ENSEIGNEMENT INDIVIDUALISÉ
L'idée d'individualisation de l'enseignement est aussi ancienne que l'enseignement lui-même,
et s'enracine dans les pratiques traditionnelles du préceptorat. Elle renvoie à une grande
diversité terminologique qui embrasse toute l'histoire de la pédagogie : autonomie, travail
indépendant, pédagogie de la découverte, autodidaxie, contrat pédagogique, conseil
méthodologique, différenciation pédagogique, médiation... Tous ces termes sont loin d'être
équivalents et renvoient à une diversité de figures de l'histoire des idées éducatives (John
Dewey, Édouard Claparède, Maria Montessori, Roger Cousinet, Robert Dottrens, Célestin
Freinet, Fernand Oury, Ovide Decroly, Alexander Sutherland Neill, Carl Rogers, Paulo
Freire...). Chacun de ces auteurs développe une conception propre de l'éducation, qui combine
diversement un ancrage dans les intérêts et motivations de chacun, une attention portée au
développement personnel, un souci d'efficacité des apprentissages, une qualité de la relation,
des valeurs de confiance en soi et de coopération... Dans tous ces modèles éducatifs,
généralement qualifiés de « pédagogies nouvelles » ou de « méthodes actives », la part de
négation est centrale, car ils cherchent d'abord à se libérer de la forme scolaire dominante,
impositive et collective, fondée sur un « traitement standard » des apprenants. Ils se
définissent ainsi largement par ce qu'ils refusent : l'imposition du savoir par une identification
entre maître et savoir. Le remplacement du mot élève par celui d'apprenant, d'inspiration
québécoise, souligne qu'apprendre n'est pas recevoir.
Dans une tout autre tradition, l'idée d'individualisation a partie liée avec les technologies
éducatives, et d'abord avec l'enseignement programmé (Burrhus Frederic Skinner et John
Broadus Watson). Si les premiers programmes étaient conçus d'une façon linéaire et très
progressive, il est vite apparu nécessaire de les adapter à la diversité des performances des
apprenants, d'où leur évolution sous forme de programmes à branchements et à boucles. Les
recherches en intelligence artificielle ont alors cherché à modéliser les réponses à apporter aux
erreurs et stratégies variées des sujets. Avec l'arrivée des hypermédias (CD-ROM, DVD-
ROM, Internet), les modèles constructivistes de l'apprentissage tentent de prendre le pas sur
les modèles behavioristes initiaux, en développant la capacité d'interaction de l'apprenant par
ses choix de navigation et le développement du travail collaboratif.
L'enseignement individualisé insiste sur l'opposition entre le « processus enseigner » et le
« processus apprendre ». Le premier progresse souvent du simple au complexe, en s'adossant
de façon cartésienne à l'analyse de la matière. Mais il s'illusionne en pensant que la « logique
de l'apprenant » puisse être un décalque de la « logique du contenu ». Bien au contraire, ce
sont souvent les débuts qui sont compliqués, et l'apprentissage simplifie progressivement la
compréhension, dès lors que se mettent en place des structures cognitives qui permettent une
meilleure organisation mentale du domaine.
L'expertise se traduit par une diminution de la charge cognitive en mémoire de travail, à
mesure que les unités de sens augmentent de taille, ce qui procure une importante économie
mentale. Mais du coup, l'expert peine à comprendre les difficultés du novice, puisque les
choses sont simples pour lui. Il tend à ne plus voir à quel point cette simplicité est construite,
bien qu'il ait souvent lui-même peiné à la conquérir. On comprend mieux alors à quel point la
tâche prescrite par l'enseignant (avec ses consignes) se différencie de l'activité réelle de
l'apprenant, avec ses démarches et stratégies imprévues et surprenantes, souvent éloignées des
procédures canoniques attendues, même lorsque celles-ci ont été enseignées.
L'enseignement individualisé doit aussi prendre en compte les représentations des
apprenants, telles que les ont mises au jour les recherches en didactique des disciplines. Face
au savoir académique, ceux-ci disposent souvent de conceptions alternatives qui s'analysent
comme des systèmes personnels d'explications qui « marchent » parce qu'elles sont le fruit des
situations vécues, de l'histoire personnelle et des influences socio-familiales. Ces
représentations s'avèrent résistantes au changement conceptuel parce qu'elles forment un
système viable d'explication du monde, fondé sur l'intuition, les (fausses) évidences et les
données perceptives, sans avoir fait l'objet d'une réfutation par l'expérience quotidienne.
D'une façon plus générale, l'enseignement individualisé modifie le statut de l'erreur dans
l'apprentissage. Les erreurs sont traditionnellement perçues comme des fautes, comme des
dysfonctionnements intellectuels, qu'il convient de corriger quand ce n'est pas punir. Sans
doute le désintérêt et la distraction jouent-ils leur rôle, mais cela obscurcit trop souvent le fait
que bien des erreurs sont récurrentes, et fournissent donc de précieuses indications didactiques
sur l'état des lieux des savoirs et outils mobilisables par le sujet, à un moment donné de ses
apprentissages.
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