Candide, chapitre XXX
« Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? -- Je n'ai que
vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de
nous trois grands maux : l'ennui, le vice, et le besoin. »
Candide, en retournant dans sa tairie, fit de profondes réflexions sur le discours du
Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien
préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. -- Les
grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes :
car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les
cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le roi
Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias,
Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys
de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon,
Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie
Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV ? Vous savez... -- Je
sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. -- Vous avez raison, dit Pangloss :
car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour
qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas pour le repos. -- Travaillons sans
raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. »
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses
talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais
elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y
eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et
même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les
événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous
n'aviez pas été chasd'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour
l'amour de Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez
pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si
vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas
ici des cédrats confits et des pistaches. -- Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut
cultiver notre jardin. »
________________
1. Une conclusion fondée sur la simplicité :
La métairie de Candide reproduit le modèle du Turc : aux vingt arpents répond à la
fin la petite terre. Le verbe cultiver (fondamental dans le texte) permet à l’homme
d’éviter les trois grands maux qui ont fait toute la trame du conte : l'ennui, le vice, et
le besoin. Candide souligne lui-même la supériorité du bon vieillard sur les six rois.
Voltaire insiste sur la dimension familiale du domaine (je les cultive avec mes
enfants) : à la volonté de puissance des grands, source de guerres, à l’ennui des
richesses (cf. Pococurranté), Voltaire oppose l’harmonie et la stabilité d’une
communauté capable de vivre en autarcie, loin du fracas du monde qu’a traversé
Candide, d’où l’insistance sur la petitesse (la petite société / La petite terre). Les
talents des compagnons, bien que modestes, sont présentés avec des termes
mélioratifs : une excellente pâtissière, un très bon menuisier.
Il ne faut pas voir dans cette conclusion une attitude signée, un pis-aller. Voltaire
exilé à Ferney cultive son propre jardin : il assèche les marais, multiplie les
innovations agricoles. Il donne donc lui-même l'exemple d'une retraite heureuse et
d'une œuvre féconde sur le plan économique. Et dans sa correspondance, il compare
à plusieurs reprises son domaine de Ferney à la petite métairie de Candide.
La composition du conte dans une sorte d’épanadiplose oppose donc fortement le
château de Thunder-ten-tronkh et la petite tairie : à une fausse grandeur ridicule
s’oppose la simplicité, à l’inactivité de la noblesse s’oppose le travail commun.
Surtout alors que Candide était un personnage subalterne, il devient ici le chef : à la
prétention du frère de Cunégonde (rejeté dans le monde extérieur) Candide substitue
ses qualités naturelles.
2. Critique de la métaphysique :
Le texte est composé selon le principe de la répétition (procédé fréquent dans le
conte) : une narration, suivie d’un discours de Pangloss, que vient interrompre la
formule de Candide « Il faut cultiver notre jardin ». On observe pourtant une
variation importante : dans la première séquence la formule de Candide est
commentée par Pangloss, puis par Martin ; dans la seconde séquence c’est Candide
qui a le dernier mot, l’optimisme comme le pessimisme sont renvoyés dos à dos. Le
discours de Pangloss devient une logorrhée qui s’emballe et qui tourne à vide : dans
les deux discours il procède par accumulation (le dernier discours tenant lieu de
récapitulation grotesque du parcours initiatique de Candide).
A la différence des autres personnages qui sont capables d’évoluer (cf. les
occurrences du verbe devint) Pangloss, pas plus que Martin, n’a évolué : à cette
attitude passive, Voltaire oppose l’action et la responsabilité. Le louable dessein est
glosé par chacun se mit à exercer ses talents. Cette dernière formule est en fait elle-
même une illustration de la formule il faut cultiver notre jardin : à la nature
(représentée par le jardin) doit s’ajouter selon Voltaire la culture. C’est le vieux
débat qui l’oppose à Rousseau : la nature doit être améliorée par la civilisation, la
qualité naturelle par le travail. Mais curieusement Voltaire rejoint ici Rousseau : tous
deux ne conçoivent le bonheur pour l’homme qu’isolé des autres hommes, dans une
société miniature, vivant en autarcie.
3. Portée symbolique :
Les allusions à la Bible dans le texte orientent vers une autre direction : le parcours
de Candide n’est pas celui d’un individu, il représente l’humanité. La citation en latin
de la Genèse (quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur
eum, pour qu'il travaillât) rapproche la métairie du paradis terrestre, de la même
façon que de manière ironique le château de Thunder-ten-tronkh était présenté
comme un paradis dérisoire.
Cependant l’intertextualité permet de préciser le dessein de Voltaire : le texte
biblique (Genèse II, 15) dit « Dieu prit l'homme et l'établit dans le jardin d'Éden pour
le cultiver et le garder ». Il ne s’agit donc pas du travail de l’homme condamné à
travailler « à la sueur de son front » après le péché originel, mais avant, dans le
paradis terrestre. C’est pour Voltaire une manière discrète de suggérer que l’homme
doit faire lui-même son propre paradis, une manière de revendiquer le libre arbitre
de l’homme : Dieu existe mais il ne se soucie guère des hommes. C’est à l’homme de
construire son propre bonheur.
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