Par contre, l’économie (entreprise / marché) et la politique (gouvernement / opinion publique)
sont historiquement parvenus à une telle constitution sociale duale, c’est-à-dire à la
différenciation interne d’un sous-système en un domaine spontané et un domaine organisé,
même si leur potentiel n’est pas non plus près d’être épuisé. Dans l’économie, le rapport entre
le secteur spontané constitué par le marché et le secteur organisé constitué par l’entreprise est
également fermement établi sur le plan global. Même si les entreprises économiques
hautement organisées ont pu considérablement accroître une expertise technique, des
capacités d’organisation et des techniques de financement, le secteur corporatif n’est pas
parvenu à soumettre l’ensemble du domaine économique à son contrôle. La globalisation elle-
même a exposé les plus grands groupes à la dynamique des marchés mondiaux, sans qu’ils ne
puissent la dominer, ni même qu’elle ne soit supprimée par les méga-fusions les plus récentes.
Il en va de même en politique, où le secteur organisé des partis politiques et de
l’administration étatique reste confronté au secteur spontané de l’électorat, du lobbying et de
l’opinion publique. Là aussi, la globalisation a renforcé considérablement l’aspect spontané de
la politique. Dans l’économie comme dans la politique, un domaine décisionnel hautement
rationalisé est ainsi exposé à une exigence chaotique impénétrable. Le secteur décisionnel
organisé ne reçoit aucun signal univoque du secteur spontané. En quelque sorte, il est
condamné à décider librement, et ce n’est que lorsque les décisions critiques sont tombées que
sont déclenchés les mécanismes de responsabilité spécifiques de la démocratie ou du marché.
Ce contraste entre le spontané et l’organisé semble être l’une des clés du succès des
démocraties modernes. Mais en même temps, il constitue le point de cristallisation pour de
nouveaux potentiels de démocratisation. Il s’agira toujours d’ajuster la balance précaire du
domaine spontané et du domaine organisé : les institutions démocratiques classiques
(participation, délibération, mécanismes électoraux) peuvent permettre d’augmenter le
potentiel de la démocratie, à condition de développer les contrôles réciproques du secteur
spontané et du secteur organisé.
Ce dualisme du secteur spontané et du secteur organisé comme principe d’une différenciation
fonctionnelle « réussie » est rarement envisagé dans ses implications pour la théorie de la
démocratie. La démocratie ne peut fonctionner que lorsque sont organisés et rationalisés des
potentiels décisionnels spécialisés, qui ne peuvent cependant contrôler totalement leur secteur
social, mais sont exposés à un processus de contrôle au travers d’une multiplicité
décentralisée de processus décisionnels spontanés. Généralement, l’on voit seulement que les
domaines autonomes de la politique, de l’économie, du droit et de la religion se sont
autonomisés les uns par rapports aux autres, en plusieurs impulsions, depuis la fin du moyen-
âge. Par contre, la différence critique du spontané et de l’organisé au sein d’un même sous-
système est beaucoup moins bien théorisée. Dans le système économique, elle a fait sa
première apparition lors de la révolution industrielle en Angleterre : l’économie n’était pas
constituée comme un simple marché atomistique d’acteurs individuels, ni comme une somme
d’organisations formelles, mais comme interaction d’organisations formelles dans des
marchés spontanément organisés. La différence politique correspondante fut constituée lors
des révolutions française et américaine, comme spontanéité de la démocratie et des droits
fondamentaux face à l’organisation formelle de l’Etat hautement rationalisé. Les autres sous-
systèmes, par contre, ne connaissent que des approches relativement faibles de cette
différenciation interne du spontané et de l’organisé. En Allemagne, le système scientifique
classique institutionnalisa une interaction entre la rationalité hautement organisée des
universités et une société cultivée et spontanée. Aujourd’hui, le meilleur pendant en est peut-
être le système universitaire des Etats-Unis, qui est parvenu, contrairement aux universités