur attention sur la petite trentaine d’années dite de « la crise des fondements », au début du siècle dernier. À les lire, on a l’impression que les mathématiques furent pendant une génération entière comme frappées de tétraplégie, jusqu’à ce que l’organe central, la logique, eût enfin réparé les ravages causés par le traumatisme des paradoxes. Il est à peine besoin de mentionner à quel point cette vision est fausse, absurde, ridicule : le début du XXe fut en réalité une époque extraordinairement fertile, qui vit la naissance de l’algèbre abstraite, de l’analyse abstraite, de la topologie générale et algébrique, etc... Troisième objection contre le caractère de fondement de la logique. A. Lautman avait soutenu dès sa thèse de 1937 — je cite 4 — : cette idée que la véritable logique n’est pas a priori par rapport aux mathématiques mais qu’il faut à la logique une mathématique pour exister. Cette idée trouve dans les travaux contemporains très influents de J.-Y. Girard, créateur de la logique linéaire, une confirmation éloquente. Outre ses objections vigoureuses contre le piètre fondement que constitue la traditionnelle régression à l’infini des méta-, méta-méta-théories logiques, se soutenant l’une l’autre en gigogne, je mentionnerai son programme actuel qui, renversant l’image traditionnelle, vise à fonder la logique sur les mathématiques, et les mathématiques parmi les plus avancées : la géométrie non commutative. Il y a un autre aspect de l’évolution de la logique mathématique qui conduit à lui dénier tout statut d’exception, c’est le rôle récent et de plus en plus important qu’elle joue en informatique théorique, rôle qui n’est pas du tout celui d’un fondement, mais celui d’un outil au service de l’invention de nouveaux langages de programmation ou d’algorithmes... A mon sens, c’est une émancipation : enfin des rôles créatifs et non plus de soutènement ! Le logicien Atlas est libéré, sans que la voûte des mathématiques ne s’effondre dans le Tartare ! Quatrième objection (plus large) contre l’illusion de la recherche « essentialiste » de fondements immuables. Pendant qu’Atlas s’en est allé cueillir les pommes de silicium au jardin de l’informatique, il n’est nul besoin qu’un Hercule le remplace... Je ne développerai pas ce point, qui m’entraı̂nerait trop loin, et me contenterai de remarquer que la critique la plus radicale à cet égard est celle d’A. Badiou, pour qui il ne saurait être question de fondements ontologiques sur lesquels s’appuieraient les mathématiques, puisque, selon la thèse inaugurale de son livre « l’être et l’évènement » (d’une 4. Essai sur les notions de structure et d’existence en mathématiques, fin du ch. 1 (Les mathématiques, les idées et le réel physique, Vrin, Problèmes et controverses (2006)). Avant Lautman, F. Enriques avait soutenu en pionnier une opinion similaire. 111 Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique... radicalité stupéfiante pour un mathématicien) : mathématiques = ontologie ; ou plus précisément : les mathématiques sont l’historicité du discours sur l’être-en-tant-qu’être. Si on le suit, les « épistémologues courants » sont au mieux des chroniqueurs de l’ontologie, desquels on est en droit d’exiger une connaissance des mathématiques vivantes 5 . Voilà pour les objections contre l’image de l’arbuste. II. Le tricotin. Venons-en au second préjugé, qui touche non plus à l’architecture des mathématiques vivantes, mais à leur nature même. J’épinglerai ce préjugé par l’« image du tricotin », ce jouet de bois jadis populaire, portant quatre épingles, à l’aide duquel on tricotait indéfiniment une tresse de laine, la seule variation possible étant celle des couleurs des fils enroulés autour des épingles. Ce que je vise ici, c’est une certaine forme vulgaire de logicisme, et cette image des mathématiques qu’elle véhicule : des axiomes enroulés ad libitum autour de quatre épingles, tricotés indéfiniment en une tresse ininterrompue de vérités qui s’en déduisent, modus ponens, modus tollens, maille à l’endroit, maille à l’envers !... Je voudrais de nouveau soulever quatre objections contre cette image. Première objection. Certes, le discours mathématique est un discours déductif, qui soumet ses énoncés à un ordre rigoureux. Mais l’image du tricotin omet un point évident (déjà chez Euclide), à savoir qu’un texte mathématique n’est pas un enchaı̂nement uniforme d’implications, mais apparaı̂t polarisé entre « énoncés » d’un côté, et « démonstrations » de l’autre ; en outre, le côté « énoncé » est lui-même stratifié suivant une hiérarchie d’importance et de profondeur, en lemmes, propositions, théorèmes, corollaires. Ni cette polarisation, ni cette hiérarchie, ne résultent d’une loi formelle, mais de choix délicats du mathématicien qui vont bien au-delà de simples choix rédactionnels ou stylistiques ; ces choix symptomatiques pointent des situations. Deuxième objection. Elle porte contre le réductionnisme du logicisme vulgaire, qui consiste à réduire les mathématiques à la suite de symboles dont est tricoté le texte mathématique, et aux règles élémentaires du tricotage. Si la mathématique s’est, parmi les sciences, dotée d’une écriture propre, elle ne se réduit pas pour autant à son écriture. Rien n’empêche, certes, d’étudier de manière purement formelle un certain discours mathématique idéalisé, comme le fait notamment la théorie de la démonstration ; pourvu qu’on ne prétende pas représenter ainsi la pensée 5. sous peine de devenir les xylophonistes fossiles d’un Carnaval de Non-Sens ! Je suis conscient qu’il peut paraı̂tre paradoxal de terminer mon réquisitoire contre l’image de l’arbuste en invoquant Badiou comme témoin à charge, lui qui de bout en bout de son livre emploie le mot « mathématique » pour ne parler que de théorie des ensembles. Mais : 1) il n’occulte pas ce point mais s’en explique judicieusement dans son introduction (§5), se confrontant aux critiques du « mathématicien qui soupçonne toujours le philosophe de n’en pas savoir assez pour avoir droit à la parole », 2) il n’y a pas trace du réductionnisme que je stigmatisais, 3) il n’est pas philosophe des mathématiques mais philosophe « tout court », puisant dans la théorie des ensembles non pas tant des objets d’étude que des figures de pensée, et surtout : 4) ce qu’il dit est, à mon sens, d’une autre profondeur que ce qu’on trouve chez les « épistémologues courants ». 112 Yves André mathématique, ni même les démonstrations réelles des mathématiciens, mais seulement leur trace formelle. Une des aberrations les plus visibles de ce réductionnisme grossier est de faire table rase de toute heuristique, à commencer par l’opposition fondamentale — mais bien entendu pas absolue — dans la pensée du mathématicien entre le trivial et le profond. Troisième objection : la démonstration, celle pratiquée par le mathématicien au travail, n’est pas un processus formel, elle ne tient pas de la bureaucratie des formules et des procès-verbaux. Démonstration n’est pas identique à vérification. Certaines vérifications peuvent être automatisées (certains espèrent que toutes pourront l’être !). Mais la démonstration présuppose une idée, ce que les mathématiciens appellent une « idée de démonstration », qui peut d’ailleurs prendre la forme réduite d’un calcul. Pour la plupart des mathématiciens au travail, il y a primat de la compréhension sur la vérification. Ils savent bien qu’à cet égard, il y a des démonstrations de qualités bien différentes (indépendamment des questions de rigueur), et ils passent beaucoup de temps à reprouver des théorèmes connus pour les comprendre mieux et différemment. Les démonstrations les plus frustes, et frustrantes, sont celles qui se réduisent à un calcul : elles emportent conviction, certes, mais il reste à comprendre le calcul lui-même — pourquoi cela marche. À l’opposé, il y a des démonstrations qui illuminent, qui ouvrent des horizons, qui sont conceptuellement si nouvelles et fécondes qu’elles finissent par faire presque oublier, ou par rendre dérisoire, le résultat prouvé. Quatrième objection : contre l’arbitraire des axiomes. Que sont les axiomes, en fait ? Des parties constitutives de la définition d’un concept, ou plus largement d’un cadre conceptuel mathématique. Les mathématiciens sont généralement de grands adeptes du rasoir d’Ockham, et détestent la multiplication gratuite des concepts (et donc des axiomes) ; ils travaillent assidûment à la recherche du « bon cadre conceptuel », qui fait l’objet de débats passionnés entre spécialistes, et est tout sauf arbitraire. Les changements de systèmes d’axiomes correspondent à des changements de cadre conceptuel, à des mutations de point de vue, hautement significatifs pour l’histoire de la discipline. Si, comme disait Cantor, l’essence des mathématiques, c’est la liberté, la liberté du mathématicien ne consiste certainement pas dans l’arbitraire et le gratuit. On rejoint ici notre problème de l’orientation dans la pensée mathématique... ces lieux où, comme disait G. Châtelet, l’orientation ne s’obtient pas à titre gracieux et où le vrai ne se laisse pas saisir comme le vérifiable. En terminant ces objections contre l’image du tricotin, il me faut avouer que les mathématiciens ont leur part de responsabilité dans la diffusion de cette image purement ludique, irresponsable, de leur activité : interrogés par un public curieux de leurs motivations, ils se réfugient bien souvent — soit qu’ils répugnent à prendre quelque surplomb sur leur travail technique, soit qu’ils n’aient pas les mots pour l’exprimer — dans cette réponse un peu courte : « parce que ça m’amuse ». 113 Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique... Comme si les mathématiques n’avaient pas d’autres enjeux ! Rappelons l’avertissement de H. Weyl 6 : Si les mathématiques, au nom de la sécurité, se retiraient sérieusement sur cette ligne de défense du simple jeu, elles se retrancheraient totalement de l’histoire universelle de l’esprit. III. Objets généraux et objets particuliers. Ayant déblayé le terrain, il me faut le préparer encore un peu par quelques considérations sur les objets mathématiques. J’écarterai d’emblée, comme hors-sujet, la question générale de leur nature. Du reste, d’après G. Châtelet, une philosophie offensive ne saurait se contenter de ratiociner indéfiniment sur le « statut » des objets scientifiques et doit se situer résolument aux avant-postes de l’obscur, et le conseil vaut aussi pour le mathématicien ! Je distinguerai deux types d’objets mathématiques, que j’appellerai généraux et particuliers respectivement (on pourrait aussi dire génériques et singuliers, si ces deux termes n’étaient déjà bien employés en mathématiques). Les objets généraux sont les mieux connus : ce sont ceux sur lesquels portent les discours traditionnels sur le statut des objets mathématiques. Ils forment souvent les objets d’une catégorie (le langage des catégories occulte délibérément la structure interne des objets, pour mettre l’accent sur leurs rapports mutuels). Les objets particuliers sont peu connus des non-mathématiciens ; je vais donc m’y attarder un peu. Ce sont des sortes de « personnages » qui ont un nom propre. Ils interagissent les uns avec les autres, et avec les objets généraux. Chaque communauté de mathématiciens, voire chaque mathématicien, a ses objets particuliers familiers, plus ou moins apprivoisés (même les catégoriciens en ont au moins un : la catégorie des (petites) catégories). Ceux-ci sont à la fois des objets d’étude per se (voire des objets de dévotion !), mais aussi, et de manière essentielle, les éléments du viatique d’exemples de chaque mathématicien, dont il n’hésite pas à se servir même pour ses crash-tests ! Ces objets particuliers sont d’autant plus fascinants qu’ils sont plus protéiformes et ubiquitaires, c’est-à-dire qu’ils admettent de nombreuses descriptions différentes et interviennent de façon différente dans plusieurs théories mathématiques. Cette combinaison de singularité et d’ubiquité enchante bien des mathématiciens, qui considèrent de tels objets particuliers remarquables comme les joyaux de leur discipline. Leur apparition inopinée dans une théorie mathématique qui les ignorait est le présage de développements fertiles, l’un des catalyseurs de l’unité des Mathématiques en acte. L’explication de cette apparition passe souvent par le façonnage d’objets mathématiques généraux tout à fait nouveaux, qui ne sont pas des généralisations de l’objet particulier considéré, mais dont la fonction est d’interagir avec lui pour « le faire parler ». L’exploration de ces nouveaux inconnus peut alors mener en retour, au fil d’un travail de classification (ou d’une analyse des dégénérescences ou des singularités), à de nouveaux objets particuliers (classifiants). 6. Le Continu, et autres écrits, Vrin, Mathesis (1994). 114 Yves André Cette dialectique entre objets généraux et objets particuliers (bien plus subtile et profonde que la dialectique triviale « généralisation/particularisation »), qui nous semble être l’un des moteurs de la recherche mathématique — et fournir matière à des vues nouvelles (et non a priori) sur le statut des objets mathématiques — , ne semble pas avoir attiré l’attention des épistémologues. IV. Brouillards et analogies. Nous sommes maintenant prêts à aller au cœur du sujet de cet exposé. J’irai vite, pour arriver enfin aux conjectures ; qu’on me pardonne de commencer un peu comme un catéchisme ! Qu’est-ce qui meut le mathématicien dans sa pensée ? Le désir. Quel désir ? Le désir de comprendre. Comprendre quoi ? Certaines choses concernant les objets mathématiques, généraux ou particuliers, et surtout les mystères de leurs rapports mutuels. Et ce qui excite ce désir ? Le mystère-même ; le mystère qui enflamme l’imagination, qui elle-même fait surgir les idées nouvelles, qui déchireront le voile. La plupart du temps, il est vrai, cette pêche au mystère, cette recherche des problèmes, n’est qu’un cabotage le long des côtes bien familières des théories constituées. Souvent aussi, il s’agit de la recherche d’un isthme entre deux terres connues mais jusque-là séparées. Quelquefois, il s’agit vraiment de pêche en eaux profondes. De ce qui s’y joue, aucun mathématicien n’a mieux parlé peut-être qu’André Weil dans un célèbre article « De la métaphysique aux mathématiques » 7 : Rien n’est plus fécond, tous les mathématiciens le savent, que ces obscures analogies, ces troubles reflets d’une théorie à l’autre, ces furtives caresses, ces brouilleries inexplicables ; rien aussi ne donne plus de plaisir au chercheur. Un jour vient où l’illusion se dissipe ; le pressentiment se change en certitude ; les théories jumelles revèlent leur source commune avant de disparaı̂tre ; comme l’enseigne la Gītā, on atteint à la connaissance et à l’indifférence en même temps. La métaphysique est devenue mathématique, prête à former la matière d’un traité dont la beauté froide ne saurait plus nous émouvoir. [...] Heureusement pour les chercheurs, à mesure que les brouillards se dissipent sur un point, c’est pour se reformer sur un autre. Ainsi, ces « obscures analogies » conditionnent-elles, orientent-elles à la façon d’une boussole — mais encore dans le trouble — le cheminement de la pensée mathématique. 7. texte de 1960, reproduit dans ses Oeuvres, vol. II, p. 408-412, Springer. 115 Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique... V. Points de vue féconds. C’est là, dans le passage mystérieux des troubles reflets initiaux à la découverte de questions, notions, théorèmes nouveaux, que se pose la question de l’orientation de la pensée mathématique. Le jour « où l’illusion se dissipe » n’advient qu’après la longue patience de ce travail d’orientation. A. Grothendieck a admirablement décrit le rôle qu’y joue la recherche de points de vue féconds. Je le cite 8 : [...] ces innombrables questions, notions, énoncés [...] ne prennent [...] un sens qu’à la lumière d’un tel « point de vue » — ou pour mieux dire, ils en naissent spontanément, avec la force de l’évidence. [...] Le point de vue fécond est celui qui nous révèle, comme autant de parties vivantes d’un même Tout qui les englobe et leur donne un sens, ces questions brûlantes que nul ne sentait, et (comme en réponse peut-être à ces questions) ces notions tellement naturelles que personne n’avait songé à dégager, et ces énoncés enfin qui semblent couler de source, et que personne ne risquait de poser, aussi longtemps que les questions qui les ont suscités, et les notions qui permettent de les formuler, n’étaient pas apparues encore. Plus encore que ce qu’on appelle les théorèmes-clef en mathématique, ce sont les points de vue féconds qui sont, dans notre art, les plus puissants outils de découverte — ou plutôt, ce ne sont pas des outils, mais ce sont les yeux même du chercheur qui, passionnément, veut connaı̂tre la nature des choses mathématiques. VI. Conjectures. L’idée que je voudrais développer est que dans cette traversée « de la métaphysique aux mathématiques », comme disait Weil, dans ce long cheminement labyrinthique allant des brouillards vers la clarté du théorème, ce qui oriente la pensée non plus à la manière d’une boussole, mais comme un phare éclairant de loin la petite porte cachée qui ouvre sur la clarté, c’est la conjecture. Aux avant-postes de ces points de vue dont parle Grothendieck, les conjectures marquent et éclairent un but... mais pas du tout le chemin pour l’atteindre. « Conjecture » a un sens bien précis en mathématiques. Il s’agit d’un énoncé destiné à devenir un théorème. Ce qui manque encore, c’est la démonstration. La conjecture fait donc partie du domaine heuristique. Son existence, en tant que conjecture, est en principe transitoire. Elle n’a aucune place dans l’image logiciste des mathématiques. Une fois la conjecture formulée, la question de l’orientation de la pensée dans cette aventure mathématique devient celle de la recherche de stratégies de démonstration (ou de réfutation, éventuellement !). Après maint tatônnement, on a fini par mettre un doigt sur le noeud du mystère, on en a un condensé formulé, un précipité ; et l’aventure se poursuit sur un mode plus concret et souvent plus technique. Cela peut même se traduire par un relai des compétences : l’énoncé d’une conjecture marque souvent ce moment où les « theory-makers » (les bâtisseurs de théorie) passent le relais aux « problem-solvers » (ceux qui résolvent les problèmes). Mais le cycle se referme : la résolution des grandes conjectures s’accompagne souvent d’idées tout à fait 8. Récoltes et semailles, §2.6. 116 Yves André nouvelles, dont l’approfondissement est alors l’occasion d’un passage de relai dans l’autre sens. Critères. Pour être acceptée comme telle, une conjecture doit satisfaire à certains critères (qui naturellement sont bien différents des critères de vérité, de preuve rigoureuse, exigés pour un théorème). J’en distinguerai quatre : 1) puisqu’elle est censée devenir, telle quelle, un théorème, son énonciation doit satisfaire aux mêmes critères formels que ceux d’un théorème : précision, absence d’ambiguité, unité interne. Une conjecture n’est pas une simple question. Notons incidemment que tout comme un théorème, elle peut porter tant sur les objets généraux que sur les objets particuliers. 2) À défaut de preuve, elle doit être accompagnée de ce qu’on appelle en anglais « some evidence » (ce qui n’est pas de l’évidence, mais ce qu’on pourrait traduire par « témoignage en faveur de » ou « bien-fondé heuristique »). Cette « evidence » peut être de nature diverse et hétérogène : il peut s’agir d’expérimentations (numériques ou non), de la démonstration de cas particuliers, ou encore d’analogies précises avec des énoncés qui sont déjà des théorèmes. 3) La conjecture doit être en situation, se rapporter à un problème identifié. On doit pouvoir lui attribuer une portée non nulle. Cela exclut les simples devinettes. 4) En formulant une conjecture, l’auteur de la conjecture s’engage, prend parti. C’est une sorte de pari (la réputation de l’auteur, comme expert et comme visionnaire, joue un rôle dans l’obtention de l’assentiment de la communauté). Ce dernier critère doit toutefois être nuancé lorsqu’il s’agit de conjectures anciennes, parfois présentées par leurs auteurs comme des questions intéressantes « qui les entraı̂neraient trop loin » ; c’est la postérité qui en a fait des conjectures. Gestes. J’ai parlé, à propos de conjecture, de condensation, de prédiction, d’engagement, de pari. La conjecture, par nature transitoire, est suspendue au mystérieux pouvoir de son énonciation. G. Châtelet écrivait ceci les vérités mathématiques sont bien éternelles, mais leur conquête, en vue de leur stratification dans un savoir, présuppose des gestes qui les font ressortir pour les arracher au tissu de l’Être. Ainsi sont ces gestes qui posent les conjectures architectoniques, gestes qui captent et qui pointent. Et qu’il ne faut pas confondre avec ces évènements capitaux, ces grands catalyseurs de la pensée mathématique, que sont les irruptions d’idées nouvelles ; autres gestes : déchirure, coup d’aile. Typologie. En tant que « phares », les conjectures sont de portée très variable. Les plus puissantes sont celles que j’appellerai, en suivant le mathématicien Barry Mazur, architectoniques : elles façonnent le paysage conjectural d’un domaine. Parfois, elles engendrent de véritables programmes de travail mettant en jeu de nombreux mathématiciens, ce qu’on a pu ironiquement appeler les plans quinquénaux des mathématiques. Par ailleurs, il arrive dans certains domaines mathématiques que les conjectures ne soient pas isolées, mais nombreuses et liées les unes aux autres par des liens logiques ou heuristiques très forts ; c’est typiquement le cas dans la théorie des « motifs », créée par Grothendieck, où les conjectures forment comme l’armature idéale dans laquelle s’échafaude la théorie. 117 Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique... VII. Exemples. Ce sont deux des plus célèbres conjectures architectoniques des mathématiques que je vais rapidement présenter et commenter, l’une concernant les nombres (Riemann), l’autre les formes (Poincaré-Thurston). La conjecture, ou « hypothèse », de Riemann. 9 Elle concerne les nombres premiers p = 2, 3, 5, 7, 11..., ces « particules élémentaires de l’arithmétique ». Euclide savait deux choses à leur propos : 1) tout nombre entier > 1 est produit de nombres premiers (avec répétitions, mais de manière unique) ; exemple : 60 = 2 × 2 × 3 × 5. 2) il existe une infinité de nombres premiers. Pour prouver 2), il ne s’agit pas de faire des listes, aussi longues soient-elles, il faut une idée ! Deux millénaires et demi plus tard, la preuve d’Euclide n’a rien perdu de sa fulgurance : soient p1 , p2 , ..., , pm des nombres premiers. Formons leur produit et ajoutons un ; notons n le nombre ainsi formé : n = Πpi + 1. Ce nombre est > 1 donc il admet un diviseur premier p. Si p était l’un des pi , il diviserait à la fois n et n − 1 = Πpi , donc aussi 1, ce qui est impossible. Donc p est un « nouveau » nombre premier distinct des pi 10 . Jusqu’au XVIIe siècle (Fermat), on en est à peu près resté là. Au XVIIIe , en pleines mathématiques baroques, L. Euler 11 a eu l’idée de « traduire » le point 1) ci-dessus en termes de séries (c’est-à-dire de sommes indéfinies), de la façon suivante : si l’on multiplie 1 les séries 1 + p + p2 + p3 + · · · = 1−p entre elles, pour tous les nombres premiers p, on trouve (1 + 2 + 22 + · · · ) × (1 + 3 + 32 + · · · ) × (1 + 5 + 52 + · · · ) × ... = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + · · · soit, en notation compacte : Π � 1 = n. 1−p Par le même argument, on a formellement, pour tout entier s (positif ou négatif), Π � 1 = n−s , −s 1−p ce qui suggère un entre la distribution des nombres premiers et le comportement des � lien séries du type n−s . Euler a entrepris de calculer la somme de ces séries pour certains s, et y est parvenu pour tout entier pair positif, par exemple (1735) : � n−2 = 1 + 1 1 π2 + 2 + ··· = . 2 2 3 6 9. Pour plus de détail, dans un style informel et très accessible, on peut consulter : M. du Sautoy, “The Music of the Primes : Searching to Solve the Greatest Mystery in Mathematics”, HarperCollins (2003). On peut aussi consulter la présentation plus formelle de E. Bombieri sur www.claymath.org/millennium. 10. pour les puristes, signalons que l’énoncé précis d’Euclide est le suivant (Eléments, IX-20) : « les nombres premiers sont plus nombreux que toute multiplicité donnée de nombres premiers », et que la preuve n’y est faite que dans le cas particulier de m = 3 nombres premiers. 11. qui, soit dit en passant, a aussi écrit des volumes sur la théorie de la musique, sévèrement critiqués au siècle suivant par un autre Riemann... 118 Yves André � Bien sûr, pour s = −1, la série n = 1 + 2 + 3 + · · · diverge : sa somme est infinie ; mais Euler, l’un des plus grands virtuoses ès séries de l’Histoire (avec Jacobi et Ramanujan), voyait beaucoup plus loin, et affirmait qu’en un certain sens, tout se passait comme si � 1 n=− , 12 un nombre négatif ! En fait, il�affirmait qu’il y avait lieu de la divergence et � surmonter d’attribuer une valeur finie à n2k−1 , directement liée à n−2k . Cent-vingt ans s’écoulèrent avant que cette prédiction géniale soit rigoureusement justifiée, lorsque le grand mathématicien romantique B. Riemann introduisit la célèbre fonction � ζ(s) = n−s n>0 où la variable s n’est plus nécessairement un entier, mais un nombre complexe. C’est là un point capital : quand s se déplace sur l’axe réel vers la gauche, ζ(s) est bien définie jusqu’au point 1 et devient infinie en 1. Mais dans le plan complexe, on peut contourner l’obstacle 1, et obtenir en fait une fonction définie partout, sauf en 1. C’est là une instance du principe du prolongement analytique, l’un des outils les plus puissants en mathématiques pour passer du local au global 12 . Dans son article visionnaire (1859) 13 , Riemann prouve, pour tout nombre complexe s, la symétrie suggérée par Euler entre ζ(s) et ζ(1−s), et il explique le lien, basé sur la formule ζ(s) = Π 1−p1 −s , entre la distribution des nombres premiers et la position des zéros de ζ (c’est-à-dire des valeurs de s pour lesquelles ζ(s) s’annule). C’est en suivant ces arguments que J. Hadamard et C. de la Vallée-Poussin ont démontré qu’entre 1 et n, il y a environ logn n nombres premiers (1896). La conjecture de Riemann 14 , qui préciserait de manière essentielle et optimale ce résultat, dit que les zéros non triviaux 15 de ζ se trouvent tous sur l’axe de symétrie, c’est-à-dire la droite verticale d’abscisse 1/2. Commentaire. Notons en premier lieu que cette conjecture porte sur un objet particulier, la fonction ζ de Riemann. Elle n’en est pas moins une conjecture architectonique de la théorie des nombres. Elle domine toute la théorie des nombres premiers, et sa portée est en fait beaucoup plus grande (surtout sous sa forme généralisée aux cousines de la fonction ζ que sont les fonctions L de Dirichlet). Selon A. Connes (je traduis), l’hypothèse de Riemann est probablement le problème le plus basique des mathématiques, au sens où il s’agit de l’entrelacement de l’addition et de la multiplication. C’est un trou béant dans notre compréhension... 16 12. rappelons à ce propos le mot célèbre d’Hadamard : « le plus court chemin entre des vérités dans le domaine réel passe par le domaine complexe ». 13. “Über die Anzahl der Primzahlen unter einer gegebenen Grösse”, Monatsberichte der Berliner Akademie. 14. Riemann l’énonce avec une discrétion remarquable : “Man findet nun in der That etwa so viel reelle Wurzeln innerhalb dieser Grenzen, und es ist sehr wahrscheinlich, dass alle Wurzeln reell sind. Hiervon wäre allerdings ein strenger Beweis zu wünschen ; ich habe indess die Aufsuchung desselben nach einigen flüchtigen vergeblichen Versuchen vorläufig bei Seite gelassen, da er für den nächsten Zweck meiner Untersuchung entbehrlich schien.” La conjecture de Riemann est reprise par Hilbert comme l’un de ses 23 problèmes. 15. la fonction ζ s’annule aux entiers pairs strictement négatifs, qu’on appelle « zéros triviaux ». 16. cité dans K. Sabbagh, Dr. Riemann’s Zeros (Atlantic, 2002), p. 208. 119 Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique... De quelle « evidence » dispose-t-on en faveur de cette conjecture ? Les premiers tests numériques sont dus à Riemann lui-même 17 . Aujourd’hui, des calculs parallèles sur un réseau (zetagrid) de plus de 10000 machines ont calculé les 250 milliards de zéros non triviaux les plus proches de 1/2, qui tous semblent se trouver sur l’axe de symétrie de ζ. Mais ce n’est pas, tant s’en faut, la justification la plus convaincante. Incidemment, en 1897, Mertens avançait une conjecture « un peu plus forte » que celle de Riemann. Elle fut réfutée 88 ans plus tard par Odlyzko et te Riele, en suivant une voie très indirecte ; ces experts estiment par ailleurs que la conjecture de Mertens est probablement vraie jusqu’à des valeurs de l’ordre de 1020 ; de sorte qu’en attendant les ordinateurs quantiques, les calculs numériques ne pourraient que confirmer la conjecture fausse ! L’argument heuristique le plus convaincant vient sans doute de l’analogie entre corps de nombres et courbes algébriques sur un corps fini : E. Artin avait montré dans sa thèse que l’hypothèse de Riemann avait un analogue dans ce contexte, et Weil a démontré cet analogue. Weil a en outre généralisé la formule explicite qu’avait donnée Riemann pour le nombre de nombres premiers inférieurs à une quantité donnée. La formule de Weil présente quelque analogie troublante avec les formules de points fixes en topologie (ou dans la théorie des systèmes dynamiques). Pour quel espace sous-jacent ? L’une des analogies possibles serait un « sphéroı̈de » de dimension 3. 18 A propos de ζ, c’est donc un « texte » à trois colonnes qui se dévoile, dont seule la colonne « courbes algébriques sur un corps fini » est, pour le moment, bien comprise. Combien de temps faudra-t-il encore pour que notre pierre de Rosette, à nous autres arithméticiens, rencontre son Champollion ? (Weil, ibid.) Passons à notre second exemple, qui concerne les formes. Les conjectures de Poincaré et de Thurston. 19 Il s’agit de la classification, en topologie différentielle, des variétés de dimension 3 (en termes informels, il s’agit de décrire les différentes formes possibles à trois dimensions en « géométrie du caoutchouc »). On se limite aux variétés compactes (pour éviter les « fuites » vers l’infini) et orientables (on ne se laisse pas désorienter par Möbius...). La classification en dimension 1 est très simple : on ne trouve, à équivalence 20 près, que le cercle S 1 . Contrairement aux apparences, les noeuds sont bien équivalents au cercle : leur caractère « noué » tient au plongement choisi dans un espace ambient, mais c’est d’une classification intrinsèque qu’il s’agit ici (une fourmi parcourant le noeud a-t-elle le moyen de « savoir » qu’il est noué ?). 17. retrouvés dans le Nachlass de Riemann par C. L. Siegel. 18. l’analogie entre corps de nombres et espaces (éventuellement pincés) de dimension 3 est plus récente que celle entre corps de nombres et courbes algébriques sur les corps finis ; l’une des premières pierres du gué étant que la dimension cohomologique étale des corps de nombres est 3. 19. Pour plus de détail, dans un style informel et très accessible, on peut consulter le texte de la conférence de S. Lang : « Faire des maths : grands problèmes de géométrie et de l’espace », revue du Palais de la Découverte, vol. 12, n˚ 114 (1984). On peut aussi consulter la présentation plus formelle de J. Milnor sur www.claymath.org/millennium. 20. i. e. homéomorphie, ou même difféomorphie. 120 Yves André En dimension 2, la classification est comprise depuis le XIXe : on trouve les tores (ou « bouées ») à g trous. Celle sans trou (g = 0) est la sphère S 2 . Par ailleurs, pour g > 1, le tore à g trous s’obtient en recollant g copies du tore à 1 trou (recollement le long d’un cercle quand on découpe un disque). La seule surface irréductible pour cette opération est le tore à 1 trou. Celui-ci peut d’ailleurs s’écrire comme quotient du plan euclidien R2 par un groupe discret d’isométries (engendré par les translations entières horizontales et verticales). L’étude bien plus ardue de la dimension 3 commence avec H. Poincaré. En 1904, il conjecture 21 que toute 3-variété (compacte orientable) sans trou est équivalente à la sphère S 3 de dimension 3. Comme en dimension 2, on peut « composer » les variétés de dimension 3, par recollement le long d’une sphère quand on découpe une boule ; les variétés irréductibles pour cette opération sont un peu comme les nombres premiers vis-à-vis de la multiplication. Le programme de W. Thurston, qui date de la fin des années 70, vise à classifier les variétés de dimension 3 irréductibles. Pour cela, il construit 8 « modèles canoniques » (S 3 , l’espace euclidien R3 , l’espace hyperbolique H 3 , et cinq autres variétés métriques explicites, non compactes mais très « symétriques »), et il conjecture que toute variété de dimension 3 irréductible admet une décomposition canonique en morceaux quotients de l’un des 8 modèles par un groupe discret d’isométries. La conjecture de Poincaré en est un cas particulier. Commentaire. Les conjectures de Poincaré et Thurston portent sur des objets généraux. La conjecture de Thurston est éminemment architectonique : elle prédit la classification complète des variétés de dimension 3. Son ancêtre, la conjecture de Poincaré, l’était aussi, pour avoir puissamment contribué à la naissance de la topologie différentielle. Ces conjectures occupent actuellement le devant de la scène mathématique, car elles viennent probablement d’être démontrées. L’esquisse de démonstration, due à G. Perelman, est prise très au sérieux par les experts mais n’est pas complètement vérifiée à l’heure actuelle, et l’on est au point d’oscillation entre conjecture et théorème 22 . La méthode de Perelman est un tour de force, et l’aboutissement d’une approche très originale ouverte en 1982 par R. Hamilton, dans laquelle font irruption les méthodes d’un autre domaine (calcul des variations). VIII. Conclusion. On sera peut-être surpris de n’avoir pas entendu, jusqu’à ce point, de tirade sur la beauté des mathématiques, comme aiment à en faire les mathématiciens. C’est que, s’il est aisé de chanter l’épithalame de la beauté et de la vérité en mathématiques, il semble 21. voir ses Oeuvres, t. VI, pp. 486, 498. En fait, il ne la pose que comme question, en ajoutant « mais cette question nous entraı̂nerait trop loin ». On peut étendre, de manière évidente, la conjecture en toute dimension n ≥ 1. Mais, ce qui peut paraı̂tre surprenant, la difficulté du problème n’augmente pas avec n, au contraire : l’énoncé en dimension n = 5 a été démontré en 1961 (Zeeman), n = 6 en 1962 (Stallings), n ≥ 7 en 1961 (S. Smale, qui a étendu ultérieurement sa preuve aux cas n = 5, 6) ; n = 4, cas beaucoup plus difficile, en 1982 (M. Friedman) ; le cas n = 3 de la conjecture originale est le plus difficile. 22. j’écrivais ceci fin 2005. A présent (2012), les détails de la démonstration de la conjecture de Thurston ont éte soigneusement mis au point et sont publiés, les experts n’ont plus de doute semble-t-il : la conjecture est devenue théorème. 121 Le problème de l’orientation dans la pensée mathématique... bien difficile en revanche de penser leur union, ou même de cerner les modalités de leur rencontre. En guise de conclusion, je voudrais hasarder que les conjectures architectoniques illustrent la modalité suivante : Beauté, promesse de vérité. Il ne s’agit que d’une « conjecture » ! Et la seule « evidence » que j’ai à verser au dossier, c’est que je ne connais pas d’exemple de conjecture architectonique qui se soit révélée fausse ! Ce qui étaie quelque peu le sentiment fréquent du mathématicien devant les grandes idées heuristiques : « c’est trop beau pour être faux » . Au reste, même si cela arrivait, ce serait peut-être encore plus intéressant — que le bouleversement complet de nos conceptions dans le domaine qu’elle éclaire conduise à une nouvelle traversée du désert, ou bien qu’elle s’accompagne de la découverte d’une réalité mathématique insoupçonnée. L’essentiel n’est peut-être pas d’atteindre le but marqué par la conjecture : il est plutôt dans les idées nouvelles qui surgissent dans l’effort déployé vers ce but, et dont la portée peut dépasser celle de la conjecture originaire au point de rendre celle-ci dérisoire. Une des sources de la beauté en mathématique réside dans la cohérence et l’harmonie. Il en est ainsi dans ces constellations de conjectures que j’évoquais. Voici ce qu’en dit A. Grothendieck 23 , grand maı̂tre ès conjectures s’il en fut - je lui laisse le dernier mot : Dix choses soupçonnées seulement, dont aucune [...] n’entraı̂ne conviction, mais qui mutuellement s’éclairent et se complètent et semblent concourir à une même harmonie encore mystérieuse, acquièrent dans cette harmonie force de vision. Alors même que toutes les dix finiraient par se révéler fausses, le travail qui a abouti à cette vision provisoire n’a pas été fait en vain. 23. Récoltes et semailles, p. 211. 122 Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? Pierre Lochak Centre de Mathématiques de Jussieu Université Pierre et Marie Curie « L’imagination est au pouvoir depuis toujours ; elle, et non pas la réalité, la raison ni le long travail du négatif 1 . » Cette phrase, tirée de la courte introduction à un livre toujours dérangeant, nous redit aussi ce que nous savions déjà, entre autres combien Grèce antique et romantisme allemand font encore pour nous bon et étrange ménage. Car il importe fort de préciser que l’imagination dont il est ici question est bien entendu cette faculté qui occupe le philosophe, l’explicite Einbildungskraft, et non ce que les romantismes, anglais et français d’abord, ont pu nous glisser à fleur de tête. Cette phrase ne se rapporte donc pas à un éternel mai 68. Mince prétexte que cet éclaircissement, pour s’attarder un instant avec Paul Veyne : Cette imagination est une faculté, mais au sens kantien du mot ; elle est transcendantale ; elle constitue notre monde au lieu d’en être le levain ou le démon. Seulement, chose à faire s’évanouir de mépris tout kantien responsable, ce transcendantal est historique, car les cultures se succèdent et ne se ressemblent pas. Les hommes ne trouvent pas la vérité : ils la font, comme ils font leur histoire, et elles le leur rendent bien. En quoi tout ceci touche-t-il à la question du titre ? Et vers quoi cette question peut-elle bien faire signe ? Dans cette courte note je me bornerai à quelques indications nécessairement elliptiques, éparses, très incomplètes, probablement souvent trompeuses. Je pourrais donc à longueur de pages rassurer le lecteur inquiet de certaines très possibles divagations, lui confirmer que ce sont là des chemins que l’on ne peut emprunter qu’au risque d’une certaine naı̈veté optimiste, que cette naı̈veté est tout de même parfois calculée etc. etc. Je n’en ferai rien ou presque au-delà de ces quelques lignes ; j’ai tâché de développer tout cela beaucoup plus amplement et de manière je l’espère moins simpliste dans un texte intitulé provisoirement ‘Mathématiques et finitude’, auquel je renvoie globalement. Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? Et que faire de cette interrogation ? Je commencerai par une première thèse fatalement ici trop massive : les mathématiques ont été de grandes exilées de l’histoire des idées depuis plus d’un siècle et demi. L’expression 1. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Editions du Seuil, 1983. 123 Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? d’‘histoires des idées’, délicieusement désuète par certains côtés, rappelle par ailleurs Michel Foucault, lui-même précieux interlocuteur de Paul Veyne qui se reconnaissait dans le mot d’ordre de son ami et collègue au Collège de France : l’histoire des idées ne commence véritablement qu’avec l’historicisation de l’idée philosophique de vérité. Proposerais-je de reprendre cette maxime, ou plutôt de l’étendre aux mathématiques ? Certainement pas, ou du moins pas d’une manière simple ni immédiate — et me voici déjà à me renier, à poser de fragiles garde-fous plutôt que de tenter d’avancer. Pour l’heure, j’aimerais m’en tenir à quelques considérations simples. À supposer que les mathématiques aient été en quelque façon ‘exilées’, l’interrogation du titre se rapporte à n’en pas douter à leur possible ‘réinsertion’. D’autre part ces mathématiques ont constamment vécu de leur vie propre, souvent heureuse et féconde, durant cette même période, toutefois largement à l’écart d’une marche des choses devenue d’ailleurs pour nous bien élusive, et ceci en dépit de nombreux malentendus mais aussi de quelques importants trop-bien-entendus ; en cela il est question de désenclavement autant que de réinsertion. Tout ceci s’accompagne d’une clause qui va de soi mais n’en est pas moins excessivement difficile à respecter, à savoir que l’on se doit de tenter de désenclaver sans dénaturer, de réinsérer sans trahir. J’aimerais tâcher de recenser sommairement quelques uns — quelques uns seulement — des obstacles qui se dressent en foule devant une telle entreprise, par elle-même beaucoup trop volontariste si l’on se borne à l’énoncer ainsi. Certains sont évidents, certains peuvent apparaı̂tre tout à fait formidables, davantage même qu’à Don Quichotte ces terribles guerriers qui brassent le vent, certains sont plus cachés, plus inattendus. Leur grande vertu commune tient peut-être justement à leur foncière hétérogénéı̈té, à leurs natures si diverses qu’elles donnent déjà à penser lorsque l’on s’amuse à observer comme à la dérobée cette ‘histoire des idées’ depuis un soupirail inattendu et tout de même excentré : les mathématiques. Peut-être n’irai-je ici à peine plus loin qu’un constat très partiel et qui n’a rien de négatif — ni de positif, mais qui laisse entrevoir une sorte de cahier des charges minimal difficile à tenir, qui indique aussi que le passage du nord-ouest ne pourrait s’ouvrir à nous qu’au terme d’une longue traversée. Mais commençons, il n’est que temps. Et reprenons cette question pas tout à fait rhétorique : Où donc les mathématiques ont-elles été exilées ? Réponse : au Paradis. Ou plutôt en toutes sortes de paradis, qui perdent leur majuscule en se multipliant ; le paradis du synthétique a priori, le paradis cantorien beaucoup plus tard, d’autres encore. Des paradis qui les ont justement préservées, ces mathématiques, et de la ‘réalité’, et de ce long travail du négatif. Chacun sait d’ailleurs que le travail, forme spécifique d’une certaine Aufhebung, est l’une des grandes affaires du XIXe siècle. Or depuis toujours, c’està-dire depuis le jeune Hegel, les mathématiques sont exclues de cette arène. Rappelonsnous les célèbres critiques à l’emporte pièce du moins jeune Hegel dans la préface à la Phénoménologie de l’Esprit : en mathématiques, dans le résultat (le théorème), le chemin (la démonstration) a plutôt disparu. Rien n’est plus faux ; il n’empêche, la conclusion est sans appel : les mathématiques ne travaillent pas 2 . Habermas, à qui les mathématiques sont foncièrement étrangères, est pourtant ici un témoin aussi involontaire qu’éloquent à 2. Sur les positions de Hegel au sujet des mathématiques, positions souvent d’ailleurs étonnamment modernes, on lira avec intérêt Hegel und die Mathematik, texte (disponible en ligne) qui date du centenaire de la mort de Hegel, en 1931, et qui a aussi l’intérêt d’avoir pour auteur un jeune mathématicien, Reinhold Baer, dont le nom reste attaché entre autres à ses contributions à la théorie des extensions de groupes, donc aux débuts de l’algèbre homologique moderne. 124 Pierre Lochak sa manière, par la reprise en profondeur de thèmes jeunes-hegeliens d’abord mais surtout pour nous au moment du Positivismusstreit, au début des années soixante, l’une de ces fécondes querelles qui fleurissent dans l’Allemagne philosophiques et la déborde parfois 3 . Qu’y découvrons-nous pour notre compte ou plutôt celui des mathématiques ? Rien ; elles ne sont pas de la partie. Habermas, avec Adorno et quelques autres, y adoube, l’air de rien, comme chose allant de soi, le positivisme logique de Carnap et Popper en tant que théorie de la science, une théorie qui a, selon eux, déjà fait toutes les preuves de sa validité, de sa fécondité. Rappelons que le débat porte sur le point de savoir si ce modèle incontestable parce qu’incontesté se pourrait d’une manière ou d’une autre importer dans les sciences sociales. Encore une fois le succès du positivisme logique dans le domaine scientifique y apparaı̂t comme un présupposé, souvent implicite. On pourra bondir de ce que j’associe tranquillement Carnap et Popper sous l’étiquette ‘positivisme logique’, eux qui se sont tant chamaillés, en particulier sur le sempiternel problème de l’induction. Mais, du dehors, il importe à vrai dire très peu que Popper se considère au plus comme un compagnon de route, et d’ailleurs les représentants de l’école de Francfort ne sont pas eux-mêmes plus regardants. Le positivisme logique est sans doute, en termes purement statistiques – critère stupide mais peu importe — la philosophie la plus influente du vingtième siècle, a fortiori parmi les philosophies des sciences. Quels que puissent être ses mérites (bien minces selon l’auteur, mais peu importe, une fois encore !) il est de fait que les mathématiques en sont simplement absentes. En aval et très banalement, celles-ci ne figurent d’ailleurs pas dans les pays anglo-saxons au nombre des ‘sciences’. Il vaut la peine de s’attarder un instant sur l’histoire de ce mouvement, qui constitue l’un de ces énormes malentendus pour certains, trop-bien-entendus pour quelques autres, dont l’histoire récente est pavée. D’où a bien pu lui venir sa légitimité, si l’on met à part un Zeitgeist à l’évidence favorable ? Et pourquoi les mathématiques en sont-elles à ce point absentes 4 , ce qui n’empêche nullement qu’elles soient enrôlées in abstentia, comme très souvent ? La réponse à la première question est assez claire (nous laisserons ici la seconde de côté) : de la supposée rencontre avec la mécanique quantique. Car la mécanique quantique constitue à l’évidence, avec les débuts de la logique mathématique jusqu’aux théorèmes d’incomplétude de Gödel, et dans une moindre mesure la relativité générale, le socle positif qui a nourri en principe les philosophies des sciences du vingtième siècle. Dans ce domaine 5 nous restons largement tributaires, pour le meilleur mais aussi pour le pire, de ces rencontres souvent forcées. La soi-disant affinité de la mécanique quantique avec le positivisme logique constitue un cas d’école. Dès le début les propagandistes viennois voient dans la rencontre supposée entre physique et logique autour du berceau de la mécanique quantique, et d’abord sur la question de la mesure quantique, comme l’épicentre, l’illustration et la justification ‘moderne’, ‘technique’, de 3. À s’enquérir un tant soit peu du destin philosophique des mathématiques on rencontre au moins, à des titres divers, quatre de ces débats : le Pantheismusstreit (la querelle sur Jacobi), le Grundlagenstreit (sur les fondements des mathématiques) bien évidemment, le Positivismusstreit et le récent Historikerstreit (sur le Nazisme) qui entre de manière peut-être moins évidente mais certainement pas moins brûlante. 4. On ne compte pratiquement pas de mathématiciens dans le Cercle de Vienne. Hans Hahn constitue une exception notable mais il a eu peu d’influence, tout occupé qu’il était par ses... mathématiques, d’ailleurs fort intéressantes. 5. À ce propos on aura compris, mais autant mettre les points sur les i, que nous ne sommes pas ici occupés de philosophie des sciences, ni d’épistémologie si l’on tient à la distinction. 125 Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? leurs positions. Ils s’attachent alors à se garantir l’appui et l’approbation de ceux des physiciens qui sont a priori les plus réceptifs dans ce domaine, dont surtout les représentants de l’‘École de Copenhague’ avec à leur tête N. Bohr et W. Heisenberg. Les positivistes organisent donc un grand congrès dans cette ville, où philosophes d’avant-garde — encore que souvent ennemis déclarés de la ‘philosophie’ — et tenants de l’interprétation, plus tard qualifiée d’‘orthodoxe’, de la mécanique quantique, sont censés mettre en scène l’accord de leurs positions. Et... Je préfère ne pas conclure et laisser le lecteur se faire une opinion par lui-même, en lisant ou relisant simplement le chapitre 17 du livre bien connu de Heisenberg, La Partie et le Tout. Tout ceci se passait il y a bien longtemps, près de quatre-vingts ans. Ne sont-ce là que vieilleries ? Point. Car cette histoire avance à reculons et l’alliance volontariste entre physique et logique, si même le passé ne témoigne guère en faveur de sa fécondité, demeure d’une paradoxale actualité. Nous avons donc parcouru, infiniment trop vite et trop négligemment, un de ces très nombreux chemins que le vingtième siècle a laissé ouverts, parfois en déshérence, parfois étonnamment encombrés. Les mathématiques n’y ont objectivement presque aucune part. Bien entendu Hilbert, Weyl, von Neumann, qui sais-je encore, ont participé de manière admirable au développement de l’appareil quantique et la physique le leur a rendu sous la forme de magnifiques questions ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Popper, Carnap, Schlick, ou encore Wittgenstein, enrôlé de force pour la circonstance par les précédents, n’ont rien à voir dans des travaux qu’ils ne connaissent d’ailleurs pas ou très mal. Traçons donc un triangle au sommet duquel apparaissent la logique, la physique et les mathématiques. Étonnamment ces dernières apparaissent incontestablement comme le sommet le plus faible, au point que le triangle sans arrêt menace de s’écraser sur l’un de ses côtés. Le premier se nomme logique-et-physique et avouons que s’il n’était si nettement, si massivement attesté dans l’histoire malgré elle philosophique — mais non pas du tout scientifique — du XXe siècle, il apparaı̂trait à n’en pas douter comme l’alliance la plus improbable, la plus académique, la plus formelle. N’y revenons pas ici puisqu’il s’agit essentiellement du positivisme logique ; que celui-ci soit moribond sinon légalement décédé ne change rien à l’affaire. Il n’est guère possible de commenter brièvement, sous peine de ridicule assuré, le deuxième côté du triangle, mathématiques-et-physique. Ses succès sont cette fois ceux d’une bonne partie des mathématiques et il est banal de suggérer qu’il n’y a pas même lieu de faire de distinction. Récemment encore, Gilles Châtelet, dont je suggèrerais volontiers qu’il restera comme le troisième martyr du continu, après Cantor et Brouwer, parlait ainsi : Pensée comme apprentissage, comme élan prométhéen et non comme combinaison manipulatoire d’étants, comme ‘jeu abstrait’, la mathématique s’accomplit nécessairement dans la physique. Je ne sais ; je prendrais personnellement exception de cette maxime réaliste, mais ce n’est pas ici le point. Convenons simplement de nommer ‘galiléisme’ cette alliance déraisonnablement productive des mathématiques et de la physique, et remarquons au passage qu’il est devenu tentant aujourd’hui de renverser la phrase de Galilée : il libro della matematica è scritto in lingua naturale ? Quant au troisième sommet, le logique-et-mathématique, il évoque évidemment deux massifs de l’histoire récente que l’on aura garde de confondre : les fameux ‘fondements des mathématiques’, et le mouvement analytique tout entier, entendu à nouveau en un sens très large. Là encore il est à peine pensable de s’en tenir à de brève et légères remarques 126 Pierre Lochak flottant sur un océan de papier ; il le faut bien pourtant. Sur les fondements, quelques mises au point très simples ne sont peut-être pas déplacées. D’abord les mathématiciens, en règle générale, ne sont guère friands de logique et seule une nécessité impérieuses les contraint à s’y intéresser 6 . Ensuite cette nécessité, qui advient durant les périodes ‘fondationnelles’, dont la nôtre n’est d’ailleurs pas, se manifeste rarement et ne concerne elle-même qu’une infime partie des mathématiques, dont il est pour le moins hardi de décréter qu’elle est seule digne d’intéresser les philosophes. Par ailleurs il convient de méditer des évidences, comme la réplique bien connue de Jean Dieudonné : « Bourbaki ne s’occupe pas de fondements des mathématiques. » Où se confirme qu’il y a bien fondements et fondements : ceux qui passionnent les logiciens, et ceux qui contribuent à élargir la maison commune des mathématiques. En ce sens Grothendieck, tout comme Bourbaki, ‘ne s’occupe pas de fondements’. On a donc incontestablement assisté à une crispation fondationnelle qui ne s’est guère préoccupée de l’avis des praticiens et c’est ainsi par exemple que Bourbaki a pu servir de caution brillante et lointaine à des entreprises qu’il ne réprouvait même pas. C’est l’indifférence qui primait, laquelle prévenait même le désir de dissiper certaines équivoques, sauf lorsque Dieudonné se permettait une sortie occasionnelle et apparemment furibonde. En somme les mathématiciens, depuis plus de quatre-vingts ans, sont certainement ‘coupables’ sur un point : n’avoir pas même pris la peine, essentiellement par indifférence — ars longa vita brevis — de faire entendre leur voix. Je serai évidemment le dernier à songer à leur jeter la pierre, d’autant que la situation évolue peut-être enfin aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que leur long silence n’a pas été sans conséquences, la plus évidente étant cet amalgame qui prévaut largement, symbolisé par d’étranges traits d’union. Il suffit d’ouvrir un manuel ou une collection d’article de philosophie analytique 7 pour constater que les mathématiques en sont tout à fait absentes ; on n’y trouvera que du très élémentaire ‘logico-mathématique’, avec cette appellation. Tâchons au moins de résumer à trop grands traits quelques questions, quelques assertions, quelques impressions sur ce matériau que l’histoire nous a laissé en partage. On peut commencer par nommer deux grands absents du mouvement analytique : l’espace et les ‘objets’ mathématiques. Le premier constitue pourtant comme chacun sait l’acteur vedette des mathématiques contemporaines. Il suffit de songer aux immenses développements qui se peuvent englober dans un programme de géométrisation de la physique, lequel, pour s’en tenir à un passé récent, a immédiatement retenu l’attention philosophique de personnalités aussi différentes que Gilles Châtelet et René Thom, jusqu’à créer parfois entre eux une complicité aussi réelle qu’inattendue. Il suffit encore d’évoquer le non moins énorme programme de géométrisation de l’arithmétique, qui pourrait entres autres circonscrire le grand œuvre de Grothendieck, selon d’ailleurs sa propre Promenade à travers une œuvre. Et ceci va jusqu’à la logique, avec en particulier W. Lawvere qui n’hésite pas à écrire dans sa célèbre contribution à l’ICM de Nice, en 1970 : « In a sense, logic is a special case of geometry ». Manière de dire que les topos sont d’abord ceux de la géométrie, et donc de Grothendieck, avant de trouver une place, par ailleurs tout de même très marginale, en logique. Les interactions entre l’œil et le langage sont infiniment 6. Toutes les assertions de ce texte sont évidemment logiquement déficientes, du fait de leur absurde généralité. Par exemple on trouve aujourd’hui, dans des cercles il est vrai très restreints, un fort mouvement pour tâcher de conjoindre géométrie algébrique et théorie logique des modèles. 7. Entre cent, De Vienne à Cambridge, édité par Pierre Jacob, Gallimard, 1980. 127 Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? complexes, certes, mais les mathématiciens auraient bien du mal à se passer du premier. Ils ne se passeront pas davantage des ‘objets’ mathématiques et ici j’aimerais oser une proposition très contestable en suggérant que le débat sur ce genre de sujets ne peut retrouver de réelle fécondité qu’en sortant de manière décisive du cadre d’une théorie de la connaissance. Bien entendu les sciences cognitives entendues au sens le plus positif du mot constituent une apparente exception. Nul ne conteste que l’on puisse faire de fortes intéressantes découvertes dans le domaine purement scientifique de la vision ou d’ailleurs de l’audition etc. Mais il s’agit de tout autre chose, à savoir le véritable repli ou recroquevillement sur une ‘théorie de la connaissance’ auquel on assiste massivement aujourd’hui, ou plutôt cette curieuse tripartition d’un mouvement analytique triomphant et pourtant exténué, de sciences cognitives toujours plus ‘scientifiques’, et d’une immédiate politisation que je passerai ici sous silence. Hors cette dernière, on en vient parfois à imaginer un Yalta entre philosophie analytique, phénoménologie et sciences cognitives, tandis que Kant fait lentement, les mains croisés dans le dos, sans bruit, les cent pas autour de la table. Aborder la question des objets mathématiques, pourtant ici centrale, mènerait trop loin, loin du ‘dilemne de Benacerraf’ (alias Platon) très certainement. Il est pourtant intéressant de rouvrir Desanti sur ce thème. On y découvre par exemple une stratégie assumée et très curieuse, celle du ‘comme si’. Desanti insiste fréquemment sur le fait qu’il écrit sur ce qu’il nomme les idéalités mathématiques dans la langue de la phénoménologie, mais que c’est là seulement une commodité, pour ne pas dire un tic professionnel, qui n’est pas à prendre au sérieux ; tout se passe ‘comme si’ il y avait de la subjectivité, de l’intentionnalité, peut-être même du désir et de l’histoire, mais là encore ces mots ne sont surtout pas à prendre à la lettre. Seulement Desanti écrit, après Cavaillès, à l’aube du rêve structural, avant que ce que j’appellerais volontiers l’‘illusion systémique’ se soit, sinon écroulée, du moins largement dissipée — pour être reprise d’ailleurs parfois de très curieuse manière par les sciences cognitives. Il importe de réfléchir à deux fois, avec Desanti lui-même, au fait que l’écriture de la suite obligée des Idéalités mathématiques fût devenue, pour son auteur, impossible. Pourquoi ce repli sur la théorie de la connaissance ? Pour mille et une raisons qui ne sont pas toutes proprement philosophiques, loin de là. Cela a pu commencer par exemple à Marburg où l’on a cru devoir interpréter l’Esthétique transcendantale de manière quasiment ‘scientifique’, de sorte qu’il faille se mettre en demeure de la rapetasser eu égard à la relativité einsteinienne. On connaı̂t le dangereux remède, à savoir le Kantbuch de Heidegger. Ne versons pas dans les images d’Épinal mais il est de fait que le soupirail des mathématiques fournit du siècle une vision curieuse. Ainsi le mouvement analytique n’en finit pas aujourd’hui de se diluer en s’étendant 8 . Mais ce qui demeure en lui de plus intéressant, c’est tout simplement l’énigme historique que constitue son extraordinaire succès actuel. La philosophie analytique, ou de quelque nom que l’on veuille la nommer, est moribonde, si par exemple l’on tient que toute philosophie se nourrit d’abord d’une absurde intransigeance. Elle n’entretient plus guère de liens avec son coup d’envoi, ni d’ailleurs aucune relation que ce soit avec les mathématiques d’aujourd’hui ; quant à ses liens présumés avec la logique, ils sont pour le moins distendus, précaires et laborieusement montés en épingle. Mais tout ceci est sans importance. Il est plus intéressant et plus fructueux aujourd’hui de réfléchir aux causes profondes de son succès, car celles-ci 8. Parce que ce livre a connu un certain succès, on consultera avec intérêt et parfois amusement What is Analytic Philosophy ?, de H.-J. Glock, CUP, 2008. 128 Pierre Lochak racontent beaucoup sur notre époque. Il y a une histoire interne, il y a un rapport à la phénoménologie etc. il y a le Yalta que j’évoquais plus haut. Mais au delà ? Au delà il y a ce rapport étonnant à toutes ou presque les grandes ‘idéologies’ du siècle. Il est difficile de contester que le mouvement analytique, en un sens précisément si large qu’il se laisse à peine circonscrire, est admirablement adapté à l’excellence et au consensus du grand marché intellectuel global d’aujourdhui. S’il avait vécu, Gilles Châtelet n’aurait guère eu de peine à actualiser ses féroces pamphlets. Le rapport au communisme a été plus diffus et pourtant significatif. Ainsi peut-on en trouver des traces à l’époque du maccarthysme, lorsque des émigrés allemands, souvent juifs, parfois célèbres, a priori suspects de sympathies bolchéviques, mettaient sauf rares exceptions toute leur bonne volonté à se fondre dans un système universitaire américain sélectivement accueillant, à abandonner leur langue maternelle au profit de l’anglais pauvre, terne, plat, sans aspérité ni saveur, qui est de règle aujourd’hui. Mais l’influence de la catastrophe nazie est à n’en pas douter la plus déterminante, la plus intéressante, la plus profonde aussi. Il suffit de songer à la figure d’Oskar Becker par exemple, pour prendre quelque peu la mesure de ce qui a été alors brisé ou forclos. Je ne m’y attarderai pas ici, invitant le lecteur curieux à des découvertes tragiques et notant que le personnage apparaı̂t dans le petit livre de Karl Löwith (Ma vie en Allemagne avant et après 1933) sous sa seule initiale : ‘Mr. B’. Où l’on voit aussi que le ressort de l’intuitionnisme ne consiste nullement à rejeter l’axiome du choix, mais dans une certaine conception silencieuse de la liberté. J. Habermas, encore lui, a passé sa thèse avec O. Becker, curieuse et instructive coı̈ncidence à tout le moins. Il ne semble pas absurde d’imaginer que seul le spectre du Nazisme, associé à la victoire américaine, a pu rendre au moins un tant soit peu plausible quelque chose comme une théorie du ‘consensus rationnel’, un de ces ingrédients dont la philosophie ‘internationale’, à défaut d’être expressément analytique, se nourrit à l’heure qu’il est. On concluera non sans quelque excès que la victoire sans partage de ce vaste mouvement est avant tout une donnée historico-politique. D’autre part on constatera cette fois comme une évidence et comme un indice de la plausibilité de la dernière thèse que le mouvement analytique a perdu depuis longtemps tout contact avec la science positive, les mathématiques en particulier. Or les mathématiques tout particulièrement lui ont, avec la mécanique quantique en son temps, et pour ce qui les concernent toujours in abstentia, conféré une indéniable aura, sur laquelle il y aura là aussi beaucoup à explorer. Toujours est-il que ladite aura ne se partage pas davantage que la fameuse bénédiction paternelle, et c’est sans doute aussi pour cela que la tâche a priori excentrée et peut-être apparemment ingrate d’une possible réinsertion des mathématiques dans le ‘paysage intellectuel’ prend une importance inattendue et toute particulière. On peut évidemment trouver d’autres raisons plus positives à cette importance potentielle, qu’ici encore je laisserai de côté. Que faire ? Peut-être écouter d’abord. Écouter une rumeur venue du fin fond de cieux que nous aurions pu croire glacés. Écouter par exemple de grands logiciens contemporains spécialistes de la théorie des ensembles, laquelle est devenue difficile d’abord, même aux mathématiciens. Voici ce qu’écrivent S. Shelah et S. Feferman 9 , revenant de très loin, du 9. La première citation de S. Shelah est extraite de « Logical Dreams », dans le Bulletin AMS, 2003. La suivante, de S. Feferman, est tirée de son article « Does mathematics need new axioms ? », American Mathematical Monthly, 1999. Ces deux textes sont disponibles en ligne et l’on ne peut évidemment que recommander leur lecture, pas toujours facile même s’ils sont destinés à des (mathématiciens) non spécialistes. On trouvera de plus sous le même titre que l’article de Feferman les compte-rendus d’une 129 Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? plus loin que l’esprit humain a pu, dans une certaine direction, s’aventurer. Le premier : I do not agree with the pure Platonic view that the interesting problems in set theory can be decided, that we just have to discover the additional axiom. My mental picture is that we have many possible set theories, all conforming to ZFC. I do not feel ‘a universe of ZFC’ is like ‘the Sun’, it is rather like ‘a human being’ or ‘a human being of some fixed nationality’. Nous nous permettrons de lire cette déclaration assez naı̈vement, tout en gardant vaguement conscience de la masse de questions techniques qui sont en jeu et qui prennent souvent leur source dans les fantastiques intuitions de Gödel de la fin des années trente et des années quarante. Écoutons donc avec simplicité, sans faire trop de cas de l’adjectif ‘platonicien’, sinon pour rappeler que Gödel lui-même était, en ce sens au moins, furieusement ‘platonicien’ 10 . Nous découvrons que les théories logiques elles-mêmes, ou les myriades de variantes de la théorie moderne des ensembles, loin de ressembler à d’inaccessibles et froids luminaires plantés sur la sphère des étoiles fixes, se présentent plutôt au regard aiguisé d’un logicien qui les a longtemps fréquentées, et avec quel profit, comme des êtres humains, des êtres humains qui plus est pourvus d’un passeport. Elles ne sont donc pas tant là pour être géographiquement découvertes, géologiquement creusées et fouillées ou astronomiquement observées et contemplées, pas davantage façonnées selon nos caprices ni même suscitées par la caresse de nos gestes et de nos regards, mais plutôt, si l’on peut dire, fréquentées, au gré de nos besoins, de nos goûts, de nos envies. Solomon Feferman va peut-être plus loin encore dans la même voie ; écoutons-le : I think the Platonist philosophy of mathematics that is currently claimed to justify set theory and mathematics more generally is thoroughly unsatisfactory and that some other philosophy grounded in inter-subjective human conceptions will have to be sought to explain the apparent objectivity of mathematics 11 . Il importe, je crois, de prendre la pleine mesure de ces doutes et de ces suggestions, méditer d’où elles nous viennent et ne pas hésiter à s’en étonner profondément avant de les reprendre, peut-être, avec le sérieux qu’elles exigent. Elles sont, potentiellement du moins, renversantes. Le projet de Jean-Yves Girard, s’il concerne d’autres branches de la logique, me paraı̂t à tout le moins consonnant. Un grand topologue et géomètre d’aujourd’hui, W. Thurston, ne nous dit pas autre chose à sa manière 12 : It may sound almost circular to say that what mathematicians are accomplishing is to advance human understanding of mathematics. I will not try to resolve this by discussing what mathematics is, because it would take us far afield. Mathematicians generally feel that they know what mathematics is, but find it difficult to give a good direct definition. It is interesting to try. For me, ‘the theory of formal patterns’ has come the closest, but to discuss this would be a whole essay in itself. très intéressante discussion ou controverse entre logiciens autour des thèses que celui-ci défend, publiée dans The Bulletin of Symbolic Logic (2000). 10. Pour une discussion approfondie de ce ‘platonisme’ assortie de nombreuses références et pour des thèses à débattre, je renvoie en particulier aux travaux de Jean Petitot sur le sujet (dont certains disponibles en ligne). 11. Souligné dans l’original. 12. « On Proof and Progress in Mathematics », Bulletin of the AMS 30 (1994), p. 161–177 (disponible en ligne). 130 Pierre Lochak Retenons le presque circulaire qui nous évite de tomber dans la tautologie plus ou moins provocatrice si ce n’est nihiliste. Ces logiciens, ce mathématicien ne nous soufflentils pas que l’introduction d’un doigt de corrélationnisme — pour reprendre le mot heureux de Quentin Meillassoux — jusqu’au cœur de la logique la plus ‘abstraite’ ne serait pas déplacée, voire pourrait se révéler bénéfique si ce n’est nécessaire ? Bien sûr Kant fait toujours les cent pas autour de la table, mais la résistance indéniable du kantisme en tant que sens commun de la modernité scientifique tient à bien davantage qu’au théorique ; elle ne se maintient et ne fait sans cesse retour que de se légitimer ailleurs, un ailleurs que l’on pourra dire pratique, politique ou amoureux, c’est selon. Toujours est-il qu’il paraı̂t absurde de vouloir retrouver cet ailleurs du désir comme improbable corollaire d’une théorie de la connaissance aux infinis raffinements soi-disant scientifiques. Ou encore, et pour y revenir, l’objet mathématique est d’abord visée intentionnelle pour ne pas dire objet de désir — et souvent de frustration. Il ne se laisse submerger ni par le fondationnel ni par la structure, ou de quelque nom qu’on la désigne : il résiste ; c’est bien là son moindre défaut. S’il fallait se laisser aller à donner quelque coloration insurrectionnelle à tout cela, j’avancerais qu’il est grand temps de remettre enfin Frege sur ses pieds. Par exemple en proposant, comme n’hésite pas à le faire Jean-Yves Girard, de fonder plutôt la logique sur les mathématiques que l’inverse. Après tout, nous avons depuis longtemps cessé de croire qu’il était possible de nous multiplement encoquiller en plein cœur d’une immense poupée russe constituée de ‘meta’ soigneusement emboı̂tés. Il est intéressant d’ailleurs de noter que Gödel nous avait très tôt prévenus de tout cela. Très fort et très près avec ses théorèmes d’incertitudes bien sûr, mais aussi plus subtilement, à mi-voix, dans une note de bas de page du fameux article de 1931 sur lesdits théorèmes, note apparemment ajoutée après coup et devenue elle-même célèbre par la préscience des développements ultérieurs qu’elle implique (voir par exemple l’article de S. Feferman cité dans la note 8 ci-dessus). Nous aurions aussi peut-être à chercher du côté de la théorie descriptive des ensembles, et dans bien d’autres lieux encore. C’est ainsi que si l’on prétend préserver les droits de ce pauvre ‘objet’ mathématique, aussi élusif soit-il, droits qui ont été pour le moins bafoués par tout le mouvement analytique ne serait-ce que de par une ignorance subjective devenue commodément objective, si l’on prétend restaurer par exemple une forme d’intentionnalité et de désir, il nous faut trouver quelque part du subjectivisme sinon de la subjectivité, pour ne pas dire de l’intersubjectivité, l’une des croix de la philosophie moderne, comme entre mille la dernière des Méditations cartésiennes de Husserl l’illustre à sa façon. Oserons-nous donc un dernier renversement, faisant passer l’intersubjectif — devenu ipso facto bien mal nommé — devant le ‘subjectif’ ? Gardons-nous de trop mettre la charrue avant les bœufs. Après tout il serait déjà extraordinaire de parvenir à se convaincre de l’importance d’une possible mais difficile et hasardeuse réinsertion des mathématiques dans le fleuve turbulent et désorienté de l’histoire des idées, si l’on tient à éviter l’histoire tout court. Mais il est de fait que les exils les plus dorés finissent par lasser. Autre ‘slogan’ possible, difficile à tenir, même à titre de slogan : La mal nommée ‘révolution copernicienne’ pourrait bien demander à s’achever avec et par les mathématiques. Copernicienne ou ptolémaı̈que, c’est paradoxalement comme on voudra, et je renvoie ici aux analyses de Q. Meillassoux sur le sujet, dans son livre Au delà de la finitude. Autant le dire aussi ; le chemin irait alors à rebours de celui que propose Alain Badiou. Il ne s’agit pas de contrecarrer le corrélationnisme dévoyé, ou si l’on veut l’‘hyperfinitude’ poussée jusqu’à l’absurde qui reste la marque d’un certain post-modernisme. S’il est des vérités éternelles apparues dans le 131 Que faire, aujourd’hui, des mathématiques ? temps, nous nous intéressons plutôt au miracle de leur apparition et à ses modalités, sans avoir jamais douté, pour avoir trop fréquenté l’infini ( !), de leur éternité. C’est même l’exil absurdement perpétué par un mouvement analytique intellectuellement exsangue et pourtant triomphant qui peut, politiquement si l’on y tient, nous retenir. Il va sans dire que préciser tout ceci exige de longs développements. Je n’irai pas ici plus loin que cette courte traversée, beaucoup trop débridée pour être honnête. Et, peut-être pour faire excuser ou pour contrebalancer certaines sorties intempestives, je terminerai sur une note quelque peu rabat-joie, ou du moins sur la mention d’un autre obstacle de taille. Est-ce un écueil ? Oui, sans doute. Une tentation ? Sûrement. Je l’appellerai ‘technologie du concept’. Constatons d’abord que les mathématiques tels que nous les connaissons aujourd’hui, et cela peut contribuer, volens nolens, à nous éloigner des Grecs, sont dotées, se sont dotées d’un étonnant pouvoir de présentation, de Darstellung. Ne craignons pas de le dire avec simplicité, en utilisant un mot qui appartient davantage au vocabulaire d’une certaine physique qu’à celui de la philosophie : les mathématiques sont devenues aptes, redoutablement, à modéliser diverses situations, y compris de celles que l’on qualifierait traditionnellement, peut-être même avec Cavaillès — qui n’a pas pu nous livrer le fin mot de sa pensée sur le sujet –, de conceptuelles. Or cette puissance de modélisation conceptuelle n’a peut-être pas été discutée comme elle mériterait de l’être. Je ne le ferai certainement pas ici mais la question est d’importance 13 . Ne serait-on pas ainsi conduit à souhaiter réintroduire un peu de la finesse des tropes dans le monde brutal de la dialectique, fût-elle presque reniée ? Présentation, Darstellung, certes, mais aussi, venues d’autres horizons, métaphore, analogie et beaucoup d’autres ; et puis cette moderne et brutale intruse, modélisation. Concluons, faute d’avoir pris le loisir d’argumenter : dans ce qui touche à la ‘philosophie’ entendue en tout sens que l’on voudra, y compris raturée, il convient de tout accorder aux mathématiques comme analogie, de tout, ou presque tout leur refuser comme modèle. 13. Je note par exemple que, s’agissant d’ontologie, le mot de ‘quasi’ vient naturellement, dans ce contexte, sous la plume d’auteurs que par ailleurs tout sépare, comme F. Tardy et J. Petitot. Ils paraissent du moins s’accorder sur ceci que la théorie des ensembles, entendue en un sens extrêmement élémentaire chez le premier, beaucoup plus élaboré pour le second, n’est susceptible en tout état de cause que de dessiner une quasi-ontologie. Je ne suggère nullement qu’ils prêtent à cet adverbe des sens comparables ni même compatibles. Peut-être en l’occurrence ne partagent-ils guère que la naturalité de son emploi en la circonstance. Ce serait déjà beaucoup. 132 Modélisation qualitative catégoricienne : modèles, signes et formes René Guitart Institut de Mathématiques de Jussieu Université Paris 7 Denis Diderot On veut commencer ici à cerner les enjeux de la modélisation ou du modelage et la possibilité de les écrire et les développer mathématiquement à l’aide de la théorie des catégories. Il s’agit d’identifier les contraintes principales pour le projet de la construction systématique d’une théorie catégorique de la modélisation, basée ab initio sur le seul usage des flèches et des propriétés universelles et d’exactitude, considérée ensuite comme une analyse du défaut d’universalité ou d’exactitude, et in fine comme un calcul catégorique de la variation et du nouveau comme cohomologie. Cette approche concerne aussi bien les modèles de la théorie mathématique des modèles que ceux fabriqués par l’ingénieur ou l’artiste, ou encore les théories de la nature et du monde, voire même les instruments et outils. Elle touche, en son départ, à la question de l’imitation et aux calculs de “différences” qualitatives, plutôt qu’aux questions a priori de logique, de déduction, de preuve et de vérité. En mathématiques notamment cette approche vise à l’avancement théorique par analyse et synthèse des gestes d’imitations dans le travail mathématique avec les prétendus objets et leurs transformations, avec leurs coordinations, plutôt que par la formalisation univoque serrée d’un objet substantiellement construit et du calcul interne d’icelui. On ne la confondra donc pas avec le formalisme, ni avec un certain structuralisme formel. Pour cette approche dans la science de la nature, ou dans les arts — mais nous ne développerons pas ce point ici — il serait question notamment d’éviter le recours a priori au numérique et à la mesure aveugle. Les modèles seront à élaborer au plus près des gestes du praticien. Pour cette fois nous allons donc examiner seulement quelques aspects de trois points basiques : la question du sens même du terme “modélisation” — et des variations de sens qui sur ce point pulsent —, la question de la sémiotique et du système d’écriture que nous visons, par fléchages uniquement, avec ce que nous appelons les “autographes”, et la question de la “forme” d’un objet inconnu (et notamment de tout système de signes) analysable comme un recollement de ses composantes connues. Modèles On commence par quelques observations sur l’équivocité propre au terme même de “modèle”. 133 Modélisation qualitative catégoricienne Admettons, comme le propose Herbert Stachowiak 1 que le modèle M soit toujours modèle de quelque chose (représentation), représentant des “originaux” O, qui sont naturels, artificiels, voire d’autres modèles, que le modèle ne soit pas identique à l’original mais en constitue une présentation réductrice (compression) c, et que le modèle soit instrumental pour de l’interprétation en vue de certains actes ou pensées (pragmatique). Sur la question cruciale de “l’original”, nous renvoyons aux travaux indispensables de Charles Alunni 2 notamment en relation avec la question de la traduction, de la trahison. En tous cas modéliser c’est à la fois nécessairement trahir et être fidèle, et nous soulignons cette hésitation constitutive du modèle : est-il un vrai modèle (une copie) ou un faux modèle (un original) ? L’idée de modèle pulse entre idéal à réaliser et réalisation empirique d’un idéal : on pensera par exemple — comme le souligne Laurent Coppey — aux sens équivoques du terme “modèle” dans les phrases ”Je voudrais ce modèle de chaussure” et ”Ce modèle me fait mal au pieds”. On se demandera aussi si l’idée d’un modèle exceptionnel unique n’est pas paradoxale. Et “Modèle” pulse encore entre fiction libre et explication, entre imitation et expression, traduction et trahison, duplication et duplicité, construction et déconstruction, transposition et interprétation, copie et motif, schématisme et systématisme, etc. Il y a là un vaste champ pulsatif à constituer, voire à modéliser, ce que nous ne ferons pas ici. Nous n’irons pas plus loin maintenant dans cette direction d’analyse, et nous tiendrons compte essentiellement des seules conséquences des deux alternatives du concept et du savoir-faire, du monde et de l’entendement que nous explicitons maintenant, et à cause desquelles l’idée de modèle admet encore en gros quatre acceptions ou orientations, au demeurant bien évidentes : – modèle théorique de la théorie (EC), – théorique de la pratique (MC), – pratique de la théorie (EF), – pratique de la pratique (MF), ainsi croisées : . Concept Savoir-Faire Entendement EC EF Monde MC MF . D’après Alain Badiou 3 , Louis Althusser parlait de “théorie de la pratique théorique” pour parler de la philosophie comme science de l’effet de connaissance ; cela dit en entendant par “pratique théorique” la pratique scientifique, soit : les différentes sciences, 1. H. Stachowiak, Allgemeine Modelltheorie, Springer, Wien, 1973. 2. C. Alunni, 1) “La langue en partage”, Revue de Métaphysique et de Morale, 1989, n˚ 1, Armand Colin, p. 59-68 ; 2) Tradition – Transmission – Traduction, l’action d’un foncteur universel, HDR, Ecole Normale Supérieure, 15 novembre 2003. 3. A. Badiou, Petit panthéon portatif, La fabrique éditions, 2008, p. 61-62. 134 René Guitart la mathématique, la philosophie. On situera cette détermination de la philosophie dans notre tableau comme la diagonale MC-EF. – La première alternative porte sur le sens de “cognitif”. Si l’on considère que le modèle produit un lien de connaissance entre un phénomène observé et une théorie, ce lien est-il de nature (concevable) ou de fonctionnement (exécutable) ; c’est-à-dire le modèle déclenche-t-il le savoir sur l’objet en surplomb d’icelui et en semblant indiquer sa nature substantielle constitutive, comme quand on lit une carte, ou bien propose-t-il un lieu théorique d’activité, tel que l’activité en ce lieu soit éprouvable par celui qui la fait comme homologue à l’activité du système, comme quand on circule dans un labyrinthe ? Voilà l’alternative encore : la carte du labyrinthe versus la circulation dans le labyrinthe. Ceci n’est pas sans rapport avec une question centrale de l’intelligence artificielle : veut-on fabriquer une machine dont l’intérieur soit analogue à celui de notre cerveau, ou bien veut-on une machine dont les productions soit analogues à celles de notre cerveau ? Comprendre et modéliser le cerveau, est-ce comprendre la nature de ses constituants ou la nature de ses productions ? Le modèle permet-il de le voir et de s’identifier à ce qu’il est en substance, ou permet-il de se mettre à sa place pour produire ce qu’il produit ? Retenons que dans le terme “cognitif” il y a cette pulsation entre connaissance accomplie et connaissance différée et à faire, entre compréhension par concept et compréhension par savoir-faire, les deux aspects étant aussi l’un la raison d’être de l’autre. L’enjeu est entre, d’une part, la compréhension théorique, qui forme du lien achevé entre théories, de l’idéologique pur, et d’autre part la compréhension en acte, qui forme de la résonance ouverte entre gestes, et partant entre les gens, les praticiens d’artisanats, entre des savoir-faire. Concernant par exemple la modélisation de la musique, nous nous rencontrons ici, dans l’attention à cette première alternative, avec la proposition de François Nicolas 4 d’élargir à un “ordre du faire” la question du rapport entre mathématique et musique, de sorte à “faire de la mathématique à partir de la musique, faire de la musique à partir de la mathématique”. Nous proposons alors de mettre en place ici des éléments d’une méthode de modélisation mathématique catégoricienne qui soit générale dans son principe, et valable notamment aussi bien du côté des concepts que du côté des savoir-faire. – La seconde alternative, suivant l’axe de la saisie du réel, vise le dilemme entre observer et comprendre : ou bien mettre plutôt l’accent sur l’observation et la supposition qu’il y a un monde réel à observer, etc., l’objet réel, ou bien mettre plutôt l’accent sur l’intelligibilité, la supposition qu’il y a l’entendement, le sujet maı̂tre. Il s’agit tantôt de modélisation d’une nature externe, d’une étrange répétition du monde, tantôt de modélisation de la compréhension interne, d’un paradoxal outil d’autoanalyse de l’entendement. Dans les deux cas on tombe donc sur le paradoxe qu’il y ait nécessité pour connaı̂tre de répéter quelque chose, du même ou de l’autre. Et nous avons ensuite, paradoxal encore, qu’entre les deux points (le même et l’autre) il est urgent de ne pas choisir, si nous voulons envisager une théorie et une pratique de la modélisation accomplies, qui se fasse tension créatrice de calculs. 4. F. Nicolas, “Pour des rapports d’un type nouveau entre mathématiques et musique, en germe dans l’échange Euler/Rameau de 1752”, Journée “Mathématique et musique”, SMF, 21 juin 2008. 135 Modélisation qualitative catégoricienne Notre méthode catégoricienne de modélisation aura donc à fonctionner aussi bien visà-vis de la clarté du sens pour l’entendement que de la justesse dans la saisie du monde observable. Et donc, si elle est bien aussi respectueuse de la tension entre concepts et savoir-faire, elle devrait permettre de saisir les gestes de pensée et de perception. L’approche catégoricienne que nous engageons, par les flèches et leurs propriétés, devrait permettre effectivement de tenir ensemble, en un monde de signes homogènes combinables, les pensées et les perceptions, les actions et les corps. Ceci parce que, une fois une donnée exprimée de façon spécifique, par une construction dans une catégorie qui lui est propre, elle peut être transformée en la spécification d’un régime d’assimilation ou bien finalement d’un fléchage associatif (au sens précisé au paragraphe suivant) voire d’une simple catégorie, ou d’un diagramme de catégories. Dans cette approche, toute donnée, de n’importe quel niveau, est assimilable à une catégorie — et notamment la catégorie qu’est la forme d’un objet (voir au troisième paragraphe) — est la multiplicité d’une catégorie, et non pas l’Un d’un objet détaché : dès lors, toutes les données sont homogènes, comparables, et peuvent entrer dans un jeu d’échanges. Ce qui alors s’échange ce sont les nombres des multiples en cours et leurs variations, les substitutions de places et les déplacements provisoirement fixés : les calculs et les transmissions de calculs. On poursuit en insistant sur le fait que sous le terme de “modélisation” — ou bien de “modelage”, que nous traduirions en américain par “modeling” [of a system, of a process] — nous voulons donc très-expressément tenir ensemble les deux grandes variétés de “modèles” à tort fréquemment dissociées qui sont : – d’une part, les modèles scientifiques du monde depuis l’époque de Thalès, les modèles pour les sciences physique, biologique, médical, sociologique, etc. (Naturwissenschaften) et les modèles pour l’ingénieur, dans divers artisanats ou arts, philosophie, histoire, etc., et jusqu’aux instruments et outils qui souvent subsument en actions des théories, et donc les “mathématiques mixtes” en un sens étendu (Geisteswissenschaften) ; – et d’autre part, les“modèles”que sont les théories, et particulièrement les théories en mathématiques pures — classiques ou non — et les modèles de ces théories, ce que l’on nomme aussi les structures. En effet ces derniers modèles sont aussi des modèles scientifiques, relatif à la pratique de la science mathématique. Cela est d’autant plus vrai que l’on considère ces modèles non pas comme des élaborations logicoensemblistes visant à assurer de l’existence “en substance” d’objets, mais comme des motifs et patrons d’activités, des gestes à reconnaı̂tre (pattern recognition) et à refaire. En fait si l’on s’efforce avec ces modèles de réduire la tension inaugurale syntaxe/sémantique, on réalise alors le modèle comme outil, et simultanément en tant qu’avatar de la vérité d’un jugement, le modèle s’efface. Il est en fait essentiel de ne pas confondre, dans le travail mathématique, le moment de modélisation et le moment de preuve en vérité. Qu’il y ait de la preuve “en vérité” vaut comme preuve que du mathématique a été produit, mais le travail mathématique auquel on demande de garder comme horizon ce souci du vrai, commence toujours dans le régime (imaginaire) de l’imitation, l’abstraction, la modélisation. Un modèle n’est pas “vrai” ou “faux”, il est d’abord imaginé, d’une imagination que l’on a su écrire, et cette écriture est un outil, mis à l’épreuve ; l’épreuve à laquelle le modèle est soumis n’est pas immédiatement une épreuve de vérité, mais une épreuve d’économie. Un bon modèle est un modèle économique, où peu d’hypothèses simples permettent d’expliquer beaucoup 136 René Guitart de faits très divers. Ainsi en est-il de la théorie de Newton de la gravitation universelle. Ainsi aussi la notion de groupe est un bon modèle d’un certain geste mathématique au sein de tout éventuel calcul, car on le retrouve très souvent, et sur sa base abstraite seule beaucoup de faits peuvent se déduire. Et de même pour la notion de treillis, pour la notion de catégorie. Comme le dit Nicolas Bouleau, les modèles sont des simulacres utiles ou représentations partisanes, valant comme engagement dans l’action, pour agir et décider 5 . Les modèles ne sont pas des vérités mais des possibilités à expérimenter, des conceptions et calculs à faire travailler. Et, insistons-y, cela vaut pour nous pour les théories, qui sont bien des modélisations, pour les modèles en mathématique que sont les structures mathématiques (groupes, espaces métriques, etc.), lesquelles simulent en effet l’activité mathématique, et jouent comme langage pour exprimer et compter les inventions d’agencements mathématiques, dans une mise à distance utile de la question du logique et de la vérité directe. Bien sûr nous faisons l’hypothèse dans notre perspective que les modèles rationnels ou scientifiques de toutes espèces seront finalement exprimables comme structures mathématiques, architectures d’objets, de fonctions et relations, à l’imitation d’un “original de la réalité”, c’est-à-dire simultanément posé comme du réel (expérimental) et prétendu comme une conception. On fait souvent le distinguo entre d’une part une modélisation dite d’“ingénierie inverse” où, à l’imitation d’une connaissance partielle d’une situation réelle, d’une chose ou d’un phénomène naturel, on décrit une “machine” ayant les même propriétés observables, et d’autre part une modélisation où l’on fabrique un mécanisme devant réaliser une fonction déjà bien déterminée. Dans le premier cas le modèle vise à découvrir une compréhension théorique d’un bricolage empirique qui marche, dans le second cas le modèle vise à fournir un plan rationnel pour réaliser une fonction architecturée. Dans les deux cas on part d’une sémantique (donnée par un objet ou par une fonction) et le modèle est comme une syntaxe convenant à cette sémantique. Par exemple le canard de Vaucanson imite la digestion et les mouvements d’un canard, la machine d’Anticythère reproduit le mouvement de la lune, du soleil et des planètes, suivant la connaissance grecque antique. Précisons bien que le sens du terme “modélisation” est à envisager d’après beaucoup d’autres points de vue encore, suivant que le modèle est axiomatique ou empirique, fait pour analyser un détail ou simplifier un ensemble, présenter et mettre en valeur un point unique ou au contraire le re-présenter autrement, pour connaı̂tre et comprendre ou bien pour rectifier, prédire et agir, voire comme simple prétexte pour penser de façon ouverte, ou se familiariser avec une situation. L’élaboration puis l’efficacité d’un modèle seront sous condition d’un jeu de tels points de vue. On devrait donc encore examiner nombre de pulsations entre les sens divers du terme “modèle”, et préciser sous condition de quelle épistémologie — située relativement aux questions de causalité, d’objet, d’expérience, de cohérence, d’axiomatique, de fondement, etc. — il convient d’envisager la détermination même de ce qu’est un modèle ; et ceci prioritairement pour comprendre si la théorie de la flèche et des catégories est effectivement pertinente dans cette détermination. 5. N. Bouleau, Philosophies des mathématiques et de la modélisation. Du chercheur à l’ingénieur, L’Harmattan, 1999, p. 301. 137 Modélisation qualitative catégoricienne In fine, dans l’après-coup des pulsations constitutives du sens de la modélisation, nous devrions pouvoir soutenir efficacement que tout modèle mathématique procède de flèches et de systèmes de flèches, parce qu’il note et calcule des différences, parce qu’il fait signe, et parce que son sens est la manière dont il intervient comme signe dans la sémiosis. Signes Une catégorie C au sens mathématique est donnée d’un ensemble E dont les éléments X, Y, ... sont nommés les objets de C, pour chaque paire d’objets (X, Y ) d’un ensemble noté C(X, Y ) de flèches f : X → Y entre les objets, avec une loi de composition binaire partielle (g, f ) �→ g.f associant à toute paire de flèches consécutives, soit disons f : X → Y et g : Y → Z une flèche composé g.f : X → Z, la composition en question étant associative (c’est-à-dire telle que pour tout h : Z → W on ait h.(g.f ) = (h.g).f , et, enfin chaque objet X possédant une flèche dite identité ou unité que l’on note 1X : X → X, telle que pour tout f : X → Y et toute f � : Y � → X on ait : f.1X = f = 1X .f � . C’est avec cette seule idée initiale de catégorie que l’on voudrait proposer de procéder à toute modélisation. On y a donc notamment deux idées déjà, problématiques, celle de la flèche et celle de l’objet. Nous allons à l’instant recommencer la définition des catégories sans utilisation des objets ni des identités sur les objets, avec la seule donnée primitive de systèmes de flèches. Par cette reprise nous montrons donc que la difficulté avec la stabilité constitutive des objets dans toute modélisation, et aussi la difficulté avec l’introduction de plusieurs niveaux ou types de flèches, sont deux points que l’on peut rejeter à plus tard, le système pur des flèches — qui représentent toujours des différences ou des transformations — pouvant être directement posé. Nous insistons donc par là sur la primauté de la flèche seule, sans objets, quand dans cette flèche seule, le domaine statique de la variable de la transformation que la flèche représenterait, comme le codomaine où elle prendrait ses valeurs, ne sont pas encore figés. Cette flèche représente alors du pur transport, sans que l’on sache d’où à où, ni ce qui est transporté. La flèche serait une sorte de différence pure, le sens (sémiotique) de la flèche étant son sens (géométrique), qui marque le “signe” (+ ou −) de la différence que la flèche indique entre deux autres flèches qui en sont le domaine et le codomaine, pas encore dénotés. Soit donc l’idée d’une flèche, qu’on rattachera évidemment à la théorie du signe développée par Charles S. Peirce 6 : c : O −→ M, qui montre l’original O comme un objet source (éventuellement mythique ou fictive) et le modèle M comme objet but (le plus pratique possible), le symbole c indiquant la “compression”; et chaque objet O ou M est à son tour de la forme d’une flèche F −→ f , qui va de sa cause ou fondement vers son effet ou fonctionnement, etc. Immédiatement donc nous sommes installé dans du diagramme de toutes dimensions, comme nous en avions déjà envisagé la nécessité 7 à propos de la question de la représentation. 6. C. S. Peirce, Collected Papers, vol. I-VI : 1931-35 par C. Hartshorne, P. Weiss ; vol. VII-VIII : 1958 par W. Burks, Harvard, Harvard University Press. 7. R. Guitart, “Que peut-on écrire et calculer de ce qui s’entend ?”, dans Assayag, G., Nicolas, F. et 138 René Guitart Charles Morris 8 divise la sémiotique en syntactique, sémantique, pragmatique, qui en sont peut-être plus précisément trois dimensions, l’objet d’étude étant toujours le même, le phénomène de la sémiosis. Pour Peirce déjà la sémiosis est “une action ou influence qui est, ou implique, une coopération de trois sujets, le signe, son objet et son interprétant, telle que cette influence tri-relative ne puisse en aucune façon se résoudre en actions entre couples” (cité CP : 5.584 par Eco 9 ). Nous serions tenté d’y voir un dispositif borroméen. Mais d’abord il s’agit implicitement de la promotion du ternaire pur de la flèche. La sémiotique à la manière de Peirce, théorie du signifié et des interprétants, est bien résumée par Umberto Eco en cinq points 10 , que l’on entendra résonner fortement du côté de la pratique en théorie mathématique des catégories (théorie de la composition des flèches) : – toute expression est interprétée par une autre expression ; – l’interprétation est le seul moyen de définir le contenu des expressions ; – le signifié s’accroı̂t à travers les interprétations ; – le signifié complet d’un signe est l’enregistrement historique du travail pragmatique qui a accompagné chacune de ses apparitions contextuelles ; – interpréter un signe signifie prévoir tous les contextes possibles où il peut être inséré. À quoi nous ajoutons la précision que la prévision est aussi une invention ou libre découverte d’un sens ; la théorie des structures en terme d’esquisse au sens d’Ehresmann consiste précisément en l’art d’une telle prévision, dans le pur jeu diagrammatique des flèches. En effet esquisser un type de structure donné demande de prévoir des effets de réalisations de spécifications de diagrammes commutatifs et de propriétés universelles. Dans cet art il y a suffisamment de liberté pour permettre l’émergence de difficultés nouvelles. Nous proposons donc d’essayer la théorie des catégories comme modèle de la sémiosis, comme support théorique privilégiée de la sémiotique. Le fond visuel général où s’inscrit notre pensée organisatrice est donc celui d’une grille de bifurcations indéfinies où chaque flèche f s’origine dans le travers d’une flèche a = df et atteint le travers d’une autre cf = b, etc., comme le montre par exemple le tapis suivant, qui constitue donc un fragment élémentaire du fond général, binairement codé à la profondeur 3 pour les domaines et codomaines de f — avec d pour “domaine” et c pour “codomaine” —, autour d’un signe f en forme de flèche, comme on le montre sur le diagramme suivant. Nous donnons ensuite un fragment plus complexe où chaque flèche part d’une flèche, et va vers une flèche, etc., sauf en des places non-saturées. Les places non saturées d’entrées sont marquées par des � et celle de sorties par des � ; on peut donc considérer que le tapis est une sorte de multi-flèche (connexe dans l’exemple) de multi-source les neuf � et de multi-but les huit �. Ce tapis répond de la conception du signe chez Peirce, mais ce seront d’abord des catégories que nous utiliserons, et les catégories apparaissent alors comme des versions simplifiées de ce fond que nous dirons Mazzola, G. (dir.), Penser la musique avec les mathématiques ?, Collection “Musique/Sciences”, IrcamDelatour France, 2006, p. 139-158. 8. C. Morris, Foundations of a Theory of Signs, Chicago University Press, 1938. 9. U. Eco, Les limites de l’interprétation, Grasset, 1992, p. 288. 10. Ibid., p. 299. 139 Modélisation qualitative catégoricienne peircéen, avec un seul niveau d’imbrication, chaque flèche partant d’un objet et arrivant à un objet. du ddu � p cdu � q � � u ddf � dddf dcf cddf � � � � � � � ccdf dccf ccf v � r dcv � � � ccv � � � � �� �� � � �� � � � � � cccf � � �� � � s � cv � � � cf =b � � cdcf � dv=f cdf � ddcf f =cu a=df dcdf � � � � � � �� � � � �� � � �� � �� Un mini exemple intéressant est le dessin du schéma de ce qu’est un modèle au sens ensembliste : on se donne pour commencer comme sémantique un univers U (“modèle” naı̈f) d’une théorie des ensembles �, et alors est syntaxique un σ donné comme habitant du même niveau d’écriture que la théorie des ensembles � dont l’univers considéré est un modèle, et pour quoi cela fait sens de pouvoir être représenté comme élément dans cet univers U . Nous avons donc là un schéma d’organisation de l’idée de modèle qui s’écrit par un fléchage qui se dessine : σ � M U � 140 � �? René Guitart Un autre exemple est l’autographe “borroméen” qui se liste : r : s → t, s : t → r, t : r → s et se dessine d’un coup : r � s � � t Suivant le même principe, on obtient automatiquement un fléchage à partir d’une “mise à plat” d’un nœud ou d’un entrelac quelconque ; ici dessus l’exemple procède de la mise à plat du nœud de trèfle. On trouverait encore une image mathématique précise mais hétérogène du fond peircéen du côté des n-catégories voire des ∞-catégories, où sont considérées des flèches de différentes dimensions, et leurs compositions. Mais nous ne rentrerons pas ici dans la description de ces structures (voir toutefois ci-dessous quelques indications sur les 2catégories), d’autant plus que l’on peut tout directement, sans introduire a priori un jeu de dimensions — lequel se récupérerait ensuite après-coup dans un calcul de différences de niveaux et par l’ajout de compositions successives à chaque niveau — faire un modèle de ce fond peircéen par ce que nous appelons un fléchage associatif. En fait les 2-catégories, les catégories doubles, les n-catégories, sont au bout du compte descriptibles comme des fléchages ordinaires (sans qu’il soit nécessaire a priori d’introduire divers types ou niveaux de flèches). Plus généralement tout fléchage “étiqueté” (où chaque flèche est d’un “niveau” déterminé) est équivalent à la donnée d’un simple fléchage. Une fléchage (partiel) est un ensemble F d’éléments nommés “flèches”, certaines flèches f ayant une source ou domaine df et un but ou codomaine cf qui sont encore des flèches (et non pas, comme dans les catégories, des objets ou des flèches identités), et on écrit alors f : df → cf ; c’est donc la donnée sur F d’une relation ternaire particulière Φ, telle que (u, v, w) ∈ Φ si et seulement si u = dv et w = cv. Le fléchage est complet si toute flèche à une source et un but. C’est donc la simple donnée d’une fonction F −→ F 2 . Un fléchage complet est aussi appelé un autographe. Ce nom est justifié si l’on considère qu’un automate est représenté par des états et des flèches indiquant des changements entre ces états, le système des flèches s’appliquant à la donnée extérieure des états, tandis qu’ici les états sont internes au système, ce sont les flèches elles-mêmes. Un autographe simule un jeu de gestes d’auto-transformation d’un système de gestes. Dans un fléchage incomplet chaque entrée � et chaque sortie � peut être considérée comme une flèche a : a → a, et alors on est en présence d’un autographe. Un fléchage complet à composition associative est un fléchage où les flèches consécutives se composent associativement : pour toute donnée de f : u → v et g : v → w il est 141 Modélisation qualitative catégoricienne spécifié une flèche notée g.f : u → w et appelée composée de f suivie de g, et cela de façon que si h : w → x alors h.(g.f ) = (h.g).f. Les flèches “identités” sont alors définies comme les flèches i qui sont neutres pour la composition et qui sont en boucle, c’est-à-dire avec di = ci, et on demande alors que pour toute flèche f il soit déterminé une flèche identité if : f → f . Par suite toute identité i s’écrit de manière unique i = if , de sorte que tout flèche f est aussi assimilable à un objet reconnu comme objet par son identité if ; et si l’on note X = if un objet, alors l’unique f pourra se noter φ(X). Une catégorie, telle que définie au début de ce paragraphe, est bien alors un fléchage complet associatif à identités, c’est-à-dire où de plus pour tout f on a idf = df et icf = cf. Étant donné un fléchage F (ou bien en particulier une catégorie C), on en construit un autre, dit opposé et noté F op (ou C op ), en renversant le sens de toutes les flèches : une flèche de F op est une donnée notée f op : v op −→ uop où f : u −→ v est une flèche de F. Un fléchage associatif à identité revient encore à la donnée d’une catégorie équipée d’une fonction φ associant à tout objet X une flèche φ(X) = f avec pour tout g ayant X comme source dg = φ(X). On ne confondra par φ(X) avec IdX = if . En bref, un fléchage associatif est une catégorie où chaque objet X “est” aussi une flèche φ(X). Ce φ(X) est pensé comme l’érection de X, On pourra aussi appeler un fléchage associatif une autocatégorie. On notera qu’une autocatégorie — ainsi nommée en prolongement de la terminologie “autographe” — aurait peut-être aussi pu être appelée une “hypercatégorie”, en parallèle avec la notion d’hyper-ensemble (hyperset) : dans les hyper-ensembles l’axiome de fondation qui permet une hiérarchie constructive des ensembles est abandonné, comme dans une autocatégorie est abandonnée la hiérarchie des dimensions que l’on pose dans les n-catégories (cet abandon permettant d’intégrer comme cas les mises à plat de nœuds). Mais dans les hyper-ensembles l’axiome de fondation n’est pas seulement abandonné, il est remplacé par un autre axiome précis qui le contredit. Partant d’un fléchage F complet à composition associative, on peut décider déclarer être une identité d’objet toute flèche ψ qui est un domaine ou un codomaine d’une flèche f , soit donc de la forme ψ = df ou ψ = cf , remplacer cette flèche ψ par un “objet” Xψ , et faire disparaı̂tre toutes les flèches ψ � de source ou but une telle ψ, toute ψ �� de source ou but une ψ � , etc ; c’est-à-dire que l’on identifie 1Xψ = ψ = ψ � = ψ �� = ... ; après ces identifications, il reste seulement des flèches entre des objets (sur lesquels il y a des identités), et les compositions éventuelles dans le fléchage initial sont à leur tour passées au quotient, c’est-à-dire que pour ce faire il faut éventuellement encore de nouvelles identifications, et on arrive ainsi à un graphe multiplicatif associatif associé au fléchage, qui en fait est une catégorie C = D(F) — à lire “Dessus” de F — associée à F par écrasement des domaines et codomaines sur des identités, et conservation des flèches dites du-dessus. Toute catégorie peut évidemment s’obtenir ainsi de multiples façons, et un tel F est une sorte de “présentation” de C par “en-dessous”. On retiendra que la considération des autographes, qui inclut les catégories, et aussi bien les n-catégories et les mises à plat d’entrelacs, vaut, au plan de la modélisation du fait de faire jouer à la seule flèche le rôle de signe élémentaire, et cela est permis en 142 René Guitart dissociant trois idées qui sont habituellement fusionnée dans la notion de catégorie : l’idée d’un objet, l’idée d’un domaine ou d’un codomaine, l’idée d’une identité ou unité sur un objet. Une telle dissociation semble indispensable au développement d’une mathématique précise de la sémiotique peircéenne. Toutefois ici nous utiliserons explicitement les objets de catégories, tant la fonction abréviative de l’objet est précieuse. Et il nous faut encore préciser les notions de foncteur, de 2-catégorie, et enfin le lemme de Yoneda. Nous comprendrons alors pourquoi, parmi les fléchages, les catégories avec leurs objets doivent être privilégiées. On appelle foncteur F : A −→ B d’une catégorie A vers une catégorie B une fonction F associant à toute flèche f ∈ A une flèche F (f ) ∈ B de façon compatible avec la composition et la détermination des sources et buts. Les catégories appartenant à un univers U modèle de la théorie des ensembles, et les foncteurs entre ces catégories, constituent à leur tour une catégorie Cat qui est au centre du travail des catégoriciens. Ensuite entre deux foncteurs F, G : A −→ B on détermine un nouveau type de flèches, les transformations naturelles t : F ⇒ G, une telle t étant la donnée d’une famille (tA : F (A) → G(A))A indexée par les objet de A telle que pour tout a : A → A� on ait G(a).tA = tA� .F (a). Cela conduit à faire de Cat une 2-catégories 11 , ce que nous ne développerons pas ici formellement. Indiquons seulement ce qu’il en est dans le cas de Cat. Avec F, G : A −→ B et t : F ⇒ G on définit : – t.K : F.K ⇒ G.K par (t.K)A� = tK(A� ) , avec K : A� −→ A – L.t : L.F ⇒ L.G par (L.t)A = L(tA ), avec L : B −→ B � – t� t : F ⇒ H par (t� t)A = t�A .tA ; avec t� : G ⇒ H. Il s’agit de la composition “verticale” des transformations naturelles : F t � A F G � t� � �B � = A � �B t� t � H H Et enfin on compose “horizontalement”, considérant — dans la figure ci-dessous — que t va de A vers B et que s va de B vers C : F A M t � G � �B s � M.F � = �C N A s.t � � �C N.G suivant st := (s.G)(M.t) = (N.t)(s.F ). 11. J. Bénabou, Introduction to bicategories, SLN 47, (1967) Springer, p. 1-77. 143 Modélisation qualitative catégoricienne Ainsi les transformations naturelles “sont” des flèches” en deux sens, et forment une catégorie “verticale”, une catégorie “horizontale”, et les lois horizontales et verticales commutent au sens que (s� s).(t� t) = (s� .t� )(s.t). Si A et B sont deux catégories, on note B A la catégorie dont les objets sont les foncteurs de A vers B et les morphismes les transformations naturelles entre ces foncteurs (avec la composition verticale). op Enfin en notant Ens la catégorie des ensembles, on pose C� = EnsC , et on définit le foncteur de Yoneda � YonC : C −→ C, par YonC (C) : C � �→ {f : C � −→ C}, et pour g : C −→ D, YonC (g) : (f : C � −→ C) �→ YonC (g)(f ) = (g.f : C � −→ D). On voit donc que le foncteur de Yoneda, donné en abrégé par : Yon(g)(f ) = g.f , détermine très exactement la loi de composition de C ; de plus c’est un foncteur précisément parce que la loi de composition est unitaire et associative. C’est pourquoi la notion de catégorie est si fondamentale parmi les fléchages, car elle permet pile-poil la construction des � qui représentent chaque catégorie concrètement, par action foncteurs YonC : C −→ C, sur elle-même, comme sous-catégorie pleine de celle de toutes les actions de C, qui est op C� = EnsC , laquelle catégorie est très régulière, à savoir un topos. Pour conclure ce paragraphe à propos du signe, nous considérons donc que la flèche dessinée est matériellement le quantum d’écriture, le trait orienté, et s’il s’agit d’en donner à lire tout un tapis, cela vaut bien en soi comme une sorte de nombre généralisé. Le “chiffre fondamental” ou l’ingrédient élémentaire de la modélisation, en tant qu’il doit s’agir de la trace d’un signe quelconque, sera donc la flèche — et partant de là les fléchages et les multi-flèches, les diagrammes, les catégories, les foncteurs, etc., et tout système de flèches — laquelle flèche jouera d’abord du point de la pulsation de son équivoque constitutive qui est de signifier ou bien du change, une action de transformation, une différence, ou bien du même, une stabilité, une identité préservée, une assimilation. Au demeurant la flèche est le schème du geste fondamental qui consiste à montrer du doigt, et ce geste en effet est toujours équivoque, car on n’y reconnaı̂t pas a priori s’il pointe un chemin à suivre ou un chemin à éviter, chemin vers un “objet” qui peut bien lui-même être un autre doigt pointé. Formes Après avoir proposé la flèche comme unité élémentaire de signe, et le développement initial de la théorie des catégories (jusqu’au lemme de Yoneda, et avec les fléchages et autocatégories) comme modèle basique de l’activité de la sémiosis, nous pouvons poursuivre la modélisation catégoricienne avec une idée supplémentaire décisive, l’idée de forme. Il existe donc une théorie de la forme (Shape Theory) très générale de portée, et très simple dans sa mise en place, par laquelle il est naturel de continuer notre mise en place de la modélisation en mathématiques. 144 René Guitart On dispose d’une catégorie X d’objets “complexes” à étudier, et d’un foncteur J : M −→ X , où M est une catégorie bien maı̂trisée d’objets bien connus (considérés comme des “modèles abstraits”, idéaux et simples). Concrètement, la catégorie M peut être la catégorie des modèles d’une théorie, par exemple d’une algèbre figurative, d’une esquisse, etc. Mais M peut aussi être une catégorie d’objets “simples”, comme par exemple la catégorie des polyèdres, la catégorie des inclusions entre ouverts d’un espace numérique, les sites Diff∞ des applications indéfiniment différentiables entre ouverts d’espaces numériques, ou Stoch la catégorie des probabilités de transitions entre espaces probabilisés, etc. L’idée est d’analyser alors chaque objet inconnu X ∈ X comme recollement d’objet J(Mi ) venant d’objets connus M de M, soit sous la forme d’une limite X = limi J(Mi ), et cette limite est construite suivant un patron qui s’appelle la catégorie de forme de X, à savoir la catégorie J/X ayant pour objets les couples (M, m) avec M un objet de M et m un morphisme m : J(M ) → X, et pour morphisme de m vers m� un morphisme h : M → M � tel que m� .J(h) = m. Cette catégorie est équipée d’un foncteur [J/X] : J/X → M, lequel est à proprement parler la J-forme de X, ou simplement la forme de X. La construction qui directement à R : C op −→ Ens associe la fibration ou catégorie d’hypermorphismes associée HR : H(R) −→ C se retrouve comme exemple ici : HR � [YonC /R], avec YonC le plongement de Yoneda introduit au paragraphe précédent. Et d’autre part, pour un J quelconque on a [J/X] � HYonX (X).J op . On appelle catégorie de J-co-forme de X la catégorie X/K = (K op /X)op , et elle est équipée du foncteur [X/K] = [K op /X]op : X/K = (K op /X)op −→ M. Un exemple particulièrement intéressant et bien développé est la géométrie algébrique à la façon de Grothendieck, dont l’amorce peut se présenter comme voici. Soit Annc.u. la catégorie des anneaux commutatifs unitaires, soit Aff = Annc.u. op la catégorie duale, et le plongement de Yoneda : op YonAff : Aff −→ EnsAff . Si S : Annc.u. −→ Ens, — par exemple si S est un schéma — alors la YonAff -forme de S est le domaine de définition des S-champs, lesquels sont des lax-foncteurs particuliers C : YonAff /S � Cat. Dans le cas abstrait on pourrait imiter cet exemple, et considérer un X- champ comme un lax-foncteur C : J/X � Cat, ou bien, plus particulièrement, une fibration sur J/X, soit un objet de Fib(J/X). 145 Modélisation qualitative catégoricienne La prise en compte de cette notion de forme équivaut de fait au lemme de Yoneda, du fait de considérer pour tout J : M −→ X le foncteur de J-forme, de X vers la catégorie Fib(M) des fibrations sur M, qui a tout objet X de X associe la fibration [J/X] : [J/] : X → Fib(M). Et par cette opération [?/] qui à tout foncteur J associe le foncteur [J/] on détermine enfin un foncteur [?/] : Fonc(M, X ) −→ Fonc(X , Fib(M))op . On peut comprendre ce dernier foncteur comme l’extension naturelle au cas des catégories de l’opération ensembliste (?)−1 : Fonction(E, F ) −→ Fonction(F, P(E)). qui à toute fonction f : E → F d’un ensemble E vers un ensemble F associe la fonction notée f −1 : F → P(E) : y �→ {x ∈ E; f (x) = y} et dite “image réciproque par f ”, de F vers l’ensemble des parties de E. L’opération ensembliste (?)−1 est fondamentale, elle est à la racine de l’opérabilité logique du topos des ensembles et son universalité est l’axiome original des topos, et de même l’opération catégoriste [?/] est cruciale dans l’étude de la 2-catégorie des catégories. Elle permet notamment d’unifier deux domaines X et Y au titre d’un aspect commun M, déterminé par deux foncteurs J : M → X, K : M → Y. En effet on dispose alors de [J/] : X → Fib(M), [K/] : Y → Fib(M), qui représentent X et Y comme deux zones inconnues d’un même milieu connu Fib(M). Ce que l’on énonce : si deux catégories ont en elles un fragment commun, alors elles sont dans un lieu commun. On pourrait à partir de là développer une théorie systématique des correspondances ou des relations entre catégories. Cela s’applique par exemple lorsque M est la catégorie Graph des graphes, X et Y les catégories des espaces topologiques et des k-spectroids (comme manipulés pour la théorie des gestes et des formules 12 ) : on peut alors comparer un espace topologique et un k-spectroid en les considérant comme des présentations de fibrations sur le topos Graph. Par suite les “gestes” et les “formules” introduits par Guerino Mazzola et Moreno Andreatta sont unifiés : ce sont des présentations de morphismes de la catégorie Fib(Graph). Autrement dit la dualité entre algèbre et géométrie sera active dans cette situation en raison de l’alternative entre chercher à présenter un morphisme donné de Fib(Graph) à partir d’une formule ou à partir d’un geste. Ainsi, indépendamment de la façon singulière originale dont la catégorie X a été construite, indépendamment du contenu que l’on a mis dans chacun de ses objets X, via [J/], chaque objet de X est maintenant vidé de son contenu singulier, lequel est remplacé par un contenu universel exprimé en termes “connus” (M joue le rôle du connu). Chaque 12. G. Mazzola et M. Andreatta, “Diagrams, gestures and formulae in music”, Journal of Mathematics and Music, vol. 1, n˚ 1, Mars 2007, p. 23-46. 146 René Guitart objet X est maintenant assimilé à une catégorie J/X ou plutôt à une fibration [J/X], dont le contenu n’est que d’agencements d’objets abstraits et flèches abstraites, ce qui décrit ce que du point de vue J on sait de X, au seul niveau de ses rapports à certains autres objets de sa catégorie X , soit ce que J sait de la place de X dans X . Par ce procédé on livre au calcul commun la part universelle de X, mettant entre parenthèses ce qui de sa singularité est impropre au calcul. Les calculs cohomologiques, soit l’essentiel des calculs analysant la constitution de X, et permettant les comparaisons entre la constitution de X et celle d’un Y , se trouvent être des invariants de formes : ils ne dépendent que de la forme, pour un J adapté. Ce passage à la forme nous l’appelons l’évidement 13 . Nous tenons là une définition de la forme : la forme d’un objet est ce qui prenant le dehors “connu” de l’objet comme substance première de celui-ci se constitue comme la cohérence de cet objet vis-à-vis de ses alter ego, et vient prendre place de sa constitution singulière accidentelle ; c’est ce qui place l’objet au lieu de l’universel et du partage en calcul. Notre hypothèse est que dans le travail de modélisation nous n’accédons jamais aux objets, mais à des formes d’objets, qui valent comme sens des objets en question. Et ces formes, véritables propositions d’accès mathématiques à l’objet par composition à partir d’objets familiers, vont permettre alors des calculs qualitatifs (par propriétés universelles, extensions de Kan et analyses cohomologiques). 13. R. Guitart, “L’évidement des objets et le dehors comme substance”, Colloque Le lemme de Yoneda “enjeux mathématiques et philosophie”, organisé par Ch. Alunni et A. Badiou, ENS, 18 juin 2007. 147 Du vieux et du neuf sur les allégories Jean Bénabou Université de Paris-Nord Introduction Les allégories sont une axiomatisation, en termes de catégories, du calcul des relations binaires. Elles ont été introduites en 1990 dans un livre de Freyd et Scedrov (1990). Ce livre intéressant et ambitieux, présente quelques particularités qui méritent d’être soulignées. (i) Les notations diffèrent radicalement des notations usuelles et la terminologie pléthorique (plus de 500 références dans l’index) diffère elle aussi souvent de la terminologie usuelle. Cela impose un effort, injustifié, pour lire les parties les plus connues de la théorie des catégories, en vue d’aborder les notions vraiment nouvelles. Que ces notations soient inutiles est attesté par le fait qu’elles ont disparu de tous les textes sur les allégories postérieurs à Freyd et Scedrov (1990) (ii) Plus “frustrant” encore , il n’y a aucune bibliographie, ce qui donne l’impression que les allégories sont apparues “out of the blue”, alors qu’elles sont l’aboutissement d’un très long cheminement. On trouvera dans Johnstone (2002) un exposé très clair, avec des notations plus classiques, que nous utiliserons ici, des principales notions et résultats de Freyd et Scedrov (1990) sur les allégories. Mais sa bibliographie est ahurissante à bien des égards. Pas moins de 1262 références, allant jusqu’à : P. Freyd, « Numerology in topoi », preprint, c.1980. Mais on y cherchera vainement les noms de Eilenberg, Kan, Quillen, Gödel, Cohen et bien d’autres dont les travaux sont amplement utilisés. Et, pour le calcul des relations et les catégories régulières, ceux de Tarski, Riguet et Grillet. Il n’est pas question, dans le cadre de cet article, d’aborder tous les aspects de la théorie des allégories et de ses applications. Pas question non plus d’écrire un “vrai” texte mathématique. Mais je me suis attaché à donner des définitions et résultats précis — sans démonstration évidemment — et n’ai pas hésité à l’émailler de nombreuses remarques historiques et surtout heuristiques (voir par exemple 2.2 et 3.3.4). Au §1 je décris brièvement les principales étapes qui ont mené du “calcul des relations” dans les ensembles aux allégories. Au §2 je dresse un “état des lieux” sommaire de la théorie des allégories telle qu’elle figure dans Freyd et Scedrov (1990) et Johnstone (2002) et indique certaines questions importantes que ces auteurs n’abordent pas. Au §3 je définis la 2-catégorie A ll des allégories et étudie quelques-unes de ses propriétés. Les quatrains qui jouent le même rôle dans les allégories que les carrés commutatifs dans les catégories, sont un ingrédient essentiel pour cette étude. Puis je mets en évidence un rapprochement, un peu surprenant, entre deux façons bien connues de construire des “quotients” de catégories : congruences, et calcul de fractions. 149 Du vieux et du neuf sur les allégories Je ne saurais terminer cette introduction sans exprimer ma gratitude à François Nicolas qui m’a souvent invité à parler au séminaire mamuphi et m’a incité à écrire cet article. Tous mes remerciements aussi à Jacqueline Zizi qui a eu la gentillesse, et la patience, de taper ces notes à partir de brouillons manuscrits, maintes fois modifiés. 1 Avant les allégories 1.1 La préhistoire ou l’ère pré-catégorique Dès la fin du XIXe siècle le “calcul” des relations binaires, dans E ns a intéressé Frege, Peirce, De Morgan, Schroeder et d’autres. Cet intérêt s’est prolongé jusqu’aux années 1940, notamment avec Tarski. Mais il est allé en décroissant au profit des seules fonctions. L’influence de Bourbaki avec ses structures et leurs morphismes a sans doute beaucoup contribué à cette “désaffection”. Le dernier travail important sur ce “calcul” date de 1948 et est dû à Riguet (1948). Il l’étudie de façon très complète et met notamment en évidence l’importance de “l’inégalité de Dedekind”, devenu dans Freyd et Scedrov (1990) l’axiome de modularité. Mais son travail n’utilise pas les catégories et il passe ainsi tout près de la notion d’allégorie introduite 42 ans plus tard. Il est regrettable que ce travail ne soit pas mentionné dans Freyd et Scedrov (1990), ni même dans la bibliographie gigantesque de Johnstone (2002). 1.2 Les catégories régulières 1.2.1 Si A et B sont deux objets d’une catégorie E , une relation entre A et B, notée E)(A, B) l’ensemble de ces relations ϕ : A � B, est un sous-objet de A × B. On note R el(E E) la réunion des R el(E E)(A, B) pour tous les couples (A, B) d’objets de E . et R el(E On a immédiatement les structures suivantes : E)(A, B) sont ordonnés par l’inclusion des sous-objets ; (i) Les ensembles R el(E (ii) À toute ϕ : A � B l’isomorphisme A × B � B × A associe une relation ϕ0 : B � A E) respectant l’ordre ; d’où une involution ϕ � ϕ0 sur R el(E (iii) Si f : A → B est une flèche de E , son graphe Γ(f ) , i.e. le sous-objet de A × B représenté par le mono (id, f ) : A −→ A×B est une relation A � B et l’application E) → R el(E E). f �→ Γ(f ) est une injection F l(E Cela permet d’identifier les flèches de E à des relations particulières qu’on appelle fonctions et qu’on note f : A → B. Bien évidemment, si on fait des hypothèses supplémentaires sur E , ces structures auront des propriétés additionnelles. Par exemple si E a des limites (finies), les ensembles E)(A, B) auront des infs (finis) préservés par l’involution ϕ � ϕ0 . ordonnés R el(E Mais pour avoir un “vrai” calcul sur ces relations, analogue au cas des ensembles, il E) une catégorie et de manque un ingrédient essentiel. Une composition qui fasse de R el(E l’injection Γ un foncteur. Bien avant l’avènement des catégories, dans les années 1930-40, Tarski et d’autres ont montré que cette composition était possible dans les “variétés” i.e. les catégories de structures algébriques usuelles : monoı̈des, groupes, anneaux, . . . 150 Jean Bénabou Dans les années 50 un tel calcul a été utilisé dans les catégories abéliennes. Mais il a fallu attendre l’introduction des catégories régulières par Grillet (1971) pour avoir le cadre général. 1.2.2 Il y a beaucoup de définitions équivalentes des catégories régulières. La plus simple est : une catégorie E est régulière si : (i) Elle a des limites (projectives) finies ; (ii) Toute flèche A → B se factorise en A � . � B où m est un mono et e un épi e m strict ; (iii) Les épis stricts sont stables par produits fibrés le long d’une flèche arbitraire. E) se fait alors de la façon suivante : La composition dans R el(E Si ϕ : A � B et ψ : B � C sont représentées par les monos r : R � A × B et s : S � B × C, on factorise la flèche canonique R×B S → A × C en : R×B S � T � A × C et ψϕ est le sous-objet de A × C représenté par t. e t Si E et E’ sont régulières, un foncteur F : E → E’ est régulier s’il préserve les limites E) → R el(E’ E’ finies et les épis stricts. Il se prolonge alors en un foncteur : R el(F ) : R el(E E’) qui préserve les structures définies dans 1.2.1. Avec la composition de ces foncteurs, et les transformations naturelles usuelles, on obtient la 2-catégorie R eg des catégories régulières. 2 Allégories 2.1 Notions de base 2.1.1 Une allégorie A est une catégorie, dont les flèches sont notées ϕ : A � B (et doivent être pensées comme des relations), munies des structures additionnelles suivantes : (i) Pour tout couple (A, B) d’objets de A une relation d’ordre sur A (A, B) notée ϕ ≤ ϕ� , compatible avec la composition, i.e. vérifiant : ϕ ≤ ϕ� et ψ ≤ ψ � =⇒ ψϕ ≤ ψ � ϕ� et telle que tout couple (ϕ, ϕ� ) de A (A, B) a un inf, noté ϕ ∩ ϕ� ; A) dans lui-même, ϕ : A � B �→ ϕ0 : B � A vérifiant : (ii) Une application de F l(A 0 0 (ϕ ) = ϕ; ϕ ≤ ψ =⇒ ϕ0 ≤ ψ 0 ; (idA )0 = idA ; (ψϕ)0 = ϕ0 ψ 0 et l’axiome de modularité suivant : si ϕ : A � B, ψ : B � C et χ : A � C, alors : ψϕ ∩ χ ≤ (ψ ∩ χϕ0 )ϕ 2.1.2 Une ϕ : A � B est une fonction si elle admet un adjoint à droite, i.e. s’il existe ϕ� : B � A telle que idA ≤ ϕ� ϕ et ϕϕ� ≤ idB . � 0 Dans ce cas ϕ = ϕ . La notation f : A → B signifiera que f est une fonction. A) des fonctions est une sous-catégorie de A contenant tous les isomorL’ensemble M ap(A phismes de A . Si f et g : A → B et f ≤ g alors f = g 151 Du vieux et du neuf sur les allégories p q 2.1.3 Une tabulation de ϕ : A � B est un span A ←− S −→ B tel que q p0 = ϕ et (p, q) est collectivement mono, i.e tel que : si h et h� : T S sont tels que ph = ph� et qh = qh� , alors h = h� . Une telle tabulation est unique à un iso unique près. Si toute ϕ a une tabulation on dit que A est tabulaire. 2.1.4 Si A et B sont des allégories, un morphisme de A dans B , appelé aussi une représentation, est un foncteur F : A → B respectant les structures de 2.1. Un tel F respecte A)→ M ap (B B) les fonctions et induit un foncteur : M ap(F ) : M ap (A Avec la composition évidente des représentations, on obtient la catégorie des allégories, notée A ll. On note T ab la sous-catégorie pleine de A ll ayant pour objets les catégories tabulaires. M ap est un foncteur de A ll dans C at. On trouvera dans Freyd et Scedrov (1990) ou Johnstone (2002) beaucoup d’exemples de sous-catégories non pleines de A ll. Le plus simple est décrit ci-dessous. 2.1.5 Une unité de A ll est un objet U tel que : pour tout ϕ : U � U on a ϕ ≤ idU , et pour tout A ∈ A il existe ϕ : A � U tel que idA ≤ ϕ0 ϕ. A). Un tel U est alors objet final de M ap(A Un F : A → B est unitaire si A et B le sont et F préserve les unités. On note A llun la sous-catégorie, non pleine, de A ll des allégories unitaires et T abun la sous-catégorie pleine de A llun ayant pour objets les allégories tabulaires et unitaires. 2.1.6 Une congruence R sur une allégorie est une relation d’équivalence telle que : (i) ϕ ∼ ϕ� =⇒ ϕ et ϕ� ont même source et même but ; (ii) R est compatible avec les opérations partielles définissant les allégories, i.e. vérifie : ϕ ∼ ϕ� =⇒ ϕ0 ∼ ϕ�0 ; ϕ ∼ ϕ� et ψ ∼ ψ � =⇒ ϕ ∩ ψ ∼ ϕ� ∩ ψ � et ψϕ ∼ ψ � ϕ� Le quotient A /R est une allégorie et la projection A → A /R est une représentation. Si A est tabulaire, il en est de même de A /R. Si A est unitaire il en est de même de A → A /R. 2.2 Pourquoi les allégories ? E) est une allégorie tabulaire unitaire et E � 2.2.1 Si E est une catégorie régulière, Rel(E Map (R Rel(E E)). Inversement, si A est tabulatire unitaire, Map(A A) est régulière et A � Rel M A (M ap (A )). Ainsi catégories régulières et allégories tabulaires unitaires “c’est la même chose”. Plus formellement : A) et E �→ R el(E E) définissent des foncteurs : Les correspondances A �→ M ap(A M ap : A ll −→ C at et R el : R eg −→ T abun ∼ et le foncteur M ap induit par restriction une équivalence de catégories : T abun → R eg. A) On peut préciser cette équivalence en caractérisant les allégories A telles que M ap(A est une catégorie régulière vérifiant des conditions supplémentaires, par exemple est un topos. On peut étendre un peu cette correspondance en caractérisant les catégories E de la A) où A est tabulaire mais pas unitaire. On dira qu’une telle catégorie est forme M ap(A semi-régulière. 152 Jean Bénabou En généralisant un peu la notion de relation on associe à E semi-régulière une allégorie E) et à nouveau on a : E � M ap(R Rel(E E)) ; et l’équivalence ci-dessus se tabulaire R el(E ∼ prolonge en une équivalence T ab → SR eg, où SR eg désigne la catégorie des catégories et foncteurs semi-réguliers. Tout cela est de la “technique catégorique”, facile mais fastidieuse, que nous épargnerons au lecteur. E) où E a une notion de relation perCeci étant, toutes les allégories de la forme R el(E mettant un “bon calcul” sont tabulaires. Les remarques qui suivent montreront l’intérêt des allégories générales. 2.2.2 (i) Outre la plus grande généralité, qui à elle seule, serait une motivation un peu faible, les allégories permettent plus de souplesse que les seules allégories tabulaires. Beaucoup de constructions, possibles dans A ll, ne le sont pas dans T ab. Par exemple, A ll a des produits fibrés, mais pas T ab. Ou encore, toute sous-catégorie pleine A� d’une allégorie A est une allégorie. Mais si A est tabulaire, A� peut ne pas l’être. Cette souplesse permet la démarche suivante : pour construire une catégorie régulière, Bi) voire même un topos, ayant certaines propriétés, à partir d’allégories non tabulaires (B A) bien choisies, on construit une allégorie tabulaire A et on montre que la catégorie M ap(A a les propriétés désirées. Cette démarche a été effectivement utilisée pour la construction de certains topos. Elle est encore un peu “pionnière”, mais devrait se répandre. (ii) En plus de l’aspect “utilitaire” évoqué ci-dessus, il y a d’autres raisons de s’intéresser aux allégories. Les axiomes sont peu nombreux, simples et élégants. Pour un mathématicien c’est une bonne motivation. Plus profondément, la structure d’allégorie est esquissable par limites (projectives) finies. Les catégories de telles structures sont bien connues et ont de très nombreuses propriétés. On “hérite gratuitement” de toutes ces connaissances pour A ll. C) des On peut de plus, si C est une catégorie à limites finies, définir la catégorie A ll(C catégories internes à C . Rien de tout cela n’est possible pour les allégories tabulaires, les catégories régulières, etc. Malgré le paradoxe apparent, les allégories sont donc plus simples que les catégories régulières. Cela explique la souplesse de A ll. (iii) Les correspondances de 2.2.1 ne sont pas très satisfaisantes. On y rencontre de nombreux foncteurs X → Y où l’une des deux catégories X ou Y a une structure de 2-catégorie, mais pas l’autre. Au §3 nous remédierons à cela en définissant la stucture de 2-catégorie sur All, et nous montrerons comment des constructions 2-fonctorielles importantes, bien connues pour Reg, se prolongent à All. 3 3.1 La 2-catégorie des allégories Quatrains 3.1.1 Soit A une allégorie. Un quatrain de A est un diagramme : 153 Du vieux et du neuf sur les allégories où f et g sont des fonctions, et qui vérifie : (Q) ϕ ≤ g 0 ϕ� f . A) l’ensemble de ces quatrains, et pour des raisons qui apparaı̂tront On désigne par Q (A plus loin on note indifféremment un tel quatrain : (ϕ, ϕ� ) : f � g ou (f, g) : ϕ → ϕ� 3.1.2 Si f et g sont des fonctions, (Q) est équivalent à chacune des conditions : (Q� ) g ϕ ≤ ϕ� f (Q�� ) g ϕ f 0 ≤ ϕ� (Q0 ) 0 ϕ0 ≤ f 0 ϕ� g 3.1.3 Remarques (i) Si A est l’allégorie des ensembles, (f, g) : ϕ → ϕ� ssi, pour tout (a, b) ∈ A × B, on a : ϕ(a, b) =⇒ ϕ� (f a, gb) ce qui explique (Q) ; (ii) Il résulte de (Q� ) que si ϕ et ϕ� sont aussi des fonctions, le diagramme est un quatrain ssi il est commutatif ; (iii) De (Q0 ) on déduit que (ϕ, ϕ� ) : f � g ssi (ϕ0 , ϕ�0 ) : g � f ; (iv) Si F : A → B est un morphisme d’allégories, il préserve les quatrains. 3.1.4 Si (ϕ1 , ϕ�1 ) : f � g et (ϕ2 , ϕ�2 ) : f � g sont deux quatrains (de même source f , et même but g), (ϕ1 ∩ ϕ2 , ϕ�1 ∩ ϕ�2 ) : f � g est un quatrain. Cela se généralise aux familles (ϕi , ϕ�i ) : f � g (i ∈ I) telles que les intersections (ϕ = ∩i ϕi ) et (ϕ� = ∩i ϕ�i ) existent. On a alors (ϕ, ϕ� ) : f � g. 3.1.5 Soit (ϕ, ϕ� ) : f � g tel que ϕ et ϕ� aient des tabulations. Il existe une fonction unique h : T → T � rendant commutatif le diagramme 154 Jean Bénabou 3.1.6 On peut recoller les quatrains de deux façons (voir diagramme ci-dessous) : (i) à (ϕ, ϕ� ) : f � g et (ψ, ψ � ) : g � h on associe (ψϕ, ψ � ϕ� ) : f � h (ii) à (f, g) : ϕ � ϕ� et (f � , g � ) : ϕ� → ϕ�� on associe (f � f, g � g) : ϕ → ϕ�� Cela définit deux lois de composition partielles, associatives et unitaires, qui commutent en un sens évident, i.e. définissent une catégorie double au sens d’Ehresmann, notée A). Q tr(A 3.2 Transformations =⇒ G est 3.2.1 Si F et G : A B sont des représentations, une transformation f : F=⇒ une famille de fonctions de B , (fA : F A → GA)A∈ObA telle que pour tout ϕ : A � A1 ∈ A A le diagramme ci-dessous est un quatrain. FA1 FA fA1 fA GA GA1 Le recollement de 3.1.6 (ii) fournit la composition horizontale des transformations qui A, B ) ayant pour objets les représentations de A dans B et détermine la catégorie A ll(A pour flèches les transformations. Le recollement de 3.1.6 (i) fournit les accouplements : A, B ) × A ll (B B , C ) → A ll (A A, C ) A ll (A et l’on obtient ainsi la 2-catégorie A ll des allégories. Bien évidemment : R el : R eg → A ll et M ap : A ll → C at sont des 2-foncteurs. 3.2.2 Si E est régulière, il en est de même de la catégorie EX des foncteurs X → E , où X est une (petite) catégorie. Nous allons étendre cette construction aux allégories. Si A est une allégorie et X une catégorie on note AX l’allégorie suivante : 155 Du vieux et du neuf sur les allégories A). Ses objets sont les foncteurs F : X → M ap(A Un morphisme ϕ : F � G est une famille (ϕX : F X � GX)X∈ObX X telle que pour tout x : X → Y ∈ X le diagramme ci-dessous est un quatrain : Si ϕ : F � G, ϕ0 : G � F est défini par (ϕ0 )X = (ϕX )0 Si ϕ et ϕ� : F � G, ϕ ≤ ϕ� ssi (ϕX ) ≤ ϕ�X pour tout X. Cette construction a toutes les propriétés formelles auxquelles on peut s’attendre, notamment : AX ) = (M A))X ; (i) M ap(A (Map(A (ii) Si A est tabulaire il en est de même de AX ; (iii) Si E est régulière on a un isomorphisme canonique d’allégories X E)X � R el(E EX R el(E ); (iv) Pour toute allégorie B on a un isomorphisme canonique X X , A ll( B , A )). B, AX A ll (B, ) � C at(X (Pour les experts A ll est “cotensorisée” sur C at) ; (v) Elle est bien sûr 2-fonctorielle en A et X . 3.2.3 La 2-catégorie A ll a des limites projectives “fortes” i.e. telles que : B , lim Ai ) � lim A ll(B B , Ai ) A ll(B ←− ←− A2 Le 2-foncteur A �→ A , où 2 est la catégorie 0 → 1, a les mêmes propriétés formelles que dans C at. Il en résulte que la 2-catégorie A ll a toutes les propriétés “australiennes” décrites dans la section B1.1. de Johnstone (2002). En particulier on peut construire les allégories (F, G) où F : A → C et G : B → C À nouveau le 2-foncteur M ap préserve toutes ces notions. E). 3.2.4 Si E est une catégorie régulière, il en est de même de E /X pour tout X ∈ Ob(E Nous allons étendre cette construction aux allégories arbitraires. A). On définit l’allégorie A /X comme suit. Soit A une allégorie et X ∈ Ob((A Un objet est une fonction a : A → X de A . Un morphisme a � b, où b : B → X, est un ϕ : A � B tel que b ϕ ≤ a c’est-à-dire que le carré ci-dessous est un quatrain. 156 Jean Bénabou L’involution et l’ordre partiel sont évidents et font de A /X une sous-allégorie, non pleine de A2 . E )/X � R el(E E /X). A/X) � M ap(A A)/X et, si E est régulière, R el(E On a : M ap(A Si A est tabulaire, il en est de même de A /X. Le foncteur source δ0 : A /X → A est un morphisme d’allégories, fidèle et conservatif. Mais A /X est unitaire et δ0 ne l’est pas, même si A est unitaire. A) → A ll. La correspondance X �→ A /X est un foncteur M ap (A 3.2.5 Dans ce qui précède nous n’avons décrit qu’une petite partie des propriétés de la 2-catégorie A ll. Il n’est pas possible d’en donner beaucoup plus dans le cadre de cet article. Mentionnons sans détail, la suivante : si Φ : S op → A ll est un pseudo foncteur, où S est une �catégorie arbitraire la construction de Grothendieck est possible, et fournit un foncteur Φ : A → S , où A est une allégorie. Cela conduit à la notion d’allégorie fibrée sur S , et dualement cofibrée sur S , qui mériterait de longs développements. A) qui est une allégorie cofibrée L’exemple le plus simple est le foncteur but : A2 → M ap(A scindée. De plus, si A est tabulaire, c’est aussi une allégorie fibrée. 3.3 Congruences et calcul de fractions E) et 3.3.1 Soit E une catégorie régulière, R une congruence sur R el (E E) → R el(E E)/R la projection canonique. Π R : R el(E Appelons noyau de R l’ensemble Rel(E E) /ΠR (f ) est un iso} K er(R) = {f ∈ E = M ap(R Ce noyau vérifie : (i) K er(R) a un calcul de fraction à droite dans E ; Ker(R)−1 ] est régulier ; (ii) le foncteur canonique PR : E −→ E [K (iii) f ∈ K er(R) ssi PR (f ) est inversible ; E/R) � R el(E E[K Ker(R)−1 ]). (iv) R el(E E) = {K K ⊂ Fl (E E) / K vérifie (i) (ii) et (iii)} et Cong(E E) l’ensemble des congruences Notons K (E E). sur R el(E E) sur K(E E). La correspondance R �→ K er(R) est une bijection de Cong(E 157 Du vieux et du neuf sur les allégories E) la congruence R(K K) sur R el(E E) définie de la La bijection réciproque associe à K ∈ K(E façon suivante. Soient ϕ0 et ϕ1 ∈ A (A, B) tabulées par p0 q0 p1 q1 A ←− S0 −→ B et A ←− S1 −→ B. p q Si A ←− S −→ B est une tabulation de ϕ0 ∩ ϕ1 , on a deux fonctions uniques d0 d1 S0 ←− S −→ S1 rendant commutatif le diagramme : S0 p0 q0 d0 A S p q B d1 p1 q1 S1 K) est définie par ϕ0 ∼ ϕ1 si d0 et d1 ∈ K et R(K Remarque : Ker(R)]−1 on rajoute à E des la condition (iv) ci-dessus peut sembler paradoxal. Dans E [K K R E inverses formels des k ∈ er(R), alors que dans el(E )/R on n’ajoute aucune flèche à Rel(E E). Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Si k ∈ Ker(R), on a dans Rel(E E) la relation 0 k , et elle devient l’inverse de k par ΠR . K) est 3.3.2 Les flèches d0 et d1 sont des monos de E . Il en résulte que la congruence R(K déterminée par l’ensemble des monos de K . Soit alors R une congruence arbitraire. on dit qu’un mono d est dense pour R s’il est dans K (R) et on note D (R) l’ensemble de ces monos. L’ensemble D (R) vérifie les conditions suivantes : (i) Il est stable par composition et contient tous les isos de E ; (ii) Il est stable par produits fibrés le long d’une flèche quelconque de E ; (iii) Il est local, i.e. pour tout produit fibré : d d' e où e est un épi strict, si d� ∈ D (R), il en est de même de d ; (iv) Si m est un mono, et md ∈ D (R), il en est de même de d. 158 Jean Bénabou E) vérifiant les conditions précédentes sera appelé idéal de E et on Un ensemble D ⊂ F l(E E) l’ensemble de ces idéaux. Nous pouvons ainsi énoncer le résultat principal notera I(E de cette section : Pour toute catégorie régulière E , la correspondance R �→ D (R) est une bijecE) des congruences sur Rel(E E) sur l’ensemble I(E E) tion de l’ensemble Cong(E E des idéaux de . 3.3.3 Tout ce qui précède s’étend au cas semi-régulier. Si E est semi-régulière on peut E), notons D (R) la sousdéfinir la notion d’idéal de E . Pour toute congruence R sur R el(E catégorie de E ayant les mêmes objets et pour flèches les f : A → B telles que idA = f 0 f et f 0 f ∼ idB . C’est un idéal, et la correspondance R �→ D (R) est à nouveau bijective. C’est de la technique, que nous ne décrirons pas, et nous nous restrindrons aux catégories régulières. 3.3.4 Oublions un moment le formalisme, et faisons une analogie, naı̈ve mais féconde. E) × R el(E E), Si E est régulière, une congruence R sur E est une sous-catégorie de R el(E vérifiant des axiomes où l’involution ϕ �→ ϕ0 intervient. Un idéal D de E est beaucoup E) et les axiomes que D doit vérifier ne font plus petit. C’est une sous-catégorie de M ono(E E). aucune référence à l’involution ni à l’ordre dans R el(E La situation est très semblable à celle des anneaux. Une congruence R sur un anneau A est un sous-anneau de A × A. Elle est déterminée par l’idéal I = {a/a ∼ 0}. Et le calcul sur les congruences est avantageusement remplacé par le calcul sur les idéaux. Il en E) où E est régulière. Une différence majeure va de même pour les congruences sur R el(E K−1 ] dont les propriétés cependant : la projection p : A → A/I est remplacée par E → E [K font intervenir de façon essentielle le fait que R eg et A ll sont des 2-catégories. 3.3.5 Les congruences ont peu été abordées dans la “littérature allégorique”. Rien à leur sujet dans Johnstone (2002) et très peu dans Freyd et Scedrov (1990). Avant même l’introduction des allégories et de leurs congruences, j’avais jeté les fondements de ce 2-calcul dans Bénabou (1989) par le biais des calculs de fractions. J’avais caractérisé les catégories K vérifant les propriétés (i) (ii) et (iii) de 3.3.1, que j’avais même, de façon “prémonitoire”, appelées congruences. Et avec des notations et une terminologie un peu ∼ E) → I(E E). différente j’avais établi la bijection : K(E Le lecteur intéressé trouvera dans cet article bien des développements sur ce “2-calcul” des congruences et des idéaux. Bibliographie [1] J. Bénabou, « Some remarks on 2-categorical algebra », Bull. Soc. Math de Belgique Vol XLI, 1989, p. 127-194. [2] P. Freyd & A. Scedrov, Categories, allegories, North Holland, 1990. [3] P. Grillet, Regular Categories, Springer Lecture Notes in Mathematics, 236, 1971, p. 121-222. [4] P. T. Johnstone, Sketches of an Elephant, Oxford University Press, 2002. Voir particulièrement p. 18-30, et 130-160. [5] J. Riguet, « Relations binaires, fermetures, correspondances de Galois », Bull. Soc. Math. Fr. 76, 1948, p. 114-155. 159 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur Francis Borceux Département de Mathématique, Université Catholique de Louvain, Le plan tangent à une surface — disons, une surface de l’espace réel usuel à trois dimensions — est quelque chose que nous pouvons définir facilement, de beaucoup de façons différentes d’ailleurs, en utilisant quelque part des dérivées. Rappelez-vous : la dérivée d’une fonction f : R −→ R, x �→ f (x) c’est la fonction df : R −→ R, dx x �→ pente en x de la tangente à y = f (x). Pour raccourcir le langage, faisons une fois pour toute la convention que toutes les fonctions que je considère sont dérivables ; je ne le rappellerai plus. On définit donc le plan tangent au moyen de dérivées ; mais la dérivée de quoi ? Ce que nous devons dériver c’est l’équation, ou les équations, qui décrivent la surface dans l’espace ambiant. Les équations qui nous disent où se trouve précisément la surface dans l’espace. Mais une sphère, ou un tore, ou un ellipsoı̈de, ce sont des surfaces qui existent par elles-mêmes, indépendamment de la manière dont on les plonge dans un espace à trois, quatre, ou cinq dimensions. Quand je vous parle du plan tangent à une sphère, vous comprenez ce que je veux dire : je n’ai pas besoin de vous donner des équations, de vous préciser la position de la sphère dans l’espace. Donc on devrait pouvoir parler de l’espace tangent à une surface, indépendamment de tout plongement de cette surface dans un espace à trois, ou quatre, ou cinq dimensions. Et c’est a fortiori vrai si l’on pense à des surfaces telles que le plan projectif : le plan usuel auquel on a ajouté des “points à l’infini”. Voilà une surface que plusieurs d’entre nous ont rencontrée . . . en général sans même savoir que le plan projectif se plonge dans l’espace à six dimensions ! Les mathématiciens savent depuis pas mal de temps déjà comment définir une surface de manière intrinsèque, sans la regarder comme une partie d’un espace de dimension supérieure. Je me limiterai à l’approche la plus intuitive, même si elle est loin d’être la plus générale. Aucun d’entre nous, je pense, n’a encore eu l’occasion d’embarquer dans un vaisseau spatial pour regarder la Terre de loin et faire de la géographie de visu, en vraie grandeur. Quand nous nous intéressons à recueillir une information concernant la surface de la Terre — la position d’une ville, le cours d’un fleuve, un itinéraire routier, l’altitude d’une montagne — nous ne montons pas dans une fusée pour aller embrasser tout cela 161 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur d’un seul coup d’oeil, non : nous consultons un atlas géographique. C’est quoi, un atlas géographique ? C’est une collection de cartes locales, chacune représentant une partie de la surface de la Terre. Aujourd’hui je choisis de me simplifier la vie : je vais m’intéresser à une seule carte, pas à la façon dont on passe d’une carte à l’autre. Et une carte de géographie, c’est quoi ? C’est la représentation, sur un morceau de plan, d’une surface qui dans la réalité, n’est pas plate du tout. Prenez une carte de l’Institut Géographique National : c’est une feuille toute plate, de la taille d’une table, mais qui — par exemple, grâce aux courbes de niveau — vous permet de déduire ce qu’est le relief sur une étendue de plusieurs kilomètres carrés. Les lignes de niveau vous permettent de repérer les collines, les vallées. L’écartement entre les lignes de niveau vous permet de juger d’un coup d’oeil si la pente est raide ou si elle est douce. Etc. Mathématiquement, une “carte” d’un morceau de surface est la donnée d’un morceau du plan R2 et d’indications métriques qui permettent, à partir de cette représentation fatalement faussée qu’est la carte, de recalculer ce que sont les vraies longueurs, les vrais angles, les vraies directions sur la surface. J’ai bien dit recalculer — comme ont l’habitude de le faire les marins — pas simplement mesurer à l’échelle : car la carte est plate, alors que la surface de la Terre ne l’est pas. Plus généralement, une surface de Riemann est un atlas de cartes, c’est-à-dire de morceaux de R2 , munis d’indications métriques permettant de calculer les vraies longueurs et les vrais angles sur la surface, ainsi que d’indications sur la manière dont des cartes voisines se chevauchent. Mais revenons-en à nos bonnes vieilles surfaces plongées dans l’espace à trois dimensions. Des surfaces que nous voulons étudier à partir d’une carte bien plate, d’un morceau de R2 muni d’indications métriques. Le plan tangent en un point de la surface, c’est tout simplement l’espace de tous les vecteurs tangents en ce point. Et il reste à définir ce qu’est un vecteur tangent. Mais attention n’oublions pas que nous sommes à la recherche d’une définition intrinsèque, une définition qui ne fait pas référence au plongement particulier de la surface dans l’espace à trois dimensions. Une définition que nous pouvons donner à partir de notre carte toute plate et de ses indications métriques. Le problème est qu’un vecteur tangent, cela ne se trouve pas à l’intérieur de la surface, cela se trouve en dehors de celle-ci, dans l’espace ambiant. Donc le vecteur tangent n’est pas représenté à l’intérieur de la carte. Mais un vecteur tangent à la surface, c’est en particulier un vecteur tangent à une courbe tracée sur la surface, une courbe qui elle, est bel et bien à l’intérieur de la surface. Donc une courbe que je peux représenter sur ma carte. Bien sûr, beaucoup de courbes différentes, tracées sur la surface, peuvent avoir le même vecteur tangent. Qu’à cela ne tienne : il suffit de faire ce que l’on appelle un quotient. Déclarons équivalentes en un point deux courbes tracées sur la surface et qui ont le même vecteur tangent en ce point. Pour préciser un vecteur tangent en un point, je peux tout aussi bien préciser quel est le “paquet” de toutes les courbes tracées sur la surface et admettant ce vecteur comme vecteur tangent. Donner l’ensemble de tous ces “paquets” de courbes, c’est équivalent à donner l’ensemble de tous les vecteurs tangents. Je peux donc définir le plan tangent à la surface comme étant l’ensemble de tous ces “paquets” de courbes, deux courbes étant dans le même “paquet” quand elles admettent le même vecteur tangent. Mais cela ne résoud en rien notre problème car si les courbes sont bien tracées sur la surface, la relation d’équivalence entre deux courbes — le fait d’avoir le même vecteur tangent — utilise explicitement ce vecteur tangent . . . la chose précisément que nous cherchions à définir intrinsèquement. 162 Francis Borceux Mais cette nouvelle difficulté est facile à surmonter. Considérons une surface S dans l’espace à trois dimensions et une carte de cette surface. Il s’agit d’un morceau C du plan R2 et d’une fonction f : C −→ S ⊆ R3 , (u, v) �→ f (u, v) qui me dit quel point de la surface correspond à chaque point de la carte. Plus des données métriques que je ne précise pas ici. Pour supporter l’intuition, imaginez le cas d’un morceau S de la sphère et pensez que u et v sont la “longitude” et la “latitude” du point correspondant sur la sphère. Une courbe sur la surface peut bien sûr être décrite en dessinant cette courbe sur la carte, c’est-à-dire en donnant une fonction g : ]a, b[−→ C ⊆ R2 , t �→ g(t). La courbe dans l’espace, la vraie courbe, sur la vraie surface, est alors simplement le composé g f ]a, b[−→ C −→ S. Pour la facilité des notations, convenons que nous avons choisi les paramètres de sorte que 0 ∈]a, b[ et que g(0) = (u0 , v0 ) soit le point en lequel nous voulons calculer le plan tangent. Vous ne serez guère étonnés si je vous dis que deux courbes tracées sur la surface sont tangentes si et seulement si leurs représentations sur la carte sont tangentes. Si ce n’était pas le cas, avouez que la carte serait d’une piètre qualité ! C’est bien le cas, rassurez-vous, et cela se démontre facilement à coup de dérivées partielles. Je vous fais grâce des détails. Considérons donc une autre courbe tracée sur la surface et passant par le même point de coordonnées (u0 , v0 ). Il n’y a bien sûr aucune restriction à écrire cette seconde courbe en fonction du même paramètre t : f h ]a, b[−→ C −→ S. Cette seconde courbe sur la surface admet le même vecteur tangent que la première, précisément quand les deux courbes tracées sur la carte g : ]a, b[−→ C, h : ]a, b[−→ C admettent le même vecteur tangent. Et rappelons-nous qu’une tangente, cela se calcule au moyen d’une dérivée. Donc finalement les deux courbes f ◦ g et f ◦ h tracées sur la surface admettent le même vecteur tangent au point considéré si et seulement si dg dh (0) = (0). dt dt Cette fois c’est gagné : il s’agit là d’une condition exprimée uniquement dans la carte C, sans plus recourir à la fonction f qui nous explique comment la surface est positionnée dans l’espace. Deux courbes tracées sur la carte C par un point de paramètres (u0 , v0 ) sont donc décrétées équivalentes en ce point lorsqu’elles ont le même vecteur tangent dans cette carte, c’est-à-dire quand dh dg (0) = (0). dt dt 163 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur Une classe d’équivalence pour cette relation d’équivalence, un “paquet de courbes” équivalentes en ce sens, c’est ce qu’on appelle un jet. L’ensemble de ces jets, c’est ce qu’on appelle l’espace tangent à la surface au point de paramètres (u0 , v0 ). Et on a ainsi défini l’espace tangent, à partir de la carte, sans se référer au plongement dans l’espace. La notion de jet est due à Charles Ehresmann (1951). Celle que j’ai définie ici est celle de 1-jet, car elle n’utilise que des dérivées premières. Il y a plus généralement une notion de r-jet, utilisant des dérivées jusqu’à l’ordre r. Et bien sûr au lieu de courbes et de surfaces, c’est-à-dire d’objets géométriques de dimensions 1 et 2, la théorie des jets s’applique tout aussi bien en dimensions supérieures. Cette théorie des jets, due à Ehresmann, est aujourd’hui utilisée de manière universelle en géométrie différentielle, au point que beaucoup de gens ne savent plus d’où elle vient, tellement elle apparaı̂t naturelle. La notion de jet a en particulier été utilisée par d’autres grands mathématiciens tels René Thom et André Weil (1953) pour étudier les singularités des variétés différentiables. Et bien, même si cela ne saute pas encore aux yeux, cette notion de jet nous amène aux portes d’une théorie des infiniment petits, suivant une idée de F. William Lawvere (1998) et de Anders Kock (1951). Pour comprendre cela, intéressons-nous au cas particulier d’une parabole tracée dans notre carte C de la surface y = x2 . Pour reprendre les notations antérieures, cette parabole est la courbe g : ]a, b[−→ C, t �→ (t, t2 ). Le vecteur tangent à cette parabole est donné par la dérivée de g : dg (t) = (1, 2t). dt et sa valeur à l’origine est dg (0) = (1, 0). dt Comme seconde courbe, considérons l’axe des x, qui est d’équation y = 0. Avec les notations antérieures, il s’agit de la courbe h : ]a, b[−→ C, t �→ (t, 0). Le vecteur tangent est donné par la dérivée de h dh (t) = (1, 0). dt C’est un vecteur constant, qui ne dépend plus de t, donc en particulier dh (0) = (1, 0). dt Conclusion : la parabole et l’axe des x admettent le même vecteur tangent à l’origine dg dh (0) = (0). dt dt La parabole et l’axe des x définissent le même jet à l’origine. 164 Francis Borceux Intuitivement, deux courbes g et h donnant lieu au même jet en un point, c’est-à-dire ayant le même vecteur tangent en un point, donc la même tangente en ce point, sont de plus en plus indiscernables lorsque l’on s’approche de plus en plus du point considéré. En d’autres termes, si t est un réel de plus en plus petit, les deux morceaux de courbes déterminés par g et h sur l’intervalle ] − t, +t[ sont de plus en plus indiscernables. Et si cela avait un sens, et bien on pourrait dire que pour une valeur de t infiniment petite, les deux courbes g et h coı̈ncident. Et bien pendant un moment, faisons semblant de croire que des nombres réels infiniment petits, cela existe. Faisons semblant de croire que nos deux fonctions g et h qui ont le même vecteur tangent à l’origine sont égales “sur tous les nombres réels infiniment petits”. Alors pour tout nombre réel t infiniment petit (t, t2 ) = g(t) = h(t) = (t, 0). Conclusion : si nous prenions au sérieux l’existence de nombres réels infiniment petits, notre raisonnement nous conduirait à admettre que t2 = 0 pour tout nombre réel t infiniment petit. Mais tout cela n’était qu’un jeu bien sûr, car nous savons tous que le seul nombre réel t tel que t2 = 0, c’est t = 0. Ce n’est certainement pas un mathématicien qui va vous dire le contraire. Pourtant c’est bien là l’idée de la théorie des infiniment petits de Lawvere et Kock. Un nombre petit a un carré encore plus petit : un millième au carré, cela ne fait plus qu’un millionième. Un nombre très très petit a un carré presque négligeable. Et bien un nombre est décrété infiniment petit quand son carré devient tout bonnement nul. Existet-il de tels nombres, que bien sûr dans la suite j’éviterai d’encore appeler nombres réels ? Pourquoi pas ! Bien sûr votre religion vous interdit de penser qu’il puisse exister des nombres autres que 0 dont le carré soit nul. C’est bien dommage : vous devriez changer de religion. Rappelez-vous, à une certaine époque, le même genre d’attitude interdisait aux mathématiciens de penser qu’un nombre négatif puisse avoir une racine carrée. Et pourtant Dieu sait — le dieu que vous voulez, puisque je vous ai dit de changer de religion — et pourtant Dieu sait si les nombres complexes sont importants en mathématique et en physique. Mais puisque nous sommes d’accord aujourd’hui de considérer qu’un nombre négatif puisse avoir une racine carrée — racine carrée qui n’est plus un nombre réel, mais un nombre complexe — posons-nous sérieusement la question de savoir s’il n’existerait pas une autre notion de nombre, plus générale que celle de nombre réel, pour laquelle un nombre non nul pourrait avoir un carré nul. Oh, des objets de carré nul, il en existe beaucoup en mathématique. Par exemple, prenez la théorie des matrices. Il existe beaucoup de matrices non nulles dont le carré est nul. Par exemple : � �� � � � 0 r 0 r 0 0 = . 0 0 0 0 0 0 Mais voici un autre exemple, beaucoup plus significatif pour le problème qui nous intéresse. Vous savez tous ce que sont des polynomes, comment on les additionne, on les 165 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur soustrait, on les multiplie. Par exemple : (aX + b) + (cX 2 + dX + e) = cX 2 + (a + d)X + (b + e) ; (aX + b) − (cX 2 + dX + e) = −cX 2 + (a − d)X + (b − e) ; (aX + b) × (cX 2 + dX + e) = (ac)X 3 + (bc + ad)X 2 + (ae + bd)X + (be). Les polynomes constitutent ce que l’on appelle un anneau : un ensemble muni d’une addition, d’une soustraction et d’une multiplication, qui satisfont à toutes les égalités arithmétiques usuelles de ces opérations. Et bien maintenant faisons ce que l’on appelle le quotient de l’anneau des polynomes par l’équation X 2 = 0. Cela veut dire quoi ? Et bien cela veut dire qu’à partir de maintenant je remplace systématiquement X 2 par zéro. Absurde me direz-vous. Peut-être, mais pas tant que cela. Faisons une comparaison. Imaginez que vous ayez une petite calculatrice de poche, reçue en cadeau dans une boı̂te de poudre à lessiver, une calculatrice qui travaille uniquement avec huit décimales. Que vous le veuillez ou non, pour votre calculatrice, un millionième au carré, c’est égal à zéro : (0, 00000100)2 = 0, 00000000. Et bien sûr aussi, π = 3, 14159265 pas une décimale de plus ! Pourtant votre calculatrice fait des calculs, de manière parfaitement logique : son arithmétique répond à des règles précises, est tout ce qu’il y a de plus cohérent. Et de plus utile, avouez-le. Pourtant cette arithmétique de la calculatrice n’obéit pas aux règles usuelles de la vraie arithmétique des vrais nombres réels. Puisque par exemple, un millionième au carré est égal à zéro ! Et bien faisons maitenant une chose analogue avec les polynomes, en identifiant cette fois X 2 à 0. A fortiori X 3 = X 2 · X = 0 · X = 0, X 4 = X 2 · X 2 = 0 · X 2 = 0, . . . etc. Tout ce qu’il nous reste, ce sont les polynomes du premier degré. Notre “calculatrice” à polynomes travaille donc uniquement dans l’ensemble A = {aX + b|a, b ∈ R} des polynomes du premier degré. Vous serez je suppose d’accord avec moi pour dire qu’il est parfaitement légitime, même si un peu curieux, de vouloir se restreindre à travailler uniquement avec les polynomes du premier degré. Bien sûr si on additionne ou si on soustrait des polynomes du premier degré, on trouve toujours des polynomes du premier degré. Mais qu’en est-il de la multiplication ? (aX + b) × (cX + d) = (ac)X 2 + (ad + bc)X + (bd). Le résultat n’est plus un polynome du premier degré ! Mais bien sûr, puisque nous avons choisi d’identifier X 2 à 0, il parait cohérent de considérer les opérations suivantes sur 166 Francis Borceux notre ensemble A des polynomes du premier degré : (aX + b) + (cX + d) = (a + c)X + (b + d) ; (aX + b) − (cX + d) = (a − c)X + (b − d) ; (aX + b) × (cX + d) = (ad + bc)X + (bd). Voilà, c’est tout. Imposer l’équation X 2 = 0 cela revient à dire qu’au lieu de travailler avec tous les polynomes, on se restreint à ne considérer que des polynomes du premier degré. Et sur les polynomes du premier degré, on définit les trois opérations ci-dessus, parfaitement légitimes, même si la troisième est tout-à-fait inhabituelle. Et bien figurez-vous que contrairement à l’arithmétique de la calculatrice, ces nouvelles opérations continuent à vérifier toutes les égalités arithmétiques auxquelles vous êtes habitués, du genre � � � � � � p(X) × q(X) + r(X) = p(X) × q(X) + (p(X) × r(X) pour trois polynomes du premier degré ; etc. On a toujours ce que l’on appelle un anneau : un ensemble A muni d’une addition, d’une soustraction et d’une multiplication qui vérifient toutes les égalités arithmétiques usuelles de ces opérations. Mais cette fois, il y a bel et bien dans A des polynomes non nuls dont le carré est nul : à commencer par le polynome p(X) = X, qui est un vrai polynome non nul du premier degré, mais qui est tel que p(X) × p(X) = (1X + 0) × (1X + 0) = 0. Vous voyez : imposer l’égalité X 2 = 0 dans l’anneau des polynomes, ce n’est pas de la fumisterie, cela revient tout simplement à construire à partir de l’anneau des polynomes un autre anneau A dans lequel cette équation X 2 = 0 est maintenant satisfaite. Mais la multiplication de ce nouvel anneau A est cette fois une multiplication inhabituelle obtenue en combinant la multiplication usuelle et l’équation X 2 = 0 que l’on veut imposer. C’est ce que l’on appelle un quotient algébrique : le quotient de l’anneau des polynomes par l’équation X 2 = 0. Le processus du quotient par une équation est une opération fondamentale de l’algèbre moderne. Quand on veut manipuler des racines carrées de nombres négatifs, on commence bien entendu par remplacer les nombres réels par les nombres complexes. Et bien la théorie des infiniment petits de Lawvere et Kock commence elle aussi par remplacer les nombres réels R par un certain anneau R contenant tous les nombres réels usuels et à l’intérieur duquel il est bien entendu parfaitement légitime de considérer D = {r ∈ R|r2 = 0} l’ensemble des éléments de carré nul. Jusque là, rien d’extraordinaire. Et rien ne nous empêche, si cela nous amuse, d’appeler les éléments de D les infiniment petits de l’anneau R. Mais Lawvere et Kock vont plus loin : ils prennent au sérieux l’idée que sur les infiniment petits, une fonction devient indiscernable de sa tangente, c’est-à-dire, devient une fonction du premier degré. Ils introduisent dès lors l’axiome : Toute fonction f : D −→ R s’écrit de manière unique sous la forme f (t) = at + b, avec a, b ∈ R. 167 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur Bien sûr faisant t = 0 on trouve b = f (0). D’autre part s’il y a dans ce contexte une bonne notion de dérivée, on doit avoir df d(at + b) (0) = (0) = a. dt dt Lawvere et Kock prennent tout simplement cela comme définition : avec les notations de leur axiome, il définissent la dérivée de f par df (0) = a. dt Voilà, c’est tout. La géométrie différentielle synthétique, dont l’étude a été initiée par Lawvere et Kock, c’est la géométrie différentielle obtenue en remplaçant les nombres réels par un anneau R satisfaisant à l’axiome ci-dessus, et la notion usuelle de dérivée par celle évoquée ci-avant. Mais j’entends bien vos légitimes objections. Tout d’abord, un tel anneau R, est-ce que cela existe ? Et même si un tel anneau existe, que diable tout cela a-t-il à voir avec la géométrie au sens usuel du terme ? Et bien pour vous mettre d’emblée . . . on ne peut plus mal à l’aise, observez simplement qu’un tel anneau, cela ne peut pas exister ! Du moins, un tel anneau avec de vrais infiniment petits non nuls. En effet considérez la fonction � 0 si t = 0 f (t) = 1 si t �= 0. L’axiome de Kock–Lawvere force cette fonction à être du premier degré sur les infiniment petits : f (t) = at + b, pour tout t ∈ D. On a alors 0 = f (0) = a0 + b = b. Et s’il existe un infiniment petit non nul t, on obtient 1 = f (t) = at + b = at. Mais 2t est encore infiniment petit puisque (2t)2 = 4t2 = 4 × 0 = 0. Donc 1 = f (t + t) = a(t + t) = at + at = 1 + 1 et en simplifiant par 1, on trouve 0 = 1 ! C’est raté ! Il ne peut exister aucun infiniment petit non nul t. L’axiome de Kock–Lawvere est-il donc vide de sens ? Pas exactement. Car observez que pour donner le contre-exemple trivial ci-dessus, nous avons utilisé la règle du tiersexclu : un nombre est nul, ou il ne l’est pas. Plus généralement : une affirmation est vraie ou elle est fausse. Le principe du tiers-exclu est certainement une règle de base de la logique classique, une logique qui — il faut bien le reconnaı̂tre — est finalement assez éloignée de la logique de monsieur tout le monde. Si je vous affirme : En France il fait beau, vous n’allez pas me dire que j’ai raison — ou que j’ai tort. Vous me direz que 168 Francis Borceux certains jours à certains endroits j’ai raison, alors que d’autres jours à d’autres endroits j’ai tort. La valeur de vérité de la phrase En France il fait beau, ce n’est pas vrai ou faux, c’est plus subtil que cela. Il est bien connu qu’à l’intérieur des mathématiques les plus classiques qui soient, il existe des modèles intuitionistes de la théorie des ensembles, des modèles où le principe du tiers-exclu ne s’applique pas. Parmi ces modèles on trouve notamment ce que l’on appelle les topos : par exemple, les topos de faisceaux. Un objet d’un tel univers, d’un tel topos, n’est plus quelque chose de rigide, mais — par exemple — est un objet mathématique qui se déforme de manière continue en fonction d’un certain paramètre : un paramètre qui peut être le temps, ou n’importe quoi d’autre. Dans une telle structure, vous pouvez très bien avoir un élément x dont le carré n’est pas nul à l’instant t, mais dont le carré devient nul à un instant ultérieur. Et dans un tel univers intuitioniste, il peut cette fois très bien exister des anneaux satisfaisant à l’axiome de Kock–Lawvere. L’exemple le plus connu de topos est celui du topos des faisceaux sur un espace topologique. Un espace topologique, c’est tout simplement un ensemble dans lequel on dispose d’une bonne notion de partie ouverte et de partie fermée. Prenons l’exemple le mieux connu, le plan R2 usuel. Une partie est fermée quand elle contient tous les points de sa frontière ; elle est ouverte quand elle ne contient aucun point de sa frontière. Et bien un faisceau sur le plan, vu comme espace topologique, c’est un ensemble qui évolue en fonction d’un paramètre, un paramètre qui prend comme valeurs possibles tous les ouverts du plan. Pour comprendre, voyons un exemple concret de faisceau sur le plan. Intéressons nous à nouveau aux surfaces : les surfaces dans R3 d’équation Z = f (X, Y ). Certaines de ces surfaces sont définies pour toutes les valeurs de X et de Y , comme par exemple le paraboloide Z = X 2 + Y 2. Mais d’autres ne sont pas définies partout, comme par exemple Z= 1 1 + X Y qui n’est définie que pour X �= 0 et Y = � 0. Cela montre que toutes les surfaces qui nous intéressent s’organisent naturellement en un faisceau � � F = F (U ) U ∈O où • • Bien • O est l’ensemble de tous les ouverts du plan ; F (U ) estl’ensemble de toutes les surfaces définies sur l’ouvert U . sûr un tel faisceau possède une structure interne assez naturelle : si une surface est définie sur un ouvert U , elle est a fortiori définie sur n’importe quel ouvert plus petit ; • si on a une surface définie sur l’ouvert U1 et une autre définie sur l’ouvert U2 , et si ces deux surfaces coincident sur l’intersection U1 ∩ U2 , on peut les “recoller” de manière unique pour obtenir une surface définie sur la réunion U1 ∪ U2 des deux ouverts ; le même argument s’applique à une famille quelconque (Ui )i∈I d’ouverts, pas seulement U1 et U2 . 169 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur Ce sont là précisément les deux axiomes qui définissent un faisceau. Tout topos possède, comme je l’ai dit, une logique intrinsèque — de nature intuitioniste, c’est-à-dire sans la règle du tiers-exclu — une logique dans laquelle on peut interpréter toutes les formules de la théorie des ensembles. Dans le cas particulier du plan, on peut démontrer que la logique intrinsèque du topos de faisceaux se réduit à une expression particulièrement simple : la logique locale. En voici la description : Une formule ϕ de la théorie des ensembles est localement valide dans notre faisceau F si et seulement si, pour chaque point du plan, elle est valide au sens classique du terme sur tout un voisinage de ce point. Et cela change tout ! Cela fournit une logique toute différente de la logique classique ! Voyons le sur deux cas particuliers. Tout d’abord, quand on a une surface partout définie Z = f (X, Y ) il est bien clair qu’en chaque point (X, Y ) du plan f (X, Y ) = 0 ou f (X, Y ) �= 0. C’est le tiers-exclu ! Et bien cela est faux dans la logique locale ! En effet, pour que cela soit vrai dans notre logique locale, il faudrait qu’étant donné un point (X0 , Y0 ) quelconque du plan, l’une des deux conditions suivantes soit satisfaite : • f (X, Y ) = 0 pour tous les points (X, Y ) dans un voisinage de (X0 , Y0 ) ; ou • f (X, Y ) �= 0 pour tous les points (X, Y ) dans un voisinage de (X0 , Y0 ). La première condition cause un réel problème : f (X0 , Y0 ) peut très bien être nul sans que ce soit le cas pour aucun autre point (X, Y ) voisin. Par exemple dans le cas du paraboloide Z = X 2 + Y 2, f (X, Y ) = X 2 + Y 2 s’annule en (0, 0), mais en aucun autre point au voisinage de (0, 0). La formule f (X, Y ) = 0 ou f (X, Y ) �= 0, vraie classiquement, n’est pas valable dans la logique locale. La logique locale ne se contente pas du fait qu’une des deux propriétés soit vraie en chaque point du plan, elle exige que quand une propriété est vraie en un point, elle soit vraie également tout autour de ce point. Voyons un autre exemple, offrant des conclusions opposées. Il existe un entier n ∈ N tel que la fonction f est bornée par n. C’est évidemment faux classiquement : prenez à nouveau le paraboloide Z = X 2 + Y 2. Quand X et Y deviennent grands, la fonction f (X, Y ) = X 2 + Y 2 peut prendre des valeurs aussi grandes que l’on veut, donc n’est bornée par aucun entier. Mais sur un petit voisinage de chaque point (X0 , Y0 ), la fonction X 2 + Y 2 est bornée, donc est bel et bien bornée par un certain entier n. L’affirmation ci-dessus est dès lors vraie au sens de la logique locale, alors qu’elle était fausse classiquement. Dans ce second exemple, la logique 170 Francis Borceux locale est plus souple que la logique classique, car elle nous autorise à choisir un autre entier n chaque fois que nous changeons de point (X0 , Y0 ). Voilà esquisée, à travers quelques exemples concrets, une très brève évocation de ce qu’est la logique intrinsèque d’un topos, une logique qui — en particulier — n’admet pas la loi du tiers-exclu. Mais je l’ai déjà dit : un topos, muni de sa logique intrinsèque, c’est un modèle intuitioniste de la théorie des ensembles. Ce n’est pas trivial à démontrer, bien entendu. Mais le résultat est magnifique ! Car il signifie qu’aussi compliqué que puisse être le topos particulier qui nous intéresse : Tout théorème que je peux démontrer dans les ensembles, en n’utilisant que les règles de la logique intuitioniste — c’est-à-dire sans le tiers-exclu — est automatiquement valable dans tout topos. C’est la loi du tiers-exclu qui vidait de son sens l’axiome de Kock–Lawvere ! Mais elle n’est plus valable dans un topos. Et bien je vais maintenant tenter d’esquisser la construction d’un topos dans lequel il existe un anneau R qui satisfait à l’axiome de Kock–Lawvere, quand on interprète cet axiome dans la logique intrinsèque du topos. Un anneau A, c’est comme nous l’avons vu un ensemble muni d’une addition, d’une soustraction et d’une multiplication et satisfaisant aux règles arithmétiques usuelles. Mais alors, chaque fois que l’on prend un polynome à coefficients entiers, par exemple p(X) = 2X 3 − 3X 2 + X − 2 on peut construire une fonction correspondante sur l’anneau A, fonction que je noterai encore p p : A −→ A, a �→ p(a) = 2a3 − 3a2 + a − 2 puisque cela ne requiert que des additions, des soustractions et des multiplications. Plus généralement, si p(X1 , . . . , Xn ) est un polynome à plusieurs variables à coefficients entiers, on obtient une fonction correspondante p : An −→ A, (a1 , . . . , an ) �→ p(a1 , . . . , an ) sur l’anneau. Et bien de manière analogue, une C ∞ -algèbre est par définition un ensemble A muni, pour toute fonction infiniment dérivable f : Rn −→ R, (r1 , . . . , rn ) �→ f (r1 , . . . , rn ) d’une opération correspondante, que pour la facilité on continue à noter de la même manière f : An −→ A, (a1 , . . . , an ) �→ f (a1 , . . . , an ) Les axiomes entre toutes ces opérations définies sur A sont toutes les égalités valides entre les fonctions correspondantes sur les réels. Voyons un exemple concret, montrant tout l’intérêt de cette notion en géométrie. Toute surface S au sens usuel donne lieu à une C ∞ -algèbre, à savoir, l’ensemble des fonctions infiniment dérivables de S dans R A = C ∞ (S, R). 171 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur C’est bien une C ∞ -algèbre, car toute fonction infiniment dérivable f : Rn −→ R induit par composition une opération C ∞ (S, R)n −→ C ∞ (S, R), (h1 , . . . , hn ) �→ f (h1 , . . . , hn ) où bien entendu f (h1 , . . . , hn ) : S −→ R, � � x �→ f h1 (x), . . . , hn (x) . L’argument qui précède n’a évidemment rien à voir avec le fait que S soit une surface de dimension 2. Vous pouvez tout aussi bien prendre une variété différentiable S de dimension quelconque. Ou encore remplacer S par R, tout simplement. Parmi toutes les C ∞ -algèbres, il y a celles de présentation finie : celles que l’on peut décrire au moyen d’un nombre fini de générateurs et un nombre fini d’équations. Qu’est-ce que cela veut dire ? Faisons le parallèle avec les anneaux. Je dirai que trois éléments a, b, c d’un anneau A engendrent cet anneau, si tout élément de A peut se reconstruire à partir de a, b, c au moyen des opérations d’anneau, c’est-à-dire par additions, soustractions et multiplications. Par exemple si A = R[X, Y, Z] est l’anneau des polynomes à trois variables X, Y , Z, les trois polynomes q(X, Y, Z) = X, r(X, Y, Z) = Y, s(X, Y, Z) = Z engendrent l’anneau A. Car par exemple le polynome p(X, Y, Z) = 2XY 3 − 3XY Z peut s’écrire p(X, Y, Z) = XY Y Y + XY Y Y − XY Z − XY Z − XY Z c’est-à-dire une combinaison des trois polynomes q, r, s au moyen des opérations d’anneau. Et bien sûr après cela on peut forcer des équations, comme nous l’avons fait toutà-l’heure pour l’équation X 2 = 0. Je fais donc de même avec les C ∞ -algèbres : je m’intéresse à celles que je peux reconstruire entièrement à partir d’un nombre fini de générateurs et un nombre fini de quotients par des équations, le tout au moyen des opérations de C ∞ -algèbres. Allez, juste une phrase à l’intention de ceux qui connaissent bien les topos. En notant A la catégorie des C ∞ -algèbres de présentation finie, on définit sur la catégorie duale Aop une topologie au sens de Grothendieck. Et l’on choisit comme univers de travail, le topos de faisceaux correspondant. Mon Dieu, qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ! Et bien cela signifie que je vais travailler dans un univers E non plus d’ensembles rigides, mais de familles d’ensembles X = (XA )A∈A qui varient en fonction d’un paramètre A. Et cette fois l’ensemble A des paramètres n’est plus un ensemble d’ouverts comme tout-à-l’heure, mais est l’ensemble de toutes les C ∞ -algèbres de présentation finie. Un “ensemble” de mon nouvel 172 Francis Borceux univers E, c’est maintenant une famille d’ensembles indexée par toutes les C ∞ -algèbres de présentation finie. Et bien sûr des propriétés de restriction et de recollement entre tout cela, propriétés de “faisceau” dont je vous fais grâce. En d’autres termes, ce sont les C ∞ -algèbres de présentation finie qui jouent maintenant le rôle que les ouverts du plan jouaient dans notre exemple du faisceau des surfaces. Ce nouvel univers E est ce que l’on appelle un topos de Grothendieck, dont les objets sont encore appelés des faisceaux. Parmi tous ces “faisceaux” il y a celui on ne peut plus banal défini par R = (XA )A∈A , XA = A pour tout A ∈ A. C’est un anneau car l’addition, la soustraction et la multiplication +, −, × : R × R −→ R sont des fonctions infiniment dérivables, donc sont des opérations +, −, × : A × A −→ A de chaque C ∞ -algèbre. Intéressons- nous alors aux éléments de carré nul de cet anneau R : D = {r ∈ R|r2 = 0}. Les calculer n’est pas immédiat. Il faut pour cela observer que pour toute C ∞ -algèbre A, on a toujours l’isomorphisme � � A∼ = Hom C ∞ (R, R), A où Hom désigne l’ensemble des homomorphismes de C ∞ -algèbres. Cet isomorphisme est immédiat à établir : • étant donné f : C ∞ (R, R) → A, on lui associe f (idR ) ∈ A ; • réciproquement étant donné a ∈ A, on lui associe l’homomorphisme C ∞ (R, R) −→ A, h �→ h(a) ; ce qui a un sens puisque h est l’une des opérations qui existent sur A. Les algébristes auront reconnu que je viens de montrer que C ∞ (R, R) est la C ∞ -algèbre libre à un générateur. Mais peu importe. Nous savons maintenant que notre anneau R peut de manière équivalente s’écrire � � �� R = Hom C ∞ (R, R), A . A∈A Reposons-nous alors la question : quand est-ce que l’élément a ∈ A correspondant à l’homomorphisme f : C ∞ (R, R) −→ A, h �→ h(a) est de carré nul ? Et bien pour le découvrir considérons la fonction identité idR : R −→ R, et son carré id2R : R −→ R, 173 x �→ x x �→ x2 . Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur Cette fonction “élever au carré” est infiniment dérivable, donc est en particulier une opération de la théorie des C ∞ -algèbres. Et puisque f est un homomorphisme, il respecte toutes les opérations de la théorie. Donc � � � �2 f id2R = f (idR ) = a2 . Il en résulte aussitôt que � � a2 = 0 si et seulement si f id2R = 0. Et bien sûr, des homomorphismes non nuls mais qui envoyent cependant la fonction x2 sur 0, il y en a en général beaucoup. Dans un autre contexte, nous avons observé tout-à-l’heure que par exemple l’application δ : C ∞ (R, R) −→ R, g �→ dg (0) dt est telle que dt2 (0) = 0. dt Pour la petite histoire, j’ajouterai que la théorie des quotients algébriques nous permet de conclure que f est de carré nul si et seulement si il se factorise à travers le quotient δ(t2 ) = C ∞ (R, R) −→ C ∞ (R, R)/�x2 = 0�, quotient au même titre que celui que nous avons considéré tout-à-l’heure pour les polynomes. Il en résulte que le faisceau des éléments infiniment petits de l’anneau R D = {r ∈ R|r2 = 0} ⊆ R peut équivalemment s’écrire � � �� D = Hom C ∞ (R, R)/�x2 = 0�, A A∈A . Ainsi le quotient tout-à-fait classique de l’anneau C ∞ (R, R) par l’équation x2 = 0 est en fin de compte l’opération classique qui fournit, dans la logique intrinsèque de notre topos E de faisceaux, les éléments de carré nul de l’anneau R, les éléments que nous avons choisi d’appeler infiniment petits. Et bien sachez que cet anneau R que je viens de décrire satisfait à l’axiome de Kock– Lawvere, pour autant bien sûr que l’on interprète cet axiome dans la logique intrinsèque du topos E dont j’ai esquissé la construction. Cela demande évidemment un peu de travail à le démontrer. Mais puisque les topos sont des modèles intuitionistes de la théorie des ensembles, cela prouve en tout cas qu’en théorie intuitioniste des ensembles, il existe bel et bien des anneaux satisfaisant à l’axiome de Kock–Lawvere. Nous venons précisément d’en construire un ! Mais il y a bien mieux ! En présence de l’axiome de Kock–Lawvere, on peut développer toute la géométrie différentielle d’une manière on ne peut plus intuitive. Une surface est maintenant définie comme un objet qui — localement — est isomorphe à D2 . La signification exacte de cette phrase doit bien entendu être précisée, mais elle force en 174 Francis Borceux tout cas le fait qu’une surface est tout simplement un objet mathématique qui, à distance infinitésimale, est isomorphe à un morceau infinitésimal du plan R2 . Et bien sûr cette approche se généralise aussitôt aux variétés différentiables de dimension quelconque, autre que 2. On constate alors que la plupart des résultats de géométrie différentielle classique restent valables dans ce nouveau contexte, mais cette fois, avec des preuves en général particulièrement simples et intuitives, en termes d’éléments infiniment petits. Très bien me direz-vous : s’il y a des gens que cela amuse de s’intéresser à cette nouvelle forme de géométrie, pourquoi pas. Cette géométrie est peut-être plus simple et plus intuitive, mais moi ce qui m’intéresse, c’est d’étudier les vraies surfaces de tout le monde, pas ces concepts bizarres sortis tout droit de quelques élucubrations surréalistes. Et bien vous avez tort ! Car tous les résultats que l’on peut démontrer en théorie intuitioniste des ensembles — c’est-à-dire sans utiliser le tiers-exclu — tous les résultats donc que l’on peut démontrer ainsi à partir de l’axiome de Kock–Lawvere sont de facto valables en géométrie différentielle classique. La géométrie différentielle synthétique, c’est aussi une technique de démonstration nouvelle, particulièrement intuitive, pour établir des théorèmes de géométrie différentielle classique. Pourquoi cela ? Et bien parce qu’il existe un plongement des “bonnes” (= paracompactes, de classe C ∞ ) surfaces de tout le monde dans les surfaces au sens de Kock– Lawvere, considérées dans le topos E de faisceaux que j’ai esquissé ci-avant. Et quand je dis “surface”, cela peut bien entendu être une variété de dimension quelconque, pas nécessairement de dimension 2. Rappelons-nous que pour une surface S, C ∞ (S, R) est une C ∞ -algèbre. Le plongement en cause de la surface usuelle S dans notre topos E est alors donné par le faisceau � � �� ϕ(S) = Hom C ∞ (S, R), A A∈A où Hom désigne à nouveau l’ensemble des homomorphismes de C ∞ -algèbres. Et on vérifie que dans notre topos E, ce faisceau ϕ(S) est bien une surface au sens de la géométrie de Kock–Lawvere. Or il se trouve que le plongement ϕ préserve et reflète toutes les notions habituelles concernant les surfaces. Mais alors, quand un théorème concernant ces notions peut être prouvé en théorie intuitioniste des ensembles à partir de l’axiome de Kock–Lawvere, ce théorème est en particulier vrai dans tout topos, donc est vrai en particulier dans notre topos E, pour l’anneau R considéré plus haut et pour la surface ϕ(S). Et puisque le plongement ϕ reflète les propriétés des surfaces, le théorème sc trouve démontré pour les surfaces usuelles. Donc conclusion : en changeant de logique, simplement en excluant le tiers-exclu des raisonnements — mais tout en continuant à travailler dans les ensembles, j’insiste — on peut en toute rigueur utiliser des arguments en termes d’infiniment petits pour démontrer des théorèmes tout-à-fait classiques, à propos des surfaces les plus classiques qui soient, des surfaces qui vivent dans l’univers mathématique usuel où les infiniment petits n’ont pas droit de cité. 175 Des jets aux infiniment petits : quand l’intuition se mue en rigueur Bibliographie [1] Francis Borceux, Handbook of categorical algebra 3 : Categories of sheaves, Encyclopedia of Mathematics and its Applications 53, Cambridge University Press, 1994 [2] Eduardo Dubuc, « Sur les modèles de la géométrie différentielle synthétique », Cahiers de Topologie et Géométrie différentielle 20, 1979, 231–279 [3] Charles Ehresmann, « Les prolongements d’une variété différentiable », Comptes Rendus de l’Académie des Sciences de Paris 233, 1951, 598–600. [4] Anders Kock, Synthetic differential geometry, London Mathematical Society Lecture Notes Series 51, Cambridge University Press, 1951. Second edition, Cambridge University Press, 1996 [5] René Lavendhomme, Basic Concepts of Synthetic Differential Geometry, Kluwer Texts in the Mathematical Sciences 13, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, 1996, xvi + 320 pp. [6] René Lavendhomme, Lieux du Sujet, collection « Champ Freudien », Seuil, Paris, 2001, 356 pp. [7] F. William Lawvere, Outline of Synthetic Differential Geometry, manuscrit non publié de 14 pp., 1998, disponible à l’adresse : http://www.acsu.buffalo.edu/~wlawvere/downloadlist.html [8] Ieke Moerdijk and Gonzalo Reyes, Models for smooth infinitesimal analysis, Springer, 1991 [9] André Weil, « Théorie des points proches sur les variétés différentiables », Conférence de Géométrie Différentielle, Strasbourg, 1953. Réédité dans les Oeuvres complètes, Volume II, Springer, 1979, 103–109 176 Attractions borroméennes. De la connectivité aux temporalités 1 Stéphane Dugowson Supméca Institut supérieur de mécanique de Paris Les espaces connectifs Scission dans la connexité Mes recherches sur les espaces connectifs ont commencé il y a une dizaine d’années, à une époque où, malgré la simplicité et la généralité du concept, je n’avais jamais entendu parler de cette catégorie d’espaces. Au cours d’une partie de go — un jeu de frontières et de connectivité, où le temps et l’espace sont discrets mais qui a la saveur topologique du continu — j’ai soudainement réalisé qu’il existait — un comble ! — une scission dans le traitement mathématique de la notion de connexité, les définitions qui en sont données étant formellement différentes selon qu’on se place dans le cadre de la topologie générale ou dans celui des graphes (en l’occurrence, pour le jeu de go, des graphes simples non orientés). Certes, de tels graphes sont souvent considérés comme des espaces topologiques particuliers en y incluant tous les points, en puissance continue, de leurs arêtes, mais ce n’était pas mon point de vue : peut-être parce qu’on ne joue pas sur les arêtes mais uniquement sur les intersections du goban, je voyais plutôt les graphes comme des espaces ayant pour points les sommets du graphe mais dont la structure était donnée par les arêtes, vues non pas comme constituées d’une infinité continue de points mais plutôt comme l’indication symbolique d’une connection entre leurs deux extrémités. Ainsi considérés, certains graphes admettent pour ensemble des parties connexes un ensemble qui ne peut d’aucune façon coı̈ncider avec celui d’un espace topologique. C’est par exemple le cas des graphes cycliques ayant un nombre de sommets impair et supérieur ou égal à 5. 1. Je veux d’abord remercier les organisateurs du séminaire mamuphi — François Nicolas, Charles Alunni et Moreno Andreatta — de m’y avoir invité à parler librement de mes recherches sur les espaces connectifs, le 27 janvier 2007, puis, quatre ans plus tard, de m’avoir proposé d’écrire le présent article, en m’inspirant peut-être de l’intervention initiale [10] — j’en ai gardé le titre : « Attractions borroméennes » — mais en n’hésitant pas à y incorporer des développements plus récents — d’où la deuxième partie du titre : « De la connectivité aux temporalités » — et ce avec l’affirmation renouvelée de leur part d’une liberté pour moi d’autant plus précieuse que, mes recherches ne rencontrant pas explicitement la musique et n’ayant moi-même pas de compétence particulière en la matière, elle me permettra d’aborder avec une certaine légèreté les quelques thèmes musicaux, en particulier ceux liés au concept de temps, qui ont surgi dans le cours de ce travail. Alors que les notions temporelles sont, à l’évidence, nécessairement en jeu dans toute pensée de la musique, nous verrons en effet qu’elles surgissent très naturellement de l’étude du connectif, notamment à travers l’idée des dynamiques connectives. 177 Attractions borroméennes Le constat d’une telle scission me conduisit naturellement à m’interroger sur la possibilité d’un traitement unifié de la connexité. Partant de la propriété fondamentale fort simple satisfaite par l’ensemble des parties connexes aussi bien d’un graphe que d’un espace topologique, à savoir que l’union de telles parties est nécessairement connexe dès qu’elles ont au moins un point commun, la définition de la catégorie des espaces connectifs s’impose d’elle-même : un objet de cette catégorie, autrement dit un espace connectif, est un ensemble (de points) muni d’une structure, dite structure connective, constituée d’un ensemble de parties — les connexes — librement choisies à la seule condition que la propriété fondamentale énoncée ci-dessus soit satisfaite, tandis que les flèches de cette catégorie sont les applications transformant les connexes en connexes. Question subsidiaire, sur zéro point : la partie vide doit-elle nécessairement être considérée comme connexe ? Deuxième question subsidiaire, nettement plus importante : les singletons, c’est-à-dire les parties constituées d’un unique point, doivent-ils obligatoirement être connexes ? Il s’avère qu’il y a de bonnes raisons de ne pas intégrer cette contrainte dans la définition même des espaces connectifs, étant entendu que le cas où les singletons sont connexes est suffisamment important pour le considérer en tant que tel, ce que je fis en parlant dans ce cas d’espaces connectifs intègres. Sans le savoir 2 , je retrouvai ainsi la définition posée en 1981, du moins dans le cas particulier des espaces intègres, par le mathématicien allemand Reinhard Börger [1, 2] : un espace connectif est un couple X = (|X|, κ(X)) formé d’un ensemble |X| et d’un ensemble non vide κ(X) de parties de |X| tel que pour toute famille I ∈ P(κ(X)), on ait � � K �= ∅ =⇒ K ∈ κ(X). K∈I K∈I L’ensemble |X| est le support de X, l’ensemble κ(X) est la structure connective de l’espace X, et les éléments de κ(X) sont les parties connexes de l’espace X. Un espace connectif est dit intègre si tout singleton est connecté. Un morphisme connectif, ou application connective, d’un espace connectif (|X|, κ(X)) vers un autre (|Y |, κ(Y )) est une application f : |X| → |Y | telle que ∀K ∈ κ(X), f (K) ∈ κ(Y ). Un espace borroméen Assez rapidement, je trouvai un exemple d’espace connectif fini intègre dont la structure n’était ni celle d’un espace topologique ni, a fortiori, celle d’un graphe 3 . Cet espace connectif possède uniquement trois points, et outre le vide et les singletons, sa seule partie connexe est l’ensemble complet des trois points. Autrement dit, les seules parties non connexes de cet espace sont les parties à deux points. Or, l’analogie avec le nœud borroméen 4 , auquel Jacques Lacan s’est tellement intéressé dans les années 1970, était 2. Quelques repères historiques sur la notion d’espace connectif seront donnés dans le cours de cet article. Ils sont récapitulés et précisés dans la dernière section. 3. Dans un espace topologique fini, s’il existe deux points non reliables par une suite de points connectés deux à deux de proche en proche, on peut facilement construire deux ouverts non vides disjoints qui recouvrent l’espace, ce qui prouve qu’un tel espace est non connexe. On en déduit que les espaces connectifs finis dont la structure est celle d’un espace topologique sont entièrement déterminés par les paires de points connectés : une telle structure connective est donc celle d’un graphe. 4. Selon la terminologie en vigueur en mathématiques il serait plus juste de parler de l’entrelacs borroméen, mais nous conserverons tout de même l’expression consacrée par l’usage. 178 Stéphane Dugowson Figure 1. Nœud borroméen évidente, trois « ronds de ficelles » y étant liés sans pour autant qu’ils le soient deux à deux, en sorte qu’à en couper un l’ensemble se défasse (voir la figure 1). En l’occurrence, il est assez facile d’exprimer rigoureusement le fait que la structure connective du nœud borroméen est donnée par l’espace connectif à trois points en question que, pour cette raison, je baptisai espace borroméen. Plus généralement, aux entrelacs brunniens, ainsi nommés en 1976 par Rolfsen [23], en hommage aux travaux d’Hermann Brunn, correspondent les espaces connectifs brunniens, à savoir les espaces connectifs finis pour lesquels la seule partie connexe non triviale (i.e. non vide ou, dans le cas intègre, non réduite à un point) est la partie pleine. La relation entre espaces connectifs et borroméanité — le fait que les espaces borroméens et brunniens constituent des exemples fondamentaux d’espaces connectifs, le fait que les espaces connectifs permettent une juste description de la borroméanité en tant que telle — aura peut-être joué dans le souhait des organisateurs du séminaire mamuphi d’entendre un exposé sur ces sortes d’espaces. En effet, la borroméanité intéresse mamuphi, non pas tellement d’ailleurs pour qualifier le nouage des mathématiques, de la musique et de la philosophie au sein du séminaire — François Nicolas a été parfaitement clair à cet égard lorsque dans la version écrite [22], publiée en janvier 2007, de son intervention de février 2005 intitulée « “Rai sonnances”, mathématiques en musique » il remarque, je cite Passer par la philosophie est la voie royale pour nouer mathématiques et musique [...] L’auteur de cette chronique, ami de la philosophie tout autant que de la mathématique, aime à expérimenter ce nœud mais, ce dernier n’étant pas un entrelacs borroméen, il est possible de nouer musique et mathématiques directement. — mais plutôt comme un outil remarquable de théorisation 5 , comme en témoignent en particulier plusieurs interventions de René Guitart consacrées, par des voies a priori fort 5. Voir par exemple l’article de François Nicolas consacré à Muriel, un film d’Alain Resnais : « L’étrangeté familière de Muriel (d’un nouage borroméen entre images, mots et musique) », in L’art du cinéma, n˚ 57-58. Quelques éléments sont repris par l’auteur dans sa contribution au présent recueil. 179 Attractions borroméennes différentes des miennes, à diverses constructions catégoriques, algébriques ou logiques borroméennes 6 . Le théorème de représentation Que l’espace borroméen soit un des tous premiers exemples d’espace connectif, qu’il représente même l’exemple le plus simple d’espace proprement connectif au sens où cet espace ne peut être « sauvé » par la topologie générale ou par les graphes, devait naturellement conduire à s’interroger sur la représentabilité des espaces connectifs, au moins ceux ne comportant qu’un nombre fini de points, par le moyen d’entrelacs plongé dans notre espace ordinaire à trois dimensions. Je fus ainsi conduit à formuler la conjecture suivante : tout espace connectif fini devait admettre une telle représentation. Je m’en allai poser la question à plusieurs spécialistes de la théorie des nœuds mais, indice de l’originalité du point de vue connectif, mes explications donnèrent d’abord lieu à quiproquo et, au moins dans un premier temps, mes interlocuteurs diagnostiquèrent chez moi une confusion facheuse entre topologie générale et topologie algébrique. Lorsque finalement ma proposition fut comprise, il me fut répondu premièrement que ce résultat n’était pas connu, deuxièmement que, si la conjecture était vraie, cela indiquerait effectivement l’intérêt de la catégorie des espaces connectifs mais que, troisièmement, une telle conjecture devrait être assez difficile à démontrer. Je n’avais que peu progressé — quelques résultats très partiels, sous une forme d’ailleurs impubliable car encore éloignée des critères rigoureux des démonstrations en topologie algébrique — lorsqu’un ami psychanalyste, Gilles Chatenay, m’appris que l’article [3] publié par Hermann Brunn en 1892 — article dont je connaissais l’existence du fait de l’hommage rendu à Brunn par Rolfsen dans son livre [23], mais dont j’ignorais l’essentiel du contenu, sinon qu’y figuraient des entrelacs brunniens — avait reçu en 1982 une traduction française par des mathématiciens travaillant avec Pierre Soury dans le voisinage de Lacan, et que cette traduction avait été publiée [4, 5] en 1982 dans la revue lacanienne Ornicar ? Or, il s’avère que l’objet essentiel de cet article est précisément la conjecture en question : ayant défini la structure connective des entrelacs, Brunn se demande si toute structure de ce genre, définie abstraitement, est bien la structure d’un entrelacs réel. Brunn est obligé d’insister sur cette notion bizarre d’entrelacs réel, car les structures en jeu, émergeant à l’occasion de l’examen des entrelacs, peinent à s’affirmer avec l’autonomie indispensable à la pleine compréhension de la question. Quoi qu’il en soit, les structures connectives finies sont clairement définies dans cet article, et la conjecture de leur représentabilité dans tous les cas par des entrelacs n’est pas seulement posée : Brunn répond positivement à la question, avec une démonstration qui certes sera jugée ultérieurement incomplète par les deux mathématiciens qui reprendront la question 7 mais qui contient l’idée essentielle, à savoir une construction d’entrelacs appuyée sur l’ingrédient fondamental que constitue un certain entrelacs brunnien, où toutes les composantes sauf une sont disposées en cercles concentriques. Effet paradoxal de l’hommage de Rolfsen à Brunn : d’un coté on lui doit probablement de n’avoir pas oublié le nom de Brunn, d’un autre coté, en suggérant que le mérite de Brunn 6. Voir en particulier les interventions de René Guitart du 6 février 2010 et du 8 octobre 2011. 7. Le Suisse allemand Hans Debrunner [6, 7] dans les années 1960, puis le Japonais Taizo Kanenobu [17, 18] en 1985, celui-ci donnant, pour la première fois, deux preuves distinctes de la conjecture, devenue ainsi théorème de Kanenobu que, pour notre part, nous préférons appeler théorème de Brunn-DebrunnerKanenobu en considération des apports de chacun des trois mathématiciens. 180 Stéphane Dugowson Figure 2. Entrelacs brunnien de code aba∗ b∗ cbab∗ a∗ c∗ avait été dans la découverte de ces entrelacs-là, il aura occulté la construction universelle dont ces entrelacs particuliers n’étaient que les briques. Tissages brunniens La structure de ces briques, la manière dont sont construits ces entrelacs brunniens particuliers, est en elle-même intéressante. Pour obtenir un entrelacs à n composantes, on commence par en mettre une de coté et par disposer en cercles concentriques les n − 1 autres « ronds de ficelle ». À chacune de ces n − 1 composantes associons une lettre : a, b, c, etc. La construction de l’entrelacs qui nous intéresse procède alors d’une sorte de tissage : partant d’un point situé un peu à l’écart des n − 1 cercles, on va successivement venir tourner autour d’eux, en passant soit au-dessus, soit en dessous. On désignera par exemple par la lettre a le fait de venir tourner autour de la composante a en passant par en dessous, et par a∗ le fait de venir tourner autour de ce même brin mais en passant par au-dessus ; de même, les symboles b et b∗ seront associés au fait de tourner autour du brin b en passant respectivement par dessous ou par dessus. Un entrelacs brunnien sera alors caractérisé par un « mot brunnien » 8 à n − 1 lettres, c’est-à-dire une suite finie de symboles a, a∗ , b, b∗ , etc, telle que la suppression de toutes les occurrences d’une quelconque des n − 1 lettres, par exemple la suppression de tous les a et de tous les a∗ , conduise au mot vide, étant entendu que, dans le cas où ils se suivent directement, les symboles b et b∗ s’annulent, de même pour c et c∗ , etc (voir la figure 2). Par exemple, le mot aba∗ b∗ est brunnien, car en supprimant les occurrences de b il reste aa∗ = ∅, et de même en supprimant les occurrences de a il reste bb∗ = ∅. On peut 8. La considération des mots brunniens, qui constituent un sous-groupe distingué du groupe libre à n − 1 lettres, est développé par P. Gartside et S. Greenwood dans leur article « Brunnian links » [14], paru en 2007. 181 Attractions borroméennes Figure 3. Entrelacs brunnien de code aba∗ b∗ cbab∗ a∗ c∗ (fragment) vérifier que, dans le cas où n = 3, le mot brunnien aba∗ b∗ définit précisément le plus connu des entrelacs brunniens à trois composantes, à savoir le nœud borroméen. Pour n = 4, on vérifie facilement qu’un exemple de mot brunnien est donné par aba∗ b∗ cbab∗ a∗ c∗ , et sur le même principe, retrouvant les entrelacs de Brunn, on construit sans difficulté une suite de mots brunniens pour chaque valeur de n. Le clé de ces tissages brunniens est la non-commutativité de la composition — en l’occurrence, la concaténation — des caractères et des mots, qui correspond en termes de construction d’entrelacs à la non-commutativité de la composition des lacets (que l’on retrouve dans la non-commutativité du groupe fondamental du complémentaire des entrelacs). Ce n’est, en effet, pas la même chose d’effectuer, dans cet ordre, les opérations aba∗ b∗ et aa∗ bb∗ : dans les deux cas, tout ce qui est fait finit par être défait mais, alors que pour la seconde opération le défaire suit immédiatement le faire, dans la première opération des actions intermédiaires séparent chaque faire de son défaire. Les mots brunniens représentent ainsi une manière de faire qui se tient au plus proche de ne rien faire, sans jamais y tomber (sauf à supprimer l’une des lettres en jeu, autrement dit, en termes topologiques, à couper l’une des composantes de l’entrelacs). L’idée est si générale et élégante qu’on pourrait y voir le principe d’une sorte de philosophie brunnienne de l’existence, à la limite du non-faire, comme conjugaison créatrice du faire et du défaire. Or, si cette non-commutativité peut s’interpréter comme fondamentalement temporelle, il est également frappant de constater que, géométriquement parlant, le tissage brunnien donne lieu à des figures évoquant les partitions musicales, les cercles concentriques constituant la portée où vient s’inscrire cette drôle de musique brunnienne (voir la figure 3). D’étranges dynamiques Comme je l’ai indiqué en introduction, c’est à travers les notions temporelles, en particulier celles liées à l’idée de dynamique, que j’envisage ici d’éventuelles relations entre la musique et le thème mathématique des espaces connectif. J’aborderai de front, dans la dernière partie, la question des dynamiques connectives. Néanmoins, avant toute élaboration précise à ce sujet, certaines situations dynamiques pointent d’emblée le bout de leur nez. La présente section est consacrée à trois d’entre elles : l’attraction borroméenne, l’effondrement homotopique et les temporalités ultra-denses. 182 Stéphane Dugowson Figure 4. Attracteur borroméen Attractions borroméennes Dès que l’on dispose de quelques exemples d’espaces connectifs — l’espace borroméen et les espaces brunniens, les graphes non orientés, les espaces topologiques, etc... — on se met à chercher des flèches. Peut-on, par exemple, construire un morphisme connectif non trivial défini sur le plan euclidien et à valeur dans l’espace borroméen à trois points ? Un tel morphisme devra transformer toute partie connexe du plan en une partie connexe de l’espace borroméen. Identifiant par exemple les éléments de l’espace borroméen aux trois couleurs bleu, rouge et vert, la question revient à construire un coloriage du plan tel que toute partie connexe de plan, par exemple tout disque fermé, contienne soit une seule des trois couleurs, soit les trois, mais jamais deux couleurs uniquement. Il est remarquable que, du moins si l’on se restreint à la structure connective sur le plan qu’engendrent 9 les disques fermés 10 , un tel exemple de coloriage existe déjà « dans la nature » (mathématique), à savoir l’association aux points du plan complexe de l’une des valeurs considérées selon leur bassin d’attraction pour la méthode de Newton appliquée à l’approximation des racines cubiques de l’unité (les points de la frontière commune aux trois bassins, qui constitue un ensemble de mesure nulle dit « ensemble de Julia », pouvant être coloriés de façon quelconque. Voir la figure 4). Ce qui est remarquable dans cet exemple, qui constitue une illustration naturelle — au sens où il s’agit d’un objet mathématique pré-existant (et présentant en outre une parfaite symétrie) et non construit ad hoc pour les besoins de la cause — de la notion de morphisme connectif, est qu’il est de nature essentiellement dynamique, ce qui n’est pas de façon évidente le cas des ingrédients de base de cet exemple que sont le plan connectif considéré et l’espace borroméen. La nature dynamique des bassins d’attraction en question se manifeste notamment par la fractalité de la frontière commune à chacune 9. Pour tout ensemble donné de parties d’un ensemble, il existe une plus fine (i.e. « moins connectante ») structure connective telle que ces parties soient connexes : c’est la structure connective engendrée par ces parties. Cela est lié au fait que dans la catégorie des espaces connectifs, comme dans d’autres catégories « topologiques », les structures sur un ensemble de points s’organisent en treillis complets, entre une structure discrète et une structure grossière. Voir [11]. 10. Et, a fortiori, si on se limite aux connexes obtenus à partir des disques ouverts, ces derniers étant nécessairement connexes si les disques fermés le sont. 183 Attractions borroméennes Figure 5. 0 > x �→ sin 1 x des trois parties du plan associées à chacune des trois couleurs de l’espace borroméen. Qu’une telle dynamique surgisse ainsi spontanément dans la recherche de morphismes mettant en jeu le plus simple des espaces proprement connectifs est un indice sérieux d’une certaine nature dynamique de la connectivité en tant que telle 11 . Effondrement homotopique La différence entre topologie (au sens de la topologie générale 12 ) et connectivité (au sens des espaces connectifs), apparaı̂t notamment dans le fait que, si toute application continue est connective (pour les structures connectives définies par les topologies en jeu dans la continuité), il existe des applications connectives qui ne sont pas continues. Par 1 exemple, la fonction numérique de la variable réelle définie par t �→ sin pour t < 0 et t t �→ 0 pour t ≥ 0 est connective — on vérifie facilement qu’elle transforme tout intervalle en un intervalle — mais elle n’est pas continue en 0 car, oscillant une infinité de fois entre ses bornes dans tout voisinage de l’origine, elle n’y admet pas de limite à gauche (voir la figure 5). Une telle fonction présente d’étonnantes propriétés en termes de connexité. Ainsi, le graphe de cette fonction semble séparer le plan dans lequel on le trace en deux parties, à savoir d’une part les points situés au-dessus du graphe, et d’autre part les points situés en dessous. Pourtant, l’ensemble de tous ces points constitue une partie connexe du plan, comme si les oscillations au voisinage de l’origine rendaient ce graphe poreux vis-à-vis de son complémentaire. Comme le graphe lui-même est connexe, on a là deux parties disjointes du plan — le graphe et son complémentaires — qui sont toutes les deux connexes et qui pourtant, en un sens, se « traversent » l’une l’autre (voir la figure 5). Que le comportement de cette fonction soit connectif a également des conséquences dramatiques quant à l’élaboration d’une version connective de la théorie topologique de 11. Au moins en ce qui concerne la fractalité, on pourrait songer à faire une remarque analogue au sujet des espaces topologiques, du fait que les fonctions numériques continues de la variable réelle sont, typiquement, nulle part dérivables. Mais, outre que le fait qu’il s’agit là de phénomènes assez subtils, ils résultent davantage de la nature de la droite numérique que de la continuité en tant que telle, tandis que dans notre exemple c’est bien la contrainte borroméenne qui est à l’origine de la fractalité et de l’aspect dynamique de la solution obtenue. 12. Depuis la publication, en 1914, de l’ouvrage [16] de Felix Hausdorff, les structures de la topologie générale sont le plus souvent définies en spécifiant les parties ouvertes de l’espace (les ouverts). 184 Stéphane Dugowson l’homotopie, c’est-à-dire des modifications continues que l’on peut faire subir à des êtres mathématiques qui sont eux-mêmes des chemins ou des transformations. En topologie, l’homotopie permet de différencier divers types d’espaces selon les trous qu’ils comportent. Par exemple, de ce point de vue, un cercle se distingue fondamentalement d’un simple point (ou, plus généralement, d’un espace qui pourrait se contracter en un point) parce que le trou qu’entoure le cercle constitue un obstacle homotopiquement incontournable : il est impossible, en restant dans le cercle, de le transformer continument en l’un de ses points. Lorsque l’on essaie de transposer dans les espaces connectifs les notions homo1 topiques, les comportements connectifs style t �→ sin produisent un effondrement : en t donnant à un cercle un mouvement de rotation sur lui-même régi par cette fonction pour t < 0, et en l’envoyant sur l’un quelconque de ses points pour t ≥ 0, la montée dans les fréquences infinies qui se produit à l’approche de l’instant t = 0 permet que l’explosion du cercle qui se produit ensuite ne rompe jamais la contrainte connective. Ainsi, la simple transposition dans le domaine connectif des définitions homotopiques ouvre la porte à une sorte de « magie » en un sens amusante, mais qui détruit la possibilité de rendre compte homotopiquement de la différence entre un cercle et un point. En analysant de plus près les causes de cet effondrement, on se rend compte qu’il est également lié aux spécificités de l’intervalle temporel [0, 1], morceau de l’axe réel sur lequel est construite la définition des transformations homotopiques. Ceci suggère que, pour répondre à l’effondrement de l’homotopie dans le cadre connectif, une solution pourrait consister à remplacer l’intervalle temporel réel par d’autres objets mathématiques, mieux adaptés au connectif. Si une telle piste devait se révéler intéressante, les bizarreries homotopiques du connectif pourraient alors être vues comme l’une des origines d’un renouvellement des notions temporelles. Ultra-denses temporalités Une autre pression connective en direction d’un renouvellement de nos conceptions temporelles tient à la facilité avec laquelle de drôles d’espaces connectifs peuvent être conçus, où le mouvement ne sauraient se produire sur la base des temporalités ordinaires. En effet, étant donné un ensemble de points, on peut associer à tout cardinal c une structure connective particulière en décidant que les parties connexes non triviales (c’est-à-dire les parties non vides et, si l’on veut une structure intègre, les parties non réduites à un point) seront toutes les parties dont le cardinal est supérieur ou égal à c. Ce type de structures connectives est particulier en ceci que l’union de parties connexes non triviales est encore connexe, que ces parties aient ou non un point commun. Plus généralement, on peut considérer des structures connectives incluses dans les précédentes, c’est-à-dire telles que toute partie connexe non triviale soit de cardinal supérieur ou égal à un cardinal donné. Considérons par exemple l’ensemble RR de toutes les fonctions R → R, et munissons cet ensemble de la structure connective intègre engendrée 13 par ℵ0 ceux des intervalles fermés 14 dont le cardinal est égal à celui de RR , c’est-à-dire 22 . Dans un tel espace, les chemins connectifs réels, c’est-à-dire les applications connectives 13. Voir la note 9. 14. C’est-à-dire les parties de la forme [f0 , f1 ] = {f : R → R, f0 ≤ f ≤ f1 }, où la relation d’ordre (partiel) ≤ est définie par f ≤ g ⇔ ∀x ∈ R, f (x) ≤ g(x). 185 Attractions borroméennes définies sur R (ou sur l’intervalle réel [0, 1]) et à valeurs dans cet espace, sont nécessairement constants. En effet, il n’y a pas suffisamment d’instants sur l’axe des réels pour que l’image d’une de ses parties quelconque puisse être connexe dans l’espace que nous avons défini. Autrement dit, le temps ordinaire n’est pas suffisamment puissant pour permettre en cet espace d’autre mouvement connectif que le sur-place. Ici encore, il faudrait pouvoir faire appel à un autre type de temporalité, en l’occurrence des temporalités donnant lieu à des ensembles d’instants de cardinalité supérieure. Points de vue catégoriques Feuilletages et représentations Le théorème de Brunn-Debrunner-Kanenobu affirme la possibilité de représenter tout espace connectif fini par un entrelacs. Mais qu’en est-il de la représentation des espaces connectifs infinis ? On connaı̂t des entrelacs possédant une infinité de composantes. C’est le cas de la fibration de Hopf 15 , dans laquelle une infinité continue de cercles sont deux à deux entrelacés. Un autre exemple est donné par le célèbre papillon de Lorenz, un système dynamique continu défini par un système d’équations différentielles et dont les solutions périodiques forment un entrelacs constitué d’une infinité dénombrable de composantes. Plus généralement, un axe de recherche pour les systèmes dynamiques continus dans un espace tridimensionnel consiste précisément à étudier les propriétés de l’entrelacs formé par les solutions périodiques. D’ailleurs, la fibration de Hopf entre également dans ce cadre, car on peut l’associer à l’étude d’un système mécanique très simple : le pendule sphérique linéaire. On voit déjà sur ces exemples que la question de la représentation des espaces connectifs infinis semble devoir être lié à l’étude des systèmes dynamiques. Mais, pour aller plus loin, il est nécessaire de préciser la notion de représentation connective elle-même. Par exemple, doit-on considérer que le cylindre obtenu en plongeant dans l’espace tridimensionnel le produit cartésien d’un cercle avec un intervalle réel constitue une représentation par entrelacs de cet intervalle ? Certes, la manière dont les cercles parallèles d’un tel cylindre sont connectés les uns aux autres est similaire à la connection des réels dans l’intervalle utilisé mais, précisément, est-ce encore de l’entrelacement ? Voici, à gros traits, la suite de l’histoire, dont le lecteur trouvera le détail mathématique dans mes textes récents ([12], [13]). En premier lieu, on peut effectivement, sans grande difficulté, formaliser la notion générale de représentation d’un espace connectif dans un autre. Pour interpréter les représentations par entrelacs comme des représentations connectives particulières, il faut alors munir l’espace tridimensionnel d’une structure connective spécifique, davantage « connectante » que celle associée à la topologie usuelle. En effet, pour la topologie usuelle, l’union de cercles disjoints entrelacés ne constitue pas une partie connexe de l’espace. D’un autre coté, la description connective des systèmes dynamiques susceptibles de fournir des représentations connectives conduit à développer la notion de feuilletage connectif. Il s’agit d’une variante et d’une généralisation d’une notion généralement considérée dans le contexte des variétés. Afin de pouvoir l’appliquer à une grande diversité 15. Pour une introduction accessible à tous à la fibration de Hopf, voir le film d’animation [15], dont la musique est signée du contrebassiste Florent Ghys. 186 Stéphane Dugowson de systèmes dynamiques, y compris les dynamiques discrètes, la notion de feuilletage connectif doit répondre à une définition très peu contraignante. Finalement, la définition retenue est la suivante : un feuilletage connectif est un ensemble de points muni de deux structures connectives, l’une étant qualifiée de structure interne, et l’autre de structure externe. Un feuilletage connectif n’est donc rien d’autre qu’un espace connectif, muni en plus d’une structure connective (interne). Les composantes connexes de la structure interne sont appelées les feuilles. Il y a alors deux procédés différents pour munir l’ensemble des feuilles d’une structure connective héritée de la structure externe du feuilletage. A ce stade, on découvre plusieurs procédés pour associer représentations et feuilletages connectifs. Plus précisément, à chaque représentation connective, on peut associer un feuilletage admettant pour structure externe la structure de l’espace dans lequel la représentation a lieu et pour structure interne une structure qui dépend de la représentation en jeu, selon plusieurs paramètres que je ne peux détailler ici. Réciproquement, à tout feuilletage connectif, on peut associer une représentation de l’espace de ses feuilles dans son espace externe. Or, sous certaines conditions, ces opérations apparaissent partiellement réciproques les unes des autres. Plus exactement, toute représentation connective admettant un minimum de bonnes propriétés se révèle équivalente à une certaine représentation connective de l’espace des feuilles d’un certain feuilletage associé à la représentation de départ. Au lieu d’équivalente, j’aurais pu dire ici : isomorphe. Autrement dit, pour exprimer précisément ces relations réciproques entre feuilletages connectifs et représentations connectives, il faut commencer par définir une catégorie des feuilletages connectifs, et une catégorie des représentations connectives. On constate alors que les associations décrites rapidement ci-dessus sont en fait de nature fonctorielle, et la réciprocité indiquée se révèle consister précisément en une adjonction entre deux foncteurs reliant, en sens inverses, les catégories en question. La notion de feuilletage étant connue en topologie comme essentiellement dynamique, l’adjonction découverte ici entre une catégorie de représentations connectives et une catégorie de feuilletages connectifs donne un fondement structurel à notre remarque initiale selon laquelle les représentations connectives semblent devoir être trouvées du coté des systèmes dynamiques. En un sens, on pourrait dire que les représentations connectives constituent une façon de regarder les feuilletages connectifs, donc les dynamiques. Du reste, la remarque vaut déjà pour les représentations connectives les plus simples, comme la représentation de l’espace borroméen par le nœud du même nom, dans la mesure où ce dernier se trace au tableau, voire dans l’espace, et qu’une trace est celle d’un mouvement, c’est-à-dire, en un sens, d’une dynamique (voir la figure 6). Ainsi, d’emblée, les espaces connectifs pointent vers des questions dynamiques. En particulier, ayant associé à tout espace connectif un ordinal, éventuellement infini, appelé l’ordre connectif de cet espace — je ne vais pas expliquer ici ce dont il s’agit, je me contenterai d’indiquer que si la structure connective du nœud borroméen est d’ordre 1, on peut construire un borroméen de borroméens à neuf composantes (voir la figure 6) qui s’avère être d’ordre 2 — le développement d’une théorie des dynamiques connectives permet à son tour d’associer à toute dynamique un ordre connectif 16 . 16. On en connaı̂t au moins une d’ordre infini : la dynamique de Ghrist, dont les orbites périodiques réalisent tous les entrelacs finis possibles. Par contre, la fibration de Hopf et le papillon de Lorenz sont d’ordre connectif 1. 187 Attractions borroméennes Figure 6. Entrelacement borroméen de trois entrelacs borroméens Repenser les temporalités À partir des considérations précédentes, sur quelle base développer une théorie des systèmes dynamiques connectifs ? Le constat d’une scission dans le traitement classique de la connexité a été à l’origine de notre intérêt pour les espaces connectifs. Eh bien, il se trouve qu’un constat du même type peut-être fait concernant la notion de système de dynamique, avec d’un coté les systèmes discrets, qui s’appuient sur une temporalité donnée par N ou Z, d’un autre coté les systèmes continus, pour lesquels le temps est donné par R+ ou par R. En outre, on constate une certaine confusion entre les durées d’une part, et les instants d’autre part : si on soupçonne que les relations des premiers aux seconds est analogue à celles qui lient les espaces vectoriels aux espaces affines, ou encore les flèches aux objets, il pourrait valoir la peine de préciser cet aspect des choses en distinguant plus clairement les deux notions. De plus, si les durées s’ajoutent, les instants, eux, sont ordonnés ; mais quelle place faut-il accorder à l’aspect ordonné des instants, dans une reprise unifiée des notions temporelles, si l’on songe que la relativité en physique et le calcul parallèle en informatique suggèrent de renoncer à l’idée qu’un ordre total serait obligatoire dans tous les cas ? Finalement, l’idée qui s’est progressivement imposée est la suivante : on prend pour écoulements (« temporels ») les flèches de n’importe quelle petite catégorie. La composition des écoulements est donnée par la composition des flèches, elle est donc astreinte à la compatibilité exprimée par les types de temporalités que sont les objets de la catégorie en question. Une dynamique sur cette catégorie d’écoulements temporels est un foncteur défini sur cette catégorie et à valeurs des ensembles d’états, objets de la catégories des ensembles pour les dynamiques déterministes et, plus généralement, nos dynamiques n’ayant pas vocations à rester dans le cadre du déterminisme, objets de la catégorie des relations 17 . Pour toute petite catégorie d’écoulements E, on construit ainsi la catégorie 17. C’est-à-dire la catégorie ayant pour objets les ensembles, et pour morphismes les relations entre ensembles. 188 Stéphane Dugowson des dynamiques sur E, dont les flèches — dont je ne peux détailler ici la définition — sont appelées dynamorphismes. Il faut remarquer qu’à ce stade la notion d’instant n’est pas encore apparue dans la construction. C’est que l’idée des systèmes dynamiques est avant tout celle d’une loi de comportement, indépendante du moment où ces comportements prennent place. Que sont alors les instants ? Eh bien, à toute catégorie E, se trouvent fonctoriellement associées deux dynamiques déterministes particulières, dites dynamique essentielle et dynamique existentielle de E. Ce sont les états de ces dynamiques qui constituent les instants, respectivement essentiels et existentiels, associés à E. Les dynamorphismes issus de ces dynamiques particulières et de but une dynamique quelconque constituent les solutions, respectivement essentielles et existentielles, de la dynamique en question. En termes plus intuitifs, la construction précédente des dynamiques catégoriques signifie qu’une telle dynamique peut changer de type de temporalité au cours de son déroulement, par exemple passer d’une temporalité discrète à une temporalité continue, ou inversement. Mais l’éventail des modes de temporalité possibles, chacun d’eux considéré en lui-même correspondant à un monoı̈de, est très vaste : outre les temporalités discrètes — associées au monoı̈de (N, +) dans le cas irréversible et au groupe (Z, +) dans le cas réversible — et continues — le monoı̈de (R+ , +) dans le cas irréversible, et le groupe (R, +) dans le cas réversible — on trouve des temporalités cycliques (nécessairement réversibles, car identifiées à des groupes, en l’occurrence cycliques), des temporalités arborescentes à la Borgès, où la composition des écoulements n’est pas commutative, des temporalités bornées définies par des monoı̈des non réguliers, etc. En outre, une petite catégorie est plus que la somme des monoı̈des qu’elle contient, les flèches entre objets distincts jouant évidemment un rôle fondamental. Par exemple, on sait que les éléments d’un ensemble ordonné peuvent s’interpréter comme les objets d’une petite catégorie. Du coup, à un monoı̈de ordonné tel que (R+ , +, ≤), on peut associer deux catégories d’écoulements temporels très différentes, que l’on pourrait appeler respectivement « temporalité réelle horizontale » et « temporalité réelle verticale », à savoir d’une part le monoı̈de (R+ , +), vu comme catégorie ayant un seul objet et dont les flèches, identifiées aux réels positifs, se composent en s’ajoutant, et d’autre part la catégorie associée à l’ensemble ordonné (R+ , ≤), qui admet un type de temporalité différent pour chaque réel positif. La temporalité horizontale donne lieu à des lois dynamiques « à coefficients constants », tandis que la temporalité verticale permet d’incorporer dans la définition même de la loi l’instant auquel elle s’applique. L’étude des relations entre la catégorie des petites catégories et celle des dynamiques fait notamment apparaı̂tre un foncteur de verticalisation : la temporalité verticale résulte ainsi de l’action de ce foncteur sur la temporalité horizontale, via la dynamique existentielle de celle-ci. Une nouvelle itération de ce processus de verticalisation — en quelque sorte une verticalisation du vertical — conduit à un type de temporalité qui nous est finalement assez familier : chaque instant y contient en quelque sorte la trace des instants passés, mais se distingue en outre par une pointe de présent pur, le présent du présent, à l’origine d’un mouvement totalement neuf. Et de nouvelles itérations de la verticalisation produiront d’autres types de temporalités encore. Pour définir une dynamique catégorique connective, il ne reste plus alors qu’à munir de structures connectives d’une part la catégorie des écoulements temporels, d’autre part l’ensemble de ses états. On obtient ainsi respectivement la structure interne et la structure externe d’un feuilletage connectif dont l’espace des feuilles associé conduit à l’ordre connectif de la dynamique catégorique connective en question. 189 Attractions borroméennes Interprétation de temporalités En guise de conclusion, je voudrais soutenir ici l’hypothèse philosophico-poétique selon laquelle la musique, au moins dans certaines de ses dimensions et pour certaines œuvres, serait comme l’interprétation ou la projection, dans notre temporalité ordinaire, des myriades de temporalités différentes, multiplement arborescentes, cycliques ou linéaires, discrètes ou continues, bornées ou non, finies ou non, que constituent les petites catégories connectives et dont j’ai essayé de donner une première idée dans les lignes précédentes. Dans les moments intenses, où chaque pas est un défi, chaque avancée une naissance, la temporalité sous-jacente pourrait être ultra-dense. Des temporalités borroméennes, sans ordre total, et d’autres, arborescentes, seraient discrètement à l’œuvre dans certaines compositions de Boulez, je pense en particulier à Éclat, dont l’interprétation dépend du choix, au dernier moment, de l’ordre de succession de plusieurs motifs. Les notions de temps lisse et de temps strié ou pulsé, théorisées par Boulez, renvoient d’ailleurs explicitement à l’idée d’une diversification temporelle. Les compositions présentant de fortes symétries, tel le « canon en crabe » de l’Offrande musicale de Bach, pour lequel Jos Leys a réalisé un film qui en montre la structure en ruban de Möbius 18 , celles dont les partitions se présentent elles-mêmes avec des structures non linéaires, comme pour le Makrokosmos de George Crumb au début des années 1970, renvoient clairement à des temporalités circulaires ou plus complexes. Quant au contrebassiste qui, après avoir cherché toute sa vie la note juste et l’ayant finalement trouvée ne joue plus que celle-là, sa temporalité pourrait bien dès lors être celle, minimale, d’un instant éternel. 18. http://www.josleys.com/Canon/Canon.html 190 Stéphane Dugowson ANNEXE : repères historiques Un aspect remarquable de l’histoire des espaces connectifs est le fait que chaque mathématicien y ayant contribué aura eu le sentiment d’être le premier. Dans le cas d’Hermann Brunn, cela a effectivement dû être le cas : ce mathématicien allemand est en tout cas l’auteur, en 1892, de la plus ancienne contribution que je connaisse sur le sujet [3]. Reprises par Hans Debrunner au début des années 1960 ([6, 7]) puis par Taizo Kanenobu [17, 18] en 1985, les structures connectives n’y sont pas vraiment considérées pour elles-mêmes — elles ne surgissent qu’en relation avec les entrelacs — elles ne comportent qu’un nombre fini de composantes et les morphismes correspondants ne sont pas définis. Grâce à l’intérêt de Jacques Lacan pour les entrelacs, une traduction française de l’article de Brunn a été publiée en 1982, dans la revue psychanalytique Ornicar ? [4, 5]. Indépendamment des travaux de Brunn, Reinhard Börger [1, 2] est le premier à définir en toute généralité la catégorie des espaces connectifs 19 . Indépendamment encore, en 1988, Georges Matheron et Jean Serra [19, 20] posent une définition plus générale encore des espaces connectifs, car fondée sur des fonctions d’appartenance généralisées, mais, sans références catégoriques, ils négligent les morphismes. Indépendamment, ignorant à l’époque les recherches en question, j’entreprends en 2003 mes premiers travaux sur les espaces connectifs. En octobre 2005, j’expose une partie de mes idées sur ce thème au colloque Impact des catégories organisé à l’ENS en hommage à Saunders Mac Lane [9]. Indépendamment, en 2006, Joseph Muscat et David Buhagiar [21] introduisent une notion voisine, les connective spaces. La définition de Muscat et Buhagiar, plus complexe et restrictive que celle de Brunn-Börger, rapproche les connective spaces des espaces topologiques, mais ne permet pas de rendre compte de la structure connective des entrelacs. En 2010, je publie un article sur les espaces connectifs [11], qui contient de nouveaux développements concernant l’engendrement des structures connectives, le « produit tensoriel » des espaces connectifs, la notion d’ordre connectif des espaces connectifs finis et l’application de cette notion aux entrelacs, définissant ainsi un nouvel invariant. Concernant les temporalités et les dynamiques catégoriques connectives, la plupart des définitions et de nombreux exemples sont détaillés dans [12] ainsi que dans mon livre [13]. On trouvera également une présentation de ces notions dans la vidéo disponible en ligne 20 d’une conférence sur le même thème faite au colloque « Catégories et Physique » organisé en décembre 2011 à l’université Paris 7. Bibliographie [1] Reinhard Börger, Kategorielle Beschreibungen von Zusammenhangsbegriffen, PhD thesis, Fernuniversität, Hagen, 1981. [2] Reinhard Börger, « Connectivity spaces and component categories ». In Categorical topology, International Conference on Categorical Topology (1983), Berlin, Heldermann, 1984. 19. Plus précisément, les espaces de Börger coı̈ncident avec ce que j’appelle les espaces connectifs intègres, ma propre définition n’exigeant pas la connexité des singletons. 20. http://youtube/iBGWsdynyWI 191 Attractions borroméennes [3] Hermann Brunn, « Ueber verkettung », Sitzungsberichte der Bayerische Akad. Wiss., MathPhys. Klasse, 22, p. 77-99, 1892. [4] Hermann Brunn, « De l’enchaı̂nement » (tr. française par C. Léger et M. Turnheim), Ornicar ?, 25, p. 207-223, 1982. [5] Hermann Brunn, « Errata », Ornicar ?, 26-27, p. 289-292, 1982. [6] Hans Debrunner, « Links of Brunnian type », Duke Math. J., 28, p. 17-23, 1961. [7] Hans Debrunner, « Über den Zerfall von Verkettungen », Mathematische Zeitschrift, 85, p. 154-168, 1964. http://www.digizeitschriften.de. [8] Stéphane Dugowson, Espaces connectifs et espaces de partage, 2003 (inédit). [9] Stéphane Dugowson, « Les catégories et le passage des frontières », Colloque impact des catégories, École normale supérieure (Paris), exposé du 13 octobre 2005). Enregistrement vidéo disponible à l’adresse : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=894. [10] Stéphane Dugowson, « Attractions borroméennes », Séminaire mamuphi, École normale supérieure (Paris), exposé du 27 janvier 2007). Enregistrement vidéo disponible à l’adresse : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1639. [11] Stéphane Dugowson, « On connectivity spaces », Cahiers de Topologie et Géométrie Différentielle Catégoriques, LI(4), p. 282-315, 2010. http://hal.archivesouvertes.fr/hal-00446998/fr/. [12] Stéphane Dugowson, « Introduction aux dynamiques catégoriques connectives », décembre 2011. http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00654494/fr/. [13] Stéphane Dugowson, Dynamiques connectives (une introduction aux notions connectives : espaces, représentations, feuilletages et dynamiques catégoriques), Editions universitaires européennes, 2012 [14] Paul Gartside et Sina Greenwood, « Brunnian links », Fundam. Math., 193(3), p. 259-276, 2007. [15] Etienne Ghys, Jos Leys, et Aurélien Alvarez, Dimensions (film d’animation, 2009). http://www.dimensions-math.org. [16] Felix Hausdorff, Grundzüge der Mengenlehre, Veit and Comp., Leipzig, 1914. [17] Taizo Kanenobu, « Satellite links with Brunnian properties », Arch. Math., 44(4), p. 369-372, 1985. [18] Taizo Kanenobu, « Hyperbolic links with Brunnian properties », J. Math. Soc. Japan, 38, p. 295-308, 1986. [19] Georges Matheron et Jean Serra, Image analysis and Mathematical morphology, volume 2, Academic Press, London, 1988. [20] Georges Matheron et Jean Serra, « Strong filters and connectivity ». In Image analysis and Mathematical morphology, volume 2, p. 141-157, Academic Press, London, 1988. [21] Joseph Muscat et David Buhagiar, « Connective space », Mem. Fac. Sci. Eng. Shimane Univ. (Series B : Mathematical Science), 39, p. 1-13, 2006. [22] François Nicolas, « “Rai sonnances” mathématiques en musique », Gazette des mathématiciens, 111, janvier 2007. [23] Dale Rolfsen, Knots and links, Publish or Perish, Inc., Houston, 19762 , 1990. 192 A L’OMBRE DE LA PHILOSOPHIE Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? (variations sous forme pro-lemmatique, mais en prose) Charles Alunni Laboratoire « Pensée des Sciences» Ecole normale supérieure / Scuola normale superiore À Moreno Andreatta, Guerino Mazzola, François Nicolas & Yves André – À mamu. « Il se pourrait bien qu’un effort d’organisation, collectif et anonyme, tel que Bourbaki, ne soit possible que dans un pays hautement centralisé (comme à Paris), et où les écoliers sont exposés très tôt à une large discussion philosophique 1 . » PREAMBULE Première précision, quant à la formulation interrogative du titre : mon point d’interrogation ne porte pas sur la question de savoir si, dans ce lemme, il en va bien d’un enjeu pour la philosophie (différents exposés mamuphi suffiraient à en apporter la preuve), mais il est plutôt comme la marque insistante du fait qu’il s’agit d’une adjonction possible et en cours, d’un prolongement argumentatif, à la question centrale de mon travail : « Qu’est-ce que s’orienter diagrammatiquement dans la pensée ? ». J’ajoute maintenant trois petites remarques d’ordre terminologique, mais qui ne sont pas sans rapport avec la « méthode » ou le cheminement que je suivrai. a. LEMME. Issu du grec λήµµα [= prémisse] ce mot est emprunté (vers 1613) au latin impérial « lemma ». 1). En mathématiques, c’est une proposition préliminaire qui ne concerne pas directement la thèse ou le théorème, mais qu’il est nécessaire d’établir avant de poursuivre la démonstration ; 2) en philosophie, c’est une proposition accessoire, démontrée ou admise, qui permet de poursuivre le raisonnement. 1. Saunders Mac Lane, « Concepts and Categories in Perspective », in Peter Duren et al. ed., A Century of Mathematics in America, « History of Mathematics », Vol. 1, Part. 1, Providence, AMS, p. 338. 195 Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? b. THEOREME. C’est encore un emprunt (vers 1539) au latin impérial « theorema » [= proposition] (Aulus Gellius), et plus spécialement « proposition démontrable », lui-même repris au grec θ�ωρηµα : 1. Spectacle = « ce qu’on peut contempler » ; puis, 2. « objet d’étude », « principe », « proposition démontrable ». À noter que ce nom est luimême dérivé de θ�ωρ�ιν, qui signifie « observer », « examiner ». D’où un renvoi direct à la θ�ωρια. Le théorème est donc « l’objet que l’on considère ou que l’on prend en vue ». En mathématiques, on l’opposera à postulat, axiome ou définition. Beaucoup plus récent, on trouve THEOREMATIQUE, qui est un emprunt savant (autour de 1900) signifiant : « qui s’accorde avec ce qu’on a observé », « qui procède par théorèmes ». Sur ce lien, inscrit à même l’éthymème de théorème, entre « théorie » et « observation », une incise qui ne me semble pas totalement étrangère à toutes nos questions, et dont les porteurs ne sont autres que Heisenberg et Einstein. Dans une conférence donnée en 1968 à l’Institut de Physique Théorique de Trieste, Werner Heisenberg rapporte un souvenir qui est beaucoup plus qu’une anecdote. Pendant les première étapes du développement de la Mécanique Quantique, il pensait que l’idée philosophique la plus importante était d’introduire des quantités observables : Mais lorsque je devais donner une conférence sur la Mécanique Quantique, à Berlin, en 1926, Einstein écoutait la conférence et corrigea ce point de vue. Il énonça : “Qu’une chose soit observable ou non dépend de la théorie que vous utilisez. C’est la théorie qui décide de ce qui est observable”. Il raisonnait ainsi : “Observer signifie établir une relation entre un phénomène et notre réalisation du phénomène. Quelque chose se produit dans l’atome, la lumière frappe la plaque photo, nous voyons la plaque, ainsi de suite, mais dans toute cette série d’événements — depuis l’atome jusqu’à notre œil et à votre existence —, vous avez dû supposer que tout se passe comme dans la vieille physique. Changez votre théorie sur cette séquence d’événements, et alors l’observation sera évidemment modifiée”. Je ne commenterai pas ici les enjeux théoriques et philosophiques de cette déclaration en théorie quantique relativiste. c. CONJECTURE. Emprunté vers 1246 au latin « conjectura » (chez Cicéron : faculté de conjecturer les conséquences), et usité dans la langue augurale et en rhétorique (au sens d’interprétation des songes et de prédiction). [Sur cette inflexion onirique, je rappelle « en passant » qu’Alexandre Grothendieck est l’auteur d’un volumineux traité intitulé : La clef des songes ou Dialogue avec le Bon Dieu, dont le dernier chapitre, consacré à Mai ’68, a pour titre : Voyage à Menphis (2) : Semailles pour une mission]. « Conjectura » dérive de « conjicere », 1. de « cum » (qui donne co) et de « jacere » (qui signifie « jeter »), littéralement « jeter ensemble », d’où, parmi d’autres sens figurés, « combiner dans l’esprit, présumer », spécialement dans la langue augurale ; 2. diriger ses yeux et son regard. Chez Cicéron, la « conjectio » n’est autre que l’action de lancer des traits ou flèches ; et au sens figuré : la comparaison 2 . 2. Pour une approche « pensive » de la conjecture, je vous renvoie à l’exposé essentiel d’Yves André, 196 Charles Alunni Mon cheminement sera donc « conjectural » en ce sens qu’il consistera à « jeter ensemble » un certain nombre de lemmes philosophiques dont la connexion en forme de « faisceau » apparaı̂tra plus explicitement au point II. I. DE QUELQUES LEMMES CONJECTURAUX. • Lemme constructif. J’indiquerai d’abord une axiomatique philosophique minimale de ce que j’entends par « construction », qui sera suivie de deux exemples d’interprétation « constructiviste » : la notion de « FLECHE » et la notion de « NOYAU ». Je dirai qu’une recherche philosophique peut retrouver sa légitimation, et le retour de sa fonction propre, à l’intérieur du cadre d’orientation d’une recherche finalisée par la découverte des différentes matrices « constructives » qui ont généré les comportements, intellectuels et motivés, des édifices linguistiques et conceptuels qui articulent et disciplinent le contrôle de l’expérience. Il s’agit, pour un point de vue « constructiviste », de découvrir comment une posture de conduite, un mode de vie, une gestuelle, une modalité d’usage des objets et des instruments élaborés par voie de tentatives (ou combinés par le plus pur des hasards), sont parvenus à la forme et au statut d’une technique procédurale, méthodique et ordonnée, en vue d’atteindre certains buts. Construire, c’est découvrir, par exemple, dans la transformation de la casualité en une technique méthodique, la matrice de ce que nous définissons comme étant de l’ordre de la pensée. Une enquête théorique de ce type constitue précisément le travail philosophique que je qualifierais de constructiviste. L’ « opération constructive » n’est ici rien d’autre que le cadre unifiant de toutes les fonctions assertoriques d’un système notationnel. En ce sens, il est impossible de repérer dans un donné, dans un objet, ou dans une entité cristallisée en situation d’isolement, le dispositif de preuves et de légitimation des procédures exécutables à l’intérieur d’un système symbolique. Dans un contexte bachelardien, je dirais que le primitif, c’est le construit, ce qui sur -vient par construction (le “sur -rationnel”), et non ce qui est donné par intuition. La Réalité intervient à la fin et non au début de la construction théorique. Dès lors, l’opération constructive qui connecte les termes au sein de la forme d’un disciplinement propre à un certain type de conduite, représente ce qu’on définit par ailleurs comme preuve. En d’autres termes, c’est l’entière praxis d’une forme de vie qui constitue ce que nous appelons généralement une preuve. Dans cette identification radicale de l’invention et de la construction, la construction conceptuelle, diagrammatique et expérimentale se retrouvent en réalité dans une même unité de plan. Sur le nexus « construction / dialectique / négativité », que je ne traite évidemment pas ici, j’ai opposé ailleurs à l’« auto-destruction » heideggéro-derridienne, un opérateur d’« hétéro-construction » 3 . J’ajoute simplement deux indicateurs, avant de prendre mes deux exemples. « S’orienter dans la pensée mathématique : l’art des conjectures » (Séminaire mamuphi, conférence du 10 Décembre 2005), repris dans le présent recueil. 3. Cf. Charles Alunni, « Speculum 2. Pour une métaphorologie fractale », Revue de synthèse, « Objets d’échelle », T. 122, N˚1, janvier-mars 2001, Paris, Albin Michel, p. 154-171. 197 Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? A. Un rappel du geste nietzschéen de généralisation de la métaphoricité par une mise en abı̂me qui est chez lui solidaire d’une « mise en perspective » constructiviste : Ce n’est qu’à partir de la ferme persévérance de ces formes originelles que s’explique la possibilité selon laquelle peut ensuite être constituée une construction de concepts à partir des métaphores elles-mêmes. Cette construction est une imitation des rapports du temps, de l’espace et du nombre sur le terrain des métaphores. À la construction de concepts travaille originellement [. . .] le langage et plus tard la science [. . .]. [A]insi la science travaille sans cesse à ce grand colombarium des concepts, au sépulcre des intuitions, et construit toujours de nouveaux et de plus hauts étages, elle façonne et nettoie, rénove les vieilles cellules [métaphore animale de la ruche], elle s’efforce surtout d’emplir ce colombage surélevé jusqu’au monstrueux et d’y ranger le monde empirique tout entier, c’est-à-dire le monde anthropomorphique 4 . B. Un modèle de « constructivisme fonctionnel » que Gaston Bachelard pointe chez Riemann, et qui pourrait se prolonger dans une « ontologie nécessairement projetée », une « ontologie constructive [qui] n’est jamais à son terme puisqu’elle correspond plutôt à une action qu’à une trouvaille portant sur une réalité de seconde intention » : La définition de la fonction [riemannienne] par simple correspondance a ici encore une tout autre souplesse. “Cette définition, dit Riemann, ne stipule aucune loi entre les valeurs isolées de la fonction, car lorsqu’il a été disposé de cette fonction pour un intervalle déterminé, le mode de son prolongement en dehors de cet intervalle reste tout à fait arbitraire”. Ainsi la connaissance parfaite d’un être analytique dans un domaine déterminé n’implique plus la moindre connaissance en dehors de ce domaine. L’être, en Analyse, nous apparaı̂t donc comme le résultat d’une construction qui, dans son principe, sinon toujours en fait, est une construction libre. En analyse comme en géométrie, les conditions restrictives qui fixent les règles de la construction ne ruinent pas le caractère hypothétique de l’élément analytique défini. Ainsi, en une analogie curieuse, on retrouve pour définir une transcendante, les mêmes types de relations conditionnelles que dans l’Axiomatique de la géométrie. “Comme principe de base dans l’étude d’une transcendante, écrit Riemann, il est, avant toute chose, nécessaire d’établir un système de conditions indépendantes entre elles suffisant à déterminer cette fonction”. La transcendante n’établit ainsi entre ses éléments que les seules liaisons qui sont spécifiées par le système des conditions. Elle n’a pas de réalité en dehors de ce système qui doit être, comme un système de postulats, complet et fondamental 5 . La liste des signatures constructivistes serait développable ad libitum : en physique, et à la même époque, Paul Langevin, Jean Becquerel, Hermann Weyl, Arthur Eddington ; en mathématique, Tullio Levi-Civita, Gregorio Ricci-Curbastro — tous, et ça n’est pas un hasard, étaient d’éminents « relativistes ». 4. Le livre du philosophe, tr. A. K. Marietti, Paris, Aubier, 1969, p. 193-195. 5. Gaston Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, Vrin, 1927 , p. 184-185. 198 Charles Alunni Mes deux exemples tenteront de montrer en quoi l’approche « constructiviste » amène à considérer l’action des « lignées de diagrammes » et la puissance visible de ce qu’Albert Lautman a pu qualifier de « montée vers l’absolu ». a. Le concept de « FLECHE ». On sait comment Saunders Mac Lane caractérise l’originaire « diagrammaticité constructive » de la théorie des catégories : Since a category consists of arrows, our subject could also be described as learning how to live without elements, using arrows instead. This line of thought, present from the start, comes to a focus in Chapter VIII, which covers the elementary theory of abelian categories and the means to prove all of the diagram lemmas without ever chasing an element around a diagram. [. . .] The fundamental idea of representing a function by an arrow first appeared in topology [. . .]. The arrow f : X → Y rapidly displaced the occasional notation f (X) ⊂ Y for a function. It expressed well a central interest of topology. Thus a notation (the arrow) led to a concept (category) 6 . À propos de l’origine de cette notation, Mac Lane précise dans « Concepts and Categories in Perspective », qu’on peut l’attribuer à Hurewicz, vers 1940. Mais au fond, il avoue qu’il n’en sait rien : At first, the vivid arrow notation f : X → Y for a map was not avaible, and homomorphisms of homology groups (or rings) were always expresssed in terms of the corresponding quotient group or rings. Thus the familiar long sequence of the homotopy groups of a fibration was originally described in terms of subgroups and quotient groups ; this is the style used by all three discoveries of the sequence and of the covering homotopy theorem (HurewiczSteenrod, Ehresmann-Feldbau, Eckmann). The practice of using an arrow to represent a map f : X → Y arose at almost the same time. I have not been able to determine who first introduced the convenient notation ; it may well have appeared first on the blackboard, perhaps in lectures by Hurewicz and it is used in the Hurewicz-Steenrod paper, submitted November 1940. At almost this time others used a notation for a map with the same intent as the arrow 7 . On trouve dans la littérature une attribution de paternité parallèle à Pierre Samuel comme proto-construction de ce qui deviendra la « flèche universelle de Samuel ». Membre de la deuxième génération Bourbaki, Pierre Samuel est à l’origine des idées présentées par Bourbaki dans la section consacrée aux constructions universelles (voir son article de 1948, « On Universal Mappings and Free Topological Groups », Bulletin of the AMS, 54, p. 591-598) 8 . Comme toute quête des origines, le risque de côtoyer « mythes et légendes » plus que science et rigueur est ici évident. Peu importe, au point que, si vous me le permettez, j’en rajouterai volontiers « une couche » — comme on dit —, ne seraitce que pour la beauté de la « construction ». 6. Cf. Categories for the Working Mathematician, IIde édition, Springer, 2000, p. VII et p. 29 (Notes). 7. Saunders Mac Lane, « Concepts and Categories in Perspective », op. cit., p. 332-333. 8. Pour un développement philosophique, cf. Charles Alunni, « Des Enjeux du mobile à L’Enchantement du virtuel – et retour », Introduction à Gilles Châtelet, L’Enchantement du virtuel. Mathématique, physique, philosophie, Édition de Charles Alunni et Catherine Paoletti, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2010. 199 Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? Voulant en savoir plus sur le compte de Samuel et sur son geste inaugural « supposé », je vous livre le résultat de mon enquête sous forme de proto-citation : 20. Après-demain, je tirerai trois flèches comme si je visais une cible. ? 21. Et voici, j’enverrai un jeune homme, et je lui dirai : “Va, trouve les flèches”. Si je lui dis : “Voici, les flèches sont en deçà de toi, prends-les !” alors viens, car il y a paix pour toi, et tu n’as rien à craindre, l’Éternel est vivant !”? 22. Mais si je dis au jeune homme : “Voici, les flèches sont au-delà de toi !”, alors va-t-en, car l’Éternel te renvoie. J’ai cité le Premier livre de Samuel, Chapitre 20 de l’Ancien Testament. Et je conclurai en disant qu’à la pointe orientée du signifiant, cette « paternité fantasmatique » rentre parfaitement dans le cadre de ce qu’on pourrait qualifier de « construction augurale » ou de « proto-conjecture ». b. Le concept de « NOYAU ». Le texte pour moi initiatique quant au questionnement « constructiviste » de la notion de NOYAU est l’ouvrage de Jean-Toussaint Desanti, Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2. Il s’agit en fait de conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, qui sont parues chez Grasset en 1999. Il est à noter que ce livre, assez difficile et par bien des côtés admirable, se conclut par un Appendice intitulé : « Sur le concept de Catégorie ». Alain Badiou a déjà dit ailleurs l’importance que la théorie des Catégories avait pour Touki depuis longtemps. Desanti y remarque que ce nom est bien emprunté au langage le plus quotidien — noyau de pêche, noyau d’olive, noyau de cerise. Ce qui l’intéresse (intérêt que nous avons en partage), c’est que son usage a été étendu à des langages savants et forts techniques : de la physique du « noyau » à l’algèbre abstraite et au « noyau » d’un homomorphisme de structures. C’est évidemment ce dernier usage qui a été lui-même généralisé par les Catégoriciens à des domaines d’une essentielle abstraction. La communauté mathématicienne a admis le choix du mot : « noyau » en français, « kernel » en anglais, « Kern » en allemand, en dépit du caractère apparemment irréductible à toute “naturalité” usuelle du domaine théorique par lequel était proposée une telle extension. La conclusion de Desanti est alors la suivante : Il nous faut donc admettre que le sens ordinaire était propre à l’autoriser, bien qu’il ne suffise à en régler l’usage ; ce qui veut dire que le rapport entre “noyau de fruit” et “noyau d’homomorphisme” n’est pas de simple et arbitraire homonymie 9 . Si, selon son sens le plus banal, un noyau est ce qui enferme la graine, la question pourrait être alors : pourquoi tant de dureté pour conserver au plus profond du fruit cette petite chose rebelle ? Parce que le « noyau » protège l’arbre futur, un autre arbre que celui dont on aurait mangé le fruit. Le noyau enferme et maintient un arbre virtuel conforme à son espèce. C’est ce « signal » d’invariance, au sein d’un domaine en devenir, qui paraı̂t autoriser les extensions de signification aux champs les plus étrangers au départ à nos expériences naturelles usuelles. Il y a là 9. Jean-Toussaint Desanti, Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2. Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Paris, Grasset, « Figures », p. 138. 200 Charles Alunni toujours conformité à une exigence d’invariance, chaque fois spécifique, et repérable selon des procédures appropriées. Ainsi, dans la langue des algébristes, un noyau prend précisément le sens d’INVARIANT. Plus précisément encore, en dégageant le concept de « noyau », le mathématicien établit un lien essentiel entre les sous-groupes invariants d’un groupe et la classe de ses homomorphismes. C’est par là que la considération des sous-groupes invariants devient un outil essentiel à la théorie des groupes : les sous-groupes invariants d’un groupe G, et eux seulement, sont les noyaux de ses homomorphismes. Le concept de « noyau » ainsi défini permet de faire travailler le concept de groupe. Qu’est-ce alors qui exige un tel travail ? Le rôle central que joue pour un groupe son élément neutre, son « zéro », sans lequel aucun élément n’y étant inversible, tout un champ d’opérations resterait interdit, parce que privé de signification universelle. L’absence de « zéro » nous condamnerait en quelque sorte à l’oisiveté opératoire. D’où il conviendrait d’admettre que l’idée de noyau pour le philosophe est équivalente au zéro des algébristes. Je n’irai pas plus loin ici, sinon pour remarquer que si dans toute théorie algébrique le « noyau » d’un morphisme f : A → B est l’ensemble des éléments a ∈ A tels que f (a) = 0, et où 0 dénote l’élément zéro de B, dans le cadre du langage catégorique, où il n’y a pas de référence aux éléments spécifiques des objets, il devient nécessaire de trouver une définition alternative pour le « noyau ». Et ce sont les catégories Abéliennes qui furent précisément introduites pour exhiber la définition, dans un cadre catégorique, des concepts de « noyaux », de « séquences exactes », etc. Il est enfin possible de visualiser ce court-circuit « constructiviste » du corps matériel et du concept, de la main et de l’esprit, par l’exhibition de quelques diagrammes de noyaux. • Lemme inductif. Le modèle de ce « lemme inductif » est à l’œuvre dès le titre de l’un des ouvrages les plus essentiels du XXe siècle concernant la théorie de la relativité dite générale d’Albert Einstein : La valeur inductive de la relativité, publié par Gaston Bachelard en 1929. Dans un compte-rendu des Recherches philosophiques parues en 1931, Albert Spaier note ceci : Sans prendre soin de nous avertir qu’il ne tient aucun compte de la signification habituelle du mot induction, M. Bachelard qualifie ainsi une multiplication et un enrichissement prémédités de considérations théoriques et même, spécifiquement mathématiques, qui ne s’orientent vers l’expérience que tardivement, par surcroı̂t 10 . J’ai montré ailleurs que ce catégorème bachelardien provenait d’une profonde assimilation du dispositif d’induction tel qu’il s’était imposé à Einstein lui-même depuis sa préoccupation précoce pour l’électromagnétisme. C’est dans un texte daté de 1912 qu’il a définitivement instauré le paradigme « inductif » de la relativité générale, le titre en déterminant déjà l’entière programmatique : Gibt es eine Gravitationswirkung die der elektrodynamischen Induktionswirkung analog ist ? [Existe-t-il une action gravitationnelle analogue à l’induction magnétique ? ] 11 . 10. A. Spaier, Recherches philosophiques, vol. I, 1931, p. 369. 11. In «Vierteljahresschrift für gerichtliche Medizin », Ser. 3, XLIV, 1912 (pp. 37-40). 201 Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? C’est cette essence profondément « relativiste » du concept d’induction qui a été à l’origine de toutes les mésinterprétations de la Valeur inductive de la relativité que Bachelard opposait à La déduction relativiste d’Émile Meyerson [1925]. Et comme Bachelard sentait qu’il aurait du mal à être entendu sur ce point capital, il est revenu explicitement sur le sens “physique” strict du terme « induction », cette fois dans un texte daté de 1942 et publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger [n˚ 132, 1942-1943]. [. . .] Les critiques portent souvent plus d’attention au mot qu’à la phrase — à la locution plus qu’à la page. Ils pratiquent un jugement essentiellement atomique et statique. Rares sont les critiques qui essaient un nouveau style en se soumettant à son induction. J’imagine, en effet, que de l’auteur au lecteur devrait jouer une induction verbale qui a bien des caractères de l’induction électromagnétique entre deux circuits. Un livre serait alors un appareil d’induction psychique qui devrait provoquer chez le lecteur des tentations d’expression originale 12 . Ici, l’« apparent paradoxe » est qu’il s’agit d’un article qui ne relève pas de l’ordre proprement épistémologique. Il a pour titre : « Une psychologie du langage littéraire : Jean Paulhan, “Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres” ». Ce précieux philosophème d’« induction psychique » sera repris en 1953 dans un autre texte intitulé : « Germe et raison dans la poésie de Paul Éluard ». Les poèmes d’Éluard sont des diagrammes de confiance, des modèles de dynamisation psychique [. . .] Si l’on est sensible à l’induction psychique d’éveil, de réveil — de naissance, de rénovation — de jeunesse et de jouvence, on ne s’étonnera pas de la puissance vraie des poèmes réunis sous le signe du Phénix. Ici encore, nous recevons le bienfait d’une condensation de forces exceptionnelles 13 . À noter ici, sans plus de commentaires, la mobilisation de la chaı̂ne catégoriale « dynamisation », « induction », « condensation » & « diagramme ». Je n’hésite pas à en rapprocher ici tel énoncé d’Alain Connes : Ainsi, pour moi, la représentation mentale algébrique a les mêmes ingrédients, à la fois linguistique et musique, que la poésie [. . .]. La réalité mathématique brute a une nature inductive. L’activité du mathématicien la comprend de manière projective 14 . Bachelard encore : Pour bien comprendre les nuances diverses de cette sublimation active et en particulier la différence radicale entre la sublimation cinématique et la sublimation vraiment dynamique, il faut se rendre compte que le mouvement livré par la vue n’est pas dynamisé. Le mobilisme visuel reste purement cinématique. La vue suit trop gratuitement le mouvement pour nous apprendre à le vivre intégralement, intérieurement. Les jeux de l’imagination formelle, les intuitions qui achèvent les images visuelles nous orientent à l’envers de la participation substantielle. Seule une sympathie pour une matière peut déterminer une participation réellement active QU’ON APPELLERAIT VOLONTIERS UNE INDUCTION SI LE MOT N’ETAIT DEJA PRIS 12. Gaston Bachelard, Du droit de rêver, Paris, P. U. F., 1970, 19886 , p. 181. 13. Revue Europe, n˚ 93, 1953. 14. Alain Connes, « À la recherche d’espaces conjugués », in Ilke Angela Maréchal, Sciences et Imaginaire, Paris, Albain Michel, 1998. 202 Charles Alunni DANS LA PSYCHOLOGIE DU RAISONNEMENT. Ce serait pourtant dans la vie des images que l’on pourrait éprouver une volonté de conduire. Seule cette INDUCTION MATERIELLE ET DYNAMIQUE, cette “duction” par l’intimité du réel, peut soulever notre être intime. Nous l’apprendrons en établissant entre les choses et nous-mêmes une correspondance de matérialité 15 . Je dirais que l’induction, c’est la clé de « l’imagination du mouvement », comme « mouvement de l’imagination », à la fois scientifique et poı̈étique, que Bachelard prend ici en vue : α. d’abord par la mise en évidence du « petit laboratoire » électromagnétique et inductif d’une révolution scientifique nouvelle. L’appareil expérimental, chargé de théorie, est ce qui montre et ce qui formule l’avancée relativiste et son « architecture ». Je cite : « La distance, a-t-il dit, entre la théorie et l’expérience est telle — qu’il faut bien trouver des points de vue d’architecture 16 . » Cette clé de « l’imagination du mouvement » comme « imagination en mouvement » se donne également à voir β. par le rabattement du dispositif inductif réel sur les conditions de sa « pensée », comme une sorte de modèle de toute pensée (scientifique, philosophique et/ou poétique). Comme dans le texte du très jeune Einstein, qui, âgé de seize ans se demandait comment un champ magnétique engendré par un courant affecte l’éther et modifie le courant lui-même, cette induction recèle (et révèle) à nouveau son essence de self-induction. Par une sorte d’invagination du dispositif expérimental et du dispositif théorique, Bachelard induit, en en révélant par là le secret (et en en rendant également visible le « spectre »), son propre dispositif philosophique. Un élément matériel est le principe d’un bon conducteur qui donne la continuité à un psychisme imaginant 17 . L’enjeu philosophique profond reste celui d’une sorte de parallélisme des attributs de la pensée et de l’étendue, de la théorie et du réel qui sont comme chiasmatiquement auto-induits, et par quoi le mouvement livre sa dynamique. Je conclue le survol du lemme inductif par ce que je considère comme un autre exemple paradigmatique, et qui est celui des « courants » de De Rham. Introducteur avec Élie Cartan des « formes différentielles », De Rham établit entre autres, par la cohomologie, un lien des plus étroits entre propriétés locales en géométrie différentielle (les p-formes) et propriétés globales (topologie de la variété). Ce qui m’intéresse ici, c’est la question du passage inductif des équations de Maxwell à la cohomologie de De Rham, et retour 18 . La question essentielle pour l’orientation de la pensée physico15. Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 15. 16. Paul Valéry, L’idée fixe, Paris, Gallimard, 1934, 19612 , p. 143. Valéry cite ici Einstein qu’il écouta à Paris en 1929 à l’IHP. 17. Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 14. 18. Sur le « tissage » technique de la théorie de la cohomologie de De Rham et de l’électromagnétisme “généralisé” (« Liberté de jauge », « Effet Bohm-Aharonov », « Trous de ver » et « Monopôles »), cf. l’excellent exposé de John Baez & Javier P. Muniain, Gauge Fields, Knots and Gravity, World Scientific, « Series on Knots and Everything — Vol. 4 », Singapore, 1994, ch. 6, « De Rham Theory in Electromagnetism », p. 103-152. 203 Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? mathématique est de dégager la relation biunivoque entre le modèle diagrammatique issu du dispositif matériel du bobinage électromagnétique et l’induction d’un courant mathématique induit, qui rendra compte à son tour, d’un point de vue conceptuel, de ce dispositif « réel » 19 . De Rham donne-t-il quelque part la clé d’un « court-circuit » symbolique-matériel (inscrit à même les « matérialités symboliques » de la théorie) qui serait ici lié à quelque chose comme une induction électromathématique ? Sachant que le concept mathématique central de sa théorie des variétés différentiables n’est autre que celui de « courant », ma requête philosophique est alors la suivante : quel modèle mental, quel diagramme théorique préexistant aurait pu pousser Georges De Rham à baptiser un dispositif purement mathématique et extrêmement abstrait — qui relie les notions d’homogénéité, de parité et de dimension ou de degré introduites pour les « chaı̂nes » et les « formes » (orientation de variétés et d’applications, chaı̂nes et formule de Stokes, etc.) — « courants » ? 20 Il s’avère qu’en cherchant un peu, on s’aperçoit que De Rham apporte lui-même la réponse : Le choix du terme “courant” a été motivé par le fait que, dans l’espace ordinaire à 3 dimensions, les “courants de dimension 1” peuvent être interprétés comme des courants électriques 21 . Ainsi, On voit que, dans l’espace ordinaire, une même entité physique (le courant électrique), est représentée dans un cas par un champ à une dimension (courant linéaire), dans un autre cas par une forme de degré deux (courant de volume). Cela suggère l’idée que dans une variété à n dimensions V, un p-champ et une (n — p)forme doivent être deux aspects d’une même notion plus générale, que j’appellerai courant à p dimensions. Telle est l’idée qui m’a conduit à la démonstration des trois théorèmes dont on vient de parler 22 . Puisque cette orientation inductive de (et dans) la pensée implique une géométrie de l’entrelacement (du dispositif matériel et du dispositif formel), je la qualifierai ici d’« induction symplectique ». Il suffit de rappeler que le grec συµπλ�κτ ικoς signifie proprement « qui entrelace », en particulier dans le contexte des sciences naturelles (« qui est entrelacé avec une autre corps ou une autre partie ») ; ce qui a donné le latin complexus (enlacement) et complex (uni, joint), eux-mêmes dérivés de complector (qui signifie, en son sens figuré, « SAISIR par l’intelligence, par la pensée, par la mémoire ou par l’imagination » et « embrasser [comprendre] dans un exposé » : una comprehensione omnia 19. « “Le monde corporel est réel. Telle doit être l’hypothèse de base” [. . .]. Votre énoncé me semble en soi dénué de sens ; c’est comme si l’on affirmait : “Le monde est cocorico”. Je trouve que “réel” est en soi une catégorie (un tiroir) vide et sans signification qui ne tient son énorme importance que du fait que j’y range certaines choses et pas d’autre », Albert Einstein, Lettre à E. Strudy (24 septembre 1918). 20. Georges De Rham, Variétés différentiables. Formes, courants, formes harmoniques [1960], Hermann, « Publications de l’Institut Mathématique de Nancago III », Paris, 19733 . 21. Georges De Rham, ibid., p. 40, note 1. 22. Ce « court-circuit » explicite est tiré de sa conférence du 21 octobre 1935 du cycle des Conférences internationales des Sciences mathématiques (Université de Genève) consacrées à Quelques questions de Géométrie et de Topologie. Cf. Georges De Rham, « Relations entre la topologie et la théorie des intégrales multiples », L’Enseignement mathématique, 35, 1936, p. 220-221. On ne manquera pas de relever, dans ce contexte électrique, l’obsession déjà présente chez Einstein d’unification des « aspects » séparés d’un phénomène (ici mathématique). 204 Charles Alunni complecti = « comprendre tout dans une formule unique »). L’utilisation de ce mot en mathématiques est due à Hermann Weyl qui, dans un effort pour éviter une confusion sémantique, a rebaptisé l’obscur (pour l’époque) « groupe du complexe linéaire », « groupe symplectique » 23 . Quelle que soit son étymologie, l’adjectif « symplectique » signifie fondamentalement « tressés ensemble » ou « tissés » ; et c’est cet effet de tresse « par self-induction » qui nous intéresse ici et avant tout. • Lemme traductif La question de la traduction et de la « traductibilité » est un enjeu majeur ici, mais pour d’évidentes raisons de temps, je serai relativement expéditif. Qu’une approche philosophique de la traduction — « traduction » désignant à la fois la pratique traduisante, l’activité du traducteur (son versant dynamique) et le résultat de cette activité (son versant statique) —, que cette approche ait quelque chose à voir avec les préoccupations fondamentales du mathématicien est à mon avis des plus instructifs. Il est tout d’abord remarquable que dans son traité de « traductologie » paru en 1979, intitulé Traduire : théorèmes pour la traduction (pbp), et où il se propose d’inaugurer « une linguistique inductive de la traduction », Jean-René Ladmiral mette en place un dispositif visant à classer les traducteurs, selon l’orientation de leur pensée et de leur pratique, en « sourciers » et en « ciblistes ». Pour Ladmiral, et selon ce que je qualifie personnellement de conception éculée de la traduction, traduire c’est « faire passer », dans la transparence, et en langue-cible, ce qui ressortit à la parole dans le texte-source. Toute théorie de la traduction est confrontée au vieux problème philosophique du Même et de l’Autre : à strictement parler, le texte-cible n’est pas le MEME que le texte original, mais il n’est pas non plus tout à fait AUTRE. Le concept même de « fidélité » au texte original traduit bien cette ambiguı̈té, selon qu’il s’agit de fidélité à la lettre ou à l’esprit. C’est le débat traditionnel sur les « belles infidèles » (titre d’un ouvrage classique de Georges Mounin paru en 1955). En gros, la « traduction » est censée remplacer le textesource par le « même » texte en langue-cible (avec pour finalité de nous dispenser de la lecture de l’original). Mais c’est le caractère problématique de cette « identité » qui fait toute la difficulté d’une théorie : on parlera alors plutôt d’« équivalence ». Au-delà (et en-deçà) de cette approche quelque peu “catégorique” et dont le « diagramme de confiance » est bel et bien la flèche, on peut montrer que ce qui marque vraiment la « traductologie contemporaine », c’est un procès convergent d’évidement de l’« original » et de « substantialisation » de la copie, d’évidement du « traduit » et de « substantialisation » du « traduisant », processus fondamental de torsion et de retournement du dual classique et de son cortège de fantômes (si ce n’est de fantasmes). Deux auteurs sont ici les véritables opérateurs historiques de cette révolution : Giovanni Gentile et Walter Benjamin. Je cite Benjamin dans « La tâche du traducteur », texte introductif à sa propre traduction allemande des Tableaux parisiens de Baudelaire paru à Heidelberg en 1924. Ainsi la traduction a finalement pour but d’exprimer le rapport le plus intime entre des langues [. . .] — Mais le rapport auquel nous pensons, ce rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence originale [. . .] Si dans la traduction 23. Cf. Hermann Weyl, The Classical Groups. Their Invariants and Representations [1938], Princeton University Press, Princeton, 19462 , Chap. VI, « The symplectic group », p. 165. 205 Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? s’annonce la parenté des langues, c’est tout autrement que par la vague ressemblance entre imitation et original [. . .] Ainsi la traduction, encore qu’elle ne puisse élever une prétention à la durée de ses ouvrages, et en cela elle est sans ressemblance avec l’art, ne renonce pas pour autant à s’orienter vers un stade ultime, définitif et décisif, de tout assemblage langagier. En elle l’original croı̂t et s’élève dans une atmosphère pour ainsi dire plus haute et plus pure du langage. [. . .] Car, de même que les débris d’une amphore, pour qu’on puisse reconstituer le tout, doivent être contigus dans les plus petits détails mais non identiques les uns aux autres, ainsi, au lieu de se rendre semblable au sens de l’original, la traduction doit bien plutôt, dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, faire passer dans sa propre langue le mode de visée de l’original : ainsi, de même que les débris deviennent reconnaissables comme fragments d’une même amphore, original et traduction deviennent connaissables comme fragments d’un langage plus grand. J’ai montré ailleurs 24 la possibilité d’un plongement dans ce dispositif de la dialectique complexe présentée par Alain Connes dans Triangle de pensées, dialectique entre la « réalité archaı̈que » ou primitive, de nature inductive, extérieure à nous, source inépuisable d’informations, et de l’autre l’outil conceptuel, la division projective en structures que nous élaborons quand nous essayons d’appréhender cette réalité. La meilleure illustration de cette « réalité » c’est l’arithmétique : « Ce que j’appelle “réalité mathématique archaı̈que” se limite essentiellement aux vérités arithmétiques » 25 . Il est possible (Gödel) de « projeter » tout raisonnement sur l’arithmétique. En gros, toute notion mathématique est composée d’une portion qui fait référence à la réalité mathématique archaı̈que et la portion qui est conceptuelle. S’y rattache une autre distinction, l’« inductif » et le « projectif », qui traverse également toute démarche mathématique. La démarche inductive laisse à chaque objet sa spécificité, son caractère unique (la réalité archaı̈que) ; quant à la démarche projective, elle opère sur des objets regroupés par classes (les concepts). « L’idéal se produit lorsqu’on a tellement bien découpé les classes qu’on se trouve devant un objet unique, que l’on connaı̂t de manière à la fois inductive et projective ». Réalité non-matérielle, elle est non-périssable (« aussi résistante qu’un mur »), échappant à toute forme de localisation spatio-temporelle. Lemme traductif et lemme inductif sont effectivement exhibés par Connes dans un texte plus ancien : Lorsqu’on écrit une phrase mathématique, elle a un contenu par rapport à son domaine par un mécanisme de traduction, mais il y a autre chose dans les mathématiques qui n’est absolument pas réductible au langage, une sorte de réalité archaı̈que. Elle a les mêmes traits que la réalité extérieure : elle est a priori non organisée. La réalité mathématique brute a une nature inductive. L’activité du mathématicien la comprend de manière projective 26 . J’en terminerai par la convocation d’un autre mathématicien qu’on n’attendrait peutêtre pas ici, tant ses rapports à la philosophie étaient généralement plus que distendus, 24. Cf. Charles Alunni, Tradition – Traduction – Transmission. L’action d’un foncteur universel, Mémoire d’HDR, tapuscrit, Paris, Ens, 2003. 25. Alain Connes, André Lichnérowicz et Marcel-Paul Schützenberger, Triangle de pensées, éd. Odile Jacob, « Sciences », Paris, 2000, p. 43. 26. Alain Connes, « À la recherche d’espaces conjugués », in Sciences et imaginaire, op. cit., p. 100. 206 Charles Alunni pour ne pas dire « critiques ». Ça n’est pas le cas de ce texte remarquable, « à la fibre » profondément et explicitement philosophique. Dès les premières phrases du texte, l’auteur tourne lui aussi autour du lemme traductif : Rien n’est plus fécond, tous les mathématiciens le savent, que ces obscures analogies, ces troubles reflets d’une théorie à une autre, ces furtives caresses, ces brouilleries inexplicables ; rien ne donne plus de plaisir au chercheur. Un jour vient où l’illusion se dissipe ; le pressentiment se change en certitude ; les théories jumelles révèlent leur source commune avant de disparaı̂tre ; comme l’enseigne la Gita, on atteint à la connaissance et à l’indifférence en même temps. La métaphysique est devenue mathématique, prête à former la matière d’un traité dont la beauté froide ne saurait plus nous émouvoir. Là où Lagrange voyait des analogies, nous voyons des théorèmes. [. . .] Tant que Lagrange ne fait que pressentir ces notions, tant qu’il s’efforce en vain d’atteindre à leur unité substantielle à travers la multiplicité de leurs incarnations changeantes, il reste pris dans la métaphysique. Du moins y trouve-t-il le fil conducteur qui lui permet de passer d’un problème à l’autre, d’amener les matériaux à pied d’œuvre, de tout mettre en ordre en vue de la théorie générale future. Grâce à la notion décisive de groupe, tout cela devient mathématique chez Galois. Le modèle pris en vue est ensuite celui qui engage l’analogie entre nombres algébriques (racines d’équations dont les coefficients sont des nombres entiers) et fonctions algébriques d’une variable (racines d’équations dont les coefficients sont des polynômes à une variable). On sait que Galois y avait orienté sa pensée, et qu’il touchait déjà à quelques découvertes de Riemann, pourtant « l’un des moins algébristes sans doute parmi les grands mathématiciens du XIXe siècle ». Ainsi les méthodes « transcendantes » très puissantes de Riemann n’ont tenu aucun compte des analogies avec les nombres algébriques et n’ont pu être transposées telles quelles à l’étude de ce qui relevait traditionnellement de l’arithmétique ou théorie des nombres. C’est Dedekind qui, algébriste consommé, appliqua à Riemann ses méthodes pour l’étude arithmétique des nombres algébriques, faisant voir par là qu’on pouvait retrouver ainsi la partie proprement algébrique de l’œuvre riemannienne. Dès lors, l’algébriste pur (en l’occurrence incarné ici par Pierre Chevalley), considèrant les coefficients des polynômes comme formant un corps, va pouvoir obtenir une théorie des fonctions algébriques fort riche déjà, mais qui ne le sera pas assez pour que les analogies avec les nombres algébriques puissent être poursuivies jusqu’au bout. Voici maintenant comment notre auteur déploie le dispositif traductif : Heureusement, il s’est trouvé un domaine intermédiaire entre l’arithmétique et la théorie riemannienne, et qui possède, avec chacune de ces deux dernières théories, des ressemblances beaucoup plus étroites qu’elles n’en ont entre elles ; il s’agit des fonctions algébriques “sur un corps fini” [. . .]. Prenant donc les coefficients de nos polynômes dans un « corps de Galois », on construit des fonctions algébriques dont la théorie remonte à Dedekind mais s’est particulièrement développée avec la thèse d’Artin. [. . .] Le mathématicien qui étudie ces problèmes a l’impression de déchiffrer une inscription trilingue. Dans la première colonne se trouve la théorie riemannienne des fonctions algébriques au sens classique. La troisième colonne, c’est la théorie arithmétique des nombres algébriques. La colonne du milieu est celle dont la découverte est la plus récente ; elle contient la théorie des fonctions algébriques sur un corps de Galois. Ces textes sont l’unique source de nos connaissances sur les langues dans lesquels ils sont écrits ; de chaque colonne, nous n’avons que des 207 Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? fragments [rappelez-vous l’amphore benjaminienne !] ; la plus complète et celle que nous lisons le mieux, encore à présent [on est en 1960 !], c’est la première. Nous savons qu’il y a de grandes différences de sens d’une colonne à l’autre, mais rien ne nous en avertit à l’avance. À l’usage, on se fait des bouts de dictionnaires, qui permettent de passer assez souvent d’une colonne à la colonne voisine. Le mathématicien sait quant à lui qu’on avait déchiffré depuis longtemps, dans la troisième colonne, le début d’un paragraphe intitulé « fonction zêta », et que vers la fin de ce paragraphe, on croit lire une phrase très mystérieuse disant que tous les zéros de la fonction se trouvent sur une certaine droite. Néanmoins, jamais on n’a pu savoir s’il en est bien ainsi ou s’il y a eu erreur de lecture. C’est la fameuse « conjecture de Riemann ». Notre auteur poursuit ainsi le lemme : La principale découverte d’Artin, dans sa thèse, c’est qu’il y a, dans la seconde colonne, un paragraphe intitulé aussi « fonction zêta », et qui est à peu de choses près une traduction de celui qu’on connaissait déjà ; notre dictionnaire s’en est trouvé beaucoup enrichi. Artin aperçut aussi, dans cette colonne, la phrase sur l’hypothèse de Riemann ; elle lui parut tout aussi mystérieuse que l’autre. Ce nouveau problème, à première vue, ne semblait pas plus facile que le précédent. En réalité, nous savons maintenant que la première colonne contenait déjà tous les éléments de la solution. Il n’était que de traduire, d’abord en théorie “abstraite” des fonctions algébriques, puis dans le langage “galoisien” de la seconde colonne, des résultats obtenus depuis longtemps par Hurwitz en “riemannien”, et que les géomètres italiens avaient ensuite traduits dans leur propre langage. Mais les meilleurs spécialistes des théories arithmétiques et “galoisienne” ne savaient plus lire le riemannien, ni à plus forte raison l’italien ; et il fallut vingt ans de recherches avant que la traduction fût mise au point et que la démonstration de l’hypothèse de Riemann dans la seconde colonne fût complètement déchiffrée. Si notre dictionnaire était suffisamment complet, nous passerions aussitôt de là à la troisième colonne, et l’hypothèse de Riemann, la vraie, se trouverait démontrée. Ce texte intitulé De la métaphysique aux mathématiques, sous-titré à propos d’un colloque récent qui se tenait au Japon, et plus précisément à Tokyo, est dû à la plume d’André Weil (in Collected Papers, Vol. II, Springer, 1980, p. 408-412). Permettez-moi de conclure par cet étrange écho benjaminien : Toute parenté supra-historique entre les langues repose bien plutôt sur le fait qu’en chacune d’elles, prise comme un tout, une chose est visée, qui est la même, et qui pourtant ne peut être atteinte par aucune d’entre elles isolément, mais seulement par le tout de leurs visées intentionnelles complémentaires ; cette chose est le langage pur (die reine Sprache). • Lemme compactif Je sauterai pratiquement ce lemme pour d’évidentes raisons liées à une impossible compactification du temps. Disons que j’y étends systématiquement (et dans un geste à valeur systémique) l’ensemble du « dispositif traductif » au formulaire physico-mathématique. C’est l’essence même du passage compactifiant d’une constellation théorique-notationnelle et diagrammatique à une autre, d’un formalisme catégoriellement moins puissant à un formalisme plus puissant. 208 Charles Alunni Modèle d’invagination diagrammatique représentant une dynamique chiasmatique où la COUCHE EXTERNE (représentant la formule compactée — « le dehors comme substance ») n’est que le repl(o)iement de ses intériorités formelles (connexion et lissage des multi-dispositifs théoriques qui y sont impliqués : par exemple, dans le cas de l’électromagnétisme dans sa forme contemporaine, p-formes, groupes cohomologiques, géométrie différentielle, topologie algébrique, analyse différentielle sur les variétés complexes, etc.), et où l’INTERIORITE (le noyau articulé des indexations — comme procédure d’ « évidement des objets ») n’est que le dépl(o)iement explicitant de son enveloppe. C’est ici une logique de la « complicatio » [enveloppement] / « explicatio » [développement] , de la « contractio » [réduction] et du « contractus » [ce qui est réduit], « contrahere » signifiant à la fois resserrer, tirer de et avoir un lien. À la « réduction expansive ou centrifuge » répond ici une « dilatation ou expansion centripète » (Figure 1) . Figure 1. Exemple d’invagination diagrammatique : la formule électromagnétique compactée. II. ESQUISSE D’UNE CONJECTURE Un mot sur la formulation de la conjecture philosophique liée à la convergence de cet ensemble de lemmes. Diagramme constructif, diagramme inductif, diagramme tra(ns)ductif, diagramme compactif convergent naturellement vers une situation et un site où il semble bien que sur le bord du retournement (du local au global, du dedans au dehors, de l’original à la copie, du traduit au traduisant, du discret au continu, de l’algébrique au géométrique, du commutatif au non-commutatif, du classique au quantique — et inversement), « les extrêmes se touchent » : la coupure du trait de séparation se transforme en « trait d’union invaginant », par retournement, torsion topologique, pivotement axial. Son emblème, pour une conjecture répondant à la question initiale : « Qu’est-ce que s’orienter diagrammatiquement dans la pensée ? », serait pour moi le diagramme topologique du ruban de Möbius (Figure 2). 209 Le Lemme de Yoneda : enjeu pour une conjecture philosophique ? Figure 2. Le ruban de Möbius comme philosophème. Je poserai donc que « s’orienter diagrammatiquement dans la pensée » implique pour la pensée de s’orienter sur une surface non orientable. Pensée extrêmement difficile à penser car elle exige au fond de savoir ce qui distingue une proposition de pensée concernant l’originarité d’une orientation. L’orientation n’est pas réductible à ce qui la manifeste : elle n’est justement pas réductible au système des gestes qui la déploient, qui l’effectuent. Autrement dit, elle n’est pas entièrement, inductivement constructible à partir du repérage des gestes constituants. C’est pourquoi, comme y insiste Badiou, « il y a toujours un moment où il faut faire une hypothèse sur ce qu’est l’orientation dans la pensée ». Une orientation nouvelle n’est pas seulement un segment nouveau de la science (son « fragment » !), mais en quelque manière une nouvelle façon de la traverser, de traverser tel ou tel champ du savoir. Que ce soit là un travail extrêmement difficile pourrait en témoigner le dernier feuillet que Gilles Châtelet nous a laissé au moment de sa mort, voilà déjà treize ans exactement 27 . En 1978, dans un très précieux développement consacré à la « topologie hégélienne », Alain Badiou posait déjà cette conjecture à propos du « Kern », du « kernel », du « NOYAU rationnel de la dialectique hégélienne » : Hegel anticipe sur toute pensée qui entend rompre avec des schémas spatiaux immédiats, fondés sur l’opposition du Dedans et du Dehors (le Dedans caché étant la vérité dont le Dehors est le semblant). Appréhender l’être comme autodéveloppement contradictoire, scission affirmative, c’est poser que l’extérieur est l’être même de l’intérieur. Hegel soutient contre Kant une nouvelle topologie du connaı̂tre. Le destin historique de cette topologie est sa division inévitable. On peut en effet la concevoir de façon purement structurale : extérieur et intérieur sont alors discernables en tout point, mais indiscernables dans le Tout, supposé donné. On dira qu’il existe un sujet local de la séparation intérieur/extérieur, que commande cependant l’inconditionnelle unité globale d’une Loi. De cette unité n’existe pas d’autre attestation que l’évidence de son effet ponctuel, lequel est de séparation. La vérité 27. Voir la reproduction de ce manuscrit in Gilles Châtelet, L’Enchantement du virtuel, op. cit., p. 60. 210 Charles Alunni de l’Un est, mais ne peut être dite en entier, puisque l’entier existe en tout point comme l’acte d’une partition, d’un Deux. Cette voie est suivie par Lacan (mais déjà par Mallarmé), dans l’usage qu’il fait des surfaces non orientables, comme le ruban de Möbius. Dans sa torsion globale, le ruban n’admet pas de distinction entre l’extérieur et l’intérieur. En chaque point, il y a un “envers”, donc un dehors. Pour que le Tout rematérialise la scission intérieur/extérieur, il faut couper le ruban. On sait que pour Lacan cette coupure est ce dont procède le Sujet : un Sujet est l’acte situé entre l’Un du tout et son effet d’ordination Dedans/Dehors. “Un” Sujet est le défait d’une torsion. Mais on peut, et on doit, concevoir en fait la corrélation scindée extérieur/intérieur plutôt comme un processus, où ce qui fait que le réel est simultanément à sa place et en excès sur cette place, à l’intérieur et à l’extérieur, réside dans son déploiement comme force qualitative. [. . .] Sur le terrain commun (hégélien) de la topologie dialectique, qui détruit l’opposition représentative intérieur/extérieur, il faut opposer au Sujet-coupure de Lacan, dont la cause fixe est le manque, le Sujet-scission du matérialisme dialectique, dont la cause mobile est le non-recollement de la force et de la place 28 . Toujours dans l’esprit de cette torsion topo-logique, je termine en donnant ce qui me paraı̂t être qualifiable d’« écho catégorique » : La poursuite de ce savoir exact que nous appelons mathématique semble impliquer de manière fondamentale deux aspects duaux qu’on pourra qualifier respectivement de Formel et de Conceptuel. Par exemple, nous manipulons algébriquement une équation polynomiale, et nous visualisons géométriquement la courbe correspondante. Autre exemple : nous nous concentrons dans un premier moment sur la déduction de théorèmes issus des axiomes de la théorie des groupes puis, dans un second temps, nous considérons les classes des groupes effectifs auxquels renvoient ces théorèmes. Dès lors, le Conceptuel apparaı̂t en un certain sens comme le contenu même du Formel 29 . III. YONEDA COMME LEMME PHILOSOPHIQUE CONNEXE Après ce long « pré-lemminaire » à Yoneda, il n’y aurait plus qu’à « s’y plonger », ce trop long déplacement sur une surface non-orientable me reconduisant purement et simplement à notre point de départ, compacté en une seule et belle formule qui n’est pas de moi mais donne un tour de clé supplémentaire : L’évidement des objets c’est le dehors comme substance 30 . 28. Alain Badiou, Joël Bellassen et Louis Mossot, Le Noyau rationnel de la dialectique hégélienne. Traductions, introductions et commentaires autour d’un texte de Zhang Shiying. Pékin 1972, Paris, François Maspero, « Yenan “synthèses” », p. 38-39. 29. Bill Lawvere, « Adjointness in Foundations », Dialectica, vol. 23, fasc. 2, p. 281. 30. Cette merveilleuse formule est celle d’un mathématicien à l’ombre de la philosophie : mon collègue et ami René Guitart. 211 La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique aux yeux de la critique philosophique Ralf Krömer Universität Siegen LHSP-Archives Poincaré, UMR 7117 CNRS, Nancy 1 Introduction L’expression “musicologie scientifique” dans le titre du présent travail est terminologique. C’est-à-dire, j’y entends une approche particulière à la musicologie (approche qui réclame pour elle-même un statut particulièrement scientifique). En le faisant, je n’ai nullement l’intention de nier un tel statut scientifique à d’autres approches ; au contraire, je soumets ladite approche à une critique épistémologique analysant précisément la conception de scientificité sur laquelle ses auteurs semblent s’appuyer 1 . Précisons d’abord qu’il s’agit de l’approche développée en premier lieu par Guerino Mazzola, approche bien connue aux lecteurs du présent recueil sans doute 2 . Au travers de citations tirées des différents textes programmatiques, on peut facilement se persuader qu’il est admissible de parler là d’un projet de “musicologie scientifique”. Mazzola dit : “Musicology still lacks a stable concept framework”, et il déplore un “unscientific status of musicology” [12, p. 3]. Puis, il propose une voie pour transformer cette situation. Je cite le compte rendu du livre par Thomas Noll qui à mon avis met très bien en évidence les buts principaux 3 : The preface preintimates an intended double meaning of the term topos in the title. On the one hand, it provides a mathematical anchor, which is programmatic for 1. Je tiens à remercier les organisateurs de ce séminaire, notamment Moreno Andreatta, de la possibilité d’y présenter en 2007 mes recherches sur la théorie des catégories, et de l’occasion de publier maintenant une version un peu plus mûre du peu que j’ai à dire au sujet des applications de cette théorie en musicologie. J’avoue franchement que l’analyse musicale à travers la théorie des topos et notamment les activités de Mazzola et d’autres m’étaient pratiquement inconnues avant d’entrer en ce contact et que mes préoccupations principales ne m’ont pas permis depuis d’approfondir beaucoup ces faibles connaissances. Je suis d’autant plus reconnaissant pour la patience avec laquelle on m’a encouragé à rédiger ces quelques pages. 2. Quand je parle souvent du “projet de Mazzola” dans la suite, c’est un raccourci s’expliquant par ma lecture très partielle de la littérature pertinente — je m’appuie ici exclusivement sur deux livres rédigés par Mazzola [12, 13]. Je prie les autres auteurs engagés dans cette même entreprise de bien vouloir m’en excuser. 3. Voir Zbl.1104.00003 ou http://recherche.ircam.fr/equipes/repmus/mamux/ThomasOnToM.pdf 213 La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique the entire approach : the concept of a cartesian closed category with a subobject classifier. [. . . ] On the other hand, the choice of the title alludes to the general ontological and epistemological problems of music research, especially to the difficulties to communicate musical and meta-musical knowledge by means of a clear conceptual universe. Therefore the title encapsulates a scientific program, namely to follow the pathbreaking ideas on inner-mathematical concept formation in the intellectual tradition of Alexander Grothendieck, William Lawvere and others and thereby to dispel the widespread epistemological doubts about the eligibility of mathematical investigations into music in general. J’aimerais insister sur les deux passages que j’ai soulignés dans la citation. Les questions qui se posent, à mon avis, sont les suivantes : est-ce que procurer un “univers conceptuel clair” permet de communiquer sans difficultés des connaissances musicales et métamusicales ? Cet univers, pour qui et comment est-il “clair”? Est-ce qu’une poursuite d’idées provenant de la tradition intellectuelle de Grothendieck et Lawvere est en mesure de dissiper tous les doutes épistémologiques concernant la légitimité d’investigations mathématiques en musique ? Ce que je me propose de faire dans ce qui suit, c’est donner quelques éléments de réponses à ces questions-là. Bien entendu : il ne s’agira pas de mettre en question la pertinence de l’approche en elle-même (une telle entreprise dépassant de beaucoup mes compétences, notamment musicales), mais uniquement ses revendications décrites ci-dessus. Mes résultats ne sont d’ailleurs ni en faveur de, ni en opposition avec cette approche ; je présente simplement une analyse neutre de quelques arguments allant dans les deux directions. Je procède selon les étapes suivantes : d’abord, j’esquisse le rôle d’une certaine proposition de la théorie des catégories, à savoir le lemme de Yoneda, pour l’approche de Mazzola ; ensuite, je rappelle quelques problèmes dans les fondements ensemblistes appropriés pour l’énoncé de ce lemme. Toutefois, à la lumière du débat récent sur la nécessité d’un fondement ensembliste de la théorie des catégories, ces problèmes seront reconnus comme non décisifs, indépendamment de toute considération sur les cardinalités dans les exemples utilisés par Mazzola. Je m’appuie là sur la philosophie (alimentée d’études historiques) que j’ai développée dans [7] pour tenir compte de la pratique historique et actuelle de cette théorie, face aux problèmes fondationnels non résolus. Finalement, j’intègre dans la perspective de mon approche philosophique le projet d’installer une musicologie scientifique par l’utilisation de la théorie des catégories. 2 La “philosophie Yoneda” Dans cette section, je rappelle ce qui semble être à la base de l’emploi que fait Mazzola de la théorie des catégories en musicologie, sa “Yoneda Philosophy”. Comme le nom l’indique, cette conception s’appuie sur l’énoncé que les experts de la théorie des catégories appellent le “lemme de Yoneda”, et sur le “plongement de Yoneda” qui en découle. 214 Ralf Krömer Rappelons donc d’abord l’énoncé du lemme 4 : si C est une catégorie avec Hom(x, y) petit pour tous les objets x, y de C, F : C → Sets un foncteur contravariant 5 (c.-à-d. un foncteur dans C@ dans la notation de Mazzola) et c un objet de C, il y a une bijection � entre l’ensemble image de A par F et un certain ensemble de transformations naturelles : � : Nat(Hom(−, c), F ) ∼ = F (c). Voici la définition de la bijection : soit h : Hom(−, c) → F une transformation naturelle ; alors �(h) := h(c)(Idc ). La démonstration du lemme consiste grosso modo dans l’observation que le diagramme suivant est commutatif : Hom(c, c) h(c) � F (c) Hom(f,c) � Hom(d, c) c� F (f ) f � � F (d) h(d) d Cela donne maintenant lieu au plongement (embedding) de Yoneda : Soit f : x → y une flèche de C, et soient Y (x) := Hom(−, x) Y (f ) := Hom(−, f ) : Hom(−, x) → Hom(−, y) (transformation naturelle). Cela définit un foncteur Y et son dual Y � Y : C@ → C; Y � : C → C@ qui en vertu du lemme sont pleins et fidèles (full and faithful), ce qui entraı̂ne à son tour que la sous-catégorie pleine de C@ des foncteurs représentables est équivalente à C. Quel est alors le rôle que joue ce plongement de Yoneda dans l’emploi que fait Mazzola de la théorie des catégories en musicologie ? Mazzola s’intéresse en premier lieu à un choix particulier de catégorie C, savoir C = Mod, la catégorie des modules avec les homomorphismes diaffines, sans préciser l’anneau (il s’agit donc ici d’une grande catégorie, on dirait même assez grande). Dans cette situation, Mazzola écrit Y =?@ et Y (M ) = @M . Ce choix de notation s’explique par l’interprétation envisagée : For C = Mod, we also write F (A) = A@F , even if F is not representable. We then have the bijection Nat(@A, F ) ∼ = A@F . This means that the evaluation of F at “address” A is the same as the calculation of the morphisms from @A to F . This is a justification of the name “address” for the argument A : Evaluating F at A means “observing F under all morphisms” when being “positioned on” (the functor @A of) A. And the Yoneda philosophy means that F is known, when it is known while observed from all addresses 6 . 4. Dans ce qui suit, j’emploie la notation utilisée dans [12] pour faciliter la comparaison de mes remarques avec ledit texte. J’adapte à celle-ci la notation dans des citations provenant d’autres textes, et j’indique les notations originales en notes. 5. Dans [11, p. 61], on trouve plutôt le cas d’un foncteur covariant. 6. Voir [12, p. 1120]. 215 La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique Notons encore que Mazzola discute aussi le cas d’un F non représentable : In mathematical terms, an object can be first defined by its functorial properties, and then, if required, retrieved among ‘real’ objects. But even if a functorial definition fails corresponding to a real object, i.e. if the functor F ∈ C @ is not representable [. . . ], it can be shown [. . . ] that it is the colimit of a diagram of representable functors Fι = @Xι . In other words, all behavorial definitions are reachable via ‘objective’ definitions, i.e. representable functors 7 . Je ne vais pas poursuivre ici l’analyse de la tâche accomplie par cette idée dans la musicologie de Mazzola ; voir la section 6.1 de [13]. Certes, il serait intéressant et important en soi de le faire, cette “Yoneda philosophy” étant au cœur de l’entreprise de création d’un univers conceptuel clair pour une musicologie scientifique. Mais ma contribution s’adresse plutôt à d’autres aspects, indépendants de la pertinence de cette conceptualisation en elle-même. 3 Le lemme de Yoneda et la théorie des ensembles Dans cette partie, je discuterai la thèse suivante : Thèse I. Les fondements de la théorie des catégories ne sont pas suffisamment clairs pour s’appuyer à la façon Mazzola sur cette théorie. La discussion se fera encore à travers l’exemple du lemme de Yoneda. D’une part, ce lemme joue un rôle central dans l’approche de Mazzola, comme on l’a vu ; le choix d’exemples est donc pertinent dans le but d’inspecter les présupposés épistémologiques de cette approche. D’autre part, cette entrée dans la discussion me permet de rendre visible les points de départ de ma propre réflexion philosophique sur la théorie des catégories. Dans la section précédente, on s’est beaucoup appuyé sur un foncteur Y s’appelant plongement de Yoneda. Or, la définition du foncteur Y pose des problèmes de fondements ensemblistes, parce que les catégories qui interviennent dans sa définition sont problématiques. Voici comment Mac Lane l’exprimait dans l’un de ses textes sur les fondements de la théorie des catégories : The only trouble is that the functor category C@ used here is not legitimate (for C large). If we employ universes instead of classes, the category Sets does not stay put 8 . Mac Lane nous explique donc que parmi les deux propositions usuelles de fondement ensembliste pour la théorie des catégories, une distinction d’ensembles et classes à la NBG d’une part, les univers de Grothendieck d’autre part, aucune n’est capable de fournir le foncteur Y . Car dans chaque cas, certaines catégories intervenant dans la définition de Y ne sont pas légitimes. Les catégories de foncteurs jouant un rôle absolument central dans toute application de la théorie des catégories à la suite de Grothendieck, on utilise aujourd’hui presque exclusivement les univers de Grothendieck. Dans cette situation, c’est la catégorie Sets de tous les ensembles qui pose problèmes. On regardera donc ici plutôt une catégorie d’ensembles appartenant à un univers donné. 7. [12, p. 185]. (Mazzola à la p. 1122 fait référence à [10] pour une démonstration.) 8. [9, p. 238]. Mac Lane écrit SC pour C@ et S pour Sets. 216 Ralf Krömer Or, du point de vue des praticiens de la théorie des catégories, cette restriction s’avère artificielle, pour la raison suivante : quand on passe à une catégorie d’ensembles plus grande, la démonstration des énoncés rappelés ci-dessus reste la même [11, p. 62, ex. 4]. La situation a été très clairement décrite par Jean Bénabou dans son travail sur le fondement de la théorie des catégories : The Yoneda embedding of a category C into the category C@ of functors from the dual Copp of C into the category Sets will play a major role. As we know that C@ poses some logical problems, to be on the safe side there will usually be assumptions of some type : C is small, or we are not looking really at Sets but at the sets of a given, usually unspecified, universe U. Yet everyone knows that as soon as U is big enough, the properties of this functor (e.g., it is full and faithful) do not depend on U, and are “purely formal 9 ”. Cette citation est intéressante pour plusieurs raisons. D’abord, quand Bénabou dit “everyone knows”, il est évident qu’il s’adresse à sa communauté scientifique, aux praticiens de la théorie des catégories. On doit être initié pour partager le système d’évidences 10 de l’auteur. Ensuite, Bénabou explique que la restriction est d’un caractère artificiel : les propriétés de Y ne dépendent pas de U et sont, comme il dit, “purement formels”. Il me semble que ce que Bénabou nous dit ici, c’est qu’à son avis on n’a pas vraiment besoin d’une détermination ou réalisation des objets utilisés en termes d’entités (ensembles) existants en vertu d’un système d’axiomes ; on peut très bien rester sur un niveau formel. Ou, qui plus est, il vaut mieux y rester parce que c’est plus fidèle aux intentions. Cette observation du caractère artificiel n’est pas un moindre point. Bénabou continue sa discussion en expliquant pourquoi, à son avis, le cadre des univers n’est pas un fondement acceptable pour la théorie des catégories : The framework of universes, adopted say in (SGA), is perfectly consistent, assuming a strengthening of ZF, but [the remarks on the Yoneda embedding] show that it is not quite satisfactory, and [. . . ] does not reflect the way we work with categories 11 . Donc, un fondement pour la théorie des catégories doit, pour être acceptable, refléter la façon dont les praticiens de la théorie travaillent avec elle. En fait, le sentiment évoqué par Bénabou que les restrictions sont artificielles ne semble pas uniquement être commun à ces praticiens, mais a été pris au sérieux également par un expert de la théorie des ensembles qui s’occupe beaucoup des fondements de la théorie des catégories. Solomon Feferman écrit : The restrictions employed [Grothendieck universes or NBG] seem mathematically unnatural and irrelevant. Though bordering on the territory of the paradoxes, it is felt that the notions and constructions [as the category of all structures of a given kind or the category of all functors between two categories] have evolved naturally from ordinary mathematics and do not have the contrived look of the paradoxes. Thus it might be hoped to find a way which gives them a more direct account 12 . 9. [1, p. 13]. Bénabou écrit Ĉ pour C@ et Ens pour Sets. 10. J’emprunte cette terminologie à Renaud Chorlay qui l’utilise dans sa thèse [2]. Ma propre terminologie, moins bonne en français, serait “sens commun technique”; voir [7, p. 34]. 11. Voir [1, p. 13]. 12. Voir [5, p. 155]. 217 La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique Feferman fait donc une différence entre les antinomies classiques de la théorie des ensembles et les constructions problématiques en théorie des catégories. Cette différence est la suivante : ces dernières n’ont pas, contrairement aux premières, été inventées pour montrer qu’un système d’axiomes est incohérent (donc dans une perspective métamathématique), mais au cours d’un travail proprement dit mathématique. Une fois de plus, ce qui marque la différence, c’est le travail des praticiens, ce qu’ils font avec les objets en question. C’est dans [7] que j’ai essayé de décrire en détail cette pratique et d’en tenir compte à l’aide de conceptions philosophiques provenant de Peirce, Poincaré, et Wittgenstein. Je ne vais répéter ici que très brièvement l’un des résultats de ces tentatives : l’illégitimité éventuelle d’un concept par rapport à la théorie des ensembles n’empêche pas la justification de son emploi quand la source de cette justification ne réside plus dans une architecture conceptuelle réductionniste avec des énoncés de base conçus comme intuitifs mais dans l’intervention d’un autre type d’intuition, non plus synonyme de “connaissance immédiate”. L’une des voies usuelles pour sortir des problèmes fondationnels de la théorie devient compréhensible sur cet arrière-plan : remplacer la théorie des ensembles par une axiomatique de la théorie des catégories comme fondement des mathématiques. C’est la voie choisie par Mazzola : “One may rebuild mathematics from categories rather than from sets” [12, p. 1115]. C’est en répondant à un argument standard contre l’usage de la théorie des catégories comme fondement des mathématiques que je vais en dire un peu plus sur cet autre concept d’intuition. Voici l’argument : [ . . .] one cannot understand abstract mathematics unless one has understood the use of the logical particles ‘and’, ‘implies’, ‘for all’, etc. and understood the conception of the positive integers. Moreover, in these cases formal systems do not serve to explain what is not already understood since these concepts are implicitly involved in understanding the workings of the systems themselves 13 . Selon Feferman, Mac Lane lui a écrit ou dit que “mathematicians are well known to have very different intuitions, and these may be strongly affected by training 14 ”. Voici la réponse de Feferman : I believe our experience demonstrates [the] psychological priority [of the general concepts of operation and collection with respect to structural notions such as ‘group’, ‘category’ etc.]. I realize that workers in category theory are so at home in their subject that they find it more natural to think in categorical rather than set-theoretical terms, but I would liken this to not needing to hear, once one has learned to compose music. Cette citation s’insère parfaitement dans notre débat présent, et cela pas uniquement par l’allusion musicale. La comparaison avec la composition musicale est en fait excellente parce qu’elle insiste sur les effets de l’apprentissage. Un compositeur fait des choix judicieux sans écouter tout d’abord parce qu’il a appris comment le faire 15 . Ma thèse est que la “priorité psychologique” n’est pas pertinente, en dernière analyse, pour le problème de 13. Voir [5, p. 153]. 14. Voir [5, p. 152]. Et c’est effectivement cela que j’ai pu montrer historiquement et expliquer à l’aide de la philosophie de Peirce pour le cas des catégories. 15. Je sens bien que je cours ici le risque de complètement trivialiser la problématique entière de l’analyse musicale. Bien évidemment, je ne veux pas dire ici quelque chose de profond sur la musique, mais plutôt tourner contre l’argument de Feferman la comparaison qu’il utilise pour le soutenir. 218 Ralf Krömer fonder la théorie des catégories ; on doit prendre en compte les effets de l’apprentissage parce que sans entraı̂nement on n’est pas capable de juger de la pertinence d’un fondement. On devrait bien évidemment énormement élaborer cette thèse, mais ce n’est pas ici le lieu de le faire. En résumé, je pense que la Thèse I est fausse. 4 Musicologie scientifique et déformation professionnelle Je suis entièrement d’accord avec David Corfield (et Albert Lautman) 16 que la philosophie des mathématiques devrait être une philosophie des mathématiques réelles. Du coup, j’ai pu, dans ce qui précède, facilement renoncer aux soucis liés à l’absence d’un encadrement satisfaisant du plongement de Yoneda dans une théorie des ensembles. Donc, d’une part, je suis prêt à accepter que par une relecture du concept d’intuition comme celle esquissée ci-dessus, on peut résoudre le problème des fondements de la théorie (dans un sens faible de “résoudre”). Mais la thèse de Mazzola n’est pas celle-là, sa thèse semble être, d’après ce qu’on a cité ci-dessus, que l’emploi du langage mathématique choisi garantit une communication à succès des connaissances musicales et métamusicales. Or, je ne peux maintenant m’abstenir d’appliquer mon approche philosophique à d’autres cas. Si l’on veut savoir si cette approche est pertinente, on ne peut l’appliquer uniquement dans les cas où les résultats obtenus sont opportuns ; il faut l’appliquer dans tous les cas où une application est possible. Dans le cas présent, il s’agit du gain épistémologique non pas d’une réduction de la théorie des catégories à la théorie des ensembles, mais de la musicologie à la théorie des catégories 17 . Or, j’arrive, dans le deuxième cas, à un résultat semblable à celui obtenu dans le premier, et cela pour des raisons similaires. Thèse II. L’emploi du langage mathématique choisi par Mazzola (indépendamment de ses problèmes inhérents discutés plus avant) ne garantit pas une communication à succès des connaissances musicales et métamusicales au sein des interlocuteurs compétents. Mes raisons pour cela sont simples : l’utilisateur de cette langue a besoin d’une forte initiation à ces mathématiques, initiation que personne ne peut accomplir “en passant”. Notamment, il n’y a que très peu d’éléments qui pourraient faciliter cette initiation dans la formation traditionnelle d’un musicien ou d’un musicologue (qui doit s’initier également de façon aussi intense à un tout autre domaine), donc d’un “interlocuteur compétent”. Et le problème ici ne réside pas dans le fait brut qu’on soit obligé de s’y initier. On ne peut pas demander une science abordable sans le moindre effort d’initiation. Le problème réside dans l’observation (que je pense avoir suffisamment justifiée dans mes travaux antérieurs) que l’initiation vient visiblement et même nécessairement avec une déformation professionnelle. L’usage du langage mathématique envisagé n’augmenterait 16. Voir [3]. 17. Cette phrase fait certainement appel à une simplification exagérée. On pourrait dire plutôt que certaines problématiques de la musicologie sont réduites à certains concepts mathématiques dont une partie est liée à la théorie des catégories. C’est dans ce sens plus précis que la phrase plus marquée du texte doit être entendue. 219 La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique donc que peu la communicabilité de connaissances musicales et métamusicales parce que ce qui est gagné au maximum, c’est qu’on peut maintenant se faire comprendre par d’autres initiés (avec lesquels on partage déjà tant de convictions qu’il n’y a que très peu de désaccord à craindre). Le problème a bien sûr été vu par les experts. Je cite encore le résumé de Noll (et c’est encore moi qui souligne) : Many considerations, such as in the introductory sections to each chapter, are also of interest to a more general readership. But to read the whole book – even with help of the appendices – essentially requires general education in mathematics. Mazzola somewhat provocatively takes this requirement of as a matter of course and thereby creates a source of irritation for unprepared readers. But the more it becomes accepted that insights into music can be convincingly communicated through mathematics and that the underlying mathematical facts cannot effectively paraphrased in a non-mathematical language, the easier it becomes for the community to digest a book like ToM. Je me demande si on ne remplace pas l’obscurum par l’obscurius ici. On attribue souvent aux mathématiques un statut de certitude et de clarté inédit par rapport aux autres sciences. Et pourtant, on peut également observer qu’elles sont, du fait de l’énorme effort d’initiation qu’elles exigent, une science très hermétique, presque ésotérique, incompréhensible pour beaucoup de gens pourtant intelligents et cultivés. Cet état des choses nous conduit plutôt à la tâche philosophique de mieux comprendre le processus de connaissance mathématique, et son statut dans le système de la connaissance humaine, au lieu de se confier aux mathématiques pour communiquer sur d’autres types de connaissances. De toute façon je ne crois pas vraiment que les appendices du livre de Mazzola, aussi denses et réduites à l’essentiel qu’ils soient, garantiront un accès facile aux non-initiés (en comparaison avec une véritable initiation qui dure des années et passe notamment par la résolution de quantités d’exercices). Tout cela me rappelle une autre situation d’application de la théorie des catégories en dehors des mathématiques : le projet de Lawvere d’interpréter la philosophie de Hegel en termes de théorie des catégories 18 . J’ai encore et toujours beaucoup de doutes que ce projet soit couronné de succès. Une philosophie ne devient pas automatiquement plus claire par l’introduction de mathématiques. Attribuer une telle capacité générale d’éclaircissement aux mathématiques serait pour le moins optimiste à mon avis. A titre plus général, il s’agit ici du type d’interaction entre mathématiques et philosophie qu’on envisage. Bien que je sois entouré d’avocats assurés en faveur du point de vue de Lawvere, je ne suis pas du tout convaincu, comme le dit Lawvere, que “the technical advances forged by category theorists will be of value to dialectical philosophy, lending precise form with disputable mathematical models to ancient philosophical distinctions etc. 19 . Au risque d’enfoncer des portes grand ouvertes, je dis que pour comprendre la philosophie hégelienne dans son propre contexte (ce qui est une tâche historique en fin de compte), un énoncé comme “ce que Hegel voulait dire en vérité dans tel et tel cas, c’est que tels et tels foncteurs sont adjoints” est complètement inutile 20 . Cela n’empêche pas 18. Voir [8] et [14]. 19. Voir [8]. 20. Bien sûr, cette phrase n’est pas une citation verbale mais plutôt une expression de ce que je sous- 220 Ralf Krömer qu’on puisse trouver son inspiration dans Hegel quand on cherche un traitement mathématique (par exemple en termes de la théorie des catégories) d’une distinction comme espace vs. quantité. Mais toute interprétation d’un bout de philosophie qui s’appuie sur un fait mathématique comme celui de l’existence d’une adjonction entre deux foncteurs ne peut être utile (et faciliter ou rendre plus précise la communication) que pour des gens ayant une certaine culture en théorie des catégories. On prétend acquérir une compréhension d’une philosophie en la mathématisant, en imposant un entraı̂nement qui doit précéder son étude. Dans mon approche, au contraire, la philosophie doit intervenir dans l’étude des mathématiques et de leur développement historique, et cela justement là où il s’agit de comprendre l’influence qu’un entraı̂nement peut avoir sur les intuitions, les systèmes d’évidences des acteurs. Il n’est pas arbitraire d’aborder ici la perspective historique. Car c’est justement l’étude de l’histoire des mathématiques qui nous révèle l’observation que considérer le langage mathématique comme objectif et libre de tout malentendu (et en tirer des conclusions normatives) est trop simple. Le processus de la production de connaissances mathématiques est loin d’être cumulatif, comme l’a montré Imre Lakatos. Dans l’étude de toutes les époques de l’histoire des mathématiques, on s’intéresse aujourd’hui plus aux interactions des processus mathématiques avec les processus culturels et sociaux contemporains. Enfin, on aperçoit dans certains contextes une historicité du concept de rationalité lui-même qui est appliqué en mathématiques 21 . On s’est donc un peu éloigné des “objets noétiques” de Platon, avec des effets quant à la fiabilité de la communication par un langage mathématique. Les doutes que je viens d’exposer ne font bien évidemment pas partie de ceux qui peuvent se dissiper par l’adoption d’un cadre conceptuel à la Grothendieck-Lawvere ; au contraire. Mais d’un autre côté, on peut facilement qualifier ces doutes comme naı̈fs. Par exemple, ils reposent certainement sur l’affirmation que les connaissances musicales et métamusicales ne font pas partie, a priori, des connaissances mathématiques. Mais c’est justement cette affirmation qui est en jeu : quelle “frontière épistémologique” entre mathématiques et musique ? De nouveau, on devrait demander : qui juge de cela ? Je ne peux actuellement poursuivre cette réflexion que je considère comme assez provisoire sous sa forme actuelle. C’était pour alimenter le débat, non pas pour le trancher, que j’ai décidé de proposer ces quelques remarques 22 . Bibliographie [1] Jean Bénabou, “Fibered categories and the foundations of naive category theory”, J. Symb. Log., 50(1), 1985, p. 10-37. [2] Renaud Chorlay, L’émergence du couple local/global dans les théories géométriques, de Bernhard Riemann à la théorie des faisceaux 1851-1953, thèse, université de Paris VII, 2007 (sous la direction de Christian Houzel). entends souvent dans les textes de ce type. Que leurs auteurs s’expriment si j’ai mal compris ou bien s’ils sont réellement de cet avis. 21. Outre [7], je pense qu’on peut également lire [6] de cette façon, même si ce n’était peut-être pas l’intention de Friedman. 22. L’auteur remercie chaleureusement Charles Alunni et John Mandereau pour leur relecture attentive du manuscrit. 221 La théorie des catégories : un outil de musicologie scientifique [3] David Corfield, “Lautman et la réalité des mathématiques”, Philosophiques, 37(1), 2010, p. 95-109. [4] Javier Echeverrı́a et Andoni Ibarra, The space of mathematics : Philosophical, Epistemological, and Historical Explorations, Walter de Gruyter, Berlin/New York, 1992. [5] Solomon Feferman, “Categorical Foundations and Foundations of Category theory”, Butts, Robert E. ; Hintikka, Jaakko (eds.) : Logic, Foundations of Mathematics and Computability theory, Reidel, Dordrecht, 1977, p. 149-169. [6] Michael Friedman, Dynamics of reason. The 1999 Kant Lectures at Stanford University, CSLI Publications, 2001. [7] Ralf Krömer, Tool and object. A history and philosophy of category theory, 32, Collection “Science Network Historical Studies”, Birkhäuser, Basel, 2007. [8] F. William Lawvere, “Categories of space and of quantity”, in [4], De Gruyter, 1992, p. 14-30. [9] Saunders Mac Lane, “Categorical Algebra and set–theoretic foundations”, in [15], 1971, p. 231-240. [10] Saunders Mac Lane et Ieke Moerdijk, Sheaves in Geometry and Logic. A First Introduction to Topos Theory, Springer, 1992. [11] Saunders Mac Lane, Categories for the working mathematician, 5, Graduate Texts in Mathematics, 2nd edition, Springer, 1997. [12] Guerino Mazzola, The topos of music : geometric logic of concepts, theory, and performance, Birkhäuser, Basel, 2002. [13] Guerino Mazzola, La vérité du beau dans la musique. Quatre leçons à l’École normale supérieure, Collection “Musique/Sciences”, Ircam-Delatour France, 2007. [14] Baptiste Mélès, “Pratique mathématique et lectures de Hegel, de Jean Cavaillès à William Lawvere”, Philosophia Scientiæ, 16(1), 2012, p. 153-182. In Valeria Giardino, Amirouche Moktefi, Sandra Mols, and Jean Paul Van Bendegem (eds.), “From Practice to Results in Logic and Mathematics”. [15] Dana S. Scott, “Axiomatic Set Theory”. Proceedings of the Symposium in Pure Mathematics of the AMS held at the University of California 1967, AMS, vol. XIII Part I, Proceedings of Symposia in Pure Mathematics, 1971. 222 L’intuition physico-mathématique. L’expérience de (la) pensée chez Gilles Châtelet Andrea Cavazzini Université de Liège La situation actuelle de la science est fort paradoxale. D’un côté, elle se présente comme un processus aveugle et irréfléchi, incarnant un pouvoir anonyme qui réaliserait, par-delà tout projet explicite et toute volonté porteuse de valeurs, la cartésienne « maı̂trise de la nature » ; de l’autre, elle semble de plus en plus déterminée par des intérêts sociaux — économiques, militaires, politiques. . . — capables désormais de diriger les orientations de la recherche pour ainsi dire de l’intérieur, et qui devrait recevoir, sous peine d’alimenter les craintes vis-à-vis de sa « déshumanisation », un supplément d’âme de la part d’autres intérêts, « éthiques », « citoyens », voire « démocratiques ». Ecartelée entre ces deux visions, la science perd toute possibilité de se déployer en tant que forme ou modalité de la culture s’inscrivant dans l’esprit objectif en relation dialectique avec la réflexion philosophique et l’expérience esthétique. Cette situation ne saurait être indifférente pour une pensée qui cherche à articuler mathématique-musique-philosophie, dans une perspective qui est certainement différente des visions dominantes dans les domaines respectifs de la science, de l’esthétique et de la philosophie. Mon souhait est de pouvoir contribuer à cette perspective par une étude des positions que Gilles Châtelet a élaborées à propos de la problématique qui vient d’être évoquée — un diagnostic émis par le mathématicien-philosophe pourrait la résumer convenablement : Si la science ne pense pas sa puissance opérative, ou si la philosophie ne pense pas la puissance opérative de la science de manière positive, inévitablement on tombe sur des dualismes du style opposition entre la contemplation et l’opération. La contemplation dérive alors vers la transcendance et l’opérativité devient une « pragmatique » de philistin soucieux de gérer ses affaires. Cette opérativité devient celle de la « techno-science » justifiant les fameuses remarques de Heidegger sur « la science qui ne pense pas » 1 . On remarquera en passant que la « techno-science » est vue dans ce passage comme un mode de saisie des sciences qui réunit l’idée d’un processus aveugle et celle d’une détermination sociale intégrale : la charnière qui articule ces deux visions apparemment opposées est évidemment le déni d’une pensée immanente aux sciences, différente tant des 1. Gilles Châtelet, « Mettre la main à quelle pâte ? », entretien avec Agnès Aflalo, L’Ane, n˚59, 1995, recueilli in G. Châtelet, L’enchantement du virtuel. Mathématique, physique, philosophie, édité par Charles Alunni et Catherine Paoletti, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2010, p. 164. 223 L’intuition physico-mathématique mythologies de la maı̂trise instrumentaliste que des exorcismes éthico-sociologiques. S’opposant à ce double étau, Gilles Châtelet compte parmi les penseurs qui ont voulu faire du physico-mathématique galiléen le complice d’une expérience d’ordre supérieur et penser une science en train de (se) penser et de (se) faire, ramenée aux opérations de pensée qui la constituent. On pourrait caractériser son projet philosophique comme une tentative de saisir l’expérience originale de la science moderne à partir d’une requalification de la notion d’intuition : Il y a une urgence absolue à réarticuler l’intuition et l’opération sous peine de voir à la fois la science assujettie à la demande techno-sociale et la philosophie réduite à un catéchisme éthico-déontologique 2 . La tâche de la philosophie consistera à se plonger dans la texture effective des formes de la pensée qui agissent dans les sciences : La philosophie ne doit pas chercher à forger un nouveau sens commun en s’efforçant de traduire en langage ordinaire ce qui est censé avoir déjà été écrit en langage formel. Elle ne saurait être commise à la confection de métaphores a posteriori chargées de se substituer à l’opérativité. Elle doit concentrer son attention sur les dispositifs qui visent à promouvoir ce qu’on pourrait appeler de nouvelles pratiques intuitives 3 . Si l’instrumentalité techno-sociale est un appauvrissement de l’opérativité, l’opposition entre l’intuition réduite au sens commun et les formes symboliques réduites à des langages « vides de signification » revient à détruire la pensée vivante des pratiques scientifiques. Il s’agira de saisir l’empirie sous un jour nouveau, non pas ancrée sur une évidence ultime du sens commun autorisant une ratiocination à partir d’éléments disponibles « sous la main » [. . .] mais d’exhiber des agencements et des pratiques qui sécrètent de la naturalité et de l’évidence 4 . Tous les concepts majeurs de la philosophie de Gilles Châtelet — le diagramme, le geste, le stratagème allusif — visent à saisir à même les pratiques scientifiques des actes produisant « une unité conceptuelle et intuitive », un « nouveau type de systématicité », voire une « contemplation opérative » qui permettrait de promouvoir un type de perception où ce que nous percevons n’est plus différent de ce qui nous fait penser le perçu : l’idée est vue elle-même dans le concept 5 . Nous essayerons, à partir de ces considérations, de repérer certains aspects de ces intuitions qui se dégagent d’un certain traitement des constructions et des formalismes. Pour l’auteur des Enjeux du mobile, la construction des concepts fondamentaux de la physique est enracinée dans l’expérience en acte d’un sujet en mouvement — un enracinement qu’on avait cru définitivement perdu depuis la naissance d’une physique en rupture avec les sens et le sens commun, lorsque la « possibilité d’appréhension de l’étant en 2. G. Châtelet, « Principes épistémologiques et programme de recherche » (inédit, 1996), dans G. Châtelet, L’enchantement du virtuel, cit., p. 63. 3. Ibid. 4. Ibid., p. 64. 5. Ibid., p. 65. 224 Andrea Cavazzini tant qu’étant paraissant » devient inaccessible, substituée par une démarche symbolique « laquelle définit un objet entièrement conceptuel au recroisement d’un certain nombre de signifiés entièrement formels (. . .) et de règles syntaxiques non moins pures 6 » : c’est la problématique, cruciale et difficile, du geste, point culminant de la réflexion sur la mobilité. Les opérations où s’incarne la pensée physico-mathématique — parcourir une géodésique, déformer une conique, orienter des axes, combiner des espaces. . . — peuvent être considérées comme des gestes, mais le sens de la gestualité dans ce contexte doit être explicité. Par définition, le geste unit forme et mouvement, spatialité et dynamisme, figure et acte : mais cela ne peut valoir pour les gestes physico-mathématiques qu’à condition de les désolidariser de toute supposition d’un corps-substance qui soutiendrait des gestes-accidents 7 . Une opération mathématique est une entité incorporelle tout en étant pourvue d’une consistance formelle immanente — quelque chose comme une figuralité intelligible. Ces gestes devraient être pensés comme des mouvements dans un espace logique 8 — un lieu intermédiaire où communi(qu)ent les agencements réglés des symboles et l’activité des principes de la nature, sans être lui-même ni écriture ni nature, et qu’on peut rapprocher de la matière intelligible évoquée par la tradition néo-platonicienne. Grâce à A. Koyré, on sait que cette notion d’un pur réceptacle étendu mais immatériel a joué un rôle dans la formation de l’idée abstraite d’espace, à la fois « objet » sur-réel et « lieu » de la constructibilité infinie des entités géométriques 9 . Le geste d’orientation de Grassmann est un paradigme du geste comme découpage de formes dans un espace intelligible — le géomètre-algébriste romantique associe au travail sur les potentialités immanentes au symbolisme l’élaboration d’un mouvement par lequel un sujet sur-réel s’oriente et advient à la détermination de sa propre mobilité : Grassmann commence par rendre le point mobile et s’appuie sur la notation — sur l’habitude prise — de regarder AB comme un chemin parcouru dans un sens opposé à BA. Il comprend que tout se joue là ; la distance de A à B n’est que le résidu d’un mouvement de translation qui a dû être décidé dans un sens ou dans l’autre. Ce simple intervalle de distance est abstrait ; pour le rendre concret, il faut ressusciter les deux manières de se mouvoir, scinder l’icône-résidu de distance en soulignant qu’elle n’est que ce qui sépare les stations d’un point mobile M. C’est ce point M qui accapare désormais l’attention du géomètre qui parvient même en quelque sorte à s’incarner dans ce point mobile 10 . Le géomètre n’est pas identique au point mobile — il réalise sa coı̈ncidence partielle avec lui en installant l’évidence d’un mouvement par le découpage d’un geste d’orientation : le géomètre est « à la fois le point mobile et celui qui ”prend sur lui” d’aller de 6. Gérard Granel, « Ipse Dasein », dans Etudes, Paris, Galilée, 1995, p. 37. 7. G. Châtelet exprime cette notion d’une corporéité spatiale mais immatérielle par un recours à la distinction husserlienne entre « corps » et « chair » : cf. « La mathématique comme geste de pensée » (entretien avec Catherine Paoletti sur France-Culture, Les Chemins de la connaissance, « Les philosophes et les mathématiques », 1997), dans G. Châtelet, L’enchantement du virtuel, cit., p. 179. 8. J’ai développé la notion d’espace logique dans mon article « Oltre l’ontologia : dalla verità agli enti », dans Glaux, 5, 2004-2005, p. 121-152. 9. Je me permets de renvoyer à ma traduction commentée des textes que Koyré a consacrés à Spinoza, dans Alexandre Koyré, Studi su Spinoza e l’averroismo, Milan, Ghibli, 2002. 10. G. Châtelet, « La géométrie romantique comme nouvelle pratique intuitive » (dans Collectif, Le Nombre, une hydre à n visages, Paris, Editions de la MSH, 1997), dans G. Châtelet, L’enchantement du virtuel, cit., p. 188-189. 225 L’intuition physico-mathématique A à B ou de B à A » 11 . Autrement dit, il ne peut s’incarner dans le mouvement en acte du point sans ouvrir d’abord l’espace d’une mobilité virtuelle, d’une possibilité de mouvement dans les deux sens dont la décision de l’orientation vient rompre la symétrie. Avant de faire du point mobile une manifestation du sujet, le géomètre doit créer le sujet comme excès virtuel sur tout mouvement effectif. Le geste de Grassmann articule deux pratiques cruciales dans la pensée de Gilles Châtelet : d’une part, un travail sur les notations et les formalismes qui obéit à l’exigence de produire une intuition de la totalité des déterminations conceptuelles à même l’agencement systématique des mathèmes ; et, de l’autre, le jaillissement d’un sujet en tant que porteur de l’acte qui découpe et agence la totalité. Ces deux côtés d’une activité à la fois symbolique-formelle et opérationnelle représentent les conditions de production de l’intuition en physique-mathématique. Il faudra en esquisser les aspects principaux, sans oublier que les deux côtés de l’intuition physico-mathématique — l’émergence de la totalité et l’excès subjectif — ne sont séparables que par une analyse réflexive et a posteriori. L’émergence d’un effet-de-totalité dans l’agencement des formations symboliques est le fruit d’une tendance très-précise de l’histoire des mathématiques. Au XIXe siècle, les développements des mathématiques — en particulier l’étude des géométries noneuclidiennes, la découverte du transfini et l’émergence des approches axiomatiques par le biais de l’arithmétique (mais on devrait remonter en effet jusqu’à l’introduction par E. Galois d’un point de vue abstrait et structural en algèbre) –, libèrent la pensée mathématique de tout lien supposé aux contraintes de l’intuition empirique : contraintes qui ne sont que des cristallisations d’une pensée scientifique séparée de son actualité créatrice. Cette actualité va être revalorisée par une pensée mathématique se voulant fondée sur le pouvoir de (se) poser librement des normes, et de réaliser des enchaı̂nements d’entités génériques suivant des règles déterminées. L’activité mathématique, loin de dépendre d’une réalité extérieure (choses, perceptions, cadres cognitifs a priori), n’est qu’une concaténation de formes définie par des règles opérationnelles. Les objets mathématiques sont des moments des structures auxquelles ils appartiennent, et que l’activité intellectuelle détermine librement : la pensée mathématique à affaire à des totalités auto-immanentes et en mouvement, articulées en relations internes et dont les transformations ont toujours lieu à l’intérieur de la structure sans jamais dépasser le champ défini par ses enchaı̂nements ; toute opération transformatrice n’est qu’une sorte de mouvement immanent à la totalité, par lequel celle-ci s’articule, se détermine et se particularise en sous-structures partielles. G. Châtelet avait bien saisi cette aspiration à l’intuition synthétique de la totalité qui inspirait la reconquête de la liberté créatrice des mathématiques — il la place sous le signe de Galois : Galois avait compris qu’il existe des degrés de rationalité pour les quantités algébriques et que ces degrés sont directement articulés avec un procès d’individuation des racines : résoudre une équation revient à exhiber une démarche de discernement progressif des racines et à rendre en quelque sorte leur indexation de moins en moins arbitraire 12 . Le mathématicien italien Paolo Zellini a proposé un rapprochement — que G. Châtelet 11. Ibid., p. 189. 12. G. Châtelet, « La philosophie aux avant-postes de l’obscur » (Conférence, 1994), dans G. Châtelet, L’enchantement du virtuel, cit., p. 159. 226 Andrea Cavazzini aurait certainement apprécié — entre l’autodétermination de la pensée mathématique et l’Absolu hégélien : Le système des concepts, pour Hegel, doit se construire et s’accomplir sans avoir recours à un extérieur [. . .]. La chaı̂ne de Dedekind ressemble, dans son « se référer à soi-même » par la transformation interne qui la définit, à l’absolu hégélien se déployant toujours à l’intérieur de soi-même sans jamais devenir autre 13 . De cette tendance à l’immanentisation des idéalités mathématiques participent les travaux sur les géométries non-euclidiennes et les espaces à n dimensions, qui contribuent à libérer l’idée d’espace des limites de l’intuition empirique. La possibilité de construire des espaces indépendamment du cadre tridimensionnel permettait une nouvelle alliance entre la géométrie et la physique, la mécanique analytique de Lagrange ayant remplacé par les méthodes de l’algèbre et de l’analyse le recours à une géométrie euclidienne souvent réduite à ce que G. Châtelet appelait des « clichés », à savoir des blocages de l’intuition exacte et des réifications de l’opérationnel. La « traduction » des équations de Lagrange dans le « langage », ou plus précisément dans la forme symbolique, d’un espace de configuration à un nombre quelconque de dimensions, rétablit la solidarité de la géométrie avec une physique qui, de son côté, est en train de déconstruire les présupposés de l’ontologie de Newton-Laplace : la physique du « mouvement des corps dans un espace homogène » et euclidien, a besoin d’instaurer une équivalence entre « la chose (le corps) et sa représentation (un point de l’espace euclidien) » 14 . Avec l’invention du concept de champ délocalisé, et avec les propriétés paradoxales des entités quantiques, la physique s’est « débarrassée » de ce concept de chose parfaitement individualisée 15 que soutient tout un impensé spontanément substantialiste ; concept difficilement évitable pourtant, du moins pour la physique classique, la mathématisation ne pouvant « s’effectuer que sur des objets parfaitement déterminés excluant toute multi-détermination 16 ». Galilée pense le mouvement comme un pur déplacement, indifférent à tout changement du mode d’être des corps : Le mouvement ne peut être conçu comme un pur déplacement que si ce qui est déplacé reste intact, est « substantiel ». Substance et mouvement vont de pair. C’est parce que la matière reste inaffectée par le mouvement qu’il est possible de parler des positions de la matière-substance à divers instants 17 . 13. P. Zellini, La ribellione del numero, Milan, Adelphi, 1985, 1997, p. 17. Une appréciation positive des rapports entre l’idéalisme allemand et les sciences formelles est rare ; une contribution importante à ce sujet, et qui me semble développer les mêmes positions qu’évoque P. Zellini, est celle de Charles Alunni : « Des Enjeux du mobile à L’enchantement du virtuel, et retour », dans Gilles Châtelet, L’enchantement du virtuel, cit., p. 22-23 : « Le concept est le lieu d’émergence du savoir. Définie par des totalités complexes que sont les concepts, la pensée relève d’un ordre du savoir distinct de la simple représentation. Les concepts sont conçus comme des articulations de contenus de pensée et non, à la manière de la théorie traditionnelle, comme la simple association de marques distinctives communes aux individus qu’ils dénotent, résultat d’une simple généralisation abstractive effectuée sur le donné sensible et intuitif. Quant à l’organisation des concepts, elle résulte de leur structuration interne ». 14. Françoise Balibar, « Sur le Cours de philosophie pour scientifiques », dans A. Cavazzini (éd.), Scienze, epistemologia, società. La lezione di Louis Althusser, Milan, Mimesis, 2009, p. 25-26. 15. Ibid., p. 26. 16. Ibid., p. 24. 17. F. Balibar, « Substance et matière », dans Françoise Balibar, Jean-Marc Lévy-Leblond, Roland Lehoucq, Qu’est-ce que la matière ?, Paris, Le Pommier, 2005, p. 33-34. 227 L’intuition physico-mathématique L’idée d’un univers composé de corpuscules en mouvement dans le vide est un fruit (presque) spontané du rapport instauré par Galilée entre corps, mouvement et géométrie. Des approches qui s’affirment progressivement entre XIXe et XXe siècle déstabilisent cette ontologie ; des structures apparaissent, des totalités complexes dont les lois doivent être saisies à partir de leurs activités d’ensemble : les champs électromagnétiques, les systèmes composés d’un nombre quelconque d’éléments, et encore les systèmes dynamiques nonprédictibles inaugurés par le problème des trois corps de Poincaré, jusqu’aux ondes de probabilités de Schrödinger, toutes ces entités auxquelles le physicien se trouve confronté, sont irréductibles à la vision d’une réalité physique qui ne consisterait que d’entités simples et univoquement déterminées. La complexification de l’objet physique, et l’évidence de la complexité de ses conditions d’objectivation, demandent des instruments mathématiques en mesure de saisir ladite complexité sans la mutiler ou la réduire. Que l’on songe en ce sens aux implications de la mécanique analytique de Lagrange articulée aux espaces n-dimensionnels. Dans un espace de configuration, le comportement d’ensemble d’un système de points matériels peut être traité comme la trajectoire d’un seul point. Cet effet de compactification-totalisation repose sur la possibilité de considérer l’ensemble des coordonnées d’un système comme s’il s’agissait d’un seul point appartenant à un espace dont le nombre de dimensions serait égal au triple du nombre de points contenu dans tout le système 18 . Au lieu de considérer, comme le fait G. Lochak, ce recours aux espaces abstraits comme un simple « support géométrique des raisonnements algébriques et analytiques 19 », nous suivrons G. Châtelet et reconnaı̂trons dans cette géométrisation un « éveil du physique 20 » dans et par les mathèmes. Ce qui est « éveillé » par l’espace de configuration est le caractère de totalité de l’ensemble des points matériels, sa puissance d’agir comme un tout abstrait, et non comme un simple agrégat. G. Lochak rappelle que la globalité abstraite du système est émancipée de la solidarité élémentaire entre les trois axes cartésiens et les points singuliers auxquels les coordonnées sont attachées : le maniement par Lagrange de coordonnées quelconques permet de totaliser le système de points, et par conséquent de saisir son mouvement comme le mouvement d’un Tout — exemple assez éloquent de ce rapport entre formalismes mathématiques et dynamismes physiques dont G. Châtelet a esquissé le schème général par le biais de la métaphore de l’éveil : une construction mathématique déterminée, qui ne dépend que de ses propres opérations constituantes, a le pouvoir d’« éveiller » un caractère d’être des phénomènes, un aspect latent de la réalité naturelle qui est manifesté par les formes mathématiques. Cet aspect, dans le cas des espaces de configuration, est le lien entre totalité et mouvement ; mieux : c’est le mouvement lui-même saisi comme devenir d’un Tout. Mais cette signification des phénomènes ne devient accessible que par le biais d’un formalisme adéquat, capable de ne pas morceler les formes naturelles. La totalité n’apparaı̂t que grâce 18. Georges Lochak, La géométrisation de la physique, 1994, Paris, Flammarion, p. 104. 19. Ibid., p. 103 20. Gilles Châtelet, Les enjeux du mobile. Mathématique, physique, philosophie, Paris, Seuil, 1993, p. 19. Cette notion d’« éveil » renvoie aux spéculations romantiques à propos d’une nature « endormie » par l’intellect mécanique et séparateur, et qui cherche dans l’esprit sa rédemption. La délivrance de la nature coı̈ncide ici avec sa restitution à l’auto-détermination d’un mouvement immanent, à une « vie » autonome. 228 Andrea Cavazzini au formalisme, mais celui-ci ne peut la révéler que comme toujours-déjà-là, immanente aux choses et attendant d’être éveillée par une rencontre. Une telle rencontre, où un seul contact éveille les pouvoirs tant des êtres que des symboles, est à la base des espaces de Hilbert, dont l’origine implique la découverte que « la recherche des vibrations d’une membrane [. . .] est analogue à la recherche des axes de symétrie d’une conique 21 », chaque axe correspondant à un des modes dans lesquels on peut décomposer la vibration. Un système à un nombre infini de vibrations demande « la recherche des axes d’une conique dans un espace à une infinité de dimensions 22 », les axes pouvant former un système de coordonnées à un nombre infini de dimensions dans lequel on peut définir des intervalles et des vecteurs. Toutes ces entités et opérations géométriques, qu’on associe à un dynamisme de type vibratoire, deviennent aptes à représenter géométriquement la théorie quantique dont la mécanique ondulatoire de Schrödinger et de Broglie a fait une théorie des vibrations. Les opérateurs 23 de Schrödinger déterminent dans l’espace de Hilbert une conique dont les axes définissent les différents composants de la grandeur physique que l’opérateur représente. L’étude de ces grandeurs implique de déformer (dilater, rétrécir) et orienter des objets géométriques définis dans l’espace de Hilbert : la définition d’une conique par un opérateur équivaut à la déformation d’un cercle dans cet espace, et cette déformation suppose, encore une fois, un geste d’orientation. Une action qui détermine un objet formel, immanent au formalisme de l’espace abstrait, permet une saisie figurée des phénomènes quantiques, la coı̈ncidence ou non-coı̈ncidence des axes de deux coniques décidant de la commutativité ou non-commutativité des opérateurs et donc de la possibilité ou impossibilité de mesurer simultanément les grandeurs associées. Par là, les mystérieuses « observables » de la physique des quanta, qui défient toute tentative de leur supposer des « objets » sous-jacents, peuvent « habiter » des formes objectives dont le mode d’objectivité diffère pourtant de celui de la substance individualisée. Le comportement d’un système physique quantique — comportement qui détermine les grandeurs représentées par les opérateurs — est fait entrer en résonance avec les opérations immanentes à la construction formelle de l’espace abstrait, si bien que les objets définis par ces opérations, loin d’être une simple « représentation » d’une entité donnée indépendamment, sont à comprendre comme les formes qui déploient et rendent accessibles tous les pouvoirs latents d’une réalité naturelle que l’ontologie substantialiste ne peut objectiver pleinement. Ni reflet d’un réel déjà structuré, ni encadrement extérieur des résultats des mesures, les agencements des entités géométriques animées par leurs opérations constituantes sont tout simplement ce par et dans quoi les processus quantiques adviennent : ils représentent une objectivation où le « réel » n’est pas une « chose » individuelle, mais un Tout organique et mouvant — la totalité articulée des formes idéales dont le mouvement réglé expose et objective les dynamismes naturels. Mais cette exposition suppose constamment la frappe d’un geste décisif qui mobilise les configurations virtuelles des constructions théoriques : le travail avec les opérateurs a comme corrélat un sujet qui se trouve « prendre sur soi » les entités 21. Ibid., p. 140. 22. Ibid., p. 141. 23. Il ne faut pas oublier que la notion d’opérateur implique l’idée d’une activité qui « anime » les entités mathématiques et à laquelle se ramène leur signification. Un opérateur est une transformation, donc une action (position, translation, rotation, permutation, etc.) qu’on peut considérer dans sa pure forme (et dans ses rapports avec d’autres opérations également « pures »), comme la pure figure intelligible d’un geste-de-pensée. Sur ce point, le rôle de Galois et des groupes est bien entendu crucial. 229 L’intuition physico-mathématique physiques que les espaces abstraits manifestent et déploient. Ce couplage entre le physique et le mathématique, ce contact intime entre les formalismes et la nature, qui déploie les puissances latentes de chacun des deux pôles, est à réinventer à chaque fois, par un acte qui doit déterminer ses propres conditions d’effectuation. Ce sont ces actes qui témoignent de l’émergence d’un sujet porteur du geste d’orientation. Et ce geste ne devient objet d’intuition que par les expériences de pensée : elles mettent en scène les opérations d’un sujet, à la fois mobile participant des processus naturels et centre d’activité visant l’appropriation pratico-théorique de l’espace. L’expérience de pensée « prétend questionner ou découvrir des pratiques d’idéalisation 24 » ; la fonction de cette figuration consiste à réaliser une synthèse entre, d’une part, l’inscription dans les forces naturelles et, de l’autre, la construction géométrique de l’espace. Supposant un point d’articulation de ces deux « côtés » dans la spatialité dynamique du sujet géométrant, toute opération de détermination de relations et objets mathématiques se trouve incorporée à la situation existentielle d’un sujet défini par sa mobilité concrète : les opérations théoriques, la manipulation des entités idéales, révèlent leur nature de gestes de saisie par lesquels le sujet, à la fois mobile et géomètre 25 , s’approprie activement la spatialité qui lui est ouverte par sa condition de mobilité : Prenons l’exemple d’Archimède. Archimède dit : « Imaginons par la pensée que je vide mon corps et que je le remplis d’eau. . . » ou, « Séparons tel volume d’eau du reste de l’enceinte à l’aide d’une membrane infiniment mince ». Cette espèce de mobilisation de l’intuition ne relève pas du « prédictable » ou du « vérificatoire ». Quelque chose de vrai se joue dans une autre sphère intuitive [. . .]. Il s’agit d’une discipline de mobilisation qui permet à Archimède de s’installer dans ces expériences. Ceci implique un geste 26 . Dans et par ce sujet qui est simultanément un mode du mouvement des êtres naturels et un sujet de connaissance, sont symétrisés la participation au principe générateur des phénomènes et l’acte de saisie intellectuelle des formes. La pensée du mouvement, qui opère par le biais des opérations sur les idéalités, est l’acte d’un être en mouvement, l’actualisation dans et par la clarté intellectuelle de la condition existentielle correspondant au mode de mouvement propre au sujet. Dans la détermination des lois physiques par la pensée, le sujet porte au concept le « monde » qui lui est ouvert par son propre mouvement : le dynamisme physique qui s’« éveille » dans les mathèmes est toujours pris dans un rapport médiat à un sujet mobile et pensant. Le sujet pense le mouvement par l’« éveil » dans les idéalités mathématiques de son inscription immédiate dans cet « existentiel » qu’est sa propre « motilité » (au sens du concept heideggerien de Bewegtheit). Un exemple de cette co-appartenance entre la pensée et le mouvement, on le trouvera dans des imageries théologico-cosmologiques précédant la naissance d’une physique mathématique : dans le Paradis de Dante, par exemple, la compréhension par le poètepèlerin de la structure et des lois divines qui régissent l’Univers devient plus rapide, plus 24. G. Châtelet, Les enjeux du mobile, cit., p. 35. 25. Sur le « Géomètre » comme personnage conceptuel supposé à toute opération physicomathématique, voir Andrea Cavazzini, « Gesti, Forme, Idee. Gilles Châtelet tra epsitemologia e Naturphilosophie », dans Gilles Châtelet, Le poste in gioco del mobile, Milan, Mimesis, 2010 (traduction italienne de Les Enjeux du mobile). 26. Gilles Châtelet, « Mettre la main à quelle pâte ? », cit., p. 167. 230 Andrea Cavazzini pénétrante et plus complète au fur et à mesure qu’augmente la vitesse à laquelle il s’approche de la lumière divine qui est la destination de l’âme humaine. Ici, l’intelligence des choses et de leur nature dépend d’un certain état de Bewegtheit dans lequel le sujet se trouve : la pensée est un mouvement, les variations de sa puissance correspondant aux manières dont le sujet participe des différents modes de mouvement propres à l’Etre. Bien que la physique post-galiléenne ne saurait penser en termes de lieux naturels à l’intérieur d’un Cosmos hiérarchisé, elle en conserve néanmoins l’idée des degrés de perfection : ses expériences de pensée décisives établissent un lien entre, d’une part, l’exploration des possibilités suprêmes de la mobilité et, de l’autre, celle des possibilités de la pensée qui pense le mouvement en y dévoilant la puissance de la nature. Dans la pratique expérimentale de Galilée, le sujet-géomètre ne peut construire une physique fondée sur le principe d’inertie qu’en s’installant dans une situation où, par annihilation de tout obstacle et de toute interférence, le sujet lui-même participe du mouvement rectiligne uniforme : la pensée découvre sa propre puissance en élaborant, implicitement chez Galilée, un principe abstrait qui gouverne le mouvement sans être empiriquement accessible, par une plongée dans l’espace des modes possibles du mouvement ; les possibilités fondamentales qui gouvernent ces modes, dans lesquelles le Géomètre s’inscrit subjectivement par l’expérience de pensée, ouvrent un horizon de compréhension qui permet de dépasser les mouvements empiriques et de saisir le principe essentiel du mouvement — le sujet doit devenir le principe afin de pouvoir en exposer le logos immanent : Galilée imagine « un corps lancé sur un plan horizontal en l’absence de tout obstacle » et remarque alors que « le mouvement du corps se poursuivra uniformément et éternellement sur ce même plan, pourvu qu’on le prolonge à l’infini [. . .]. L’expérience de pensée vise aussi à se mettre dans l’état où il saute aux yeux que tel principe ou telle identité (fussent-ils contredits par l’expérience « réelle ») sont les plus « naturels ». Cette « naturalité » semble défier toute contingence et appartenir à l’ordre du fatal. Galilée savait que « fatalement » les objets tombaient dans le vide à la même vitesse, sans en avoir fait l’expérience 27 . On retrouvera cette démarche chez Einstein, dans l’expérience de pensée de l’« ascenseur cosmique ». Le sujet-géomètre se transporte dans une situation-charnière où la différence entre un système accéléré et un système inertiel devient insaisissable ; du coup, l’absence et la présence d’un champ gravitationnel deviennent deux états indiscernables. La « scène » figurée par cette expérience de pensée assigne le Géomètre à un état de mobilité qui enveloppe comme autant de possibilités particulières tant le mouvement inertiel que le mouvement accéléré : le sujet fait l’expérience directe d’une structure qui est plus riche que les mouvements auxquels il a accès par ses évidences immédiates. En découvrant que ceux qu’il considérait comme des mouvements réels et indépendants, ne sont en réalité que des « aspects » d’une forme plus fondamentale de mobilité, le Géomètre découvre aussi la pauvreté des concepts par lesquels il se représentait la gravité comme une entité substantielle et la différence inertiel/accéléré comme une différence inscrite dans l’être. Le caractère « occulte » de la force gravitationnelle, et la violation du principe de raison par un privilège accordé à des systèmes de référence qu’aucun caractère intrinsèque ne distingue des autres, apparaissent comme des réifications arbitraires imposées à la pensée par l’incapacité à s’inscrire dans un mode de mobilité réellement essentiel : pour le 27. G. Châtelet, Les enjeux du mobile, cit., p. 35-36. 231 L’intuition physico-mathématique Géomètre qui participe de ce mode supérieur, les rigidités et les séparations introduites par ces concepts trop grossiers et paresseux n’ont plus aucune signification intrinsèque. L’expérience de pensée fait le vide « des lourdes évidences et des intuitions disponibles » ; elle orchestre « une subversion des habitudes associées à des clichés sensibles 28 » : sa force consiste à élargir les possibilités de la pensée, à permettre la création d’idéalités de plus en plus riches et articulées, par la construction d’un « lieu » où le sujet se fait incarnation d’un principe naturel. Le sujet est le pur corrélat de cette mise à distance de l’actuel qui consiste à installer la pensée dans ce lieu bouillonnant de virtualités d’où jaillissent toutes les déterminations réelles. L’idée de totalité hérite de la problématique de l’idéalisme dialectique ; l’« éveil » du physique dans le mathématique est un héritage romantique ; le geste réactive la notion néoplatonicienne de « matière intelligible » ; l’idée de la participation entre le sujet et le principe virtuel des êtres réactive la notion, également néoplatonicienne, d’un fondement des choses situé « au-delà de l’Etre ». L’étude historique et philosophique des sciences par le biais de la question de la mobilité, et la recherche d’une nouvelle saisie philosophique de l’intuition, débouchent sur des notions qui n’appartiennent pas à la conscience explicite de la rationalité moderne : on touche ici aux impensés de la révolution scientifique, à des horizons qui ont impulsé l’essor des sciences modernes pour disparaı̂tre dans la fermeture sur soi-même de leur auto-légitimation. Ce n’est que dans les craquements de cette auto-légitimation que des bifurcations refoulées refont surface, et que tout questionnement redevient possible. Si le platonisme, la Naturphilosophie ou l’idéalisme refont constamment surface dans les sciences de la nature, c’est parce que le principe de la manifestation des forces naturelles dans le réseau en mouvement des idéalités est consubstantiel à l’existence du logos théorétique en tant que tel. La récupération archéologique de cet impensé peut signifier la possibilité de retrouver une destination de la science différente tant de l’auto-production aveugle d’une finalité manipulatrice que de l’asservissement direct aux « esprits animaux » de l’économie et de l’idéologie. Cette récupération implique d’opposer à la trivialisation techno-utilitariste et socio-médiatique des sciences leur statut de lieux de vérité, statut que les mathématiques concentrent et expriment de la manière la plus radicale : C’est bien la très bonne remarque de Spinoza, qu’à partir du moment où les mathématiques sont une invention humaine, il n’y a plus besoin de transcendance, c’est-à-dire que la liberté est possible, l’homme peut se construire d’une façon parfaitement autonome. Déjà les mathématiques constituent un engagement de la liberté, d’où l’argument essentiel de Spinoza : puisque la géométrie est possible, l’homme n’est pas une simple passivité, une simple matière passive obéissante et soumise à la contingence : il est capable de toucher à l’universel, de toucher précisément au divin 29 . Ce passage montre très clairement en quoi la démarche de Gilles Châtelet représenterait en effet une archéologie du savoir scientifique post-galiléen. Tout se passe comme si la texture opérative de la physique-mathématique dégageait un sous-texte devenu illisible pour la conscience explicite de la science moderne : la thématisation explicite des enjeux de la vérification, de la preuve et de l’inscription sociale ne saurait saisir la fonction de 28. Ibidem. 29. G. Châtelet, « La mathématique comme geste de pensée », cit., p. 178. 232 Andrea Cavazzini contemplation active qu’une autre pensée — encore présente et active chez Galilée, Kepler, ou Newton, mais devenue ensuite irrecevable pour les systématisations empiristes ou rationalistes du corpus scientifique moderne — avait assignée aux gestes et aux formes créées par la révolution scientifique. La reconstruction d’un concept efficace d’intuition vise à retrouver cette pensée qui représente à la fois un « socle » refoulé de l’esprit scientifique moderne et le germe de son avenir possible : Il ne faut pas oublier que quelqu’un d’aussi positiviste et d’aussi puissant intellectuellement que von Neumann a bien dit que les mathématiques, sous leur forme actuelle, n’en étaient peut-être qu’à leur phase transitoire [. . .]. Nous sommes peutêtre tout simplement à l’entrée de cette fameuse connaissance du troisième genre de Spinoza, de cette zone où les choses se donneraient, en même temps, et tout à la fois, dans le cœur et avec toute la clarté souhaitable 30 . Mais il n’y a pas d’archéologie sans téléologie. Les expériences refoulées de la science moderne — que sa rationalisation technique et utilitaire cache dans l’épaisseur anonyme des procédures allusives et des pratiques symboliques — sont également la préfiguration d’un devenir possible de la science : elles évoquent et incarnent partiellement l’idéal d’une saisie intuitive de la Totalité où le cœur et l’esprit, le savoir et l’esthétique, le Tout et les Parties, le discursif et l’expression, seraient donnés dans une articulation vivante. Tel est certainement l’idéal à l’aune duquel Nicolas de Cues, Bruno, Pascal, Hegel et Schelling jugeaient le savoir scientifique : mais cet idéal n’appartient plus à l’autoconscience contemporaine des sciences — depuis le XVIIIe siècle, il mène une existence clandestine dont le rapport avec les résultats scientifiques effectifs est problématique. C’est à partir de ce constat qu’il faudrait reprendre le fil du travail philosophique de Gilles Châtelet. 30. Ibid., p. 179. 233 CODA D’Alembert - Rameau - Rousseau (& Diderot) : mamuphi au cœur des Lumières ? Nancy Diguerher Docteur en esthétique de l’EHESS Introduction Au milieu du XVIIIe siècle, heure d’émergence exceptionnelle dans maints registres de la pensée, se noue entre mathématique, musique et philosophie une séquence d’échanges de nature, peut-être, à résonner avec l’espace mamuphi qui accueille aujourd’hui ces réflexions. En 1749 très précisément, des dynamiques de pensée extrêmement actives dans ces trois directions se mettent en place autour Jean-Jacques Rousseau, de Jean Le Rond d’Alembert et de Jean-Philippe Rameau, ce musicien qui a tant fait réagir, en eux, le philosophe et le mathématicien. Rousseau ne fait pas mystère de cette hostilité quasi native, mais néanmoins évolutive, qu’il éprouve à la fois pour la théorie et la musique de Rameau. D’Alembert a accueilli avec une certaine méfiance les prétentions discursives du musicien, et a mis beaucoup de fermeté dans son combat contre celles qui se déploient en dehors du strict champ de la théorie musicale. De fait, à compter de la publication en 1750 de son quatrième ouvrage, intitulé Démonstration du principe de l’harmonie, Rameau affiche une ambition démonstrative inédite qui le fait entrer dans une ère de réflexions nouvelles : loin en amont de la théorie, celles-ci vont commencer à s’étendre à l’épistémologie, puis à l’esthétique et à la critique naissantes, avant de s’élargir à l’histoire et à la métaphysique. Ce basculement de Rameau du côté de l’intellectualité musicale s’accompagne d’une révision de son rapport à la philosophie : à compter de la Démonstration du principe de l’harmonie, le compositeur prend ses distances avec celle de Descartes, qui jusque-là avait été au principe de chacune des trois grandes moutures de sa théorie musicale. Cet ouvrage ne saurait en effet être considéré comme le résultat d’une nouvelle prise en charge de cette philosophie, telle qu’elle fait une entrée discrète dans le Traité de l’harmonie de 1722, qu’elle se fait mieux entendre dans le Nouveau système de musique de 1726, et qu’elle donne, en 1737, à distinguer la Génération harmonique. Le principal objet de cette contribution est de faire apparaı̂tre, et de mettre en lien les adversités primitives qui ont opposé Rameau à Rousseau puis à d’Alembert, de façon à en mesurer les conséquences à la fois pour le philosophe, pour le mathématicien et pour le musicien. A l’exposé de ce qui, en 1749, a réuni autour de Rameau les Encyclopédistes ayant eu affaire à la musique, il s’agira de déterminer en quoi ces confrontations, qui 237 mamuphi au cœur des Lumières ? semblent se faire l’une après l’autre entre deux figures (mamu succédant ainsi à muphi ), engagent de nouveaux rapports qui se nouent à trois termes. Tour à tour, l’analyse portera sur les deux grands face à face préliminaires à une telle émergence, donnant à identifier, derrière ces dialogues où s’élève toujours celle de Rameau, un moment d’échange à trois voix. Cet examen s’appuiera essentiellement sur quelques sources relatives au lancement de l’Encyclopédie, incluant l’étude des manuscrits de 1749 ayant donné lieu, après moult révisions, à la Démonstration du principe de l’harmonie. On tâchera ainsi de restituer une configuration mamuphi qui, en 1749, se met soudain en place tout en laissant ouverte la question de l’espace dans lequel un tel moment a trouvé sinon à se projeter, du moins à résonner, en ces Lumières qu’elle interroge aussi. Au fil de l’exposé, se détachera l’importance d’une quatrième figure dans la genèse, voire dans le devenir de ce tripôle : on questionnera le rôle de Denis Diderot qui, à bien des titres, singulièrement en 1749, a oeuvré pour précipiter une configuration mamuphi, et à l’installer sur une scène elle-même toute nouvelle, en prise directe avec son temps. Muphi en 1749, une triade en puissance Les noms de Rameau et de Rousseau s’associent dans le premier de ces couples primitifs voués à une grande fortune dans l’avènement d’un moment mamuphi au cœur du XVIIIe siècle. Les circonstances de cette adversité, dans ce qu’elle a de plus déterminant à la fois pour le musicien et pour le philosophe, font apparaı̂tre qu’en 1749, ce couple s’apparente bien plutôt à une triade préliminaire à une configuration mamuphi. Le couple Rameau/Rousseau avant 1749 L’objet d’une première rencontre Les relations entre Rameau et Rousseau peuvent être décrites comme autant de variantes d’une très longue et profonde mésentente. Un rapide aperçu de leur genèse, qui doit beaucoup à Rousseau, ouvre un accès privilégié aux raisons de leur hostilité réciproque, ainsi qu’aux enjeux auxquels elle a ouvert, par-delà la tonalité qu’elle a donné à leur rencontre. Avant de rencontrer Rameau, Rousseau a commencé à faire connaissance avec sa musique, puis avec sa théorie, sous des auspices très défavorables qui continueront de présider à tous leurs échanges. Rappelant, dans Les Confessions, les circonstances d’un commerce qui a commencé au milieu des années 1730, il signale qu’alors « les opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent ses ouvrages théoriques que leur obscurité laissait à la portée de peu gens » 1 . Rousseau prend d’emblée bien soin de distinguer, à proximité du nom Rameau, les créations musicales des contributions théoriques, ces registres que tout sépare sinon le soupçon que le philosophe fait peser sur la façon dont le musicien les investit. D’un côté, ses opéras appellent le « bruit » et de l’autre, les traités théoriques figurent l’« obscurité » — chaos donc, de part et d’autre aux yeux de Rousseau. 1. Rousseau, Les Confessions, préface de J.-B. Pontalis, texte établi par Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, notes de Catherine Koenig, Paris, Gallimard, 1973, p. 240. 238 Nancy Diguerher Puis il évoque par quel « hasard » il a « entendu parler [du] Traité de l’harmonie », et signale l’empressement avec lequel il a alors tâché de se procurer l’ouvrage. Ce récit se coule dans une veine narrative quelque peu outrée, lorsqu’on se souvient que, dès sa publication à Paris en 1722, le Traité de l’harmonie est aussitôt devenu une référence incontournable chez les savants et les gens de lettres, et que l’ouvrage a valu à Rameau une très grande renommée comme théoricien. Rousseau fait donc mine d’ignorer, dans les années 1730, l’état d’une réputation pourtant bien établie, à laquelle il contribue paradoxalement lorsqu’il entérine la distinction entre musicien et théoricien, et plus encore, lorsqu’il la fait apparaı̂tre sous un jour incongru. Rousseau signale alors « l’étude opiniâtre » qu’il a fait « des obscurs livres de Rameau », confirmant la réputation de ces ouvrages théoriques effectivement connus pour leur complexité. Il dit « dévorer » le Traité de l’harmonie à l’occasion d’une longue convalescence, celle que lui a offert, selon ses propres termes, ce nouveau « hasard » par lequel il est tombé malade. Ainsi Rousseau dote-t-il cette scission surprenante entre théoricien et musicien d’une dimension non seulement hasardeuse, arbitraire et surprenante, mais véritablement pathologique : opposant l’étude théorique et la pratique de la musique, il se dégoûte littéralement des usages que Rameau en fait dans ces deux registres. La rencontre effective C’est dans ce contexte qu’a lieu, en 1742, la rencontre effective entre Rameau et Rousseau autour de la Dissertation sur la musique moderne, cette publication tirée d’un mémoire où celui-ci proposait à l’Académie des Sciences un nouveau système de notation musicale. Contre toute attente, cet épisode est pour Rousseau l’occasion de rendre dans Les Confessions un certain hommage à Rameau, à qui revient le mérite d’avoir formulé « la seule objection solide » qu’il y eût à lui faire. Par opposition aux critiques qu’il adresse alors aux académiciens, qui n’y ont vu goutte, Rousseau reconnaı̂t en Rameau un musicien consommé, et il convient sur-le-champ de l’objection. Mais la justice qu’il lui rend ne va pas au-delà du simple constat auquel il souscrit, aucun élan élogieux ne vient relever cet état de fait. Au contraire, l’expression du mérite qu’il reconnaı̂t à Rameau est assortie d’un jugement distillé d’une façon à peine discrète : J’eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit borné, la connaissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des sciences, lorsqu’on n’y a pas joint une étude particulière de celle dont il s’agit 2 . Si hommage il y a, à l’occasion de cette première rencontre, c’est donc peu de dire qu’il est contrasté. Reconnaissant la grande compétence de Rameau en matière de musique, Rousseau relève aussi qu’elle est « unique », manifestement bornée à elle-même, et il signale, au gré d’une incise dont il aurait parfaitement pu faire l’économie, qu’elle est en l’occurrence le seul fait d’arme d’un « esprit borné » — et peut-être pas seulement, précisément, à la musique... Plus loin, Rousseau raconte comment, lors de son fameux voyage à Venise, il s’est laissé allé à une véritable rêverie, évoquant le réveil tout-à-fait extraordinaire qui lui a été donné de vivre dans cette loge où il avait pris ses habitudes. Ce récit est tel que 2. Ibid., p. 356. 239 mamuphi au cœur des Lumières ? l’on peut se demander à quoi il s’est précisément éveillé. Est-ce que, s’éveillant à une autre musique, réveillé par elle, il ne s’est pas d’abord éveillé à lui-même, c’est-à-dire au sentiment esthétique qui fait basculer Rousseau du côté de la philosophie ? La piste d’un réveil plus esthétique que musical est suggérée par la curieuse empreinte qu’il a laissé sur son esprit : Je voulus avoir ce morceau : je l’eus, et je l’ai gardé longtemps ; mais il n’était pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C’était bien la même note, mais ce n’était pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme il le fut en effet le jour qu’il me réveilla 3 . Il y a là « quelque chose » qui se passe ailleurs que du côté de la musique et qui, à tout prendre, relève d’« autre chose». La dispute Peu de temps après son séjour à Venise, Rousseau a composé son opéra Les Muses Galantes, par lequel il a entrepris d’introduire en France ce nouveau style musical qui a fait sur lui si forte impression. La dispute avec Rameau éclate alors tout-à-fait à l’occasion de la représentation de ce ballet chez le mécène de ce dernier, le fermier général Le Riche de la Pouplinière. Dès cette époque, Rousseau s’est plaint de sa disgrâce en évoquant la jalousie et la brutalité de Rameau, ainsi que la cabale organisée contre lui, lui semble-t-il, par le compositeur. C’est ce qu’il porte à la connaissance de Jean-Baptiste Bouchaud de Plessis par lettre du 14 septembre 1745, où il s’indigne de ce que sa musique a « mis [Rameau] de mauvaise humeur», et « qu’il soutient qu’elle est trop bonne pour pouvoir être de [lui] » 4 , attribuant somme toute à des motifs personnels le très mauvais accueil que Rameau lui a réservé. En 1755, celui-ci donne une toute autre version de cet accrochage dans sa brochure intitulée Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, où il incrimine les articles que Rousseau y a publiés sans pouvoir s’autoriser d’un titre de musicien. Pour illustrer ce point, Rameau renvoie à cet épisode de façon à inviter les éditeurs de l’Encyclopédie, ainsi que leurs lecteurs, à considérer les raisons, tout-à-fait différentes, par lesquelles il justifie ses réserves. Il raconte sa surprise devant le « contraste » qui lui est apparu à l’écoute du ballet de Rousseau, écrivant avoir été « frappé d’y trouver de très beaux airs de violon dans un goût absolument italien, et en même temps tout ce qu’il y a de plus mauvais en musique française tant vocale qu’instrumentale, jusqu’à des ariettes de la plus plate vocale secondée des plus jolis accompagnements italiens » 5 . De ce constat, et des échanges qu’il a eus avec Rousseau à cette occasion, Rameau tire une conclusion sans appel, accusant Rousseau de n’avoir « fait que la musique française » et d’avoir « pillé l’italienne ». En somme, il ne conçoit pas que ce mélange de styles, associé à une grande inégalité, puisse être l’œuvre d’un compositeur digne de ce nom, et il préfère pointer à distance l’ouvrage d’un « particulier ». Cette prévention contre lui fait l’objet d’un récit amer dans Les Confessions, où Rousseau évoque à nouveau la mauvaise grâce avec laquelle Rameau a fini par consentir 3. Ibid., p. 389. 4. Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, éd. critique établie et annotée par R. A. Leigh, t.2, 1744-1754, Genève, Institut et musée Voltaire, Les Délices, 1975, p. 87. 5. Rameau, Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, Paris, Sébastien Jorry, 1755, p. 40-42. 240 Nancy Diguerher à venir entendre son ballet, « répétant sans cesse que ce devait être une belle chose que la composition d’un homme qui n’était pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique tout seul » 6 . Les différentes versions que Rousseau a ainsi données de leur différend autour des Muses galantes montrent bien la perplexité qu’il éprouve à rendre compte de leurs échanges. Dans Les Confessions, il est comme forcé de tenir compte des raisons dont Rameau a fait état en 1755, et il se voit quelque peu contraint de réviser la version qu’il en avait donnée en 1745. Il rapporte, plus conformément au récit du musicien, que celuici l’a taxé de pillard, mais se garde de préciser l’objet de ce pillage : de sorte que, sans contrevenir au récit de Rameau, il l’allège de tout fondement musical, persistant pour sa part à ramener le tout à un différend d’ordre personnel. Au total, cette première rencontre entre Rameau et Rousseau, objet de récits adverses, semble un peu stérile. La dispute prend une tournure assez désobligeante, chacun des protagonistes restant sourd aux préoccupations de celui qu’il combat : - Rousseau ignore les raisons musicales au nom desquelles Rameau le repousse, et il ne tient compte de la version donnée par son adversaire qu’afin de ne pas entacher la vraisemblance de son propre récit. Il ne sait jamais comment décrire, ni seulement comment écrire l’attitude du musicien. - Rameau, quant à lui, ne parvient jamais à caractériser ce à quoi aspire Rousseau ; ce n’est que très négativement qu’il se refuse à le reconnaı̂tre comme un de ses disciples, contrairement à ce que Rousseau revendique dans Les Confessions. Pour autant, cet échange n’est pas dépourvu d’un grand intérêt : lors même que Rousseau s’expose sur le terrain musical avec Les Muses galantes, il y a déjà « autre chose », pour reprendre ses propres termes, qui l’intéresse à la musique, que la musique elle-même. C’est un aspect que Rameau méconnaı̂t totalement et qui n’est pas, en 1745, encore bien défini chez Rousseau ; c’est néanmoins ce qui sous-tend et élève cette dispute. Rousseau en 1749 : Diderot, l’Encyclopédie et au-delà Telle qu’elle se produit en 1742 et qu’elle s’envenime en 1745, la rencontre entre Rameau et Rousseau reste une rencontre entre deux hommes. C’est grâce à l’intervention d’un tiers que leurs échanges vont prendre une toute autre dimension : c’est Diderot qui, en proposant en 1748 à Rousseau la rédaction des articles sur la musique pour l’Encyclopédie, va précipiter l’essor d’une confrontation à hauteur, cette fois, de deux pensées. Dans Les Confessions, Rousseau fait de cet appel à contribution un récit qui en suggère l’importance, et qui en pointe les enjeux. Il précise que sa participation à l’Encyclopédie s’est ainsi faite à l’initiative de Diderot qui a voulu l’y faire « entrer pour quelque chose », c’est-à-dire à un titre encore mal défini, qui le lie profondément à la musique, sans faire pour autant de lui un musicien. Ce passage fait écho à l’épisode vénitien où, s’éveillant au son de la musique italienne, Rousseau paraı̂t surtout s’être éveillé à « autre chose » 7 6. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 410. 7. Ibid., p. 426. 241 mamuphi au cœur des Lumières ? — cet autre chose ne trouvant, pour se rejouer, d’autre espace qu’en lui-même, « dans [sa] tête » 8 comme il l’écrivait précisément. Or ce quelque chose, même à l’état très primitif, semble avoir été saisi par Diderot qui, en associant Rousseau à l’Encyclopédie, ne lui voyait pas le profil d’un musicien. Dans le Discours préliminaire de cette grande œuvre, le choix de cette collaboration se justifiait par la connaissance reconnue à Rousseau, en sa double qualité de « philosophe » et d’« homme d’esprit » 9 , dans la théorie et la pratique de la musique. Or à cette époque, celui-ci était davantage connu pour ses ouvrages musicaux que pour ses écrits, et il n’avait pas encore embrassé la carrière philosophique qu’on lui sait. Il faut donc que Diderot ait été bien sensible à cet « autre chose », par quoi Rousseau se rapporte si singulièrement à la musique, pour le charger de la partie correspondante dans l’Encyclopédie en attendant de lui un regard plus philosophe que musicien. Et, même si Rousseau se dit, dans les Confessions, très insatisfait de sa contribution, force est de constater qu’il a pris cette tâche à cœur, formant sur elle de nouveaux espoirs, s’essayant avec elle à de nouvelles orientations. La lettre que Rousseau a adressée au début de l’année 1749 à la baronne de Warens apporte de précieux renseignements sur les enjeux disparates qui s’entremêlent à cette occasion. Après avoir évoqué la surcharge de travail considérable que représente la rédaction en temps limité de ces articles, il explique pour quelle autre raison il lui tient cependant tant à cœur : D’ailleurs, je tiens au cul et aux chausses des gens qui m’ont fait du mal et la bile me donne les forces même de l’esprit et de la science. [...] Je bouquine, j’apprends le Grec. Chacun a ses armes ; au lieu de faire des chansons à mes ennemis, je leur fait des articles de Dictionnaire ; je compte que l’un vaudra bien l’autre et durera plus longtemps 10 . Ainsi Rousseau a-t-il écrit les articles de l’Encyclopédie dans un esprit de vengeance, en réaction à l’épisode malheureux des Muses galantes. Cependant il va également essayer d’en tirer des conséquences dans un nouveau registre. Ce travail, qu’il qualifie ici d’« extraordinaire», l’est en effet aussi en considération de la nature tout-à-fait inédite des armes dont il commence à se saisir à cette occasion : en ce sens, il a eu une incidence essentielle dans une trajectoire intellectuelle qui a basculé précisément à ce moment-là. A la toute fin du septième livre des Confessions, le récit de ce premier épisode encyclopédique précède en effet immédiatement l’évocation de la détention de Diderot à Vincennes. Rousseau en a été singulièrement affecté, au point que « la tête a faillit lui tourner ». C’est un peu ce qui se passe d’ailleurs, si on le prend à la lettre, puisque le huitième livre s’ouvre sur le signalement d’un moment à partir duquel tout a changé : J’ai dû faire une pause à la fin du précédent livre. Avec celui-ci commence, dans sa première origine, la longue chaı̂ne de mes malheurs 11 . La fréquentation de Diderot, en 1749, a été essentielle à Rousseau pour des raisons qui se découvrent dans ce huitième livre. Elles adviennent même au gré de la véritable 8. 9. 10. 1749 11. Ibid., p. 389. « Discours préliminaire des Editeurs » de l’Encyclopédie, vol. 1, 1751, p. XVIII. « Lettre de Rousseau à Françoise-Louise-Eléonore de La Tour, baronne de Warens, Paris, 27 janvier », in Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., t. 2, p. 112-113. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p.428. 242 Nancy Diguerher révélation qu’il a connue lors du trajet qui le conduisait à pied de Paris à Vincennes où, à l’été de cette année, il venait souvent rendre visite à son ami. En parcourant un jour le Mercure du France qu’il avait pris sous le bras lors d’un de ses trajets, il est « tombé » — nouveau hasard — sur la question proposée pour concourir au prix de philosophie de l’académie de Dijon. Décisif a été pour lui « l’instant » de cette lecture. Cet « autre chose », vers lequel il s’était jusque-là acheminé à l’aveugle à l’occasion de ses bonheurs musicaux, commence à gagner en visibilité : c’est un autre univers auquel il accède, et en même temps un autre homme qu’il devient, au fil d’une longue série de malheurs associés au déploiement de sa vocation philosophique. De musicien qu’il était jusqu’alors, ou du moins qu’il tentait d’être, il devient philosophe, et il se trouve que Diderot est le premier témoin de ce basculement, qu’il va activement encourager, comme Rousseau ne manque pas de le signaler : Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c’est qu’arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut, je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite en crayon sous un arbre. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant, je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet et la suite inévitable de ce moment d’égarement 12 . Dans l’éveil de Rousseau à la philosophie, l’implication de Diderot est double : en le déterminant à se porter candidat pour le prix de l’Académie de Dijon, ainsi qu’en lui confiant la partie sur la musique dans l’Encyclopédie, Diderot a pressenti que son ami avait « quelque chose » à déployer plutôt du côté de la philosophie. L’intervention de Diderot dans la trajectoire intellectuelle de Rousseau a alors, indirectement, eu une grande incidence sur la mise en place d’une confrontation vraiment consistante entre Rameau et Rousseau, autant que possible délivrée de l’emprise des motifs personnels qui crispaient tant ce dernier dans la décennie 1740. L’essor d’un face à face muphi dans la querelle des Bouffons Diderot a joué un rôle majeur dans la mise en place de ces échanges d’un nouvel ordre : c’est à lui que l’on doit de pouvoir les considérer et les saluer, intellectuellement, sur l’autel des Lumières. Rousseau contre Rameau dans l’Encyclopédie Cet essor nouveau dans la pensée de Rousseau est visible dans les articles qu’il rédige pour l’Encyclopédie. Une certaine intention vengeresse y préside très nettement, quoiqu’assez discrètement, mais cette vindicte s’associe à tout autre chose : rédigeant ces articles, Rousseau se met à faire pour la première fois l’épreuve d’un tout nouveau point de vue sur la musique, qui porte une atteinte réellement grave à Rameau. Sa contribution est celle d’un non-musicien qui se sent cependant le devoir d’intervenir pour donner à lire Rameau. Il entend en effet suppléer à ce que professe le compositeur, visant rien moins qu’à disqualifier sa théorie comme son œuvre. 12. Ibid., p. 430-431. 243 mamuphi au cœur des Lumières ? Ainsi l’idée suivante perce-t-elle dans les articles « Accompagnement » et « Accord » de l’Encyclopédie : les musiciens ne sauraient se contenter d’appliquer la méthode de Rameau, ils doivent écouter les prescriptions du philosophe, et cette attention nouvelle prêtée à un discours lui-même inédit doit accompagner la faveur de toute une génération pour un style musical définitivement éloigné de la pratique ramiste. Au total, si la vengeance compte encore pour beaucoup dans la critique que Rousseau distille dans ses articles, celle-ci s’enrichit d’une toute autre dimension : elle se dote en effet d’une tournure esthétique extrêmement conséquente pour laquelle Diderot a beaucoup fait en 1749. Diderot, instigateur d’un face à face Le rôle essentiel que Diderot a joué dans la mise en place de ce face à face invite à interroger la nature bifide de cette configuration muphi, qui ne se serait manifestement pas exprimée de la même manière sans ce troisième terme. La confrontation intellectuelle entre Rameau et Rousseau aura véritablement lieu en 1754, lorsque Rameau publie les Observations sur notre instinct pour la musique en réaction à la Lettre sur la musique française de Rousseau. Cette dernière brochure, intervenue au plus fort de la querelle des Bouffons, a porté un coup fatal à la musique française en général et à celle de Rameau en particulier. L’analyse que Rousseau y propose du monologue d’Armide de Lully sera tout-à-fait décisive à cet égard, dans la mesure où elle participe de ce dispositif argumentatif par lequel il entend démontrer l’inexistence de la musique française. Rameau réagira vertement à cette critique par une fameuse contreanalyse, qui occupe toute la seconde partie des Observations sur notre instinct pour la musique. La joute qui les oppose ainsi, au terme de la querelle des Bouffons, mérite d’être regardée comme un face à face capital entre le philosophe et le musicien, où chacun trouve à donner beaucoup plus d’essor à sa propre pensée. D’une part, Rousseau peut se féliciter de la Lettre sur la musique française, où son esthétique prend toute son ampleur, enfin débarrassée de l’esprit de vengeance qui entachait ses articles dans l’Encyclopédie et qui, peut-être, a nourri l’insatisfaction dont il témoigne à leur endroit dans les Confessions. Rameau, quant à lui, prend également avec les Observations sur notre instinct pour la musique ce qu’il appelle un « grand vol », par lequel son intellectualité musicale trouve à se déployer sur le terrain nouveau de la critique. Or, une fois de plus, c’est à Diderot que l’on doit cette confrontation tout-à-fait essentielle. C’est lui en effet qui, dans sa lettre Au petit Prophète de Boemischbroda, appelle enfin de ses vœux un « combat plus sérieux » 13 , recentré sur l’objet premier d’une querelle qui avait pris des accents plus nationaux que musicaux. A l’analyse des termes du défi qu’il lance à ses contemporains, il apparaı̂t que de toute évidence, c’est Rousseau d’un côté et Rameau de l’autre, que Diderot invite à intervenir dans cette querelle. Il propose à chacun d’engager le débat sur un terrain spécifiquement musical avec des armes nouvelles, empruntées au registre de la critique. Il propose la comparaison de deux morceaux célèbres, l’un français et l’autre italien, tirés d’ouvrages 13. Diderot, Au petit prophète de Boemischbroda ; au grand prophète Monnet ; à toux ceux qui les ont suivis, et à tous ceux qui les suivront, Paris, 1753 ; in Œuvres, t. 4, Esthétique - Théâtre, éd. établie par Laurent Versini, Paris, Robert Laffond, 1996, p.135. 244 Nancy Diguerher lyriques représentatifs de chaque style : il choisit le monologue d’Armide de Lully, et celui de Nitocris dans Sésostris de Terradellas, qui à l’époque était loin d’être aussi connu que le premier — façon discrète de faire signe à Rameau qui avait déjà fait en 1726 l’éloge de ce monologue dans son Nouveau Système de musique théorique et pratique. Sans les nommer, Diderot vise surtout à déclencher une confrontation entre Rousseau et Rameau, qui n’avaient pas encore pris publiquement la parole dans la querelle des Bouffons. Nouveaux termes d’un face à face Ni Rousseau ni Rameau ne relèveront ce défi dans les termes proposés par Diderot : aucun d’eux ne s’est véritablement saisi des armes critiques qu’à cette occasion il a tâché de mettre à leur disposition. Il est cependant un point où Diderot a extraordinairement réussi : on lui doit d’avoir précipité le déploiement, face contre face, des raisons musiciennes et philosophes incarnées, conformément à son intuition, par Rameau et Rousseau. C’est d’ailleurs dans la Lettre sur la musique française que Rousseau achève de tourner le dos à la carrière musicale au profit de sa seule vocation philosophique. Il envoie à ce sujet un signal très fort à la toute fin de la Lettre sur la musique française, où il écrit à propos du Devin du Village : On a applaudi cet été, à l’Opéra-Comique, l’ouvrage d’un homme de talent, qui paraı̂t avoir écouté de la bonne musique avec de bonnes oreilles, et qui en a traduit le genre en français d’aussi près qu’il était possible. Ses accompagnements sont bien imités sans être copiés, et s’il n’a point fait de chant, c’est qu’il n’est pas possible d’en faire 14 . En 1753, Rousseau renonce donc définitivement à faire de la musique, refusant d’endosser la double casquette de philosophe et de musicien : lorsqu’il évoque cet opéra qui lui a valu un certain succès (il ne se prive pas de le signaler dans les Confessions) il y fait allusion comme à l’œuvre d’un particulier. Il ne la revendique pas expressément, prenant bien soin, dans sa Lettre, de se faire connaı̂tre et reconnaı̂tre à un tout autre titre que celui de philosophe. Rameau lui-même n’a pas manqué de souligner l’étrangeté d’un tel parti, si soudain à ses yeux, qui le plonge dans un embarras évident. Il ne sait décidément pas comment caractériser la position de Rousseau : il ne s’explique pas ce renoncement à la musique, au moment justement où l’heure du succès arrive avec le Devin du village et où enfin, lui-même se dit prêt à le reconnaı̂tre comme un de ses pairs. Rameau oppose une surdité magistrale à cette attitude qu’il n’arrive décidément qu’à caractériser, négativement, comme n’étant pas celle d’un musicien. Ce pamphlet contre la musique française nous parvient en même temps comme l’affirmation d’un tout nouveau rapport à la musique : Rousseau ne prétend plus la faire, mais seulement en parler, et il semble avoir plus que tout à cœur de rendre ces deux postures exclusives l’une de l’autre. Cet aspect est tout à fait net dans l’Avertissement à la deuxième édition de la Lettre sur la musique française, où Rousseau écrit : [...] je crois notre langue peu propre à la poésie, et point du tout à la musique. Je ne crains pas sur ce point de m’en rapporter aux poètes mêmes ; car, quant aux 14. Rousseau, Lettre sur la musique française, 1753 ; in Essai sur l’origine des langues, présentation par Catherine Kintzler, Paris, Flammarion, 1993, p. 184. 245 mamuphi au cœur des Lumières ? musiciens, chacun sait qu’on peut se dispenser de les consulter sur toute affaire de raisonnement. » « [...] c’est au poète à faire la poésie, et au musicien à faire de la musique ; mais il n’appartient qu’au philosophe de bien parler de l’une et de l’autre 15 . De sorte que, sans parvenir à percer tout-à-fait les ressorts de ce point de vue adverse, Rameau voit juste en un certain sens, lorsqu’il demande en 1755 aux Editeurs de l’Encyclopédie : Que signifie [...] cette Lettre sur la musique française ? Etait-ce à la musique française qu’on en voulait, ou au musicien français ? 16 A compter de la Lettre sur la musique française, il n’est donc plus possible, de l’avis de Rameau, de se tromper sur les intentions de Rousseau. Le compositeur le signale pour faire entendre que toute collaboration avec lui, notamment dans l’Encyclopédie, ne peut plus être regardée que comme partisane. S’il n’en saisit pas tous les enjeux, Rameau a bien perçu l’un des principaux objets de la critique rousseausiste, qui inaugure un véritable combat entre une figure non-musicienne, plutôt registrée à la philosophie et une figure musicienne qui, réagissant aussi à ces controverses, se déploie résolument à distance de la théorie. C’est ainsi que la surdité que Rameau et Rousseau continuent de s’opposer mutuellement est devenue, après l’intervention de Diderot en 1749, puis en 1753, tout sauf stérile. Dès lors, ce sont bien deux grands points de vue qui s’affrontent, et qui ne s’excluent jamais sans que cela ne profite à l’essor de chacun d’eux : d’où la présente proposition de parler d’un face à face muphi pour évoquer ce déploiement conjoint de deux figures dont Diderot a favorisé l’essor. De là suit également cette triade qui associe Rameau, Rousseau, ainsi que Diderot au bénéfice d’une telle adversité. Or il se trouve qu’en 1749, le célèbre Editeur intrigue encore dans une troisième direction. A peine s’est-il associé d’Alembert à la tête de l’Encyclopédie, qu’il le présente à Rousseau, puis à Rameau. Ainsi les circonstances de cette confrontation entre Rameau et Rousseau alimentent-elles en 1749 une nouvelle trame ouvrant comme elle, toujours grâce à Diderot, à l’émergence d’autres pensées. Mamu en 1749, une triade en efflorescence En 1749, de nouveaux rapports vont de surcroı̂t s’engager, avec Rameau et d’Alembert, entre musique et mathématique. C’est l’année où le compositeur rédige et donne lecture, le 19 novembre, à l’Académie royale des Sciences, d’un texte intitulé Mémoire où l’on expose les fondements d’un système de Musique théorique et pratique qui, en 1750, sera publié sous le titre de Démonstration du principe de l’harmonie. Cet ouvrage inaugure pour Rameau une ère nouvelle, ère de controverse essentiellement, au fil de laquelle il trouve sans cesse à redéployer son intellectualité musicale. Or nous disposons de deux épreuves manuscrites de cet ouvrage : l’analyse et la mise en regard de ces documents, qui mettent aussi en scène Diderot et d’Alembert, nous 15. Ibid., p. 143. 16. Réponse de M. Rameau à MM. les éditeurs de l’Encyclopédie sur leur dernier avertissement, Londres et Paris, Sébastien Jorry, 1757, p. 27. 246 Nancy Diguerher donnent des renseignements de première importance sur les conditions dans lesquelles s’est opéré ce basculement dans la trajectoire spéculative de Rameau. Le premier de ces manuscrits est conservé à la Bibliothèque de l’Opéra de Paris dans le Recueil de diverses pièces sur la musique donné à Roquefort par feu Mr le chevalier de Boisgelou sous la cote B-24 (8), f. 119 r˚-128 v˚. Ce document se présente sous la forme d’une copie parfaitement claire et sans rature de vingt feuillets, qui correspond vraisemblablement au Mémoire auquel Diderot dit, à l’été 1749, avoir prêté sa plume. C’est ce qu’il écrit en effet, depuis le Donjon de Vincennes, dans sa lettre au lieutenant Berryer du 10 août 1749, par laquelle Diderot requiert sa libération : il fait valoir très brièvement l’aide qu’il a accordée à Rameau dans « l’exposition » de son « système de musique » 17 . Un autre témoignage de l’abbé Raynal 18 tend à confirmer cette collaboration. C’est dans ce manuscrit que s’énoncent, pour la toute première fois, les ambitions extra-théoriques de Rameau, et que le compositeur, activement soutenu par Diderot, s’engage dans la voie de l’intellectualité musicale. Si la part que Diderot a prise à ce texte est difficilement identifiable, à défaut de brouillons et de plus amples témoignages, il est possible de la préciser un peu lorsqu’on met en regard les deux Mémoires, le second ne faisant pas apparaı̂tre la participation de Diderot : il y a des éléments du premier qui soit n’apparaissent plus dans le second, soit sous une forme totalement modifiée. Le deuxième manuscrit, du second semestre 1749, est conservé dans le dossier Rameau aux Archives de l’Académie des Sciences. Il s’agit d’un document autographe de 43 feuillets auxquelles s’ajoutent des planches et quelques feuillets non numérotés. J’ai pu identifier, dans ce deuxième manuscrit, l’écriture de Rameau jouxtant celle de d’Alembert, qui invite le compositeur à procéder à des remaniements de portée variable. Il ne s’agit parfois que de corrections mineures, d’ordre stylistique notamment, mais les révisions, voire les retranchements prescrits pour certains passages attestent d’une toute autre exigence. En particulier, d’Alembert signale les passages où Rameau s’écarte des voies strictement théoriques empruntées jusqu’alors. Du premier au deuxième mémoire : une première partie allégée La première partie de ces deux mémoires est très proche et correspond à peu près à la version imprimée de la Démonstration du principe de l’harmonie, alors que la seconde a été entièrement réécrite. Cependant, cinq passages de cette première partie ne sont pas passés à l’impression. Un bref examen de deux d’entre eux contribue à mieux saisir ce qui les rapproche tous et qui a contribué à prescrire leur suppression dans le deuxième Mémoire. Premier exemple Notre premier exemple a été retranché sur deux traits au crayon, l’un rouge, l’autre gris, inscrits dans la marge ainsi que dans le corps du texte où le passage suivant, reporté d’après la ponctuation et la mise en page du premier Mémoire, va disparaı̂tre : 17. Diderot, « Lettre à M. Berryer, lieutenant-général de Police, 10 août 1749 », in Correspondance I (1713-1757), éd. établie, annotée et préfacée par Georges Roth, Paris, Les Éd. de Minuit, 1955, p. 85. 18. Abbé Raynal, « Nouvelles littéraires », in Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Mesiter, etc., op. cit., t. 1, p.313. 247 mamuphi au cœur des Lumières ? Ce fut sans doute la tristesse ou le plaisir qui suggéra aux hommes de chanter ; mais qui les dirigea dans l’ordre des sons qu’ils firent succéder les uns aux autres ? Cet ordre fut-il une de ces combinaisons abandonnées à leur fantaisie ? N’y avaitil rien, soit en eux-mêmes, soit au-dehors d’eux-mêmes, qui les déterminât dans leur choix ? Avaient-ils, lorsqu’ils chantèrent pour la première fois, une telle liberté de faire succéder indistinctement toutes sortes de sons les uns aux autres, que la mélodie fût une partie de la musique purement arbitraire ; et conséquemment que ce qui serait du chant pour nous, n’en serait pas pour un autre peuple ; ou même que ce qui serait du chant pour un homme n’en serait pas pour un autre homme. Voilà, Messieurs, la première question que je me fis et que j’entrepris de résoudre, éclairé par la méthode de Descartes que j’avais heureusement lu et dont j’avais été frappé 19 . Sur une conjecture, Rameau construit tout un réseau de questions débouchant sur une difficulté à laquelle il souhaite intéresser sa savante assistance, qu’il prend directement à parti pour entériner la nouveauté et le bien-fondé de son enquête. Comme dans la plupart des passages ici retranchés, il entend que ses décisions soient le fruit d’une concertation entre le musicien et les mathématiciens : il veut en faire l’objet de cette « noble émulation » pour laquelle il plaide dans cette double direction depuis le Traité de l’harmonie. Dans cet exemple, l’adresse aux mathématiciens est plus édifiante que jamais : elle se fait en effet à la faveur d’une série de questions que Rameau soumet à leur expertise, et qu’il a cependant entrepris de résoudre lui-même en vertu d’une méthode philosophique. La référence à Descartes, à grande distance du cartésianisme dont avait jusque-là profité toute sa théorie, intervient donc ici pour résoudre une question par laquelle il espère intéresser les mathématiciens à sa problématique musicienne. Aussi est-ce la première fois qu’intervient, sous la plume de Rameau, ce type de questions que l’on retrouvera au cœur de ses grands textes ultérieurs : c’est autour d’elles que son intellectualité musicale trouvera à se redéployer sur de nouveaux terrains, à mesure qu’il s’adressera et se confrontera, à compter de ce moment, à différentes catégories d’interlocuteurs non-musiciens. Il me semble que ce type de questions, à la faveur desquelles Rameau va ici mettre en récit sa propre recherche, plus qu’il ne va donner le précis de sa théorie, a probablement été inspiré par Diderot. Ce premier Mémoire fait une place majeure à la narration, il met à distance la théorie à proprement parler et ne la convoque que dans une étoffe fictive qui sert à raconter les opérations de recherches que Rameau, encouragé par Diderot, veut soumettre à l’expertise des mathématiciens. Or cette adresse très spécifique disparaı̂t avec le coup de crayon de d’Alembert : peutêtre trouve-il cette mise en scène superflue, peut-être aussi y voit-il par trop la marque de Diderot ; mais surtout, il paraı̂t que le géomètre veuille minorer la visibilité et l’expansion de cette parole qui porte bien au-delà du champ de la théorie. Deuxième exemple Là encore, il s’agit d’un passage où Rameau donne le récit tortueux de ses investigations, allant jusqu’à faire état des hypothèses et des doutes qu’il a conçus à mesure 19. Mémoire de l’Opéra, f. 120, r˚-v˚. 248 Nancy Diguerher qu’il avançait dans ses recherches. Il est question ici du fondement à donner à la succession fondamentale : l’exigence rationnelle à laquelle Rameau veut se soumettre l’oblige à considérer que l’habitude, plutôt que la nature, pourrait être à l’origine de cette « prédilection » qu’il a, comme tout un chacun, pour des « sons connus » plutôt que pour des « sons indifférents ». Il tire en ces termes les conséquences du « soupçon » qu’il se forme — et qui, cette fois, se reforme sous les ratures : C’était un fait à vérifier, et j’entrai dans cet examen tout-à-fait résolu d’abandonner cette voie si elle ne me réussissait pas ; mais je vous avouerai, Messieurs, que ma surprise eût été grande si les harmoniques avaient été d’autres sons que ceux que je faisais naturellement succéder au son fondamental ; j’en fis la supposition et elle m’effraya ; car dans ce cas la mélodie me devenait une affaire tout à fait impénétrable. Quelle bizarrerie ! 20 D’Alembert a bien pu regarder comme une digression ce passage qui, au final, présente moins les résultats de l’investigation ramiste que le trajet emprunté pour y parvenir. Or ce cheminement est éminemment celui d’un musicien. Le problème auquel Rameau s’est heurté, et qui l’a mis dans tous ses états, jusqu’à le plonger dans l’effroi, est un problème de compositeur, qui doit pouvoir tout posséder de la mélodie, sur le plan tout à la fois pratique et rationnel, intimement liés chez lui. L’attitude qu’il adopte devant l’alternative que l’enchaı̂nement logique de ses idées lui présente, n’est sûrement pas celle qu’un mathématicien irait éprouver, et encore moins celle qu’un mathématicien irait raconter, qui plus est dans un contexte démonstratif. Rameau rend compte d’une étape de son investigation, qu’il traverse comme un moment difficile, où la rigueur et la probité intellectuelle peuvent confiner à la « bizarrerie », pour reprendre son vocabulaire, lorsqu’elles croisent le fer avec une exigence et une attente d’ordre musical. On observe là une posture ostensiblement musicienne, qui vise à prendre à parti les mathématiciens et les intéresser à sa cause. Or c’est justement cette mise en scène, cette situation d’énonciation, que d’Alembert cherche à faire disparaı̂tre, peut-être précisément au titre d’une « bizarrerie » qu’inversement le mathématicien pourrait y voir, et qui de même (mais pour d’autres raisons) pourrait l’indisposer. A l’issue de ces retranchements, le point de vue spécifique qui préside aux investigations ramistes tend à s’effacer derrière l’intérêt essentiellement théorique qu’elles prennent dans la version revue et corrigée par d’Alembert. Il semble aussi que le géomètre, en exigeant ces remaniements, ait voulu minorer ce que la collaboration entre Rameau et Diderot a produit de plus inédit. Dans tous ces passages en effet, on peut très nettement observer la mise à disposition, par Diderot, des outils en même temps argumentatifs et narratifs qui servent ici l’émergence d’un nouveau point de vue, par lequel le musicien redispose sa théorie à d’autres fins, en vue d’intéresser les académiciens à son propos et de recueillir leur suffrage. 20. Mémoire de l’Institut, ff. 8-9. 249 mamuphi au cœur des Lumières ? Diderot sous les exemples L’objectif de Diderot, travaillant à ce mémoire, a manifestement été de provoquer une confrontation féconde entre le mathématicien et le musicien, analogue à celle qu’il a instaurée entre ce dernier et le philosophe. De fait, il avait déjà formé, tout juste un an auparavant, un vœu un peu similaire du côté des mathématiques. Dans le premier de ses quatre Mémoires sur différents sujets de mathématiques publiés en 1748, Diderot évoque l’« admirable système de composition » que l’on trouve dans la Génération harmonique, et écrit « qu’il serait à souhaiter que quelqu’un [le] tirât des obscurités qui l’enveloppent et [le] mı̂t à la portée de tout le monde, moins pour la gloire de son inventeur, que pour le progrès de la science des sons» 21 . On peut alors s’interroger sur l’identité de la personne à laquelle il songeait ainsi, très peu de temps avant l’importante année à venir. Lui-même, pour avoir pratiqué les mathématiques, aurait pu se charger d’une telle collaboration. Cependant il semble que le vœu par lequel il conclut ce Mémoire soit moins à interpréter comme une candidature de sa part que comme une invitation faite aux scientifiques de son temps. Au demeurant, ces Mémoires signent l’adieu de Diderot aux mathématiques : il n’y reviendra que par occasion pour les besoins de l’Encyclopédie. De même, collaborant à la première mouture des mémoires de 1749, il semble plutôt avoir voulu susciter l’intervention, la participation et la réaction d’un tiers, plus engagé que lui dans une carrière mathématique. Il me semble donc que dès 1748, et plus encore en 1749, Diderot oeuvrant tantôt au sujet de Rameau, tantôt avec lui, ait davantage cherché à provoquer des rencontres autour de lui. Lui-même, subjectivement, n’entend pas se donner comme acteur direct ni dans le progrès de la musique, ni dans celui des mathématiques. En revanche, il veut les encourager conjointement en invitant à la fois le musicien et le mathématicien à y concourir par la collaboration, au risque de la confrontation. Du premier au deuxième mémoire : une deuxième partie entièrement refondue Diderot œuvre ainsi en faveur d’une noble émulation entre deux corps de métier, et cet aspect s’exprime nettement dans ce paragraphe à l’issue duquel le second Mémoire se distingue tout-à-fait du premier : Tout cela étant posé, j’entre en matière, et comme j’ai l’honneur de parler à des mathématiciens, je vais emprunter leur langage, autant que mon peu de lumières me le permettra, pour qu’ils ne puissent rien révoquer en doute. Il est tout-à-fait remarquable, qu’à l’instant même de cette annonce, reportée à l’identique dans le second manuscrit, la « matière » en question change presque du tout au tout de l’un à l’autre de ces deux Mémoires. Le Mémoire de l’Opéra : enjeux musiciens d’une démonstration. Le Mémoire de l’Opéra se donne pour objet, à partir de là, de mettre en récit l’ensemble des opérations de pensée effectuées, ou supposées telles, par Rameau pour obtenir 21. Diderot, Œuvres Complètes, « Philosophie et mathématiques », Idées I, t. 2, éd. critique et annotée, Paris, Hermann, éditeurs des sciences et des arts, 1975, p. 265. 250 Nancy Diguerher tous les éléments de son système de musique. Cette étoffe fictive est le point de départ et le principal nerf de toute une argumentation qui s’appuie sur une expérience physique. Or il est très frappant que celle-ci intervient ici essentiellement pour servir une logique discursive. Elle ne fait, pour elle-même, l’objet d’aucun détail, Rameau faisant l’économie de tout ce protocole expérimental qui donnerait à son propos une assise physique vraiment probante. Le narrateur signifie simplement qu’il a « examiné de près » le « phénomène 22 » de la résonance du corps sonore et ne fournit qu’une mince évocation de l’expérience associée, si bien qu’il y a un certain déséquilibre entre l’état pour le moins laconique de l’exposé qu’il en donne et l’ampleur des conséquences qu’il en tire. Il est clair qu’ici Rameau ne vise pas à satisfaire aux exigences de la physique : cette expérience, débarrassée de tout protocole expérimental, n’est guère reproductible à la seule lecture de ce passage, où seul le récit compte et va avoir valeur d’argumentation. Rameau ne prétend pas moins donner aux résultats principalement tirés de cette expérience une aura démonstrative clairement affichée dans ce paragraphe : Voilà, je crois, Messieurs, ce que personne n’avait recherché avant moi. J’ai donc fixé ce qu’on avait jusqu’à présent considéré comme arbitraire, la succession diatonique des intervalles dont notre échelle est composée, et cela en partant de la préoccupation que nous avons pour certains sons, et en démontrant que cette préoccupation est fondée en nature, et qu’elle a sa raison suffisante dans la résonance et le frémissement des corps sonores [...]. Ce serait, Messieurs, une chose digne de considération que la comparaison du progrès ancien de la musique, avec l’histoire que je vous fais ici de mes pensées et de mes recherches. Quelle nouvelle autorité ne leur en reviendrait-il pas ? 23 Ce passage plaide de nouveau en faveur d’une « noble émulation » entre musiciens et mathématiciens de métier. Non content d’avoir revendiqué des procédés démonstratifs qu’il emprunte à ces derniers, Rameau leur fait en retour des suggestions : il les invite à entrer dans des considérations, voire dans des comparaisons auxquelles il se contente, pour sa part, de frayer la voie. De plus en plus, cette deuxième partie veut favoriser un dialogue entre deux grandes instances intellectuelles, si bien que Rameau-Diderot — l’identité de l’auteur étant singulièrement difficile à discriminer — en vient à imaginer les questions que les académiciens pourraient avoir à lui poser. Au début du texte, le narrateur se pose des questions à luimême, puis insensiblement il construit son récit autour de questions qui lui viendraient de l’extérieur, et qu’en l’occurrence il attribue aux mathématiciens qu’il veut ici intéresser à ses préoccupations propres. S’éclaire alors, dans ce second Mémoire, ce que Rameau y entend par langage des mathématiques, très en lien avec le sens qu’il donne au terme « démonstration ». Celui-ci intervient à trois reprises sous forme verbale dans ce mémoire, lui conférant une ambition démonstrative qui s’énonce de façon narrative et qui emprunte à plusieurs registres. D’abord, l’évocation de l’expérience relative à la résonance du corps sonore, d’où Rameau tire le système diatonique, suggère une interprétation physique. D’autre part, le registre mathématique est lui aussi requis par le vocabulaire et l’objectif que se donne le narrateur, selon ce qu’il écrit des principes donnés par la résonance du corps sonore : 22. Mémoire de l’Opéra, f. 123, r˚-v˚. 23. Ibid., f. 123, v˚ et f. 124, r˚. 251 mamuphi au cœur des Lumières ? Je ne demande rien de plus, en un mot, pour déterminer tout ce qui doit entrer dans un système complet de musique théorique et pratique. C’est un détail dans lequel il est d’autant plus inutile d’entrer, qu’on le trouve dans les ouvrages que j’ai donnés au public, et qu’il ne fait rien à l’objet de ce mémoire, où je me suis proposé seulement de vous démontrer que la mélodie et l’harmonie ont leur fondement dans la nature, et que j’ai découvert quel était ce fondement, ce que je crois avoir exécuté de la manière la plus évidente 24 . Ainsi, Rameau prétend exposer son système de musique sur un mode démonstratif, à la faveur d’opérations logiques qui s’enchaı̂nent suivant un modèle mathématique. Il rompt, ce faisant, avec ce qu’il avait jusqu’alors pratiqué dans le registre théorique, où tout ce détail n’intervenait pas dans le cadre d’un exposé à visée expressément démonstrative. Cette nouvelle prétention a pour but de prendre les mathématiciens à parti sur tout ce qu’il y a à déduire de son principe, qu’il donne à regarder comme le fondement de tout son système, et de toute sa musique : Mais admirez, Messieurs, la fécondité de la nature et de mon principe : ce qui m’a donné les successions diatoniques, chromatiques et enharmoniques ; ce qui m’a donné les notions exactes de genres, ce qui m’a fait reconnaı̂tre les premières lois de la mélodie, va me fournir encore la définition véritable des modes et les fondements invariables de l’harmonie 25 . Le narrateur utilise le langage des mathématiques, indiquant cependant que les problèmes à résoudre sont d’un autre ordre, si bien que son ambition démonstrative peut être rapportée à un troisième registre, ni physique, ni mathématique, mais extra-théorique — musicien précisément -, où se comprend beaucoup mieux l’importance faite au récit, et à la parole de celui qui raconte. Cet aspect est très visible dans les procédés que Rameau utilise pour faire comprendre à son auditoire la nature de ces problèmes dont la solution lui appartient. C’est dans cet esprit qu’il multiplie les comparaisons pour rendre intelligibles aux mathématiciens les difficultés rencontrées dans la détermination du son fondamental de la succession diatonique et chromatique. Evoquant le moyen de fixer des sons comme bases fondamentales de ceux qu’ils appellent dans la succession, il écrit que « ces bases sont précisément comme des chefs dont les autres sons portent la livrée », stipulant par là même la nature extra-mathématique des problèmes en question. Pour les résoudre, et garantir le bon déroulement de son exposé, Rameau en appelle cependant aux opérations et au vocabulaire familiers à ses interlocuteurs. Il fait intervenir des « définitions », des « preuves », des « fondements » et des « principes», nommant démonstration tout le dispositif déductif qui les requiert. L’ensemble de ces éléments interviennent par référence aux mathématiques tout autant que par déférence envers les mathématiciens, et Rameau se fait ici fort de les réinvestir dans une étoffe fictive et narrative au service de la musique. On observe ainsi la curieuse polarité autour de laquelle s’organise ce premier Mémoire, ouvert à la littérature comme aux mathématiques. La combinaison édifiante de ces deux registres est singulièrement servie par les adjectifs dont Rameau assortit à l’envi les termes empruntés ici et là : il présente des « définitions véritables », des « notions 24. Ibid., f. 127, v˚, f. 128, r˚. 25. Ibid., f. 126, r˚. 252 Nancy Diguerher exactes », des « fondements invariables », et s’il s’agit de « comparaisons », il les veut « exactes »... Cette insistance sur la scientificité de son propos fait ainsi pendant à ces procédés analogiques mis en œuvre pour rendre intelligibles, à l’attention des nonmusiciens, les enjeux de son Mémoire. Ceux-ci relèvent de « choses de goût » plutôt que de « choses claires », comme il l’explicite, préférant parler de « remède » plutôt que de « solution » 26 à des problèmes musiciens sur lesquels il attend cependant un aval extérieur. La façon dont il parle de la « preuve » apportée à son système semble aussi très révélatrice de cette oscillation : la basse fondamentale, telle qu’il l’a « imaginée » (et non pas seulement supposée) est en effet élevée au statut de preuve, mais en même temps elle ne l’est que « pour ainsi dire » 27 . Ces éléments empruntés aux mathématique, destinés à faire réagir ceux qui les pratiquent, cohabitent avec un lexique et des exigences d’un autre ordre, et la preuve à laquelle il en appelle est prise dans cette tension : elle vient donner à son propos cette valeur de justification et de légitimation qui l’incite à parler de démonstration. Cette preuve n’en reste pas moins musicale, expressément requise dans la résolution des problèmes musicaux qu’il énonce ici pour la première et unique fois dans ses écrits : En un mot la musique se réduit selon moi à deux problèmes : un chant étant donné, trouver la basse fondamentale ; une basse fondamentale étant donnée, trouver tous les chants qu’elle fournit 28 . Au total, l’ensemble de ce premier Mémoire profite d’une tension entre plusieurs acceptions du terme démonstration : l’ambition démonstrative affichée est destinée surtout à intéresser les mathématiciens aux problèmes musicaux qu’il rencontre, et à les persuader de la validité des solutions musicales qu’il apporte. Ici cependant, c’est l’interprétation musicale de ce mot qui domine nettement, prenant largement le pas sur une acception physique qui se fait très discrète, et finissant, à force d’oscillation, par engloutir le sens que les mathématiciens seraient prêts à lui prêter. Le Mémoire de l’Institut : une démonstration dans l’ordre de la théorie Dans la deuxième partie du second Mémoire, Rameau réhabilite une armature théorique et récapitule l’essentiel les éléments participant au système de musique dûment établi au gré des précédents ouvrages. Cette nouvelle mouture manuscrite donne lieu, à partir du paragraphe où presque tout change d’un Mémoire à l’autre, à l’exposé de deux expériences liées à la résonance du corps sonore, d’où est ensuite dérivée toute cette théorie musicale. Rameau continue d’y revendiquer une ambition démonstrative, mais celle-ci prend une allure et une tonalité tout-à-fait différentes, ainsi qu’en témoigne ce paragraphe restitué dans sa version d’origine : Je ne [raturé : vous] parlerai point de ma pratique, quoiqu’elle soit assez considérable pour former un essai suffisant de l’application de mes règles ; je sens toute l’insuffisance [raturé : dont serait] d’une pareille preuve à propos de vérités philosophiques [raturé : telles qu’il s’en agit ici], et surtout pour des esprits comme les 26. Ibid., f. 127, r˚. 27. Ibid., f. 127, r˚-v˚. 28. Ibid., f. 127, v˚. 253 mamuphi au cœur des Lumières ? vôtres, qu’on ne peut, et qu’on ne doit convaincre que par des démonstrations, ce que je compte avoir fait 29 . Deux différences sont à noter au regard du premier Mémoire. - Il n’est plus question ici de preuves musicales visant à persuader un auditoire nonmusicien, analogues à celles que l’on trouve dans le Mémoire de l’Opéra, mais de preuves visant à «convaincre». - Le terme « démonstration» n’est pas employé dans le même sens que dans le premier Mémoire, où seul le verbe « démontrer » apparaissait pour, au final, rendre un peu indistincts les différents sens qu’il peut avoir pour le mathématicien et pour le musicien. Ici, décliné au pluriel, le mot «démonstration» se veut beaucoup plus proche de l’emploi que les mathématiciens et les physiciens sont amenés à en faire. De fait, la nature des preuves apportées change d’un manuscrit à l’autre : dans le second, ces dernières relèvent directement de la théorie. Comme dans le premier Mémoire, Rameau donne une assise expérimentale à son exposé, mais cette fois, c’est elle qui l’emporte complètement sur l’aspect narratif. Désormais l’exposé du compositeur a précisément pour objet sa théorie musicale, et ne vise plus directement à donner réponse à ces problèmes musiciens mis à l’honneur dans le premier manuscrit ; à ce titre, il repose davantage sur l’induction expérimentale, produite à partir de deux expériences vérifiables, visant à faire adopter la résonance du corps sonore comme un principe démontré selon une acception physique. Pour déduire de là, par ordre, tout son système de musique, Rameau en appelle à la méthode hypothético-déductive qui donne une aura démonstrative, d’obédience très cartésienne, à ce second Mémoire. La référence qu’il y fait à Descartes prend ainsi un sens tout à fait différent de celui qu’on lui trouve dans le premier Mémoire, où elle intervenait pour résoudre une question d’un nouveau genre, adressée aux mathématiciens et susceptible d’intéresser tout autant les musiciens. Cette fois, la dette qu’il reconnaı̂t avoir envers le philosophe est d’une autre nature, strictement théorique : fort de cet appui renouvelé, son système entend être approuvé comme essai de la méthode cartésienne en musique, expressément érigée en science physico-mathématique. Il y a là un changement de cap très important, dont les motifs, voire la paternité, gagnent en accessibilité à l’analyse de ce second Mémoire. On y observe que c’est Rameau qui a assuré la réécriture de cette deuxième partie, sans que l’on sache à qui, précisément, l’on doit cette initiative. Peut-être d’Alembert a-t-il requis une attention plus soutenue portée à la théorie, débarrassée de cet apparat narratif inattendu. C’est peut-être aussi à Diderot, qui l’a invité à s’adresser aux mathématiciens, que Rameau doit de s’être interrogé sur ce que signifie langage des mathématiques, et sur l’interprétation de sa dette envers Descartes. Exemple d’une scène de bras de fer entre Rameau et d’Alembert Ce qui est certain, à l’analyse du second manuscrit, c’est que cette profonde modification a poussé Rameau et d’Alembert dans leurs derniers retranchements, et que leur première rencontre a été en réalité très tendue. Rameau avait grand intérêt à ménager 29. Ibid., f. 43. 254 Nancy Diguerher d’Alembert, soucieux qu’il était de s’entourer de « protecteurs accrédités » et d’en obtenir le précieux suffrage. D’Alembert, pour sa part, était pour ainsi dire tenu de souscrire à un système qui avait déjà été approuvé par l’Académie des Sciences en 1737, au titre de l’exposition donnée dans la Génération harmonique. Il avait, de même, tout à gagner à prêter au musicien les lumières nécessaires pour parfaire ce système, et à joindre ainsi son suffrage à celui de ses pairs académiciens, tout en satisfaisant aux attentes de son nouveau collègue encyclopédiste. Or ce deuxième manuscrit porte trace de quelque beaux bras de fer entrer Rameau et d’Alembert, qui ont eu bien du mal, l’un comme l’autre, à rendre compatibles ces intérêts-là avec l’essor des points de vue mathématicien et musicien qui se jouent aussi dans cet épisode. Un exemple assez édifiant nous en est offert dans une scène de confrontation qui s’est tenue autour de l’origine musicale que Rameau s’est avisé d’attribuer aux proportions et aux progressions mathématiques. Au bas du feuillet 26, on peut lire derrière les ratures le texte de deux paragraphes. Le premier expose sur un ton très didactique ce qui détermine les genres majeur et mineur des modes. Rameau lui avait fait succéder cet autre paragraphe où il donnait d’une écriture plus serrée le commentaire suivant : D’un autre côté, avec l’harmonie naissent les proportions, et avec la mélodie les progressions, de sorte que ces premiers principes mathématiques, qu’on ne devait encore qu’à des idées abstraites, trouvent eux-mêmes ici leur principe physique dans la résonance du corps sonore 30 . Vraisemblablement, Rameau est l’auteur de ce texte et de ces ratures. S’il n’avait ajouté à la suite de celui-ci un feuillet supplémentaire, tout porterait à croire qu’il se fût ravisé en chemin. Il n’en est rien, comme nous l’apprend ce feuillet non numéroté destiné à remplacer le précédent, où Rameau commence par remanier ce deuxième paragraphe. C’est là qu’intervient d’Alembert, qui semble buter avec lui sur ce passage : il rature copieusement la proposition selon laquelle, avant le compositeur, les premiers principes mathématiques n’auraient encore été dus « qu’à des idées abstraites ». Il l’aide à alléger ce passage, mais la croix au crayon que l’on observe dans la marge, et qui la plupart du temps signale un passage à retrancher, semble indiquer que finalement, il a posé son veto sur l’ensemble de cette proposition. Rameau, lui, ne s’en est pas tenu à maintenir ce passage, puisqu’à l’issue de cette reformulation, il lui offre le long développement que voici, vigoureusement raturé par d’Alembert : Ainsi, cet ordre constant, qu’on n’avait reconnu tel qu’en conséquence d’une infinité d’opérations et de combinaisons, précède ici toute combinaison et toute opérations humaines, et se présente dès la première résonance du corps sonore tel que la nature l’exige ; ainsi, ce qui n’était qu’indication devient principe et l’organe, sans le secours de l’esprit, éprouve ici ce que l’esprit avait découvert sans l’entremise de l’organe ; et ce doit être, à mon avis, une découverte agréable aux savants, qui se conduisent par des lumières métaphysiques, qu’un phénomène où la nature justifie et fonde pleinement la justesse des principes abstraits 31 . 30. Ibid., f. 26. 31. Notons f. 26-bis ce feuillet non numéroté. 255 mamuphi au cœur des Lumières ? D’Alembert a certainement tout fait pour convaincre Rameau de ne pas se prononcer sur ce point d’origine vraiment litigieux ; mais, plutôt que de renoncer tout bonnement aux deux paragraphes qu’il voulait y consacrer, Rameau prend le parti, sur un nouveau feuillet non numéroté, de les résumer de la manière suivante : Je passe ici sous silence les proportions et les progressions qui en dérivent, quoique la résonance du corps sonore soit le seul principe physique qu’on en ait encore découvert 32 . C’est évidemment là une façon un peu ostentatoire d’indiquer ce qu’il se voit contraint à taire... Visiblement, Rameau atteint ici les limites des concessions qu’il est prêt à faire pour satisfaire aux exigences de d’Alembert : pourtant, celui-ci ne s’en accommode toujours pas, qui là encore pose son veto à coup de ratures. Sur ce point, Rameau et d’Alembert ne sont donc pas parvenus à s’accorder : or c’est le second feuillet copieusement étoffé qui, faisant fi des ratures et corrections apportées par le mathématicien, sera presque mot pour mot reporté dans la Démonstration du principe de l’harmonie. Une telle issue ne nous laisse plus aucun doute sur l’identité de celui qui a supervisé la mise sous presse du Mémoire : il est bien clair que cette page est, des trois, celle que d’Alembert a le moins approuvée. C’est donc peu de dire que les germes de la dispute à venir entre Rameau et d’Alembert sont, dès 1749, bien en place dans cette confrontation si serrée de deux points de vue qui ont, en vérité, le plus grand mal à compter l’un avec l’autre. Enjeux précoces de la controverse à venir L’épisode lié à la Démonstration du principe de l’harmonie sera un véritable leitmotiv dans la dispute qui les opposera publiquement à partir de 1756, donnant toujours lieu à deux interprétations adverses : d’Alembert soutiendra que la dérive ramiste a débuté contre son avis avec la suspecte rebaptisation « du » Mémoire de 1749 (il n’en signale jamais qu’un), et Rameau maintiendra toujours que d’Alembert s’était dédit de l’approbation qu’il avait donnée en 1749 de ce même Mémoire. Une bonne partie de leur différend se noue ainsi à partir du sens que chacun va donner au terme démonstration : il est employé au pluriel dans le corps de ce second Mémoire, de façon plus conforme à l’application qui en est faite dans l’ordre de la théorie, alors qu’il intervient à plusieurs reprises sous une forme verbale dans le premier Mémoire, correspondant davantage au singulier qu’il décidera de reporter jusque dans ce titre modifié après-coup. L’analyse des manuscrits de 1749 permet d’établir que cette rebaptisation est loin d’être réductible au geste inattendu et isolé que d’Alembert incrimine : derrière cela, il y a tous ces bras de fer dont le second manuscrit est le théâtre, et finalement tout ce que Rameau maintiendra à l’impression. Cette rebaptisation est donc aussi à interpréter comme un geste de résistance par lequel Rameau refuse de céder entièrement aux exigences de d’Alembert. C’est en outre une marque de fidélité à ce nouveau régime discursif qui se déclare dans le premier Mémoire en compagnie de Diderot, et dont d’Alembert avait été le second témoin, bien vite indisposé par cette soudaine émergence. 32. Notons de même f. 26-tiers ce second feuillet non numéroté. 256 Nancy Diguerher En 1749, Rameau entend donc obtenir des Académiciens un suffrage qui n’ait pas pour unique objet sa théorie. Il veut aussi faire approuver ce qui se tient au principe de sa nouvelle « ambition démonstrative », à savoir un nouveau dispositif intellectuel qui a pour fin de conjuguer approbation et protection — l’approbation ne valant pas seulement pour la théorie, mais aussi pour les preuves musicales que Rameau lui associe explicitement dans le premier Mémoire. Mise en place des réserves de d’Alembert L’intervention et la participation de Diderot ont, une fois encore, été déterminants dans la mise en place de tels échanges entre le mathématicien et le musicien, qui ont conjointement pris un essor significatif au moment où il a été question de déterminer en quoi, et jusqu’où il peut être question de démonstration dans l’exposé d’un musicien. Tout autant que Rameau, d’Alembert y a beaucoup gagné, qui a été comme forcé, à cette occasion, de prendre position sur ce qu’il faut entendre par ce terme. Cet aspect apparaı̂t très nettement à l’examen du rapport approbateur qu’il a fait de ce Mémoire au nom de l’Académie royale des Sciences en décembre 1749. Un grand nombre de ratures fait en réalité apparaı̂tre deux versions de ce document, de sorte que dans un premier jet, daté du 6 décembre, d’Alembert ne souscrivait pas exactement aux mêmes aspects que le 10 décembre. L’écart qui sépare les deux versions indique combien les nouvelles ambitions ramistes l’ont rendu perplexe, et combien, partant, tout ceci a stimulé son point de vue épistémologique. De nombreuses réserves se mettent ainsi en place à l’occasion de la révision de ce rapport, et s’expriment d’abord dans un déplacement significatif du point d’énonciation. Les pronoms « on » ou « nous » ont ainsi été raturés et systématiquement remplacés par « M. Rameau » ou « l’auteur», accusant une nette prise de distance. Ce remaniement général s’associe çà et là à plus de prudence sur ce à quoi il convient de reconnaı̂tre une valeur démonstrative. A deux reprises en effet, avant de se raviser, d’Alembert avait fait de Rameau le sujet du verbe « démontrer », avant de le remplacer ici par « prouver », là par « conclure ». Il avait ainsi, l’espace d’un instant, reconnu une valeur démonstrative à la preuve que Rameau, dans le Mémoire initial, avait prêtée à la basse fondamentale concernant l’effet du repos dans les cadences 33 . De même, il avait d’abord regardé comme démontrée la façon dont Rameau avait obtenu les genres diatonique enharmonique et chromatique enharmonique 34 . On trouve ainsi maints exemples de la mise en place de réserves d’ordre épistémologique. De façon générale, le mathématicien modère le degré de scientificité que son enthousiasme premier pour le mémoire de Rameau l’avait conduit à accorder à la musique. Il est très remarquable de constater que d’Alembert en personne avait écrit, lors d’un premier jet, que Rameau avait érigé la musique au rang d’une « véritable science », accordant par ailleurs beaucoup d’importance à l’usage des mathématiques en musique, conformément au vœu que Rameau avait émis dans le second Mémoire. Une telle déclaration est aussi proche des ambitions ramistes qu’elle jure avec ce à quoi d’Alembert se défend d’avoir jamais adhéré en 1762. 33. D’Alembert, Rapport manuscrit, Archives de l’Académie des sciences, 6/10 décembre 1749, f. 13. 34. Ibid., f. 19. 257 mamuphi au cœur des Lumières ? Ces révisions se conjuguent par ailleurs à des réserves d’une toute autre portée, qui apparaı̂t à la reconstitution du texte d’origine des deux extraits qui suivent : L’accord formé de la douzième et de la dix-septième majeure unies avec le son fondamental est par cette même raison extrêmement agréable [remplace : le plus agréable de tous], surtout lorsque le compositeur peut proportionner ensemble les voix et les instruments, d’une manière propre à donner à cet accord tout son effet, ce qui n’arrive pas toujours. M. Rameau l’a exécuté avec succès [remplace : avec le plus grand succès] dans un choeur très connu de l’acte de Pygmalion [très raturé : qui a réuni tous les suffrages] 35 . M. Rameau cite dans son Mémoire des exemples de ces différents genres, tirés de quelques morceaux très connus de ses opéras. [la suite est très raturée : Ceux de ces morceaux qui ont été exécutés ont obtenu un succès qui doit faire désirer l’exécution des autres] 36 . En somme, d’Alembert accordait à Rameau en date du 6 décembre sa protection la plus entière et une approbation qui allait jusqu’à ratifier l’ambition démonstrative du compositeur, et tous les enjeux musiciens associés. Tout ceci se réduit, dans la version du 10 décembre, à un suffrage d’ordre bien plutôt théorique : si bien que la reconstitution de la première version du rapport est très intéressante pour montrer l’incidence que sa rencontre avec l’intellectualité musicale naissante de Rameau a eue sur la pensée épistémologique de d’Alembert, qui a pris un essor décisif à ce moment-là, en s’associant à des réserves d’ordre musical. Or ce rapport a été rédigé au lendemain de la première représentation, très controversée, de Zoroastre, donnée le 5 décembre 1749. Cette circonstance invite à considérer cet opéra comme l’un de ceux auquel d’Alembert, en moins de quatre jours, s’est retenu d’applaudir. Le face à face MaMu qui s’installe dans ce contexte présente un certain nombre de similitudes avec son double muphi : dans les deux cas, au même moment, Diderot est à l’origine d’une confrontation qui profite à l’émergence de pensées nouvelles. En l’occurrence, dès 1749, ces postures adverses sont déjà en pleine efflorescence, tant du côté de l’intellectualité musicale que de l’épistémologie, et ne se déploient pas l’une face à l’autre sans compter avec cette troisième figure qui les a mises en présence, sinon révélées. C’est donc à la configuration d’une seconde triade qu’ouvre ce nouvel épisode, où Rameau et d’Alembert entrent en scène avec Diderot. Quel espace de XVIIIe siècle ? projection pour mamuphi au Au regard des deux triades ainsi exhumées, la question d’une configuration mamuphi reste cependant en suspens : en quoi tout ce qui, en 1749, intéresse à la fois le philosophe, le mathématicien et le musicien, pour le plus grand profit de l’esthétique, de l’épistémologie et de l’intellectualité musicale, met-il aussi directement en lien le mathématicien et le philosophe ? S’il y a lieu d’identifier en 1749 un moment mamuphi en puissance, peut-on définir un seul et même espace où ces trois figures soient effectivement en présence et en mutuelle efflorescence ? 35. Ibid., f. 3. 36. Ibid., f. 20. 258 Nancy Diguerher La piste encyclopédique En réponse à ces questions, la piste encyclopédique semble toute indiquée lorsqu’on mesure l’active participation à l’Encyclopédie des trois grandes figures non-musicienne en circulation dans ces triades. Cette grande œuvre est en outre le lieu du déploiement, contre Rameau, des postures respectivement esthétique et épistémologique qui se mettent en place dès 1749 pour Rousseau et d’Alembert, et qui vont prendre un essor décisif au gré des articles sur la musique qu’ils signeront et, parfois, co-signeront contre Rameau. En outre, cette première piste se fraye incidemment s’il est permis de regarder les mémoires de 1749, dont il vient d’être question, comme une sorte de brouillon, ou de répétition générale de ce qui va se jouer dans l’Encyclopédie. De nombreux rapprochements se laissent en effet établir entre ces deux entreprises, qui se partagent notamment les mêmes éditeurs (Durand et Pissot) et le même dédicataire (le marquis d’Argenson). Les Mémoires de 1749 sont la première entreprise ayant requis la participation commune de Diderot et d’Alembert, qui venaient juste de s’associer à la tête de l’Encyclopédie, dont le premier volume était également à cette époque en pleine préparation. Autour de Rameau, les Editeurs ont ainsi saisi une première occasion de mettre leurs talents respectifs au service d’un même projet. Diderot, enfin, joue sensiblement le même rôle dans les deux cas, où il intervient à la fois comme rédacteur et comme instigateur. Il prête sa plume, il conseille et supervise ; surtout, il est à l’initiative des rencontres qui feront le principal intérêt, sur le plan intellectuel, de ces deux ouvrages apparemment si éloignés. Ainsi tout ce qui s’est joué autour de Rameau en 1749 se voit projeté, peu de temps après, dans l’Encyclopédie. Tout, ou presque... C’est ce « presque » que Rameau luimême va pointer en mai 1752, dans la lettre qu’il adresse à d’Alembert dans le Mercure de France 37 . Derrière l’hommage qu’il rend à l’auteur des Eléments de musique, où il veut entendre l’écho du suffrage rendu en 1749, pointe une réelle inquiétude sur le sens à donner à la contribution du géomètre, qu’il oppose allusivement à celle que Rousseau vient de produire dans l’Encyclopédie. Rameau a très bien perçu que des échanges maphi, tels qu’ils s’organisent à son sujet dans l’Encyclopédie, tendent à l’exclure ainsi que sa musique. De fait, l’interprétation que Rousseau donne des Eléments de musique 38 entérine la mise à l’écart, épistémologiquement légitimée, dont tout aussi discrètement et efficacement, le musicien avait déjà été frappé par ses soins, au nom de motifs esthétiques, dans l’Encyclopédie. A tous ces titres, on ne saurait voir dans cette grande oeuvre un lieu d’échange mamuphi, mais tout au plus un espace de solidarité maphi. Les postures scientifiques et philosophiques de d’Alembert et de Rousseau s’y mettent à l’épreuve et s’y soutiennent, bien qu’elles ne trouvent à se déployer tout-à-fait qu’à distance de leurs intérêts encyclopédiques communs, et en dehors de cette grande œuvre : c’est ainsi que d’Alembert trouve un espace à sa mesure dans les deux versions des Eléments de musique, et que Rousseau s’exprime très à son aise dans la Lettre sur la musique française et dans l’Essai sur l’Origine des langues. L’Encyclopédie échoue à accueillir quelque véritable moment mamuphi, à hauteur de ce qui distingue les Lumières. La parole n’y est pas accordée à Rameau, mis à l’écart 37. Voir « Lettre de M. Rameau à l’Auteur du Mercure », Mercure de France, mai 1752, p. 75-77. 38. Voir Rousseau, Lettre à M. Grimm au sujet des remarques ajoutées à sa Lettre sur Omphale, Paris, avril 1752, publiée anonymement ; in La Querelle des Bouffons, texte des pamphlets avec introduction, commentaires et index par Denise Launay, Genève, Minkoff, 1973, t. 1, p. 89-117. 259 mamuphi au cœur des Lumières ? au titre de sa musique et de sa théorie, dont Rousseau assure le procès — procès que d’Alembert, quant à lui, étendra au motif de son intellectualité musicale. Autrement dit, la seule forme où se laisse identifier quelque ébauche de configuration mamuphi dans l’Encyclopédie est de nature procédurale : de ce point de vue, l’ouvrage peut tout au plus être regardé comme ce tribunal où se jure et se joue la perte de Rameau. En outre, si tout cela profite bien au philosophe et au mathématicien, le bénéfice s’en fera surtout sentir ailleurs. La piste diderotienne La piste encyclopédique, à laquelle Diderot a tant contribué, s’avère être une impasse pour une séquence mamuphi qui, au XVIIIe siècle, semble trouver quelque autre espace de résonance dans la production même de l’écrivain. La « mamuphilie » de Diderot Véritable entremetteur dans les échanges entre Rameau, d’Alembert et Rousseau, Diderot a fait se rencontrer les hommes ; plus encore, il a favorisé, par ces confrontations, l’essor de ces pensées dans les orientations respectives qu’elles se découvrent au milieu du XVIIIe siècle. Nonobstant, lui-même n’intervient jamais plus avant dans ces relations qui prennent immanquablement, avec Rousseau et d’Alembert, la forme d’un procès. Initiant ces face à face, Diderot veut toujours ouvrir à d’autres horizons, pour des échanges au moins à trois termes, et se garde de s’associer à ce type de procédure binaire qu’affectionnent ses collègues. En lien avec ce vœu qu’il semble avoir ainsi formé très tôt, lorsqu’il a pris les rennes de l’Encyclopédie, il y a lieu donc d’évoquer ce que l’on pourrait décrire comme le rêve « mamuphi » de Diderot. Il convient dès lors de s’interroger sur les motifs de ce que je propose, en ce sens, d’appeler sa « mamuphilie » : la dilection particulière de Diderot pour les échanges de nature émulative entre ces trois corps de métier ne relève ni de la musique, ni des mathématiques, ni de la philosophie, mais d’un quatrième registre, plutôt connexe à la critique d’art et à la littérature. C’est dans ces registres en effet que Diderot s’avise d’exprimer, toujours en dehors des procès qui lui sont faits à Rameau, une faveur qui va discrètement mais très nettement à Rameau. Un premier indice nous en est offert dans le premier texte où, sous la plume de l’écrivain, il est question de Rameau. Il s’agit des Bijoux indiscrets, où Diderot rend, sur un mode ironique, le véritable hommage que voici au compositeur : Avant Utrémifasolasiututut, personne n’avait distingué les nuances délicates qui séparent le tendre du voluptueux, le voluptueux du passionné, le passionné du lascif : quelques partisans de ce dernier prétendent même que si le dialogue d’Utmisol est supérieur au sien, c’est moins à l’inégalité de leurs talents qu’il faut s’en prendre qu’à la différence des poètes qu’ils ont employés... “Lisez, lisez, s’écrient-ils, la scène de Dardanus, et vous serez convaincu que si l’on donne de bonnes paroles à Utrémifasolasiututut, les scènes charmantes d’Utmisol renaı̂tront.” 39 39. Diderot, Les Bijoux indiscrets, éd. présentée, établie et annotée par Jacques Rustin, Paris, Gallimard, 1981, p. 77. 260 Nancy Diguerher Notons d’abord que, dans ce contexte historique et romanesque, le renvoi à Dardanus indique à lui seul un élan partisan. En effet, cette grande tragédie lyrique, créée en 1739, ne comptait pas à cette époque parmi les plus grands succès de Rameau, malgré une reprise en 1744 quelque peu éclipsée par les œuvres de commande des années 17451747. Evoquant ce qu’il appelle très allusivement « la scène de Dardanus », Diderot fait probablement référence au monologue carcéral qui ouvre le quatrième acte : parler à ce sujet de «scènes charmantes», par allusion à Lully, n’est pas dénué d’ironie. Surtout, cette apologie de Dardanus tient aux ressources proprement musicales que Diderot, faisant mine d’en saluer le texte, reconnaı̂t à l’œuvre. C’est d’ailleurs précisément ce dont il va être expressément question, un an plus tard, dans le Mémoire conservé à l’Opéra, où Diderot prête sa plume à Rameau pour se réjouir de l’usage du diatonique enharmonique qu’il a réussi à introduire, pour la toute première fois dans l’opéra français, dans ce monologue de Dardanus. Parcimonieusement, mais très sûrement, Diderot se risque à de brèves allusions qui en disent long sur l’état de sa position face à l’œuvre de Rameau. C’est encore le cas dans l’une des additions à la Lettre sur les sourds et muets, où il saisit en 1751 l’occasion de rendre à Zoroastre, accueilli dans la tourmente jusqu’à l’Académie royale des Sciences, un bel hommage auquel Rameau ne restera pas, quelques dix ans plus tard, insensible. Ainsi s’établissent entre eux des échanges qui, pour être discrets, n’en sont pas moins édifiants à compter de la collaboration qui les a réunis en 1749, favorisant rien moins que l’intellectualité musicale de Rameau, et frayant également une voie nouvelle où perce Diderot. Mamuphi -li dans le Neveu de Rameau Ces éléments m’invitent à proposer une acception supplémentaire à la « mamuphilie » qui s’observe chez Diderot, « Mamuphili » pouvant aussi être entendu comme l’ajout un quatrième terme, d’ordre littéraire, à cette configuration mamuphi pour laquelle Diderot a tant fait au XVIIIe siècle, et qui résonne aussi dans ce quatrième espace. C’est ce que fait apparaı̂tre de façon extrêmement frappante le Neveu de Rameau, où Diderot offre au compositeur la place que le musicien n’a pas pu occuper dans l’Encyclopédie, mais qui lui ne revient pas moins au siècle des Lumières, sinon au titre de sa musique, du moins au titre de son intellectualité musicale. Cette œuvre, en effet, gagne peut-être encore à être lue comme une satire de l’Eloge funèbre de Chabanon en particulier, mais aussi de tous les éloges et de toutes les critiques dont Rameau a fait l’objet, singulièrement à sa mort 40 . Diderot a parfaitement vu les vices de ce type de discours, qui compromet dans tous les cas gravement l’accès posthume de Rameau à l’espace intellectuel voire artistique des Lumières. Dans le registre littéraire exploré par le Neveu de Rameau, l’écrivain met en scène une figure musicienne extrêmement singulière, à hauteur des problèmes que Rameau a concentrés pour le plus grand embarras de ses contemporains, et dont tous ont tiré, du moins intellectuellement, un extrême bénéfice. De mille manières, cette œuvre offre un espace où le nom Rameau trouve à se déployer, tout pareil à celui que Diderot avait 40. Je renvoie ici au « Postlude » que j’ai annexé à ma thèse de doctorat intitulée Rameau, du Cas à la Singularité : germination, éclosion, ramification d’une intellectualité musicale au temps des Lumières, sous la direction de Michael Werner, EHESS, 2011, p. 669-706. 261 mamuphi au cœur des Lumières ? cultivé sans complaisance à tous les stades de sa mamuphilie. Il est ainsi des passages du Neveu de Rameau qui entrent en vive résonance avec les épisodes que Rameau a effectivement traversés. Relisons seulement celui où le neveu raconte et commente la fâcheuse aventure qui lui a coûté le gı̂te et le couvert, le privant d’une précieuse protection : Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour cela ! La sottise d’avoir eu un peu de goût, un peu d’esprit, un peu de raison ! Rameau, mon ami, cela vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit et ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l’on vous a pris par les épaules ; on vous a conduit à la porte ; on vous a dit, “faquin, tirez ; ne reparaissez plus. Cela veut avoir du sens, de la raison, je crois ! Tirez. Nous avons de ces qualités-là, de reste.” Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts ; c’est votre langue maudite qu’il fallait mordre auparavant. [...] 41 Les motifs de sa disgrâce ne sont pas sans faire écho à ceux qui ont compromis la faveur dont jouissait l’oncle Rameau jusqu’en 1749 : lu de cette façon, l’ironie de ce passage va surtout à d’Alembert et à Rousseau, qui ont si vertement, dès cette époque, disputé à Rameau la légitimité de raisonner en musique. Le Neveu de Rameau est pour ainsi dire le seul lieu où se trouve accueillie, sans souffrir du moindre démantèlement, cette figure musicien nouvelle, celle qui est précisément requise dans la configuration mamuphi en puissance en 1749 — configuration qui, avec Diderot, se donne sous une forme élargie répondant mieux au nom de mamuphili. Conclusion C’est donc peu de dire que l’échange mamuphi qui, au XVIIIe siècle, s’est tenu en France autour de Rameau a pris une forme aussi singulière que conséquente à maints égards. Une incidence essentielle en émerge pour chacun des Encyclopédistes qui ont eu en 1749 rapport à Rameau, c’est-à-dire non seulement à sa personne, mais à sa théorie, à sa musique et surtout à son intellectualité musicale. Si une certaine solidarité encyclopédique s’est mise en place, contre lui, entre Rousseau et d’Alembert principalement, elle ne s’est pas exprimée au profit de l’indistinction de leurs points de vue respectifs : bien au contraire, ces confrontations ont offert davantage d’essor et d’ampleur à des orientations intellectuelles nouvelles qui commencent à s’éprouver dans l’Encyclopédie, mais qui vont se déployer tout-à-fait en dehors. Diderot, lui aussi, a trouvé un grand intérêt non seulement à collaborer avec Rameau, mais à le présenter à ses collègues. Là encore, son propos dépasse de loin la sphère encyclopédique, et c’est dans le registre critique et littéraire qu’il fera le plus grand profit, et rendra le plus beau compte de tous ces échanges. Il est ainsi remarquable que ces face à face successifs avec Rousseau et d’Alembert ne mettent jamais seulement deux, mais trois voix en présence : ils prennent la forme de triades qui, comptant toujours avec (ou plutôt contre) Rameau, font également à chaque fois intervenir Diderot, projetant des pensées qui, toutes, ont leur place dans les Lumières. Toutes, car ces confrontations, si essentielles pour l’épistémologie, l’esthétique 41. Diderot, Le neveu de Rameau, Introduction, notes, chronologie, dossier, bibliographie par JeanClaude Bonnet, Paris, GF Flammarion, 1983, p.58. 262 Nancy Diguerher et la critique, ne le sont pas moins pour l’intellectualité musicale. La façon extrêmement riche dont le compositeur réagit à son tour à ces situations fait de lui une figure incontournable des Lumières, sans doute bien trop discutée pour être discutable — du moins sur ce point. Je m’exprimerais donc par l’affirmative sur l’existence d’un accrochage mamuphi en France au cœur des Lumières. Le moment 1749 peut être regardé comme moment mamuphi en puissance : s’il ne se réalise pas dans l’Encyclopédie, il trouve un espace de résonance dans un registre supplémentaire, de l’ordre du littéraire, où la « mamuphilie » de Diderot continue de faire son œuvre dans le sens d’une ouverture à un quatrième terme. mamuphi, pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, se rejoue sur un théâtre qui se dirait plutôt mamuphili, mamuphi faisant en quelque sorte, avec Diderot, le lit de la littérature... 263 COMPTES RENDUS Xavier Hascher Gérard Assayag, Guerino Mazzola, François Nicolas : Penser la musique avec les mathématiques ?, Ircam/Delatour France, 2006 Xavier Hascher Université de Strasbourg Le titre de l’ouvrage pose une question à la fois ancienne et actuelle, qui pourrait de ce fait renvoyer à des réponses historiques, comme on en trouve par exemple dans le Music and Mathematics : From Pythagoras to Fractals, de Fauvel, Flood et Wilson (Oxford University Press, Oxford, 2003) et d’autres publications traitant de ce sujet. Mais si la question est actuelle, c’est que le rapprochement à la fois convenu et peut-être souvent décevant des mathématiques et de la musique bénéficie depuis les dernières décennies d’un notable regain d’intérêt et interroge aussi bien les mathématiciens que les musiciens, même si le lien entre les deux domaines reste asymétrique, « non commutatif ». En effet, la circulation s’établit avant tout dans le sens d’une application des mathématiques à la musique et non l’inverse. Cette application est-elle néanmoins légitime, et si un tel rapport existe, comment s’articule-t-il ? La question posée par le titre est à la fois d’ordre épistémologique, logique, et finalement pratique : comment, à quoi, dans quel but cette application se fait-elle ? Une des originalités de l’ouvrage réside sans doute dans la prise en compte du premier aspect, en contraste avec l’approche plus pragmatique de la musicologie américaine, plus intéressée par l’utilisation directe de formalisations mathématiques en vue de l’analyse et de la théorisation musicales. Un bon représentant de cette tendance est ainsi le récent livre de Douthett, Hyde et Smith, Music Theory and Mathematics (University of Rochester Press, Rochester, 2008). Dans l’expression « penser les musiques avec les mathématiques », il y a le verbe « penser », et celui-ci renvoie à un terme absent du titre, dont le rôle serait d’articuler le rapport entre mathématiques et musique. Ce terme sous-entendu serait la philosophie, qui permettrait le développement d’une telle pensée (d’où sa présence dans l’intitulé du séminaire dont l’ouvrage reprend les actes). Ceci est la thèse énoncée par François Nicolas dans le premier chapitre, « Musique, mathématiques et philosophie : que vient faire ici la philosophie ? », reposant sur la définition de la philosophie comme « pensée du temps ». La notion de temps et ses déclinaisons xénakistes en « en-temps » et « hors-temps » est discutée de façon récurrente dans l’ouvrage, et notamment dans le très intéressant chapitre de Gérard Assayag, « De la calculabilité à l’implémentation musicale », qui, défendant la possibilité d’un envisagement de la musique comme langage formel, introduit l’idée fructueuse d’un « temps logique » intermédiaire entre les deux premières catégories, et où l’ordre séquentiel des événements se trouverait déjà établi. C’est une logique différente, celle des catégories, qui est présentée dans la chapitre suivant, de Guerino Mazzola, sur « Penser la musique dans la logique fonctorielle des topoi ». On peut cependant s’interroger sur l’ambition de l’auteur à dépasser les théories selon lui insuffisantes de la tradition musicologique pour laisser place à une conceptualisation mathématique dégagée du fardeau de l’historicité. De fait, les exemples donnés, qu’il s’agisse de l’article de Muzzini paru dans le Journal of Music Theory — article inspiré par les conceptions de Mazzola lui-même — ou de celui du logiciel RUBATO s’appuient de façon non critique d’une part sur la définition de Schoenberg de la modulation, d’autre part sur la 267 Comptes rendus classification riemannienne des accords. Or il s’agit là de théories marquées aussi bien historiquement que culturellement, et le fait de les généraliser, même de façon virtuose, ne consolide en rien leur caractère relatif et discutable. Dans « Anatol Vieru : formalisation algébrique et enjeux esthétiques », Costin Cazaban, Moreno Andreatta, Carlos Agon et Dan Tudor Vuza explicitent certaines structures modales du compositeur roumain à travers la notion de suite réductible, tandis que Tom Johnson, dans « Objets (mathématiques) trouvés », montre comment la musique peut rendre sensibles des readymade mathématiques en les donnant à entendre, ressuscitant ainsi le rôle ancien de la musique comme science des proportions, qu’elles permettait à l’oreille d’apprécier avec une acuité supérieure à celle de l’œil. René Guitard, dans « Que peut-on écrire et calculer de ce qui s’entend ? », tente une modélisation de l’interprétation et sa réception par l’auditeur autour de la question de l’émergence du sens tandis qu’Olivier Lartillot, dans « Analyse musicale, induction et analogie » revient à des préoccupations épistémologiques dans la perspective d’une automatisation de l’analyse musicale. Le chapitre immédiatement précédent, de Georges Bloch, intitulé « Lettre à Philippe Lacoue-Labarthe » offre une sorte de parenthèse de nature esthétique, esquissant une « histoire de la composition » qui revient aux préoccupations déjà évoquées quant au « hors-temps » et à l’ « en-temps ». Ces notions seront à nouveau discutées par Stéphan Schaub dans le dernier chapitre, portant sur « L’hypothèse mathématique : musique symbolique et composition musicale dans Herma de Iannis Xenakis », où l’auteur aborde l’application compositionnelle des mathématiques chez Xenakis. Il succède au chapitre de Thomas Noll et Andreas Nestke sur « L’aperception des hauteurs » consacré à la manière de penser certains problèmes musicaux spécifiques comme l’enharmonie à partir du réseau d’Euler. Contrairement à la pratique maintenant en vigueur qui consiste à les déguiser sous forme d’ouvrage collectif, ce volume ne cache pas sa nature d’ « actes » de séminaire en restituant après les différentes interventions les débats qui s’en sont suivis. Un ultime chapitre, « Bilan du séminaire », rédigé par Guerino Mazzola et François Nicolas, s’ajoute à l’ensemble pour en proposer une synthèse, suivie elle-même d’une discussion collective. C’est un des points d’intérêt de cet ouvrage qui, s’il n’est pas tout à fait unifié, constitue néanmoins un jalon significatif dans la série des publications à présent régulières portant sur le rapport mathématiques-musique. Si certains chapitres sont d’une lecture plus ardue que d’autres du point de vue de la complexité mathématique, les auteurs et les éditeurs ont néanmoins tenu compte d’un public plus large sans pour autant basculer du côté de la vulgarisation. Mais pour qui s’intéresse à comment se pense cette pensée mathématicomusicale, le présent ouvrage offrira une abondante matière à réflexion. Le lien qu’il noue régulièrement avec l’épistémologie, l’esthétique, la philosophie, l’histoire de la pensée, mais aussi avec les sciences cognitives montre la richesse du sujet abordé en même temps qu’il peut contribuer à y intéresser tous ceux qui œuvrent dans les domaines cités dans une perspective de discussion triangulaire, voire quadrangulaire avec les deux pôles initiaux. 268 Julien Junod Timothy Johnson, Foundations of Diatonic Theory. A Mathematically Based Approach to Music Fundamentals, Key College Publishing, 2003 Julien Junod Université de Zürich La set theory initiée par Milton Babbitt au milieu du vingtième siècle et poursuivie entre autres par David Lewin et Allen Forte, inaugure une nouvelle branche dans les théories scientifiques de la musique. Les questions d’acoustique et de tempérament, plus du ressort de la physique, sont délaissées au profit d’une approche purement mathématique de l’algèbre et de la combinatoire des notes, des accords et des échelles. La set theory diatonique apparue dans les années quatre-vingt-dix aux États-Unis sous l’impulsion de John Clough en dérive et s’est spécialisée dans son application à l’étude de l’échelle diatonique, ou gamme majeure. De par son importance dans la musique occidentale, cette structure justifie un traitement particulier. C’est un des buts que se sont fixés ses théoriciens d’en décrire et d’en expliquer les aspects les plus intéressants qui la distinguent d’une gamme arbitraire. Une démarche qui peut se résumer à une justification mathématique a posteriori de la disposition des touches blanches et noires sur un clavier de piano. Sur un plan plus technique, on s’attache au lien unissant un intervalle diatonique, soit la distance mesurée entre deux degrés dans la gamme, et sa réalisation chromatique, c’est à dire le nombre de demi-tons séparant les les deux notes dans le total chromatique environnant. Les tierces peuvent être majeures ou mineures, les quintes justes ou diminuées, les accords mineurs, majeurs ou diminués, et ainsi de suite. La variété et le nombre de ces occurrences n’est pas le fruit du hasard, et c’est un des mérites de cette théorie de le montrer et de le calculer. Ironie de l’histoire, on constate ainsi qu’un grand nombre de propriétés géométriques remarquables de cette structure essentielle de la musique tonale peuvent être dégagées à l’aide d’outils initialement conçus pour l’étude de la musique atonale dont l’ambition était justement d’abolir ce genre de hiérarchie. Manuel d’introduction prévu pour servir tant comme support de cours que comme ouvrage à étudier chez soi, son intention est de combler une lacune dans l’enseignement de la théorie musicale en mettant à la portée du plus grand nombre des concepts et des outils habituellement réservés à un petit nombre de spécialistes. Sa contribution n’est pas scientifique, mais pédagogique et l’orientation générale de l’ouvrage est plus musicale que mathématique. Le public visé est celui des étudiants en théorie musicale. On ne trouvera donc pas une seule formule, pas une seule démonstration dans tout le livre, mais une quantité d’exercices et de corrigés permettant de découvrir par soimême les concepts-clé de la théorie de façon intuitive, à l’aide d’exemples concrets et familiers. Qu’on ne s’y trompe pas : le sujet est bien celui des mathématiques appliquées à la musique, et le but est de nous y sensibiliser en développant notre aisance dans le maniement de l’abstraction et des raisonnements mathématiques, de faire découvrir des structures sous-jacentes, sans les entraves que pourrait constituer un formalisme peu familier. Le prix à payer est évidemment une certaine dilution de l’information, et toute personne maı̂trisant déjà les concepts courants de la set theory qui serait à la recherche de définitions et de démonstrations mathématiquement rigoureuses n’y trouvera pas son 269 Compte rendu compte. Cependant, ce n’est pas le but du livre, et conscient de ce problème, l’auteur termine chaque chapitre par un résumé clair. Une bibliographie exhaustive référence également les articles originaux auxquels l’auteur renvoie pour un étude plus approfondie. Les deux premiers chapitres se basent sur deux articles de Clough et présentent les concepts théoriques. Le premier introduit le concept de gamme bien répartie (Clough et Douthett, 1991). Un compromis qui tente de résoudre le problème posé par la disposition régulière de sept convives (les degrés de la gamme) autour d’une table ronde comportant douze places (les douze notes). Le deuxième chapitre s’attelle aux questions de variété et de multiplicité des différents intervalles. Combien y a-t-il de tierces mineurs, combien de majeures, etc. Le nombre et la variété de chaque intervalle ou accord est en fait déterminé, ce sont les concepts de « cardinalité égale variété » et de « structure implique multiplicité » introduits par un deuxième article de Clough et Myerson (1985). Ces deux concepts principaux de gamme bien répartie et de variété et multiplicité des accords sont finalement appliqués dans le dernier chapitre au cas des accords (triades) et des accords de septième, soit les structures les plus courantes dans le contexte diatonique. En résumé, ce livre s’adresse principalement à des musiciens curieux des théories mathématiques de la musique. Son mérite est de rendre facilement accessible un domaine peu couvert par les ouvrages de théorie musicale traditionnels. Les connaissances nécessaires à sa lecture sont celles du solfège de base. En revanche, aucune connaissance n’est exigée en mathématique, seulement de la curiosité, de l’observation et de la déduction. Il constitue un excellent point de départ pour découvrir ce domaine, et un lecteur scientifique intéressé par la théorie musicale y trouverait sans doute aussi son bonheur. Références [1] Clough, J. et J. Douthett (1991), “Maximally even sets”, Journal of Music Theory 35 (1-2), p. 93-173. [2] Clough, J. et G. Myerson (1985), “Variety and multiplicity in diatonic systems”, Journal of Music Theory 29 (2), p. 249-270. 270 Emmanuel Amiot Guerino Mazzola, La vérité du beau dans la musique, Ircam/Delatour France, 2007 Emmanuel Amiot CPGE, Perpignan St Nazaire Cet ouvrage est issu d’une série de conférences données à l’ENS en 2005. L’auteur a fait le choix, peu courant de nos jours, de la langue française, car celle-ci représente pour lui « la langue de la culture par excellence ». Un autre facteur facilitant la lecture est que ces conférences étaient destinées à un public de non-spécialistes. Ce livre est donc moins technique, et bien plus abordable, que le monumental Topos of Music (Birkhäuser, 2002 ; [ToM] en abrégé), qui contient tous les outils mathématiques développés par Guérino Mazzola dans le cadre de sa « Théorie mathématique de la musique ». Bon nombre des idées esthétiques développées dans cet ouvrage se trouvent en filigrane dans [ToM], mais elles y sont souvent exposées de façon lapidaire. Par conséquent, même ceux qui connaissent les idées mazzoliennes depuis Geometrie der Töne (Birkhäuser, 1990), et ont su comprendre et assimiler les difficiles concepts de sa théorie, tireront donc profit de la lecture de La vérité du beau dans la musique. Ce titre fait bien entendu allusion à Von Musikalisch Schönen de Hanslick, que Mazzola ne cite que pour s’en démarquer nettement. Même si une certaine aisance avec les mathématiques reste un atout certain pour le lecteur, le propos de cet ouvrage est totalement différent des précédents. S’adressant à un public de non-spécialistes, Mazzola explique et expose un véritable système esthétique, les aspects mathématiques ne servant qu’à illustrer des idées de nature proprement philosophique. Une des plus intéressantes est sa vision de la relation entre la mathématique et la perception de la beauté en musique, qui va bien au-delà du néo-platonisme naı̈f commun à un grand nombre de scientifiques, tel que le dénonçait jadis Louis Althusser dans Philosophie et philosophie spontanée des savants. Ce livre n’est donc aucunement un ‘Topos of Music pour les Nuls’ — qui resterait à écrire. Néanmoins, au-delà de l’intérêt qu’il présente en tant qu’il expose la vision esthétique de la musique d’un des plus profonds chercheurs en théorie de la musique de notre époque, il pourra aussi donner une idée de la pertinence des théories si complexes de Mazzola à tous ceux qui ne peuvent pas les aborder dans Topos of Music — c’est-à-dire à l’écrasante majorité. Les premiers chapitres situent la problématique générale de l’ouvrage. Ils méritent donc une lecture attentive, même si, par exemple, l’allusion à divers modèles de « bigbang » paraı̂t un peu artificielle. Les parties subséquentes de l’ouvrage dévoilent des paradigmes plus qu’elles n’énoncent des thèses ; elles se fondent sur des exemples issus des recherches de Mazzola, des plus anciennes aux plus actuelles. Après ces chapitres introductifs, la première section, intitulée « Composition », gravite autour du concept boulézien — ou peut-être néo-boulézien — d’analyse transductive. Mazzola généralise et modélise l’idée du « geste » boulézien — choix du compositeur parmi une multitude de possibles — par la notion topologique de voisinage d’un point dans l’espace des paramètres. On concrétise ainsi la validation d’un modèle théorique d’une œuvre, non seulement par son adéquation à l’objet analysé — c’est-à-dire que ce dernier peut être réalisé comme une application du modèle pour un certain jeu de paramètres — mais aussi par la réalisation de variantes, ou chimères, avec des valeurs différentes des paramètres du modèle. En l’espèce, Mazzola fait hardiment (en bon 271 Compte rendu mathématicien catégoriste) varier la valeur de l’espace des symétries (entre celles de la septième diminuée à celles de la triade augmentée) tout entier pour produire une Sonate intitulée L’Essence du Bleu, qui plus qu’une simple variante ou même un geste de choix boulézien (geste unique du créateur) est ce qu’il appelle une factualisation, réification d’un point de l’espace des paramètres à travers le modèle vu comme un programme (ou plutôt une flèche). Si Mazzola ne cite pas la notion de falsification chère à Popper, cette démarche y fait néanmoins penser. Néanmoins l’idée, purement topologique et inspirée directement de Boulez, d’un voisinage du point de l’espace des paramètres correspondant à l’œuvre analysée, donne une portée métaphysique, ou en tout cas ontologique, à cette généralisation rigoureuse et pour ainsi dire axiomatique d’une analyse singulière. Mazzola n’a pas tort, en effet, de reprocher à bon nombre de théoriciens de proposer des modèles qui ne s’appliquent qu’à une œuvre. Quelle est, en effet, la pertinence scientifique d’une telle approche ? On touche ainsi à un problème fascinant, qui prend ici une signification géométrique : pourquoi une œuvre musicale est-elle ce qu’elle est, et pas autre chose ? Ce n’est pas par hasard que ce questionnement rapelle la question fondamentale de la métaphysique telle que l’articule Heidegger, « pourquoi y a-t-il de l’étant plutôt que rien », puisque Mazzola la cite explicitement. Le processus de factualisation permet de considérer des étants alternatifs d’un Être de l’œuvre, que serait son modèle préalablement au geste boulézien du choix des paramètres. Ce problème de la singularité de l’œuvre dans la multiplicité des possibles révélée par la conception mazzolienne de la modélisation, est discuté dans le court mais fascinant chapitre 11, puis repris et développé dans la partie intitulée « Contrepoint, le principe anthropique ». Cette partie développe une théorie géométrique du contrepoint, qui privilégie les intervalles de quinte et quarte (7 ou 5 demi-tons) en tant qu’ils se réalisent comme des symétries affines (x → 5x + b ou 7x + b) ajoutées au célèbre groupe diédral T/I des symétries par transposition et inversion. Une curiosité mathématique est que ce groupe de 48 applications affines se trouve être celui des isométries du groupe Z12 interprété comme le produit direct Z3 × Z4 , muni d’une certaine métrique. Mais cette curiosité a en fait un sens musical profond et connu par ailleurs : tout intervalle entre deux notes peut être exprimé comme une somme de tierces majeures et mineures, et c’est la complexité d’une telle décomposition qui est conservée par le groupe susdit. De plus, on en déduit une élégante dualité entre les intervalles consonants et dissonants (au sens de Fux), via certaines de ces applications affines ; la distinction entre consonant et dissonant constitue une dichotomie. Par une classification géométrico-topologique de ces dichotomies, l’opération de factualisation déjà mentionnée permet, cette fois, de faire opérer ces notions de façons à « définir » les règles du contrepoint dans différentes gammes. On voit déjà par ces exemples comment Mazzola se démarque, par son dynamicisme, d’un néoPlatonisme naı̈f : loin de dévoiler des vérités immuables et éternelles, l’analyse comme la composition sont indissociables d’une temporalité. Mazzola avance l’image intéressante d’un axe du progrès (ou, en tout cas, d’un axe d’évolution), que musiciens et analystes créent et réorientent de manière dynamique par leur propre pratique. Celle-ci confirme l’orientation de l’axe quand ils la suivent, et la perturbe quand ils s’en écartent. Cela suggère des parallèles fructueux entre évolutions charnières de la musique, et ruptures épistémologiques. Ces notions dynamiques mènent naturellement au paradigme du continu, qui imprègne toute la fin de l’ouvrage. La partie intitulée « Interprétation, la théorie infinitésimale » présente plusieurs modélisations continues et mêmes différentielles, qui s’avèrent 272 Emmanuel Amiot indispensables pour des questions de rubato ou d’interprétation. La suivante et dernière, « Corporéité, l’intelligence de la gestuelle », traite de la théorie des Gestes que Mazzola de développe activement dans le cadre du Topos des diagrammes, poussant encore plus loin l’exploration du non-discret par la considération des multiples chemins continus possibles joignant deux objets. On a au passage un aperçu inattendu et même touchant sur Mazzola en tant qu’être humain. Celui-ci relate la crise qu’il a traversée en mai 2002, lorsqu’il découvrit un abı̂me entre sa pratique de musicien de free-jazz, et sa modélisation, qu’il croyait alors exhaustive, de toute théorie musicale — [ToM] venait tout juste d’être publié. Cette mesure de doute, et donc d’humanité, rendra l’auteur plus sympathique à tous ceux qui ne l’envisageaient qu’à travers ses écrits mathématiques, dont la nécessaire rigueur fait trop souvent oublier qu’il est aussi — et d’abord — un musicien. Il est rassurant pour le lecteur de constater que, de l’aveu même de Mazzola, [ToM] n’apporte pas un cadre définitif à toute contribution théorique, mais que la dynamique qui se donne à voir dans l’extrême virtuosité de ses improvisations sous-tend aussi le développement jamais clos de la recherche musicale. Une idée fascinante, qui est bien plus qu’une pirouette finale, marque la fin de l’ouvrage, à savoir que certaines de ces façons de penser la musique peuvent positivement influer sur la pratique des mathématiciens. De fait, ces dernières années les occasions se sont multipliées où des idées musicales ont permis de faire progresser la mathématique. Cet ouvrage foisonnant est, avant tout, un excellent stimulant intellectuel pour le lecteur. Certains le trouveront irritant, en raison d’un certain nombre de raccourcis ou même d’oukazes (comme l’exigence de factualisation de toute théorie) ; de plus, il est forcément incomplet en tant qu’ouvrage d’esthétique (et a fortiori de philosophie), puisqu’il ne vise qu’à présenter la face cachée, non mathématique, de la pensée de l’auteur. Néanmoins sa portée va bien au-delà. Du fait de l’ancrage résolument scientifique de cette pensée, il suscite de fructueuses interrogations sur le bien-fondé d’une approche scientifique de la musique, et sur le statut ontologique d’une théorie scientifique de la musique, qu’il s’agisse de celle de Mazzola lui-même ou pas. Tout honnête homme curieux de ces questions fondamentales pourra faire son miel de la lecture de cet ouvrage, même s’il ne partage pas les conclusions de son auteur. 273 Dépôt légal : 3e trimestre 2012 Imprimé en France