Un asservissement pathogène T ous les observateurs s’accordent à mettre en cause l’organisation du travail dans la souffrance exprimée par les travailleurs. La mobilité instaurée dans la philosophie de l’entreprise, mais aussi la complexification des tâches imposées, les cadences trop élevées, le management par des cadres polyvalents et incompétents, les pressions des institutions ou des clients se traduisant par des injonctions paradoxales aux salariés aggravent leurs conditions de travail. A fortiori, le déni par les entreprises de cette souffrance, associé à un renforcement de la culpabilisation du travailleur souffrant, en renvoyant le problème à la sphère privée, l’empêche de se saisir des arguments inscrits dans les lois du travail. Les employeurs, pressés par le marché ou les institutions qui les mandatent, se comportent en bourreaux et organisent le travail sur un mode guerrier. Les institutions se transforment en systèmes d’oppression en toute inconscience des effets produits tant sur les personnes que sur les résultats. Nous assistons à une dégradation généralisée de la qualité du travail en même temps que de ses valeurs, contribuant à déposséder les acteurs du sens même d’une part conséquente de leur vie. 33 OCTOBRE 2009 47 PRATIQUES DOSSIER La violence faite au travail DOSSIER La violence faite au travail Le travail, angle mort de la réforme Les nouvelles méthodes managériales du travail entraînent des souffrances qui ne seront pas prises en compte dans la réforme du système de santé. Frédéric Pierru, sociologue, CNRS, Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (IRISSO), Paris IX §Bureaucratie, §Conditions de travail, §Personnel soignant, §Hôpital I au titre de la prise en charge, par exemple, des troubles musculo-squelettiques (dont le nombre explose), des dépressions (idem.) ou encore des cancers professionnels, dont on sait qu’ils sont très largement sous-estimés. Pourtant, quand il s’agit de lutter contre la « dérive » des dépenses, rien, ou si peu, ne concerne la prévention et l’amélioration des conditions de la santé au travail. Pire, lorsqu’est invoquée la forte croissance du poste des indemnités journalières, c’est pour mieux stigmatiser les « abus » et les « fraudes » de français décidément paresseux ou tireau-flanc, lovés dans les plis douillets d’un État providence obèse qu’il conviendrait de soumettre à une diète rigoureuse. Autrement dit, au lieu d’attirer l’attention sur une des causes majeures de la progression des dépenses de santé, le thème de la forte augmentation des indemnités journalières sert, au contraire, à remettre en cause les protections du travail, les protections sociales (franchises, augmentation de tickets modérateurs, etc.) comme les protections juridiques (« assouplissement » du code du travail). Un tel retournement anti-social est aussi observable en ce qui concerne les conditions de travail des personnels de santé, hospitaliers en particulier. l peut sembler paradoxal qu’à l’heure de la célébration de la valeur « travail », les conditions dans lesquelles il est réalisé soient quasiment absentes des vifs débats publics autour du système de santé et de sa réforme. Certes, le slogan du « travailler plus pour gagner plus » ne doit pas abuser ; il renvoie davantage à l’utopie (néolibérale) d’une société de pleine activité – dans laquelle l’activité, si dégradés soient son statut, sa rémunération, ses conditions de réalisation, est toujours préférable à l’inactivité de l’« assisté » – qu’à la volonté de revenir à une société de plein emploi, dans laquelle le travail, à plein temps, est le support de solides droits sociaux et politiques 1. Néanmoins, une telle absence surprend. En effet, les dix dernières années ont vu le thème longtemps refoulé de la dégradation des conditions de travail acquérir une publicité indéniable, même si c’est très souvent sous des formes d’expression individuelles et pathologiques (le « harcèlement moral », etc.) qui font obstacle à la saisie de ses causes sociales et organisationnelles. Cependant, cette publicité nouvelle ne semble guère avoir atteint le débat public sur la croissance des dépenses de santé. Seuls les initiés savent, par exemple, que la branche AT/MP verse une somme forfaitaire à la branche maladie du régime général au titre de la non ou sous-déclaration des maladies professionnelles et des accidents du travail, légalement pris en charge par les cotisations des seuls employeurs. Tout se passe comme si, une fois encore, les entreprises s’efforçaient d’externaliser les coûts d’entretien et de « réparation » de la main-d’œuvre vers les salariés eux-mêmes, ainsi sommés de prendre financièrement en charge les conséquences sur leur santé de l’intensification du travail, dont le coût social a été évalué à environ 3 % de la richesse nationale 2 ! Une telle somme (56 milliards d’euros pour 2007 !) devrait quand même se retrouver pour partie dans le fameux « trou de la Sécu », PRATIQUES 47 OCTOBRE 2009 Les personnels hospitaliers victimes de la bureaucratie ? Certes, les nombreux rapports officiels qui ont préparé la dernière réforme de l’hôpital évoquent le découragement et la démotivation des personnels – ce qui se traduit concrètement par l’augmentation tendancielle de l’absentéisme, des conflits sur le lieu de travail, voire des démissions – ainsi que les multiples expressions, individuelles et collectives, des souffrances au travail. Mais cette évocation, loin d’amener leurs auteurs à s’interroger sur la dégradation des conditions de travail, est au service d’un récit moder- 34 DOSSIER 2 UN ASSERVISSEMENT PATHOGÈNE et des enjeux réels de politiques publiques 3 », celles qui circulent dans des cénacles de plus en plus internationalisés. Moins de statuts (protecteurs), moins de règles, moins de promotions à l’ancienneté, moins de hiérarchie et plus de contrats, plus d’évaluations, plus de « souplesse » dans l’affectation des agents qui se doivent de cultiver leur « polyvalence » et leur « flexibilité », plus de rémunération au mérite, plus de management par objectif : telle est la nouvelle panacée. On comprend le désarroi de ces grands réformateurs lorsqu’ils voient celles et ceux qu’ils veulent « libérer », « dynamiser », « récompenser », « épanouir », « motiver », « mobiliser »… se mobiliser, en effet, mais contre leurs préconisations pourtant censées vouloir leur bien. Serait-ce là pur masochisme ? Ou alors une énième manifestation de ces fameuses « résistances au changement » qui servent d’explication passe-partout lorsqu’on est confronté à l’échec ? Ou, bien plutôt, ces refus répétés sont-ils motivés par de vraies raisons, des raisons non « rationnelles » du point de vue gestionnaire, mais pourtant « raisonnables » au sens de justifiées et justifiables ? C’est ici que le sociologue est socialement utile : loin de se satisfaire du discours de la hiérarchie des porte-parole autorisés du changement nécessairement positif, nécessaire car positif, il va voir de quoi il en retourne vraiment dans le monde social et tente de donner un sens à ces refus, à ces résistances, à ces mobilisations. Or, en l’espèce, du côté de l’AP-HP, qu’observe-t-il ? nisateur dans lequel les personnels hospitaliers seraient d’abord les victimes, souvent consentantes, de la bureaucratie hospitalière. Les rigidités « bureaucratiques », voilà la cause véritable des problèmes rencontrés par les soignants. L’insuffisance de moyens humains, matériels et financiers, les rémunérations peu attractives, la dérégulation, en amont, de la médecine de ville qui engorge l’hôpital en aval, l’empilement des réformes, source d’injonctions contradictoires et d’attentisme, la « politique » (si tant est que ce mot ait un sens en France) désastreuse de régulation de la démographie des soignants ne rentrent finalement que très peu en ligne de compte Les rigidités bureaucratiques, voilà la cause véritable des problèmes rencontrés par les soignants. pour expliquer la « crise » de l’hôpital. Aussi, point n’est besoin d’augmenter les moyens financiers, comme l’a rappelé le président de la République au début de l’année 2009, qu’il juge suffisants. La solution est à rechercher plutôt dans une meilleure organisation de l’hôpital, qui lui permettrait d’entrer dans l’ère de la modernité des organisations « flexibles », « responsables », « autonomes », « dynamiques », « gérées » de façon « optimale ». Bref, il faut faire de l’hôpital une entreprise, libre de s’organiser, libre de recruter, libre d’affecter ses moyens humains et matériels en fonction du « marché » local de soins, avec à sa tête un vrai « patron » et un vrai « conseil d’administration ». Il peut paraître étrange que les réformateurs prennent comme modèle, pour moderniser les services publics, les entreprises alors même que les enquêtes des économistes, des sociologues, des ergonomes aboutissent à la même conclusion : la réorganisation des entreprises au cours des années 1980 et 1990 a été synonyme, pour les salariés, de pressions accrues en matière de productivité et de performance, d’individualisation du rapport au travail, d’insécurités grandissantes, d’injonctions contradictoires, de stress, etc. qui, in fine, ont participé de la montée des souffrances au travail, notamment de nature psychosociale. Le fait est que ceux qui pensent ces réorganisations, dans le privé comme dans le public, connaissent de moins en moins la réalité du travail des salariés. Les rapports qui inspirent les réformes de l’hôpital sont ainsi rédigés par de grands architectes de plus en plus ignorants du vécu des agents opérationnels et qui, ainsi libérés du principe de réalité, peuvent donner libre cours à leurs « visions hyper-rationnelles et idéales de la réorganisation, mais largement coupées des réalités administratives, des cultures des administrations fusionnées Vers la déshumanisation de l’hôpital par la gestion ? Ne nous attardons pas sur l’augmentation des cadences, liée à l’effet ciseaux entre, d’un côté, des services hospitaliers (et surtout les plus généralistes d’entre eux) qui font figure d’ultimes recours pour des catégories modestes « chassées » de la médecine de ville où les soins sont de moins en moins bien pris en charge par l’Assurance maladie (dépassements d’honoraires, franchises, etc.) et, de l’autre, des pénuries locales de personnels ainsi que des ressources insuffisantes. Les personnels soignants sont confrontés, comme les salariés des entreprises, au renforcement des contraintes organisationnelles, sur les délais et les rythmes, rendant le travail moins prévisible et moins maîtrisable, donc potentiellement source de souffrances psychosociales. Tant que ces cadences accrues leur donnaient le sentiment de pouvoir préserver la qualité des soins dispensés aux patients, elles demeuraient supportables. Mais le renforcement continu des contraintes budgétaires met à mal cet arbitrage : nombreux sont les soignants qui estiment aujourd’hui ne plus avoir les moyens de respecter a minima leurs normes professionnelles, bref de pouvoir faire du « bon boulot ». Pire, l’immixtion, au cœur de la relation soignante, de critères de « rentabilité », avec la T2A, est perçue comme 35 OCTOBRE 2009 47 PRATIQUES …/… DOSSIER La violence faite au travail …/… “ l’emploi, bref un « pion » (un terme qui revient souvent au cours des entretiens) dans un jeu dont les règles, obscures et changeantes, sont définies par des puissances de plus en plus lointaines (direction, tutelle). On pourrait multiplier les exemples d’un phénomène qui touche aussi les relations entre collègues. Dans tous les cas, la réification transforme les sujets en objets, rend toujours plus hypothétiques l’engagement et l’investissement dans la relation de soins, de care disent les anglo-saxons, qui lui sont pourtant indispensables. Au contraire, la rationalité gestionnaire suppose un certain détachement, non seulement à l’égard du service et des collègues (il faut savoir être « polyvalent » et accepter les réaffectations), mais aussi à l’égard du patient, qui devient un coût à minimiser ou une ressource à maximiser. Plus généralement, l’empilement désordonné des indicateurs, des règles, des outils de gestion (T2A, assurance qualité), des protocoles, autant d’instruments censés instiller plus de « rationalité économique », de « prévisibilité », de « qualité », viennent violemment percuter des mondes professionnels longtemps dominés par les valeurs d’engagement, de vocation, d’autonomie, d’autorégulation. La culture de l’oral doit céder le pas à celle de la « traçabilité » écrite. Celle de l’autocontrôle à celle de l’évaluation, non seulement en fonction de la « qualité » (telle que définie par les spécialistes de la qualité, les « qualiticiens »), mais aussi du coût des soins. Contrairement à ce que prétendent les réformateurs, l’entrée en gestion de l’hôpital ne peut que se traduire par la bureaucratisation croissante du contexte de travail, laquelle donne le sentiment aux soignants d’être dépossédés de la maîtrise des conditions matérielles et même du sens de leur activité. On retrouve ici le paradoxe de la modernité magistralement identifié par le sociologue Max Weber : le prix à payer pour une plus grande efficacité ou rationalité (économique) des activités sociales est celui du « désenchantement du monde », de la « perte de sens » pour les individus. Dans toutes les organisations, publiques et privées, le renforcement des contraintes de compétitivité (pour le privé) ou d’équilibre budgétaire (face à une demande croissante, pour le public) à court terme s’est traduit par une seconde vague de rationalisation du travail afin d’en augmenter la productivité 6. un grave facteur de corruption de l’éthique professionnelle. Le patient devient un coût (qu’il faut transférer à d’autres) ou une source de revenu (qu’il faut à tout prix conserver). Dans tous les cas, il se voit donner un prix, une valeur monétaire, qui le rend plus ou moins intéressant, car rentable. C’est une véritable révolution, car pendant longtemps coexistaient à l’hôpital deux hiérarchies, médicale et administrative, qui s’efforçaient de coexister pacifiquement. Dans le meilleur des cas, les « administratifs » se battaient contre la tutelle pour arracher les moyens demandés par les soignants. Reste que les questions d’argent pénétraient assez peu l’univers des services hospitaliers. Avec la T2A, tout change. Univers médical et univers gestionnaire tendent à fusionner. Les soignants doivent faire euxmêmes les arbitrages gestionnaires, et, au besoin, rationner les soins, car il en va de la « rentabilité » de leur pôle. On comprend que la charge psychologique et morale de leur travail s’en est trouvée considérablement alourdie. Ce contexte de « flux tendus » et de montée en puissance des impératifs gestionnaires aboutit à transformer profondément le rapport que les soignants entretiennent avec leurs missions. Ainsi, Philippe Askenazy montre que si les infirmières déclarent de plus en plus porter de « charges Les personnels soignants sont confrontés, comme les salariés des entreprises, au renforcement des contraintes organisationnelles. lourdes », c’est parce que les patients sont désormais perçus par elles en ces termes, ce qui atteste de souffrances éthiques et de la difficulté à entretenir de bonnes relations soignant-soigné 4. Nos propres enquêtes mettent en évidence un phénomène que le sociologue Axel Honneth a appelé le « déficit de la reconnaissance », corollaire de la « réification » qui « conduit à se percevoir ainsi qu’à percevoir les partenaires de leurs interactions et les biens de l’échange sur le modèle d’objets, et donc à se rapporter à leur monde environnant d’une façon qui, là encore, est uniquement celle de l’observation » 5. Ainsi le patient, normalement sujet d’attention et d’investissement de la part des soignants, devient un objet « lourd », bref une « charge » voire même, s’il refuse de se plier aux impératifs du processus de production, un « problème » source de désorganisation pour le service. De même, la « réification » renvoie au sentiment de l’infirmière de ne plus être considérée par sa hiérarchie comme une personne, mais comme une « ressource humaine » dont il faut optimiser PRATIQUES 47 OCTOBRE 2009 Les promesses non tenues de la « modernité » managériale Bien que le « nouvel esprit du capitalisme 7 » ait revendiqué les valeurs de l’autonomie et de la flexibilité dans un travail qui s’effectuerait désormais en équipe et/ou en réseau, la réalité à laquelle ont été confrontés de nombreux salariés, dans les hôpitaux notamment, a été toute autre : hausse de la quantité de travail, par ailleurs de plus en plus complexe, pression temporelle, injonctions contradictoires, 36