Stéphanie Loncle : La scène romantique peut-elle
réenchanter le monde? Réflexion sur les pouvoirs de
l’illusion et les pouvoirs de la performance à partir de
l’analyse de Ruy Blas
Communication au Groupe Hugo du 26 novembre 2011.
« Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est à tout prendre, dans sa définition réelle,
que le libéralisme en littérature[1] ». Cette célèbre définition que formule Victor Hugo dans la
préface d’Hernani exprime l’espoir des auteurs romantiques dans l’avènement prochain d’une
nouvelle ère politique « la liberté, comme la lumière », pour citer cette fois la Préface de
Cromwell, « aura pénétré partout ». Cette œuvre politique est « déjà bien avancée » précise
Hugo, et ne craint plus aucune réaction car « en révolution tout mouvement fait avancer. La
vérité et la liberté ont cela d’excellent que tout ce qu’on fait pour elles, et tout ce qu’on fait
contre elles, les sert également ». Cette confiance en la liberté sœur de la vérité, destinée à
être le principe du siècle contraste de façon saisissante avec le cynisme amer qui transparaît
dans Ruy Blas, où la vérité est asservissement et avilissement, et la liberté illusion.
Huit ans après Hernani, la liberté littéraire, qui promettait alors d’être « fille de la liberté
politique », n’a pas trouvé les moyens de son existence dans le libéralisme politique et
économique mis en œuvre dans le champ théâtral sous la monarchie de Juillet. Le marché
théâtral a bien réuni à la Porte Saint-Martin, le temps d’un miracle, les comédiens, auteurs et
capitaux permettant la représentation de ce drame moderne, mais il a aussi laissé sombrer
cette expérience dans la faillite. Les efforts fournis et les compromis passés pour constituer et
stabiliser un nouveau théâtre l’on pourrait jouer le drame romantique ont pesé sur l’espoir
de 1830 dont la renaissance, si elle est proclamée par le nom donné à la nouvelle entreprise,
n’a lieu qu’au prix de renoncements (Hugo ne sera pas le directeur de « son » théâtre[2]) et
d’une lucide désillusion sur la vérité de la liberté libérale. Ces illusions perdues ont un goût
d’autant plus amer que l’espoir était mis dans la vérité libérée du mensonge, du déguisement,
des faux semblants du passé. Or cette promotion même d’une vérité libérée du mensonge
semble désarmer la littérature, et le théâtre peut-être encore davantage : si le théâtre a toujours
su démasquer les imposteurs, comment peut-il lutter contre un régime de vérité?
Lassé des « tracasseries[3] » administratives, Hugo s’investit dans l’écriture et
l’organisation du spectacle qui doit faire l’ouverture de la Renaissance[4], comme s’il
cherchait à retrouver dans la scène un exercice du pouvoir qui lui réussit bien mieux que celui
qui s’exerce dans les coulisses de l’administration et dans les assemblées d’actionnaires.
Cependant, l’heure n’est plus à la confiance, mais à la conscience des contradictions, et c’est
la valeur même des pouvoirs du spectacle qui est réinterrogée après deux années d’errance
administrative. Le spectacle peut-il à nouveau l’emporter sur le monde marchand
administratif du Tout-Paris théâtral qui a levé tant d’obstacles à la création de la
Renaissance ? Ou bien n’est-il lui aussi qu’une activité productive, le spectacle mettant son
pouvoir au service de la réussite de la nouvelle entreprise ? Or, cette interrogation sur la
représentation et ses pouvoirs dans et contre le monde économique et administratif est bien au
cœur de Ruy Blas. La performance théâtrale de Ruy Blas auprès des ministres est le fruit d’un
double pari sur le pouvoir de la représentation, au service non seulement de celui qui paye et
dirige, Don Salluste, mais aussi de celui qui joue et par son jeu s’oppose aux valeurs
désillusionnées du pouvoir et de l’argent.
C’est à partir de ce questionnement sur la relation paradoxale entre le libéralisme et le
théâtre romantique que j’aimerais développer une analyse de la représentation de Ruy Blas
pour l’ouverture du théâtre de la Renaissance[5].
La libéralisation du champ théâtral est une réalité de la monarchie de Juillet[6] qui
engage, dans l’organisation des activités théâtrales, des transformations profondes reposant
sur des contradictions de plus en plus saillantes que la cohérence idéologique du libéralisme
peine à masquer. Au cœur de ce dispositif idéologique, la définition de l’individu comme
propriétaire de lui-même et du travail, y compris du travail intellectuel depuis la juridiction
sur le droit de propriété littéraire, comme production aliénable. La dimension performative du
travail théâtral le travail du comédien, qui se produit sur scène et, partant, ne produit rien
mais aussi du travail de l’auteur dramatique qui n’est rémunéré comme auteur de théâtre qu’à
la condition de la performance et enfin de l’activité des spectateurs, dont le plaisir n’est lui
aussi que performance, exercice dans le temps de la séance, et non consommation , fait de
cette activité sociale le lieu de l’expérience particulièrement aiguë des contradictions qui
naissent de la libéralisation de la société sous la monarchie de Juillet.
Ruy Blas est traversé par la contradiction entre d’un côté la perception de l’impérative
nécessité de réenchanter le monde et de réactiver un pouvoir de production d’illusion du
théâtre et de l’autre l’impossible économie de la véricritique, seule expérience véritable de
la liberté révolutionnaire qui se manifeste au théâtre dans l’exhibition d’une improductivité
radicale de la performance.
Je tente donc d’analyser non seulement la pièce mais aussi sa repsentation le soir de
l’ouverture du théâtre de la Renaissance à l’aune de ce contexte libéral (qui n’épuise pas tous
les contextes de la période mais constitue un des éléments de la réalité sociale de la monarchie
de Juillet) afin de comprendre de quoi peut être porteuse l’expérience théâtrale dans la société
libérale en cours d’institutionnalisation au début de ce XIXe siècle.
Cette expérience qui se déploie dans la séance théâtrale est structurellement plurielle : il
faut l’appréhender en tenant compte de la diversité des instances théâtrales (auteurs,
comédiens, spectateurs, directeurs) et de la multiplicité des individualités contingentes (le
Victor Hugo de 1838 ne saurait se fondre dans une catégorie générale d’ « auteur
dramatique » et même d’« auteur romantique », de même que Frédérick Lemaître, au moment
il joue Ruy Blas, se situe à un moment particulier de sa carrière dont il convient de tenir
compte pour l’analyse de sa performance).
Ce travail prend également une dimension méthodologique dans le domaine des arts du
spectacle dans la mesure il impose un retour critique sur un certain nombre des outils
théoriques récurrents, utilisés pour l’analyse dramaturgique des œuvres théâtrales et en
particulier pour le théâtre du XIXe siècle : l’idée d’un théâtre producteur, à dimension
industrielle, d’illusion et de plaisir consommable.
La valorisation paradoxale des pouvoirs de l’illusion à
l’œuvre dans Ruy Blas.
La scène du conseil des ministres dans Ruy Blas est emblématique de cette valorisation
paradoxale de l’illusion. Dans leurs échanges, les ministres font montre, sans le moindre
effort de dissimulation, d’une conception marchande et individualiste du pouvoir politique
dont ils ont la charge.
La scène commence ainsi par une discussion sur le mystère qui entoure Don César :
UBILLA.
Je le crois homme probe.
LE COMTE DE CAMPOREAL, riant.
Oh ! Candide Ubilla !
Qui se laisse éblouir à ces probités- !
D’un ton significatif
La maison de la reine, ordinaire et civile,
Appuyant sur les chiffres
Coûte par an six cent soixante-quatre mille
Soixante-six ducats ! C’est un pactole obscur
Où, certes, on doit jeter le filet à coup sûr[7].
Ubilla[8] qui « le croit homme probe » fait l’objet des sarcasmes du Comte de
Camporeal[9], riant de sa candeur. L’acte III, qui est l’acte politique du drame, Ruy Blas,
déguisé en Don César exerce les fonctions de Premier ministre, s’ouvre donc par un
renversement des valeurs politiques et théâtrales. La vertu politique de « probité » ne peut être
qu’un leurre visant à séduire les candides. Le comte de Camporeal rétablit la lecture politique
correcte de la situation qui se dit en chiffres (« les six cent soixante-quatre mille / Soixante-six
ducats »). Bien sûr, la situation dramatique est d’abord ironique car le comte est dans
l’illusion sur l’identité de ce Don César, alors qu’il y a, dans les propos d’Ubilla, une part de
vérité : Ruy Blas triche mais par probité. Toutefois, au-delà de cet effet d’ironie, l’échange
sans importance entre Ubilla et le comte, qui précède immédiatement l’arrivée de Ruy Blas et
le début du conseil des ministres, montre que l’identification des questions d’État à des enjeux
d’intérêts financiers privés ne relève pas d’un secret précieusement gardé. La désillusion du
regard porté sur les affaires d’État est partagée par tous. Ce dialogue liminaire désigne
l’hypothèse dramatique d’une révélation de l’imposture politique par un imposteur comme
dérisoire et déplace ainsi la scène théâtrale et politique à venir sur un autre terrain.
L’intention dramatique de la scène du conseil des ministres est donc d’offrir au
spectateur non pas la possibilité d’observer l’illusion des hommes de pouvoir et le pouvoir de
l’illusion, mais d’assister à la façon dont ces derniers exercent, sans aucune illusion, leur
pouvoir politique à des fins privées. Ainsi, l’examen des « affaires publiques » à la table des
ministres, d’abord marqué par l’oisiveté[10], a bientôt des allures de curée :
COVADENGA, se levant.
Messieurs les conseillers de Castille, il importe,
Afin qu'aucun de nous de sa sphère ne sorte,
De bien régler nos droits et de faire nos parts.
Le revenu d'Espagne en cent mains est épars.
C'est un malheur public, il y faut mettre un terme.
Les uns n'ont pas assez, les autres trop. La ferme
Du tabac est à vous, Ubilla. L'indigo
Et le musc sont à vous, marquis de Priego.
Camporeal perçoit l'impôt des huit mille hommes,
L'almojarifazgo, le sel, mille autres sommes,
Le quint du cent de l'or, de l'ambre et du jayet ;
à Montazgo. Vous qui me regardez de cet œil inquiet,
Vous avez à vous seul, grâce à votre manège,
L'impôt sur l'arsenic et le droit sur la neige ;
Vous avez les ports secs, les cartes, le laiton,
L'amende des bourgeois qu'on punit du bâton,
La dîme de la mer, le plomb, le bois de rose ! ...
Moi, je n'ai rien, messieurs. Rendez-moi quelque chose !
LE COMTE DE CAMPOREAL, éclatant de rire.
Oh ! Le vieux diable ! Il prend les profits les plus clairs.
Excepté l'Inde, il a les îles des deux mers.
Quelle envergure ! Il tient Mayorque d'une griffe,
Et de l'autre il s'accroche au pic de Ténériffe !
COVADENGA, s'échauffant.
Moi, je n'ai rien !
LE MARQUIS DE PRIEGO, riant.
Il a les nègres !
Tous se lèvent et parlent à la fois, se querellant.
MONTAZGO.
Je devrais
Me plaindre bien plutôt. Il me faut les forêts !
COVADENGA, au marquis de Priego.
Donnez-moi l'arsenic, je vous cède les nègres[11] !
La tirade de Covadenga sur le « malheur public » prend ouvertement la forme d’une
réclamation individuelle : « Moi, je n’ai rien, messieurs. [s’écrie le ministre] Rendez-moi
quelque chose ! ». La réflexion politique sur l’inégalité entre ceux qui « n’ont pas assez » et
ceux qui « ont trop » ne sort pas de l’examen des intérêts privés des conseillers. Dans le
monde politique qui nous est donné à voir la désillusion est valorisée et le pouvoir de
représentation de l’individu politique, sa capacité à incarner autre chose que lui-même est
dévalorisée. Le texte dramatique joue ainsi avec les mots et les valeurs politiques pour
informer le spectateur que le temps n’est plus à la dissimulation (et donc à la possible
révélation dramatique) des affaires privées derrière les affaires de l’État mais à la réduction
légitimée de celles-ci au service des premières. Dans cet extrait, même l’arsenic, l’arme
mélodramatique dont le drame romantique fait souvent usage[12], est une valeur d’échange
économique au même titre que les hommes réduits en esclavage, c’est-à-dire à l’état de chose
aliénable.
Assistant à cet intolérable débat sans être vu, Ruy Blas surgit sur la scène dans l’attitude
propre au héros romantique. Caché, sinon derrière un rideau, du moins derrière son manteau
de velours noir, Ruy Blas est ici dans la position caractéristique du spectateur utopique du
drame telle que Diderot ou plutôt le personnage désigné par le pronom « Moi » l’expérimente
dans Le Fils naturel[13]. Cependant, Ruy Blas, parce qu’il est costumé, peut investir la scène
dramatique contrairement au spectateur. Le personnage partage donc l’indignation propre à
l’expérience du spectateur mais dispose d’un pouvoir d’intervention dont ce dernier est
conventionnellement, c’est-à-dire dramatiquement dépourvu ou plus exactement, d’un
pouvoir d’intervention dont l’existence même d’un personnage relais dans le drame
dépourvoit activement le spectateur. Ruy Blas tient alors un discours c’est la fameuse tirade
« Bon appétit, messieurs ! » qui ne dénonce pas l’illusion mais la désillusion des
ministres comme immorale et indigne de leur rang. Son propos relève de la critique morale et
présente toute la fragilité de celle-ci : en affirmant que les ministres « n’[ont] pas ici d’autres
intérêts que remplir [leur] poche et [s’]enfuir après », Ruy Blas ne révèle rien qui ne soit
caché mais compte uniquement sur l’activation spontanée des valeurs morales par la parole
d’indignation. Ruy Blas s’exprime comme un directeur de conscience, ce n’est pas lui qui
révèle au confessé son action mais il s’efforce de la lui faire considérer comme une faute dont
il doit avoir honte : « Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur[14] ». Devant la grandeur de
Dieu ou de la nation, le pécheur doit se repentir d’avoir cessé de croire, d’avoir oublié qu’il
appartenait à un autre qu’à lui-même.
Cependant, la honte des ministres ne tient pas seulement à leur incapacité à s’élever au-
dessus de leur intérêt personnel, mais également au vol dont ils se rendent coupables sur la
propriété d’autrui :
RUY BLAS
Quel remède à cela ? L’État est indigent,
L’État est épuisé de troupes et d’argent […].
Et vous osez ! ... Messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, J’en ai fait le compte, et c’est ainsi !
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu’on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d’or [15]!
Ruy Blas ne nie pas que les affaires d’État sont bien des affaires d’économie. Il sait lui
aussi faire « le compte » et parler avec des chiffres mais il connaît et révèle l’origine de la
richesse produite. Ruy Blas ne s’en tient donc pas à une parole morale contre l’argent mais
articule la critique morale à la critique sociale, pour reprendre les catégories proposées par
Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme[16], critique qui repose
sur la révélation d’une vérité cachée et donc d’un mensonge. Avec la frappante taphore de
la sueur, il révèle le vol que constitue l’appropriation privée de l’argent public prélevé par
l’impôt sur le travail du peuple. Il entend donc non seulement rappeler les ministres pécheurs
à leur condition de serviteurs de l’État (qui doivent adhérer à la légitimité du pouvoir qu’il
exerce sur eux) mais aussi révéler le vol dont ils sont les auteurs. Ces ministres sont coupables
de ne plus croire et coupables de vol.
Ruy Blas les invite alors à se souvenir des valeurs nationales en invoquant la figure de
Charles-Quint : RUY BLAS
Charles-Quint, dans ces temps d’opprobre et de terreur,
Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?
Oh ! Lève-toi ! Viens voir ! Les bons font place aux pires.
Ce royaume effrayant, fait d’un amas d’empires, penche...
Il nous faut ton bras ! Au secours, Charles-Quint !
Car l’Espagne se meurt, car l’Espagne s’éteint !
Ton globe, qui brillait dans ta droite profonde,
Soleil éblouissant qui faisait croire au monde
Que le jour désormais se levait à Madrid,
Maintenant, astre mort, dans l’ombre s’amoindrit.
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