Comme le mal met en jeu la Divinité, la raison, l’Histoire, le bonheur,
l’amour, la société, les passions, tout conte voltairien relève de sa juridiction
philosophique, et toute destinée de personnage prend valeur de parabole
dans la balance des peines et des plaisirs. Le mal est au point le plus
sensible et le plus dramatique de la philosophie, [car il n’est] pas autre chose
que le face-à-face de Dieu et de l’homme, de l’homme et du monde, et il est à
la jointure de l’écriture abstraite et de l’écriture narrative.
Dans le cas de Candide, le rapport à la question du mal est exhibé dès le titre, qui
est en fait, on le sait, Candide ou l’optimisme, titre qui prend davantage de sens peut-être si
l’on sait qu’à l’optimisme voltaire voulait substituer le « méliorisme », position qui consiste à
dire qu’il ya globalement plus de bien que de mal, et que cette proportion peut encore être
améliorée, sous réserve d’éduquer les hommes et de s’appliquer à transformer le monde
(notamment en luttant contre l’intolérance, la superstition, et l’arbitraire
).
Comme le montre sa présentation dans l’incipit, Candide est un héros programmé
pour faire l’épreuve d’un monde dans lequel les innocents ne sont pas à la noce : c’est
un jeune homme à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces.
Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit avec
l’esprit le plus simple ; c’est […] pour cette raison qu’on le nommait Candide.
Rien de mieux qu’un héros innocent (aux deux sens du terme : qui ignore le mal, et
que sa naïveté prédispose à prendre des coups) pour illustrer un monde dans lequel le mal
fait rage
, et en être victime, surtout si le jeune homme est formé par une sorte de
mystificateur au raisonnement mécanisé (c’est Pangloss, bien sûr), et qui tient le langage
que voici (4e paragraphe) :
Il est démontré que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant
fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez
bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes. Aussi portons-nous
des lunettes […] et, les cochons ayant été faits pour être mangés, nous
mangeons du porc toute l’année ; par conséquent, ceux qui ont dit avancé
que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux.
Passons sur le détail des aventures de Candide, pour remarquer simplement que
chaque fois que se produit une embellie, il s’exclame triomphalement, au mépris de son
expérience, que Pangloss avait raison, que tout est bien, et venons-en aux deux derniers
chapitres, dont une curieuse tradition scolaire nous dit qu’ils livrent une leçon de sagesse
souriante.Candide et ses petits camarades (car un certain nombre de personnages se
retrouvent, par la grâce de récit, à Constantinople) découvriraient en définitive la solution
pour se soustraire au mal et instaurer une forme de sérénité ; cette solution consiste à
acheter un petit bout de terrain, à le mettre en culture et à cesser d’attendre de l’existence
amour, gloire et enthousiasme, à renoncer à gamberger – bref, il faut « cultiver son jardin »,
selon un précepte inventé et mentionné à deux reprises par Candide, qui aurait une
magnifique portée allégorique et nous convaincrait de la nécessité de nous résigner plutôt
que de courir le monde à la poursuite de chimères. On connaît le public idéal de ce genre de
« morale » : c’est celui que l’on caricature sous les traits du bourgeois ventru et essoufflé des
années 1840, celui dont il ne faut pas dire qu’il ne rêve pas, mais bien plutôt qu’il est
terrorisé par ses propres rêves
. Telle serait la sagesse proposée par Voltaire : opposons au
mal qui règne dans le monde extérieur et à nos propres démons cette activité éminemment
raisonnable qu’est le travail de la terre, source de richesse et de satisfaction, comme le dit
d’ailleurs le vieillard qui est le prescripteur de Candide dans cette affaire : « Le travail éloigne
de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». Voilà qui est certes un beau projet
au regard des délires en échappement libre de Pangloss et de l’oisiveté délétère de nos héros.
Mais, comme dirait à peu près T. Gautier, s’empêcher de succomber au mal, est-ce
Ce qui ne suffit pas à faire de Voltaire un révolutionnaire.
Sade perfectionnera ce procédé en construisant pour sa part un diptyque de deux romans : Justine
ou les infortunes de la vertu / Juliette ou les prospérités du vice.
Malraux, préface du Démon de l’Absolu.