RIMHE, Revue Interdisciplinaire sur le Management et l’Humanisme
n°5 - janvier/février 2013 - VARIA
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Marie PFIFFELMANN1 et Patrick ROGER2
Résumé
Les travaux d’Amos Tversky et de Daniel Kahneman, et plus particulièrement le
développement de la théorie des perspectives (prospect theory), ont profondément
transformé notre vision du processus de prise de décision. Dans ce travail, nous
présentons les apports de ce courant comportemental relativement à l’approche dite
« traditionnelle » et soulignons comment ils permettent d’éclairer les chercheurs en
management sur les tenants de la décision dans un contexte stratégique. Pour cela,
nous décrivons dans un premier temps les deux phases successives du processus
de décision, à savoir la perception (phase 1) et l’évaluation (phase 2). Lors de la
première phase, le décideur traduit l’ensemble des alternatives qui s’offrent à lui
alors que, lors de la seconde phase, il évalue les différentes actions envisageables
et choisit celle qu’il considère comme la meilleure. Notre objectif est de montrer
que les différentes actions envisageables ne sont pas analysées objectivement mais
subjectivement par le décideur. En effet, grâce à l’économie expérimentale, il est
possible de mettre en évidence un certain nombre de biais de comportement chez
le décideur tels que l’optimisme, le conservatisme ou l’aversion aux pertes. Ces
biais peuvent être appréhendés dans le cadre des modèles comportementaux et plus
spécifiquement par les travaux de Kahneman et Tversky.
Mots cs : Processus de cision, théorie des perspectives, économie exrimentale.
Abstract
The research of Daniel Kahneman and Amos Tversky, especially prospect theory, has
transformed our view of the decision making process. In this paper, we present the
behavioral approach and show how it throws light on the ins and outs of the decision
process in a strategic context. For that purpose, we first describe the two successive
stages of the decision process. During the first edition stage, the decision-maker
performs a preliminary analysis of the available prospects. In a second evaluation
stage, the decision-maker compares the various prospects and chooses the best one.
The aim of the paper is to show that the prospects are not analyzed objectively
but subjectively by the decision-maker. Thanks to the experimental economics, we
are able to underline several behavioral biases such as optimism, conservatism or
losses aversion. These biases are then naturally integrated within the framework of
behavioral models, following the pioneering work of Daniel Kahneman and Amos
Tversky.
Keywords : Decision process, prospect theory, experimental economics
1 - Maitre de conférences, LaRGE, EM Strasbourg Business School - m.pfif[email protected]
2 - Professeur des Universités, LaRGE, EM Strasbourg Business School - [email protected]
La prise de décision :
l’apport de l’économie expérimentale en stratégie
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La prise de décision : l’apport de l’économie expérimentale en stratégie
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Les décisions managériales quotidiennes ont une influence variable sur le
fonctionnement présent et la pérennité future de l’organisation. Ces décisions peuvent
être stratégiques, tactiques ou opérationnelles. Quelle que soit leur importance
pour l’organisation, le processus de prise de décision est complexe. La question
de savoir comment les membres d’un système organisé forment au quotidien leurs
décisions est cruciale. En effet, ouvrir la boîte de Pandore de la prise de décision et
comprendre ses rouages est le terrain de prédilection des chercheurs en management.
Les travaux de psychologues et économistes du courant comportemental comme
Amos Tversky et Daniel Kahneman, prix Nobel d’Economie en 2002, apportent
un éclairage nouveau sur ces questions. Comme Herbert Simon (1947) l’avait fait
bien plus tôt, Kahneman et Tversky (1979) avancent l’idée que les décideurs ne
sont pas des agents parfaitement rationnels. Ils utilisent des heuristiques, conduisant
à des biais de comportement tel que l’optimisme ou le conservatisme. De ce fait,
lors de leur prise de décision, les individus ne se comportent pas objectivement en
cherchant quelle alternative leur procurerait le niveau de richesse finale espéré le
plus élevé. En effet, la dimension subjective du processus de décision est aujourd’hui
largement reconnue. Afin de mettre en évidence la façon dont les décideurs prennent
réellement leurs décisions, Kahneman et Tversky utilisent la méthodologie
de l’économie expérimentale. Cette dernière est une méthode d’investigation
initiée dans les années 1930 par le psychologue américain Thurstone. Elle prit de
l’ampleur grâce aux travaux de Vernon Smith et de Kahneman et Tversky. Cette
méthode consiste à analyser les comportements individuels et collectifs grâce à des
expériences de laboratoire. Concrètement l’expérimentation consiste à créer une
situation économique simplifiée dont l’environnement est entièrement contrôlé par
l’expérimentateur. L’idée est de confronter un grand nombre de sujets à une situation
économique ou managériale sous forme de jeu. Les choix effectués par les sujets sont
par la suite recensés et analysés statistiquement. En tant que méthode scientifique,
l’économie expérimentale repose sur un certain nombre de règles et procédures
(Broihanne et al, 2004, p.210). L’expérimentateur construit un protocole composé
de plusieurs éléments : 1) les instructions (règles du jeu) données aux sujets, 2) la
rémunération des sujets 3) la décontextualisation de l’expérience. Afin de garantir
l’implication des participants dans l’expérimentation, la rémunération des sujets doit
dépendre positivement de leur performance dans le jeu. Le dernier point (3) est très
important et fait l’objet de nombreux débats mais la règle générale veut que les
expérimentations soient réalisées hors de tout contexte. L’objectif est d’éviter que
les participants aient des attitudes particulières s’ils sont face à des situations qui leur
sont familières. Lors de leurs expérimentations en laboratoire, Kahneman et Tverky
ont ainsi confronté de nombreux sujets à un ensemble d’alternatives afin d’extrapoler
des choix qu’ils opèrent leur comportement face aux gains, aux pertes ou encore
aux probabilités. L’objectif de Kahneman et Tversky est de comprendre, grâce
aux résultats de ces expériences, comment les décideurs évaluent subjectivement
les alternatives qui s’offrent à eux. Notons néanmoins que le processus de décision
ne se limite pas à une simple opération d’évaluation des différentes alternatives
proposées. Simon (1955, 1960) distingue en effet trois phases dans le processus
de décision : L’identification des problèmes ; la modélisation et enfin le choix.
Les deux premières phases peuvent être regroupées dans une seule étape dite de
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perception. L’évaluation ne constitue ainsi que la dernière phase de ce processus
de décision. En effet, avant d’évaluer les alternatives, le décideur les répertorie
en observant son environnement et délimite l’ensemble des choix qui s’offrent à
lui. Chaque possibilité fait l’objet d’une analyse consistant en l’énumération des
différentes issues possibles et des probabilités d’occurrence qui leur sont associées,
et en la détermination des conséquences de celles-ci. Le décideur crée ensuite
une représentation mentale de chaque choix, appelée prospect par les auteurs. La
phase de perception consiste ainsi à engendrer un modèle du monde réel recensant
l’ensemble des états possibles affectés de probabilités (perçues) d’occurrence. Dans
une seconde phase, ce prospect est évalué subjectivement par le décideur. Kahneman
et Tversky ont en effet mis en évidence le traitement subjectif et non linéaire par
le décideur des conséquences de chaque action. Ils montrent par exemple que les
individus font preuve d’aversion aux pertes ; plus précisément, une conséquence
négative (perte) donnée engendrerait une désutilité deux fois plus grande que l’utilité
engendrée par un gain du même montant. De même, ils soulignent que le décideur
transforme les probabilités objectives de réalisation des événements. Les individus
ont ainsi tendance à surpondérer les faibles probabilités et ce, d’autant plus qu’elles
sont associées à un événement extrême. Dans cet article, nous allons successivement
détailler ces deux phases constitutives du processus de décision et les illustrer dans
le contexte de choix financiers.
1. Phase de perception
1.1 Représentation du monde sous forme de prospects
La première phase de tout processus décisionnel est l’observation et l’analyse du
monde qui entoure le décideur et la représentation de ce monde sous forme d’un modèle
simplifié. Avant de prendre une décision, les individus étudient et analysent les choix
auxquels ils sont confrontés ainsi que l’environnement de la décision. Cette opération
permet de répertorier l’ensemble des alternatives ou états de la nature possibles. Dans
les modèles de rationalité substantive, la liste de ces alternatives est intégralement
connue par le décideur. Précisons néanmoins que le terme « intégralement connue »
n’est pas synonyme de certitude puisque le décideur ne sait pas à l’avance quel
état de la nature va se réaliser. Il est cependant capable de délimiter l’ensemble
des états de la nature susceptibles de survenir, d’anticiper les conséquences de la
réalisation de chacun de ces états et d’y associer des croyances prenant la forme de
probabilités objectives (Knight, 1921) ou subjectives (Savage, 1954). Chacun des
choix ou actions possibles du décideur est représenté par ce que l’on appelle prospect,
perspective ou loterie. Le prospect est ainsi une représentation de la réalité qui liste
les issues possibles d’un choix ainsi que leurs probabilités d’occurrence. Supposons
qu’un laboratoire pharmaceutique s’interroge sur la possibilité de concevoir et de
lancer sur le marché un nouveau médicament contre le diabète. Deux options sont
envisageables pour le laboratoire : soit réaliser les recherches dans le but de lancer
le médicament (alternative A), soit ne pas s’engager dans ce processus (alternative
B). Afin de prendre une décision, la direction du laboratoire doit lister, pour chaque
alternative, l’ensemble des issues possibles. Notons que cette opération n’est pas
nécessairement réalisée par le décideur seul. Il prend conseil et échange avec ses
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collaborateurs, il s’appuie sur des travaux précédents réalisés par des cadres qui,
eux-mêmes, se sont appuyés sur l’expérience des opérationnels. Lors de cette phase
le décideur traduit objectivement l’ensemble des issues qui s’offrent à lui. Les états
de la nature possibles ainsi que les conséquences et les probabilités qui associées
pour l’alternative A sont schématisés ci-dessous :
1) Le médicament obtient une autorisation de mise sur le marché (AMM) et connaît
un succès. Dans ce cas, les bénéfices estimés s’élèvent à 50 millions d’euros. La
direction du laboratoire estime la probabilité d’occurrence de cet état à 79,5% ;
2) Le médicament n’obtient pas l’AMM et dans ce cas le laboratoire perd une
partie des coûts de recherche et développement. Le coût estimé s’élève à 10 millions
d’euros. La probabilité de refus de l’AMM est estimée à 20% ;
3) Le médicament obtient l’AMM mais un scandale tel que celui du MEDIATOR
éclate. Dans ce cas, le coût estimé s’élève à 200 millions d’euros. La probabilité de
réalisation de cet événement est estimée à 0,5%.
En ce qui concerne l’option B qui consiste à ne rien entreprendre, il n’y a qu’un seul
état de la nature envisageable et une seule conséquence possible : l’entreprise ne gagne
rien. Une fois que les conséquences de chaque action ont été listées et probabilisées
par le décideur, celui-ci représente l’ensemble des choix envisageables sous la forme
de prospects ou perspectives. Dans l’exemple présenté ci dessus, deux prospects
sont formés. Le prospect A, représentation mentale de la première alternative, peut
être modélisé de la manière suivante : A = (+50M, 0.795 ; -10M, 0.2 ; -200M, 0.005).
Cela signifie que si l’alternative A est choisie, l’entreprise peut gagner 50 millions
avec une probabilité de 0.795, perdre 10 millions avec une probabilité de 0.2 ou
encore perdre 200 millions avec une probabilité de 0.005. Le prospect B peut être
représenté ainsi : (0, 1 ; 0, 0) ce qui peut se simplifier en (0, 1). Cela signifie que
l’entreprise ne gagnera rien avec une probabilité égale à 1. De manière générale, une
perspective A offrant x avec une probabilité p et y avec une probabilité 1 p se note :
A = (x, p ; y, 1 p). Dans le cas y = 0, la notation se réduit à : A = (x, p). Cette
modélisation initiale est suivie d’une étape d’édition qui permettra l’évaluation sans
ambiguïté dans la seconde phase du processus.
1.2 L’étape d’édition
Simon (1968), Slovic (1972) et Tversky et Kahneman (1974) avancent l’idée selon
laquelle le décideur n’est pas en mesure de comprendre la complexité de chaque
situation réelle et qu’il est par conséquent amené à la simplifier. Le modèle de la
décision désordonnée (disjointed incrementalism) de Lindblom (1959, 1965)
suppose par exemple que le décideur simplifie l’ensemble du processus de choix en
étudiant uniquement les solutions proches de sa situation initiale. De même, Cyert
et March (1963) mettent en évidence l’incompatibilité de l’ensemble des objectifs
complexes existant au sein d’une organisation. Pour résoudre cette incompatibilité,
l’organisation simplifie les situations en décomposant les problèmes globaux en
problèmes plus simples affectés à une échelle différente et en traitant les situations
séquentiellement plutôt que simultanément (concept de résolution partielle
des conflits). Kahneman et Tversky (1979), dans leurs travaux pionniers sur la
Prospect Theory, proposent, eux aussi, un schéma de simplification de la réalité. Ils
démontrent que les décideurs ne traitent pas directement les prospects, tels qu’ils
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Marie PFIFFELMANN et Patrick ROGER
sont formés à l’état brut. Il existe une étape intermédiaire dans laquelle ceux-ci sont
édités et structurés. L’objectif de cette étape est d’aboutir à une représentation plus
simple des prospects et de faciliter par ce biais la deuxième phase du processus de
décision qu’est l’évaluation. Concrètement, l’édition consiste à appliquer un certain
nombre d’opérations aux conséquences et probabilités associées aux prospects. Les
opérations les plus couramment utilisées sont énumérées ci-dessous.
Les décideurs codent les conséquences monétaires de leurs choix en termes de gains
et de pertes relativement à un point de référence (opération de codage). En effet, les
individus évaluent les perspectives risquées par rapport aux variations de richesse
qu’elles engendrent et pas par rapport au niveau absolu de richesse atteint. Ainsi,
la façon dont les décideurs atteignent un niveau donné de richesse finale n’est pas
anodine dans le processus de décision. Dans leurs expérimentations, Kahneman et
Tversky comparent le comportement de sujets initialement dotés d’une certaine
somme face à deux situations équivalentes en termes de richesse finale et montrent
que le comportement n’est pas le même. Dans une première situation (situation 1),
les agents sont dotés d’une richesse initiale de 1000 unités et sont confrontés aux
prospects suivants : A = (+1000 ; 0.5), B = (+500 ; 1). Dans une seconde situation,
ils sont dotés d’une richesse initiale de 2000 unités et sont confrontés aux prospects
suivants : A’= (-1000 ; 0.5) et B’= (-500 ;1). Nous pouvons constater que dans la
première situation, les sujets ne peuvent que gagner alors que dans la seconde, ils
ne peuvent que perdre. Par contre, le niveau de richesse finale atteignable dans les
deux situations est identique pour chaque alternative (s’ils choisissent A ou A’,
Wf = (2000, 0.5 ; 1000, 0.5), alors que s’ils choisissent B ou B’, Wf = (1500 ; 1).
Il ressort de l’expérience que les sujets ne se comportent pas du tout de la même
manière selon le niveau de richesse initiale. Dans la première situation la majorité
des sujets choisissent l’alternative B alors que dans la seconde c’est la perspective
A’. Le choix des décideurs est ainsi beaucoup plus prudent dans la première situation
que dans la seconde ils adoptent un comportement de joueur. Ainsi, au moment de
prendre leur décision, les sujets ne se préoccupent pas du niveau de richesse finale à
la fin de l’expérimentation mais plutôt du gain ou de la perte réalisés relativement à
la somme initiale dont ils sont dotés. Ce comportement s’explique par le concept de
comptabilité mentale (Thaler, 1980, 1985) et plus particulièrement par ce que Thaler
et Johnson appellent le « house money effect » (1990). La comptabilité mentale est
un biais de comportement traduisant l’habitude des décideurs à séparer les décisions
qui devraient rationnellement être combinées. Ce biais provient de la tendance à
créer différents comptes mentaux gérés séparément en fonction de leur origine ou
de leur affectation. Thaler et Johnson (1990) ont empiriquement démontré que les
décideurs n’utilisent pas les mêmes comptes mentaux et donc traitent l’information
différemment en fonction des résultats de leurs actions antérieures. Les individus
ont ainsi tendance à combiner à leurs potentiels paiements futurs les gains et pertes
réalisés dans le passé. Trois types de comportements ont été empiriquement mis en
exergue dans ces travaux.
1) Les décideurs ont un comportement joueur en présence d’un gain préalable
(phénomène appelé house money effect) ;
2) Ceux qui viennent de subir une perte ont tendance à prendre moins de risque ;
3) Les individus adoptent un comportement risqué en présence d’une perte préalable
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